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Introduction

Le suicide chez les détenus constitue l’un des problèmes majeurs auxquels les institutions de détention font face dans l’ensemble des pays occidentaux et ailleurs. Bien que des efforts importants aient été mis en place pour diminuer les passages à l’acte suicidaires en contexte carcéral, des cas hautement publicisés tels que celui d’Ashley Smith en 2007 ou, plus récemment, en 2017, celui de Cleve Geddes, maintiennent ce problème à l’avant-plan des préoccupations concernant le traitement des détenus dans les divers établissements de détention au Canada, à la fois sur le plan correctionnel et médicolégal. Les recherches au sein des pays occidentaux relèvent que le suicide en institution carcérale est beaucoup plus fréquent que dans la population générale, avec des taux de suicide jusqu’à 15 fois plus élevés chez les détenus, et s’avère la deuxième ou la troisième cause de mortalité chez les détenus (Hayes, 1995 ; Mumola, 2005 ; Poirier, 2003). En comparaison, les données portant sur les conduites suicidaires au sein des unités psychiatriques à fonction psycholégale sont peu disponibles, particulièrement dans le cas de données provenant d’études récentes. Par ailleurs, les recherches disponibles utilisent des définitions variées relatives aux conduites suicidaires, ce qui complique l’interprétation des résultats. Une étude suédoise (Tabita, de Santi et Kjellin, 2012) rapporta un taux de mortalité 10 fois plus élevé que dans la population générale chez des individus libérés d’unités psycholégales sur une période de 10 ans, environ le tiers des décès étant attribuables au suicide. En milieu institutionnel à vocation psycholégale au Royaume-Uni, Jones et ses collaborateurs (2011) rapportèrent des taux de suicide en établissement 7 fois et 40 fois plus élevés que la population générale chez les hommes et les femmes, respectivement. Ces données montraient des différences importantes dans la survenue du suicide basées sur le genre. Le lien entre l’âge et le suicide complété, par contre, n’a pas été confirmé dans cette étude.

Dans une optique préventive, des programmes spécialisés d’intervention ainsi que des mesures de sécurité accrues peuvent être mis en place de façon à limiter les possibilités de tentatives de suicide et de suicide complété chez les personnes institutionnalisées (Berzins et Trestman, 2004 ; Konrad et al., 2007). Les programmes de prévention couramment utilisés incluent habituellement comme cible d’intervention la détection et l’amélioration des problèmes de santé mentale, considérés comme un déterminant important des conduites suicidaires (Baillargeon et al., 2009 ; Bland, Newman, Dyck et Orn, 1990). Ces programmes ont donc pour composantes principales l’intervention pharmacothérapeutique, psychologique (thérapie de groupe ou individuelle, favorisant le développement d’habiletés diverses liées à la santé mentale et l’autogestion des symptômes, y compris les problèmes de dépendance) et sociale (activités d’habilitation aux exigences de la vie courante, saines habitudes de vie, habiletés sociales). Par exemple, le programme Thérapie comportementale dialectique, mis en place par les Services correctionnels canadiens pour les femmes en détention vise à pallier les déficits dans les capacités d’autorégulation, de conscience de soi, de résolution de problèmes et de capacités d’adaptation, présents notamment chez les personnes aux prises avec des problèmes émotionnels sévères, dont le trouble de personnalité limite (McDonagh, Taylor et Blanchette, 2002). Ces programmes d’intervention peuvent se distinguer sur la base de leurs objectifs et cibles (habiletés, gestion des symptômes et comportements-problèmes, etc.), de même que sur la base de leurs modalités d’offre (fréquence relative, durée par session, etc.). Par ailleurs, la cible du traitement est susceptible d’évoluer avec le temps, passant par exemple d’un accent sur la gestion des symptômes de psychopathologie à l’incorporation d’une approche plus psychosociale lorsque ceux-ci sont mieux contrôlés (Springer et Roberts, 2007). Malgré les recherches faisant état des limites conceptuelles et pratiques propres à l’approche clinique dans la gestion du risque suicidaire en établissement (Daigle et Naud, 2012 ; Laishes, 1997 ; Stuart, 2003), les conduites suicidaires[2] demeurent d’abord et avant tout un problème de santé mentale et les cliniciens provenant de divers champs professionnels sont amenés à jouer un rôle de premier plan dans sa prévention de même que dans l’intervention prenant place après une tentative de suicide.

Par ailleurs, un nombre important d’études a permis d’établir un lien entre plusieurs formes de problèmes de santé mentale et le risque suicidaire. Dans une méta-analyse basée sur les études vérifiant les liens entre désordres mentaux et suicide dans la population générale, les auteurs ont documenté des risques accrus de suicide chez les individus souffrant de troubles débutant dans l’enfance, alimentaires, reliés à l’usage de substances, psychotiques, de l’humeur, anxieux, de somatisation, d’adaptation, organiques et de personnalité (Harris et Barraclough, 1997). En fait, la présence de trouble de santé mentale en soi constituait selon les données un facteur augmentant le risque suicidaire par 11. Dans une autre méta-analyse prenant en compte des facteurs géographiques et le genre dans des cas de suicides complétés, Arsenault-Lapierre, Kim et Turecki (2004) rapportèrent un taux de 87,3 % de diagnostic psychiatrique précédant le décès par suicide, avec des troubles reliés aux substances, débutant dans l’enfance ou l’adolescence, et de personnalité davantage présents chez les hommes, alors que les troubles de l’humeur sont plus fréquents chez les femmes ayant commis un suicide.

Des recherches examinant la présence de troubles mentaux dans des cas impliquant des conduites suicidaires en milieu carcéral sont aussi disponibles. Fazel, Cartwright, Norman-Nott et Hawton (2008) ont conduit une revue de 34 études impliquant 4780 suicides accomplis en prison. Les données ont révélé que les prisonniers ayant été diagnostiqués avec un trouble mental étaient environ 6 fois plus à risque de suicide que leurs pairs. Des problèmes de consommation d’alcool étaient associés à une hausse de risque par un facteur de 3. Dans une étude examinant la prévalence de troubles mentaux chez des hommes détenus ayant commis des tentatives graves de suicide, la présence de trouble du spectre schizophrénique, dépressif et anxieux constituait le facteur de risque le plus important (Rivlin, Hawton, Marzano et Fazel, 2010). Dans une étude couvrant 172 décès par suicide sur une période de 2 ans en Grande-Bretagne, Shaw et ses collègues (2004) ont relevé les troubles reliés à l’usage de substances comme le diagnostic le plus commun (31 %), suivi des troubles de l’humeur (18 %). Des antécédents de conduites autoagressives étaient également présents dans 54 % des cas. Finalement, une revue de 135 décès sur une période de 3 ans chez des détenus en Suède révéla que des désordres mentaux individuels ne pouvaient prédire le suicide pour cet échantillon (Kullgren, Tengström et Grann, 1998). Cependant, la combinaison de dépression et de problèmes d’abus de substances constituait un facteur de risque significatif.

Comparativement aux recherches réalisées en milieu carcéral, il existe peu d’études consacrées aux conduites suicidaires spécifiquement en contexte médicolégal, bien que certaines données tirées des recherches effectuées en milieu psychiatrique à haut niveau de sécurité puissent aussi être considérées. Ainsi, Johnson, Smith, Crowe et Donovan (1993) ont examiné les antécédents reliés aux suicides complétés chez six patients libérés d’un hôpital psychiatrique à vocation légale. La majorité des patients démontraient une combinaison de psychose affective, de traits antisociaux, de problèmes reliés aux substances, de conduites autoagressives et de difficultés reliées au contrôle des émotions et l’impulsivité. Gray et ses collègues (2003) examinèrent certains prédicteurs du risque d’autoagression chez des patients en milieu psycholégal. Le risque de conduites autoagressives était prédit par le niveau d’absence d’espoir, une dimension importante de la dépression, telle qu’elle a été mesurée par la Beck Hopelessness Scale. Dans une comparaison entre patients en milieu psycholégal et ceux en milieu psychiatrique hospitalier, Apter et ses collègues (1991) ont déterminé des facteurs prédicteurs de suicide chez les deux groupes. Alors que chez les individus en milieu hospitalier le suicide était associé principalement à des problématiques dépressives (tristesse, manque d’espoir), le suicide en milieu psycholégal était surtout prédit par des caractéristiques de labilité affective, d’agressivité et d’impulsivité, telles qu’elles ont été observées dans certains troubles de personnalité, en particulier les formes limites et antisociales. Outre la santé mentale, l’impact des aspects structurels (surpopulation, conflits avec le personnel soignant, contraintes de liberté, etc.) propres au contexte institutionnel ainsi que des traitements reçus a aussi été analysé dans quelques recherches en contexte psychiatrique sécuritaire. Dans une étude cas-témoins à grand échantillon, Qin et Nordentoft (2005) ont documenté une diminution significative du risque de suicide chez les individus ayant un trouble psychotique ou de l’humeur suivant la réception de traitements en santé mentale en milieu institutionnel. Par ailleurs, des institutionnalisations répétées sont liées à un risque de suicide accru, spécifiquement chez les femmes, ce qui suppose encore une fois la pertinence de facteurs liés au genre pour la compréhension du problème. Dans une revue de la littérature, James, Stewart et Bowers (2012) ont signalé la survenue de crises avec haut niveau de détresse subjective et les mesures de restrictions de liberté de mouvement comme des facteurs proximaux associés à un risque accru de conduites autoagressives, incluant les tentatives de suicide. Ces données ont montré que l’offre de traitement et les interventions portant sur ces facteurs pourraient être en mesure de diminuer le risque de passage à l’acte. Finalement, Large et ses collègues (Large et Ryan, 2014 ; Large, Smith, Sharma, Nielssen et Singh, 2011 ; Large et al., 2018), sur la base de données de recherche accompagnées d’une méta-analyse, présentèrent l’argument selon lequel les facteurs reliés à la psychopathologie ne sont en eux-mêmes pas de bons prédicteurs du suicide en contexte psychiatrique. C’est plutôt le type de traitement reçu qui semble montrer une taille d’effet beaucoup plus importante, quoique négative, avec le risque suicidaire. Ces auteurs ont par ailleurs évoqué que l’expérience d’institutionnalisation elle-même pourrait être un facteur d’accroissement du risque suicidaire, possiblement dû à l’expérience de la stigmatisation, de la perte d’autonomie et d’agentivité, et de la violence vécue en milieu à haut niveau de sécurité (Large et Ryan, 2014).

De telles données de recherche tendent dans l’ensemble à montrer que les dimensions de santé mentale associées au risque suicidaire sont généralement les mêmes que pour les populations correctionnelles et générale, bien que ces associations puissent varier en magnitude selon les groupes. Par ailleurs, ces résultats doivent être considérés à la lumière du peu de données disponibles ayant trait au contexte médicolégal spécifiquement, ainsi que des limites méthodologiques présentes dans les recherches, notamment la faible taille des échantillons. Les études portant sur la problématique du suicide chez les populations psychiatrisées en général évoquent par ailleurs des points importants à considérer pour la recherche dans ce champ. Premièrement, l’apport de la psychopathologie à la prédiction des conduites suicidaires s’avère souvent moins important que celui de dimensions sociodémographiques (genre, milieu d’appartenance, etc.) et institutionnelles (organisation de l’unité de soins, relations avec le personnel soignant, etc.). Deuxièmement, la comorbidité entre troubles de santé mentale qui constitue la règle plutôt que l’exception en milieu psychiatrique ou correctionnel n’est souvent pas considérée, les troubles ou catégories de troubles étant examinés individuellement. Troisièmement, la présence de troubles mentaux diagnostiqués chez les individus se trouvant en milieu psycholégal implique vraisemblablement des modalités de traitement offertes au patient, que celles-ci soient acceptées ou non. Une majorité d’études n’incorporent pas les traitements reçus par l’individu dans les modèles prédictifs alors que la réponse au traitement ou son refus semblent, à la lumière des recherches, constituer des éléments ayant une valeur heuristique permettant de mieux comprendre le développement de conduites suicidaires dans un cas ou dans l’autre. Cet élément est d’autant plus important que l’impact des programmes de traitement en santé mentale sur la survenue des comportements suicidaires n’a pas été systématiquement étudié en termes de la forme et du type de services reçus dans des conditions usuelles, les études disponibles étant surtout concentrées sur l’évaluation de programmes de prévention non encore ou récemment mis en place (Bonner, 2000 ; Daigle et al., 2007).

La présente étude cherchait à examiner les associations entre le genre, le profil de psychopathologie ainsi que la forme et la cible des traitements offerts et reçus par le patient, et la présence de conduites suicidaires considérées comme sérieuses, allant d’intentions suicidaires claires jusqu’au suicide complété. Pour ce faire, la validité relative de modèles incorporant ces variables a été testée en succession, à partir de données tirées de l’ensemble des institutions psychiatriques avec unités à fonction psycholégale dans la province de l’Ontario. Dans la présente étude, le profil psychopathologique consistait en des diagnostics primaires, secondaires et tertiaires, selon le DSM-IV-TR, reçus par l’individu. La forme du traitement comportait les modalités d’intervention disponibles en institution (thérapie individuelle ou de groupe), alors que la cible du traitement était déterminée par des cibles d’intervention (réhabilitation psychosociale, gestion de la colère, etc.) définies comme étant pertinentes pour la personne. Les conduites suicidaires incluaient des comportements autoagressifs observés, accompagnés d’une intention de s’enlever la vie, de la présence de préoccupations quant au risque suicidaire chez le personnel soignant ou la famille, ou encore de suicide complété.

En lien avec les études précédentes en suicidologie, l’hypothèse de recherche principale consistait en une relation positive attendue entre les profils en santé mentale marqués par les troubles psychotiques (spectre de la schizophrénie) et de l’humeur (dépression, trouble bipolaire) et les problématiques suicidaires identifiées comme sévères. Une hypothèse secondaire était que la présence de trouble de personnalité comme diagnostic secondaire augmenterait le lien entre psychopathologie et comportement suicidaire. Il était en outre attendu que le lien entre psychopathologie et conduites suicidaires serait modéré par le genre, le type et la forme de traitement reçu. Une hypothèse de modération semble ici justifiée par le fait qu’une littérature scientifique importante soutient l’idée d’un lien entre genre et santé mentale (Rosenfield et Mouzon, 2013 ; Seedat et al., 2009). De même, les symptômes présentés par les individus influencent fort probablement la nature et la forme des traitements offerts alors que, vice versa, les interventions en santé mentale influencent l’expression des symptômes, ce qui suppose que leurs effets pourraient être mieux documentés en interaction plutôt que séparément. Dans le but de tester les hypothèses, des modèles mixtes à effets fixes et aléatoires successifs ont été comparés sur la base de critères d’information, menant à la sélection du modèle optimal en regard des données.

Méthode

Participants

L’échantillon de recherche original consistait en l’ensemble des individus admis en milieu psycholégal (forensic mental health) entre 2005 et 2015 dans les institutions de l’Ontario ayant des unités à cet effet. Sur le plan provincial, les institutions de santé sous la responsabilité du ministère de la Santé et des Soins de longue durée utilisent le Système d’information ontarien sur la santé mentale (SIOSM), qui a été mis en place pour recueillir des données générales sur l’usage des services de santé et les soins prodigués aux patients. Les données recueillies sont gérées par l’Institut canadien d’information sur la santé, lequel peut sous certaines conditions les rendre disponibles aux chercheurs. Le contexte légal entourant la mise en place du système SIOSM requiert de faire des évaluations partielles ou complètes de l’état physique et mental des patients résidant dans les institutions de soins de santé en Ontario, sur une base périodique, y compris lors de l’admission et de la sortie de l’établissement, des changements de statut et tous les trois mois du séjour de l’individu. Dans le cadre du séjour en milieu psycholégal, la durée de résidence peut varier grandement selon le motif d’admission, les décisions de la cour et l’évolution clinique de la personne. Ceci fait en sorte que le nombre d’observations disponibles peut aussi varier grandement, le présent échantillon allant de 1 à 90.

Le total d’individus potentiellement admissibles pour l’étude était de 6208, totalisant 49 615 observations. De ceux-ci, 3620 (58,3 %) avaient des données complètes pour toutes les variables de l’étude, totalisant 25 778 observations. Dû à la difficulté d’opérer des imputations sur une base de données de cette envergure, seulement les individus sans données manquantes furent incorporés dans les analyses subséquentes. L’échantillon final était principalement constitué d’hommes (83,1 %) âgés de 37 ans en moyenne (É.-T. = 12,8), célibataires (78,3 %), ayant une éducation de niveau secondaire (54,5 %), une minorité (18,5 %) ayant atteint le niveau collégial ou universitaire. Plus de la moitié ont été admis directement de la communauté (53,8 %), alors que les individus en provenance du milieu correctionnel constituaient 13,9 % de l’échantillon. Environ 10 % étaient sans domicile fixe au moment de l’admission. Un autre groupe (11,6 %) d’individus vivait en maison de réhabilitation dans la communauté durant la période précédant l’admission. Aucune donnée concernant l’infraction commise (violente vs non violente, sexuelle, etc.) ayant mené à l’institutionnalisation de l’individu n’était disponible pour cette étude.

Mesures

Les variables utilisées dans l’étude consistaient en des items inclus dans le Resident Assessment Instrument – Mental Health (RAI-MH), une composante intégrale du système de collecte de données du SIOSM auprès des organismes de santé en Ontario, mis en place par le gouvernement provincial. Le RAI-MH (Hirdes et al., 2000) consiste en une série d’items couvrant les domaines suivants : caractéristiques sociodémographiques, contexte de référence, antécédents de santé mentale, statut médical et légal, indicateurs de santé mentale actuelle, antécédents d’abus de substances, comportements auto et hétéroagressifs, problèmes de comportement, facultés cognitives, habiletés fonctionnelles, capacités de communication, santé physique, stresseurs, antécédents d’usage de médicaments, offre, utilisation ou refus de services en santé mentale, mesures de contrôle et d’observation, nutrition, relations sociales, ressources dans la communauté, diagnostics psychiatriques, médicaments prescrits et conditions de décharge de l’institution. Pour les besoins de l’étude, des données ont été obtenues dans les domaines sociodémographiques, comportements autoagressifs, offre, utilisation ou refus de services thérapeutiques, diagnostics psychiatriques et usage ou refus de pharmacothérapie. Le RAI-MH a, à l’origine, été développé pour assurer une évaluation exhaustive et systématique des caractéristiques personnelles des patients en milieu institutionnel. L’instrument a en général démontré de bonnes propriétés métriques, notamment la fiabilité interjuge, la validité convergente et la validité discriminante (Gibbons et al., 2008 ; Hirdes et al., 2002 ; Martin et al., 2009). Le Tableau 1 décrit les items utilisés pour représenter les dimensions principales d’intérêt pour l’étude ainsi que leur prévalence respective.

Procédure

Les données ont été obtenues par l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS), dans le cadre de sa politique d’accès pour les chercheurs affiliés à des institutions d’enseignement de la province. Après obtention d’une approbation éthique de l’ICIS et de l’Université d’Ottawa, la base de données a été transmise directement à l’Université, laquelle se charge de la préserver de façon sécuritaire. Les données transmises sont dénominalisées et accessibles seulement au chercheur ainsi qu’à un étudiant aux cycles supérieurs au moyen d’un serveur virtuel privé dont le niveau de sécurité est élevé.

Analyse des données

La première étape consistait en une réduction dimensionnelle visant à synthétiser un certain nombre d’items pour chaque dimension principale de l’étude en une seule variable composite. Cette étape vise à limiter le nombre de comparaisons ou d’associations entre des variables singulières dans les analyses, ce qui alourdit l’étude, augmente le risque d’erreurs de type I (faux positif) et ne tient pas compte des variables latentes sous-jacentes aux interrelations entre les indicateurs (van Montfort, Oud et Satorra, 2010). Les séries d’items ont été soumises à des analyses de classe latente ou de partitionnement, de façon à extraire des profils (« classes ») distincts, chaque groupe étant constitué d’individus similaires. Pour la variable « cible de traitement », les items ont d’abord été soumis à une analyse des composantes principales, suivie du partitionnement sur les scores factoriels, cela dû aux corrélations importantes (> 0,60) entre certains des items. Il est important de noter que les analyses de réduction dimensionnelle ont été faites sur le plan des observations et non des sujets, ce qui présume que chaque observation est indépendante des autres. Cela a été nécessaire étant donné la nature non équilibrée de la base de données, ayant un nombre d’observations inégal par sujet. La solution optimale pour les analyses de classe latente a été sélectionnée sur la base de l’indice BIC, avec des valeurs plus basses étant considérées comme préférables (Lovric, 2011). Pour la variable « comportements suicidaires », les cotes pour les trois items considérés ont été additionnées, et la variable finale a été dichotomisée sur la base d’un score de 0 (absent) ou de 1 ou plus (présent). Donc, la variable des conduites suicidaires était basée sur la présence d’au moins un des indicateurs considérés, soit un épisode autoagressif avec intention de mourir dans la dernière année ou depuis l’admission, une préoccupation notée par la personnel soignant concernant le risque de suicide présenté par l’individu, ou encore un suicide complété. Étant donné le faible nombre de suicides complétés (n = 7) dans l’échantillon, des analyses qualitatives supplémentaires ont été faites pour tenter de discerner des liens possibles avec les prédicteurs.

Les analyses principales consistaient en l’évaluation d’une série hiérarchique de modèles mixtes à effets fixes (prédicteurs) et aléatoires (périodes), lesquels sont appropriés dans le cadre d’études longitudinales (Verbeke et Molenberghs, 1997). Le principal avantage des modèles mixtes est que ceux-ci permettent de contrôler la dimension temporelle des données en permettant aux liens entre variables indépendantes et dépendantes de varier avec le temps pour un même sujet. Donc, le coefficient obtenu représentant le lien statistique entre prédicteurs et variable dépendante est considéré comme étant relativement indépendant du moment auquel il est évalué dans la trajectoire d’institutionnalisation de la personne. Étant donné la nature dichotomique de la variable dépendante (conduites suicidaires), une fonction logistique binomiale a été utilisée. Les modèles incluant les prédicteurs suivants ont été testés dans l’ordre : 1) Genre ; 2) Genre + Classe diagnostique ; 3) Genre + Classe diagnostique + Forme de traitement + Cible de traitement. Des modèles supplémentaires incluant des termes d’interaction entre : 4a) Genre et Classe diagnostique ; 4b) Classe diagnostique et Forme de traitement ; et 4c) Classe diagnostique et Cible de traitement, ont été considérés séparément dû au problème de la multicollinéarité entre prédicteurs. Les modèles ont été comparés à l’aide de l’indice AIC, lequel permet la comparaison de modèles non complètement inclusifs (non-nested) (Lovric, 2011). Le modèle ayant la valeur d’indice la plus basse est généralement considéré comme supérieur aux autres en termes de congruence avec les données.

Les analyses ont été réalisées dans l’environnement R3.4.1 (R Core Team, 2016). Les utilitaires utilisés furent poLCA (Linzer et Lewis, 2011) pour les analyses de classe latente et lme4 pour les modèles mixtes (Bates, Maechler, Bolker et Walker, 2017).

Résultats

Réduction des dimensions

Les items, procédures utilisées et variables finales pour cette étape de l’analyse sont présentés dans le Tableau 2[3].

Tableau 1

Dimensions de l’étude, items RAI-MH et prévalence par observations

Dimensions de l’étude, items RAI-MH et prévalence par observations

Tableau 1 (suite)

Dimensions de l’étude, items RAI-MH et prévalence par observations

Dx1 : diagnostic primaire ; Dx2 : diagnostic secondaire ; Dx3 : diagnostic tertiaire.

Les valeurs constituent des taux de prévalence par observation et non par individu.

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Tableau 2

Dimensions de l’étude, items RAI-MH, méthodes de réduction dimensionnelle et variables finales

Dimensions de l’étude, items RAI-MH, méthodes de réduction dimensionnelle et variables finales

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Pour la variable classe diagnostique, une solution à sept classes a été initialement choisie. Cependant, deux des classes (psychose et psychose avec abus de substances) semblaient peu distinctives et la décision a été prise de les intégrer (classe « psychotique »), avec pour résultat un modèle à six classes. La première classe inclut un petit groupe (5,4 %) d’individus ayant un diagnostic primaire de trouble relié aux substances. Étant donné que ce diagnostic n’est habituellement pas considéré comme un désordre mental majeur, la première classe a été utilisée comme comparaison dans les analyses principales. La classe « psychotique » comprend des individus ayant tous été diagnostiqués avec un trouble psychotique primaire, principalement de type schizophrénique ou schizoaffectif. La classe « trouble de comportement/déviance » incluait des individus ayant reçu plusieurs diagnostics, impliquant habituellement des éléments de déviance sociale (trouble de conduite dans l’enfance, trouble de personnalité antisociale, pédophilie, trouble de contrôle des impulsions). La classe « trouble de l’humeur » était caractérisée par la présence d’un diagnostic primaire de trouble de l’humeur (type bipolaire ou dépressif), avec dans certains cas des problèmes reliés aux substances (31,3 %) ou un trouble de personnalité (20,0 %) comme diagnostic secondaire. La classe « psychotique/trouble de personnalité » incluait des individus ayant tous été diagnostiqués avec une psychose et un trouble de personnalité concomitant. Elle se distingue donc du groupe « psychotique », beaucoup plus large, par la présence de traits marqués de personnalité venant compliquer le tableau clinique. Finalement, la classe « troubles cognitifs » incluait des individus ayant reçu un diagnostic primaire de trouble cognitif, dans la plupart des cas une démence ou un trouble cognitif non spécifié. Un diagnostic de trouble relié aux substances était parfois présent (23,7 %) dans ce groupe.

Pour la variable concernant la forme de traitement reçu ou offert, les analyses de classe latente ont mené à l’adoption d’un modèle à cinq classes. La classe de comparaison (« faible besoin ») était constituée d’individus ne recevant que la pharmacothérapie comme moyen de traitement (74,2 %), sans autre activité thérapeutique offerte. La classe « intensité moyenne » était caractérisée par l’usage de pharmacothérapie (86,1 %) et de thérapie de groupe (91,6 %), la thérapie individuelle étant moins fréquente (53,3 %). La classe « intensité élevée » était caractérisée par l’usage de multiples modalités de traitement, incluant la pharmacothérapie (86,8 %), la thérapie individuelle (82,7 %) et de groupe (84,0 %), les groupes d’entraide (self-help) (50,5 %) et la thérapie de couple ou familiale (27,6 %). Par contraste, la classe « intensité faible » incluait des individus peu aptes à prendre part à des activités de groupe, se limitant à la pharmacothérapie (85,1 %) et à la thérapie individuelle (35,2 %). La classe « refus » se distinguait simplement par le refus actif de toute activité de réhabilitation offerte, sauf la pharmacothérapie (86,1 %).

En regard de la variable reliée à la cible du traitement, l’analyse de composantes principales présenta une solution à quatre composantes, lesquelles étaient descriptives d’une dimension d’adaptation psychosociale au sens large, une autre centrée sur la régulation affective et comportementale, une troisième sur les problématiques de dépendance aux substances et une dernière centrée sur la notion de trauma ou approches alternatives. Le partitionnement de type K-Means sur ces dimensions aboutit à cinq groupes à cible distincte. Le groupe de comparaison (« général ») était caractérisé par une absence d’orientation particulière au traitement, celui-ci étant d’ordre plutôt global. Le deuxième groupe (« dépendance aux substances ») avait pour objet principal la gestion des problématiques d’abus de substance chez la personne. Le troisième (« réhabilitation sociale ») visait l’intégration sociale au moyen d’activités de réintégration communautaire et de développement d’habiletés sociales diverses. Le quatrième groupe (« autorégulation/trauma ») avait comme visée le contrôle de l’expression émotionnelle (programmes de gestion de la colère) et la minimisation de symptômes reliés aux expériences traumatiques. Le dernier groupe (« gestion des symptômes ») avait principalement pour but le contrôle et la gestion personnelle des symptômes de désordre mental (hallucinations, dépression, anxiété, etc.).

Analyses principales

Les analyses de modèles mixtes furent menées de façon séquentielle sur les différents modèles considérés. Pour les modèles impliquant des effets principaux, le modèle 3, incluant le genre, le groupe de diagnostic ainsi que la forme et la cible de traitement, montra la plus basse valeur (AIC = 11 165) comparativement aux modèles 1 (AIC = 11 269) et 2 (AIC = 11 189). Les analyses supplémentaires démontrèrent que l’ajout de termes d’interaction n’améliora pas la congruence du modèle (4a : AIC = 11 185 ; 4b : AIC = 11 206 ; 4c : AIC = 11 186). Les paramètres associés aux prédicteurs inclus dans le modèle 3 sont présentés au Tableau 3.

Tableau 3

Modèle mixte de type logistique : conduites suicidaires en fonction du genre, classe diagnostique et forme et cible du traitement (N = 3620)

Modèle mixte de type logistique : conduites suicidaires en fonction du genre, classe diagnostique et forme et cible du traitement (N = 3620)

LL² = -5566,6 ; Effets aléatoires (période) : variance = 7,47, É.-T. = 2,73.

p < 0,10 ; * p < 0,05 ; ** p < 0,01 ; *** p < 0,001.

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Les résultats montrèrent que certaines variables considérées sont significativement associées à la présence de conduites suicidaires. Concernant l’hypothèse principale, une relation plus complexe que celle anticipée entre la présence de trouble psychotique et les conduites suicidaires a été trouvée. Les données laissent entendre que la simple présence de trouble psychotique sans trouble de personnalité associé est négativement liée au risque de comportements suicidaires sévères. Par contre, le risque s’élève quelque peu lorsque des traits de personnalité problématiques font partie du tableau clinique, cependant il n’est pas plus haut que pour le groupe de comparaison (abus de substances sans présence de trouble mental majeur). Pour les individus présentant un trouble de l’humeur, contrairement aux attentes, le risque ne semble pas accru en comparaison du groupe de comparaison.

Tableau 4

Cas de suicides complétés : caractéristiques démographiques et cliniques précédant le décès (n = 7)

Cas de suicides complétés : caractéristiques démographiques et cliniques précédant le décès (n = 7)

Dx : diagnostic ; Tx : traitement ; N.S. : non spécifié ; S.O. : sans objet.

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En regard du rôle modérateur du genre ainsi que des modalités de traitement, les analyses n’ont pas permis de soutenir la validité d’incrément des modèles incorporant de tels effets. Plutôt, il semble que le genre ainsi que la cible de traitement soient associés aux conduites suicidaires de façon relativement indépendante. Plus spécifiquement, les hommes faisant partie de l’échantillon paraissaient davantage à risque que les femmes. Par ailleurs, les différents types de cible thérapeutique étaient liés à un risque de comportement suicidaire accru comparativement au groupe témoin, lequel bénéficiait d’une approche de traitement plus globale. Les résultats laissent supposer également que des programmes de traitement d’intensité modérée à élevée pourraient constituer un facteur protecteur en comparaison d’une absence relative de traitement (mis à part la médication).

Concernant les cas de suicides complétés dans l’échantillon, un profil de ces individus tels qu’ils ont été observés à la dernière évaluation précédant le suicide est présenté au Tableau 4.

Bien que limitées d’un point de vue statistique, ces données dressent un tableau sommaire des facteurs cliniques présents durant la période précédant le suicide. Les personnes suicidées étaient en majorité des hommes, tous dans la classe diagnostique « psychotique », spécifiquement les troubles du spectre de la schizophrénie, à l’exception de la seule femme du groupe, qui souffrait d’un trouble de l’humeur. De façon intéressante, la majorité des individus faisaient partie de la classe à « faible besoin », laquelle est caractérisée par un faible accès aux ressources thérapeutiques, mis à part la pharmacothérapie. Par ailleurs, un examen exploratoire du parcours de ces personnes à travers le traitement révèle qu’une majorité vivait des transitions quant au traitement, passant typiquement d’une implication plus grande (groupes à intensité haute ou modérée) à un état de faible implication dans la période précédant le suicide. En outre, tous les individus faisaient l’objet d’une cible centrée sur la réintégration sociale au moment du suicide, ayant souvent fait l’objet d’une transition, allant d’autres objectifs de traitement, notamment l’intervention ciblée sur la dépendance aux substances ou celle plus globale dans son approche, vers une approche plus centrée sur l’intégration communautaire. La durée de l’hospitalisation, par contre, était très variable, allant de 8 à 161 jours continus.

Discussion

Les recherches précédentes en milieu psychiatrique ou correctionnel tendaient en effet à souligner l’importance de la psychopathologie en général dans la prédiction des comportements suicidaires ou parasuicidaires (Laishes, 1997 ; Stuart, 2003), tout en reconnaissant la place prise par des facteurs institutionnels, notamment ceux reliés au traitement reçu (Fazel et al., 2008 ; Large et Ryan, 2014). La présente étude visait à incorporer ces deux types de facteurs en examinant les liens entre comportements suicidaires, profil de psychopathologie, modalités de traitement en tant que réponse institutionnelle aux problèmes de santé mentale de l’individu, et finalement le genre. Les résultats obtenus dans le cadre des analyses portant sur les comportements suicidaires auprès d’un échantillon large de patients en milieu psycholégal soulignent l’importance de la réponse institutionnelle aux problèmes de santé mentale des résidents. Par définition, toutes les personnes institutionnalisées dans le système de santé mentale à composante légale souffrent de problèmes de santé mentale, typiquement de nature sévère. Les données recueillies dans la présente recherche révèlent que 62,5 % des diagnostics primaires posés faisaient référence à un trouble psychotique. Les désordres de type psychotique, notamment ceux du spectre de la schizophrénie, impliquent des distorsions importantes dans plusieurs domaines du fonctionnement. Or, au moins la moitié des évaluations ne documentaient l’accès qu’à un faible éventail de ressources thérapeutiques, exception faite de la médication.

L’hypothèse a été émise selon laquelle les troubles de type schizophrénique et les troubles de l’humeur constitueraient des facteurs de risque de conduites suicidaires, particulièrement en présence de troubles de personnalité concomitants. Les données dressent un tableau plus complexe qu’envisagé à l’origine. L’hypothèse a été infirmée dans la mesure où la seule présence du trouble psychotique ou de l’humeur ne semblait pas élever le risque en comparaison d’un groupe témoin composé d’individus ayant un trouble relié aux substances comme diagnostic primaire (donc, sans désordre mental majeur). Les données supposaient en outre que la présence de trouble psychotique comme diagnostic unique constituerait un élément diminuant le risque. Il importe cependant de s’intéresser à la composition du groupe de comparaison pour mieux comprendre les résultats. Le groupe « trouble relié aux substances seulement » démontrait une prévalence relativement élevée de trouble de personnalité antisociale ou non spécifié (35 %). Ceci laisserait entendre que la présence de traits de personnalité rigides ou inflexibles constituerait un facteur de risque plus important en soi que la présence de trouble mental majeur, ce qui coïnciderait avec les résultats de certaines études antérieures (Foster, Gillespie, McLelland et Patterson, 1999 ; Mann, Waternaux, Haas et Malone, 1999). Cet élément demeure à confirmer pour les recherches futures.

L’hypothèse concernant le rôle modérateur du genre ainsi que des modalités de traitement a été infirmée par les données. Par contre, il apparaissait que ces éléments pouvaient constituer en soi des prédicteurs significatifs de conduites suicidaires. Le risque accru de conduites suicidaires chez les individus de sexe masculin était attendu compte tenu du fait que les comportements ciblés étaient de sévérité plus grande que les conduites autoagressives sans intention suicidaire, plus communes chez les femmes (Hawton, 2000). Cependant, les données récoltées dans la présente étude n’ont pas permis de valider l’hypothèse selon laquelle l’association entre psychopathologie et conduites suicidaires varie selon le sexe.

En regard des facteurs liés au traitement offert ou reçu, la présence d’interventions à intensité modérée ou élevée faisant usage de modalités multiples (médication, thérapie individuelle et de groupe, groupe d’entraide) est ressortie comme un facteur négativement associé aux conduites suicidaires, en comparaison d’une approche privilégiant seulement la pharmacothérapie. Par ailleurs, une approche plus globalisante plutôt que spécifique (ciblée sur des domaines particuliers) à l’intervention apparut être négativement associée au risque de conduites suicidaires. Ce résultat laisserait entendre que les programmes d’intervention privilégiant une approche large à modalités et cibles multiples pourraient contribuer à diminuer les possibilités de passages à l’acte sérieux chez les individus en milieu psycholégal, et ce, indépendamment du type de psychopathologie. En même temps, il est difficile de faire des inférences causales dans ce cas puisque les analyses ont adopté un format « moment par moment » plutôt que vraiment longitudinal (basé sur la notion de « trajectoire »). En outre, comme énoncé par Large et Ryan (2014), des effets de sélection sont possibles dans ce cas, en ce sens que les individus choisis pour un plus grand éventail de traitements sont aussi à risque moindre de suicide au départ.

Une revue exploratoire des caractéristiques présentes dans les sept cas de suicides avérés dans l’échantillon révèle quelques éléments intéressants. Entre autres, alors que les analyses statistiques laissaient supposer que la présence de troubles psychotiques sans facteur aggravant serait négativement associée au risque de conduites suicidaires, il a été observé que tous les hommes ayant commis un suicide dans l’échantillon étaient atteints de trouble de type schizophrénique, pour la plupart sans trouble de personnalité associé. Comme il n’est pas possible de mener des analyses statistiques supplémentaires compte tenu du faible nombre de cas visés, il est envisageable que les facteurs de risque liés à la santé mentale pourraient être différents selon que le suicide accompli est considéré par rapport à une gamme plus large de conduites suicidaires. Un autre élément qui ressort de ce tableau est la présence invariable de programmes d’intervention ciblés sur la réintégration sociale chez ces patients. Il est possible que, chez des hommes aux prises avec un trouble psychotique, la perspective de réintégrer la société et les exigences s’y rattachant, telles que vécues dans le cadre d’un programme de traitement ayant cet objectif en vue, précipite des crises chez les personnes, conduisant au suicide dans un petit nombre de cas. Cette possibilité n’est pas sans évoquer les recherches antérieures faisant mention de l’importance du stress et des attentes sur le plan social et familial dans la réintégration sociale des schizophrènes (Cooper et Sartorius, 1977 ; Vaughn et Leff, 1976). Il importe par contre de mentionner qu’une prévalence élevée de programmes d’intervention centrés sur la réinsertion sociale n’est pas inattendue, étant donné que ce type d’approche a été de loin le plus commun (58,2 %) dans le présent échantillon. Il est donc très difficile d’estimer si le lien observé est un phénomène purement statistique ou s’il y a bel et bien effet de ce type de programme sur le risque de suicide complété.

Les résultats présentés dans cette étude doivent être considérés à la lumière de limites méthodologiques, lesquelles exercent un impact sur la validité externe et interne du devis de recherche. Bien que l’échantillon original et final ait été d’une taille relativement importante comparativement à plusieurs autres études du genre, le chercheur s’est d’emblée heurté à un problème de données manquantes. Malheureusement, il a été difficile de déterminer les mécanismes sous-jacents à ce manque d’information. Étant donné que l’instrument utilisé (le RAI-MH) est mandaté par le gouvernement provincial dans l’ensemble des organismes de santé de l’Ontario, il est possible que des facteurs institutionnels (p. ex. : résistance, manque de temps, difficultés d’accès aux patients) soient impliqués dans le manque de données. Par ailleurs, plusieurs des données manquantes concernaient des items considérés « optionnels » pour certaines évaluations. Quoi qu’il en soit, l’impossibilité pour le chercheur de déterminer le caractère aléatoire ou non des données manquantes rend l’utilisation de méthodes d’imputation peu pratique. Le choix d’éliminer les sujets ayant des données manquantes des analyses subséquentes a donc été adopté sur une base pragmatique, mais est susceptible d’avoir affecté la validité du devis de recherche. En outre, le schème analytique utilisé consistant en des modèles mixtes logistiques tenait compte des aspects temporels de l’étude en permettant la variation des intercepts en ce qui a trait aux sujets. Cependant, de tels modèles ne peuvent prendre en considération les trajectoires spécifiques suivies par les individus compte tenu des variables dépendantes. En d’autres mots, les analyses portaient essentiellement sur les associations entre les variables elles-mêmes, non sur des parcours particuliers dans le temps. Des méthodes alternatives telles que l’analyse de transition latente, bien qu’exigeantes sur le plan informatique, permettraient de mieux intégrer l’aspect temporel propre à la base de données. Finalement, des informations pertinentes dans le cadre de l’étude, comme la méthode utilisée pour le suicide ou les tentatives de suicide, n’ont pu être obtenues, ne faisant pas partie du RAI-MH tel qu’il est utilisé par les institutions.

La présente étude constituait une première exploitation d’une large base de données portant sur les caractéristiques sociodémographiques, médicales et légales de patients institutionnalisés dans le système de santé mentale en Ontario. Pour les individus placés sous la responsabilité du système de santé sur une base légale spécifiquement, les données laissaient entendre que le genre, la psychopathologie et la réponse institutionnelle sous forme de traitement en santé mentale constituaient des facteurs associés à la présence de conduites suicidaires sévères. En particulier, il était relevé de façon prudente et provisoire que les approches à l’intervention d’intensité modérée, multimodales et touchant plusieurs domaines du fonctionnement étaient davantage susceptibles de protéger l’individu que celles plus ciblées ou nécessitant un niveau d’investissement moindre de la part du patient. La recherche future devrait analyser plus avant les liens entre psychopathologie, traitement et risque de conduites suicidaires en utilisant des méthodes tirant pleinement profit des données de type longitudinal.