Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Les travaux de recherche entourant l’éducation inclusive se sont grandement développés dans les dernières décennies. De fait, les écrits offrent des repères prometteurs qui permettent de qualifier la nature des efforts que les acteurs des communautés éducatives peuvent fournir afin de soutenir l’apprentissage de tous en contexte régulier (Prud’homme, Duchesne, Bonvin et Vienneau, 2016). Il n’en demeure pas moins que la mise en oeuvre d’un enseignement qui tient compte de la diversité demeure un défi de taille. À cet effet, on reconnait de plus en plus que l’inclusion scolaire se conçoit comme un processus de transformation (Ainscow, 2005 ; Booth, Nes et Stromstad, 2003 ; Hick, Kershner et Farrell, 2009) qui s’opère graduellement dans une démarche continue de réflexion au sein de laquelle les acteurs identifient les barrières à l’apprentissage et cherchent de nouvelles façons d’organiser les curriculums afin que tous les élèves participent, s’acceptent et collaborent pour apprendre (Ainscow, 2005).

1.1 Les changements que réclame le projet inclusif

La mise en oeuvre de l’inclusion scolaire s’associe à différents changements dans les logiques d’action et de pensée des acteurs. L’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) (2009) souligne la nécessité d’enclencher un processus de changement dans les modes d’organisation des écoles ainsi que dans les façons de concevoir l’enseignement et l’apprentissage. Certains travaux relatent plus spécifiquement que les enseignants doivent reconnaitre et accepter l’hétérogénéité de leurs élèves (Prud’homme, 2015), croire au potentiel d’éducabilité de chacun (Barry, 2011) ainsi qu’adapter leurs pratiques et l’environnement scolaire (AuCoin et Vienneau, 2015). D’autres changements sont espérés en regard des façons de concevoir les difficultés des élèves (Lavoie, Thomazet, Feuilladieu, Pelgrims, et Ebersold, 2013). En effet, les acteurs sont invités à envisager la réussite et les difficultés comme résultant de l’interaction entre les caractéristiques des élèves et le contexte dans lequel ces dernières se manifestent. Soutenir l’apprentissage d’une diversité d’apprenants suppose aussi d’individualiser les processus d’enseignement-apprentissage (Paré et Trépanier, 2015). Or, différents écrits mettent en lumière que plusieurs enseignants peinent à tenir compte des différences dans leur enseignement (Conseil supérieur de l’éducation [CSE], 2010 ; European Agency for Development in Special Needs Education – EADSNE, 2011 ; Gaudreau, Legault, Brodeur, Hurteau, Dunberry, Séguin et Legendre, 2008 ; Porter et AuCoin, 2012). Le mouvement inclusif, par les transformations qu’il réclame, peut ainsi être situé dans une problématique complexe de changement de pratiques.

1.2 La complexité des processus de changement de pratiques

Au Québec comme ailleurs, l’inclusion scolaire demeure une question socialement vive qui suscite des débats tant au sein de la communauté scientifique que dans les milieux de pratique (Boutin et Bessette, 2009). De fait, une difficulté importante réside dans le fait que l’adhésion aux changements suggérés, voire parfois imposés, n’est pas toujours totale et continue, ce qui affecte l’engagement et la mobilisation des acteurs (Gélinas, 2004). Cela dit, s’ils sont de plus en plus nombreux à présenter des attitudes favorables à l’inclusion (Bélanger, 2015), plusieurs indiquent se sentir dépourvus (Horne et Timmons, 2009 ; Prud’homme, Samson, Lacelle et Marion, 2011). Ainscow (1996) n’hésite d’ailleurs pas à qualifier le développement professionnel comme étant le coeur des initiatives inclusives. Or, le fait de s’engager délibérément dans une démarche de changement ne garantit pas des retombées dans la pratique.

En effet, il importe de reconnaitre que les acteurs agissent et interprètent les situations en puisant dans un répertoire de valeurs, de croyances et de théories subjectives élaborées au fil des expériences (LaBoskey, 2007). Ces systèmes représentationnels conditionnent des routines et des automatismes que les acteurs reproduisent, souvent à leur insu, pour faire face à la complexité (Bourassa, Serre et Ross, 2003 ; Perrenoud, 2008). Comme l’indiquent Bélanger, Bowen, Cartier, Desbiens, Montésinos-Gelet et Turcotte (2012), ces logiques d’action et de pensées influencent les processus d’apprentissage et de changement : « les situations premières des différents acteurs dans leurs processus déterminent la façon dont sont reçus, pensés et vécus les innovations/changements proposés » (p. 65). Ces logiques peuvent d’ailleurs s’avérer relativement différentes de celles promues par l’éducation inclusive. À titre d’exemple, Bergeron (2014) observe que les changements inhérents à l’inclusion peuvent se retrouver en dissonance avec les savoirs d’actions valorisés et reconnus comme efficaces dans la culture pédagogique d’un milieu donné, et ainsi freiner l’engagement des acteurs. Plusieurs des obstacles à l’inclusion découleraient d’ailleurs directement des croyances en vigueur dans ce milieu (Ainscow, 2005).

Les processus de changement ne peuvent donc se réduire à une modification des façons de faire ; ils nécessitent également des transformations qui touchent les valeurs, les croyances et les représentations (Brown, 2005). Comme l’illustre Perrenoud (2008), « la manière d’agir et d’être au monde d’une personne ne peut changer sans transformations sous-jacentes de ses attitudes, représentations, savoirs, compétences ou schèmes de pensée et d’action » (p. 116).

1.3 Le potentiel des déséquilibres pour favoriser l’émergence de pratiques inclusives

Dans la visée de soutenir les changements relatifs à l’inclusion scolaire, plusieurs chercheurs insistent sur l’importance d’offrir aux acteurs des moments planifiés leur permettant de rendre explicites et de remettre en question les croyances et les théories subjectives qui influencent leurs pratiques (Ainscow, 2003 ; Armstrong, 2006 ; Deppeler, 2010). Une stratégie pour développer des pratiques inclusives consisterait à créer des espaces qui favorisent des déséquilibres et des « ruptures » permettant aux acteurs d’entrevoir d’autres possibilités (Ainscow, 2005). Dans cette perspective, les travaux de recherche-action d’Ainscow (2003) constituent une référence incontournable. En effet, l’auteur indique que cette approche de recherche favorise le partage de multiples interprétations, incite les enseignants à revoir leurs propres conceptions et à découvrir d’autres moyens d’agir.

C’est dans cet esprit que nous croyons judicieux de chercher à comprendre la spécificité de ces déséquilibres qui semblent pouvoir soutenir les changements que réclame l’inclusion. Nous nous sommes appuyés sur les données de deux démarches distinctes de recherche-action-formation (RAF) visant à soutenir ces changements chez les participants (Bergeron, 2014 ; Prud’homme, 2007). Suivant une approche de métasynthèse, il s’agissait de réexaminer les données de ces thèses de doctorat dans la perspective d’apporter un éclairage nouveau sur le phénomène, et ce, en répondant à la question générale suivante :

Quelle est la nature des déséquilibres cognitifs pouvant influencer un processus de changement vers des pratiques plus inclusives ?

2. Cadre conceptuel

La perspective interprétative qui guide cette nouvelle démarche de recherche suggère le recours à un cadre qui comporte certains éléments conceptuels nécessaires à la compréhension plus fine de la problématique et des choix méthodologiques. La signification du terme « pratiques inclusives » est amenée, puis le choix de se centrer sur le conflit cognitif pour traiter des déséquilibres vécus dans le processus de changement de pratiques qu’incarne le projet inclusif est explicité.

2.1 Les pratiques inclusives

Au sens large, les pratiques inclusives s’associent à l’ensemble des actions déployées pour contourner et surmonter les obstacles à la participation et à l’apprentissage de tous les élèves en classe ordinaire (Ainscow, 2005), et elles reposent sur la mise en oeuvre de méthodes d’enseignement centrées sur l’apprenant (UNESCO, 2009). Bien que ces pratiques puissent s’articuler de manière variable selon les contextes, certaines caractéristiques semblent faire l’objet d’un consensus au sein de la communauté scientifique (Mitchell, 2005). Notamment, l’inclusion invite à développer des pratiques d’enseignement adaptées aux besoins et caractéristiques de tous les élèves (Booth et Ainscow, 2002 ; Vienneau 2006). À ce titre, le recours à la différenciation pédagogique est souvent décrit comme une composante essentielle des pratiques inclusives (Armstrong, Armstrong et Spandagou, 2010 ; Mittler, 2005). Elle se traduit par la conception de situations d’enseignement/apprentissage suffisamment flexibles et diversifiées pour permettre à tous les élèves de s’engager et de progresser (Prud’homme, Paré, Leblanc, Bergeron, Sermier et Noël, 2016 ; Tomlinson, Brighton, Hertberg, Callahan, Moon, Brimijoin et Reynolds, 2003). Les pratiques inclusives s’associent à plusieurs autres éléments tels que la participation sociale optimale de chaque élève, le leadeurship de la direction, la culture collaborative au sein de l’école, le support aux acteurs scolaires, l’accessibilité des ressources humaines et matérielles, etc. (Rousseau, Bergeron et Vienneau, 2013). Or, la différenciation se conçoit comme un premier niveau d’intervention auprès d’un groupe-classe (Paré et Trépanier, 2015). Elle enracine cette idée que dans la situation pédagogique (Legendre, 2005), les différences individuelles font partie de la norme et que pour les reconnaitre et en tirer parti, les pratiques de l’enseignant devront être plurielles et flexibles, comporter des ajustements qui en tiennent compte, voire des modifications à la situation collective proposée (Prud’homme et Bergeron, 2012). Comme le réclame le projet inclusif (Vienneau, 2004), la différenciation légitime ainsi dans l’action en classe la diversité, celle des apprenants certes, mais celle aussi des interventions pédagogiques et didactiques. Les projets de recherche dont découle cet article présentent la spécificité de se centrer sur la mise en oeuvre de pratiques différenciées.

2.2 Le conflit cognitif

Le concept de conflit cognitif, qui peut s’inscrire dans une perspective constructiviste de l’apprentissage (Vienneau, 2017), est souvent associé aux théories piagétiennes sur la construction des connaissances et l’adaptation cognitive de la personne à son environnement. De fait, un conflit cognitif constitue un déséquilibre provoqué par la perception d’une différence entre ce que cette personne croit savoir d’une réalité et ce qu’elle constate de cette même réalité (Raynald et Rieunier, 2009). Cet écart perçu est considéré comme indispensable à l’apprentissage parce qu’il place cette dernière dans une situation de déséquilibre et de remise en question de ses conceptions (Kang, Scharmann, Kang et Noh, 2010). Au sens piagétien, elle intègre alors un nouvel objet de connaissance (assimilation) à sa structure cognitive en modifiant un schème mental (accommodation), ce qui produit un nouvel équilibre. Le conflit ou le déséquilibre cognitif que vit la personne joue un rôle important en regard de la motivation à apprendre (Raynald et Rieunier, 2009). En effet, si elle dispose des ressources pour donner sens à la perturbation cognitive, elle tentera de se rééquilibrer par l’ajustement de ses façons de penser et de faire. Ainsi, ce déséquilibre amène la personne à « accommoder » son point de vue et à ajuster ses conceptions, ce qui peut laisser des traces dans le discours, comme c’est le cas dans le cadre des projets dont découle cet article.

L’interaction sociale est considérée comme l’un des facteurs décisifs dans le conflit cognitif, puisqu’elle permettrait de provoquer la déstabilisation favorable à une reconstruction cognitive (Raynald et Rieunier, 2009). Le rôle des interactions sociales dans les processus de déséquilibre et de rééquilibrage s’exprime d’ailleurs dans un concept bien connu, celui de conflit sociocognitif. Selon Gilly, Fraisse et Roux (2001), le conflit sociocognitif représente une dynamique interactive caractérisée par une coopération active, une prise en compte du point de vue d’autrui et une recherche, dans la confrontation cognitive, d’un dépassement des différences et des contradictions. Cette dynamique interactive est efficace si la personne prend conscience que ses idées diffèrent de celles des autres et les remet en question. Cela favorise le processus de réflexion individuelle (d’équilibration) et provoque le changement chez la personne (Bourgeois et Nizet, 1997). En somme, le déséquilibre cognitif est relié à la confrontation de points de vue qui l’a précédé. La nature des conflits cognitifs qui seront décrits ultérieurement dans les résultats a d’ailleurs été identifiée dans deux démarches interactives de recherche-action. Cependant, puisque nous avons examiné les perturbations cognitives individuelles sans les mettre en relation avec leur contexte d’apparition, nous retenons le concept de conflit cognitif pour traiter du phénomène qui nous intéresse.

Notre proposition de recherche n’est pas étrangère au courant « teacher cognition » dont l’objet d’étude est la cognition des enseignants, et dont les travaux cherchent à accéder aux conceptions, croyances, représentations et savoirs savants qui façonnent les pratiques pédagogiques (Aguilar Rio, 2012). Bien qu’il soit reconnu que les processus de changement et d’apprentissage mobilisent également la sphère affective et émotionnelle de la personne (Guitouni, 2013), ce choix de se centrer sur la dimension cognitive s’explique par le fait que, sur le plan méthodologique, les conceptions et croyances constituent des traces plus facilement repérables dans les propos des participants.

À notre connaissance, aucune recherche n’a étudié la nature des conflits cognitifs que peuvent vivre les enseignants en exercice dans le cadre de dispositifs de recherche participative visant l’émergence de pratiques plus inclusives, d’où, d’ailleurs, la nature exploratoire de notre travail. L’étude recensée qui se rapproche le plus de notre objet s’intéresse au conflit cognitif relativement à la formation continue des enseignants. Précisant que le succès d’un programme de formation continue dépend des méthodes de formation utilisées, Nitulescu (2010) défend l’importance de favoriser un niveau élevé d’activation et une participation active de l’enseignant à son propre processus de développement professionnel, et ce, par le recours systématique à des méthodes interactives basées sur le déclenchement de conflits sociocognitifs. Par l’entremise d’un devis quasi expérimental, l’étude visait à décrire l’impact de méthodes interactives basées sur le déclenchement de conflits cognitifs dans le cadre d’un programme de formation continue. Les résultats des analyses corrélationnelles effectuées montrent que l’utilisation fréquente de ces méthodes mène à une avancée cognitive et à des changements d’attitudes chez les enseignants.

La question des conflits cognitifs est traitée dans plusieurs écrits, mais souvent sous un angle théorique, en explicitant son influence sur le changement et l’apprentissage (Bourgeois et Nizet, 1997 ; Crahay, 1999 ; Giordan, 1998 ; Maubant, 2013). Toutefois, certains travaux empiriques se sont intéressés à l’utilisation du conflit cognitif comme stratégie pédagogique pour générer des changements conceptuels chez des enseignants en formation (Parker, 2006) ou chez des élèves (Kang et coll., 2010 ; Lee et Byun, 2012 ; Limon, 2001 ; Mason, 2000 ; Zohar et Aharon-Kravetsky, 2005).

De manière plus générale, Rousseau (2009) avance que peu d’écrits sont encore disponibles sur les processus par lesquels des enseignants en exercice cherchent à développer des pratiques plus inclusives au Québec. La dimension cognitive est souvent appréhendée en dehors de l’action et se traduit par une description des attitudes, croyances et représentations des enseignants en regard de l’inclusion scolaire, comme en témoignent plusieurs travaux recensés par Bélanger (2015). Cet article représente donc une contribution originale, puisqu’il s’intéresse particulièrement à la nature et à l’impact des conflits cognitifs sur le processus de changement d’acteurs en situation, engagés dans une démarche interactive d’apprentissage et de changement.

C’est au départ de ces considérations que nous avons mis en commun et réanalysé les données recueillies au cours de deux projets de recherche-action-formation où les participants poursuivaient l’intention de développer des pratiques plus inclusives. Les objectifs de cette nouvelle étude consistent à : 1) décrire la nature des conflits cognitifs vécus par les participants, 2) décrire les ajustements de conceptions qui émanent de ces conflits et 3) décrire l’impact des conflits sur le processus de changement. La section qui suit explicite les deux dispositifs de recherche doctorale ainsi que la démarche d’analyse secondaire ayant permis d’étudier les conflits cognitifs.

3. La méthodologie de chaque projet

Les deux projets de recherche ont en commun de s’inscrire dans la grande famille des recherches-actions. La recherche-action permet de réunir des acteurs volontaires autour d’une problématique qui les préoccupe dans une expérience où les processus de recherche, d’action et de formation (ou éducation) sont mis à contribution pour résoudre un problème concret (Guay, Prud’homme et Dolbec, 2016). Plus précisément, les projets se sont définis en termes de recherche-action-formation, une dénomination cherchant à illustrer l’accentuation du sous-processus de formation, conçu comme une démarche de développement professionnel où les acteurs s’appuient sur l’action, l’interaction et la réflexion pour améliorer leurs pratiques. Ces recherches qualitatives s’inscrivent dans une posture épistémologique interprétative et socioconstructiviste qui reconnaît la subjectivité dans l’étude des réalités humaines (Bourassa, Bélair et Chevalier, 2007). La production de savoirs découle d’un rapprochement volontaire et considéré comme nécessaire entre chercheurs et praticiens, où le sens est construit à travers leur relation (Anadón et Guillemette, 2007).

3.1 Le premier projet de recherche

Les objectifs de cette recherche (Prud’homme, 2007) étaient de : 1) décrire, analyser et comprendre le sens de la différenciation tel que construit et conceptualisé dans l’expérience des acteurs engagés dans le processus de recherche-action-formation, et 2) décrire, analyser et comprendre l’expérience de recherche-action-formation en différenciation et ses effets sur les enseignants et le chercheur-formateur tels qu’ils se les représentent. Le projet réunissait un chercheur et onze enseignants du préscolaire-primaire provenant de quatre écoles distinctes situées dans deux commissions scolaires québécoises. Alors que deux enseignants ont moins de cinq années d’expérience et sont toujours à statut précaire au sein de leur organisation, les neuf autres sont permanents. Ils ont en moyenne dix années d’expérience en enseignement. Le projet, présenté dans un premier temps aux directions d’école de deux commissions scolaires québécoises, a suscité l’intérêt de 19 enseignants parmi lesquels onze ont été retenus à l’aide d’un travail d’échantillonnage par contraste/approfondissement (Pires, 1997). D’un point de vue qualitatif, il s’agissait de réunir des participants en considérant différentes variables générales et spécifiques d’homogénéisation et de diversification d’une part, et de limiter le nombre de participants en fonction d’un devis méthodologique comportant plusieurs outils de collecte de données, d’autre part.

3.1.2 Instrumentation

Onze journées de rencontres collectives réparties sur deux années scolaires constituent la méthode de collecte principale à laquelle s’ajoutent des entretiens individuels en amont et en aval de la démarche ainsi qu’un journal réflexif pour chacun des protagonistes. Le chercheur a eu recours à d’autres méthodes pour répondre aux besoins plus individuels des participants : des entretiens mi-parcours (= 5), des accompagnements et de l’observation en classe (= 3). Cette diversité permet de superposer et combiner les différentes perspectives face à l’objet de recherche (triangulation des méthodes). Tous les entretiens et les rencontres collectives ont été enregistrés et transcrits. Globalement, les entretiens cherchent à recueillir des données sur les représentations des participants, eu égard aux conceptions de l’enseignement et du développement professionnel, de l’apprentissage et de la réussite des élèves, de la diversité en classe et de la différenciation. Lors de l’entretien en aval, les participants devaient aussi traiter du processus de recherche-action-formation vécu avec leurs collègues. Les journaux de bord, les entretiens mi-parcours et les accompagnements en classe portaient davantage sur l’expérience vécue dans les journées de RAF (discussions, planifications, débats).

3.1.3 Déroulement

Les onze journées collectives de RAF se sont déroulées entre mai 2005 et mars 2006. Elles ont été planifiées selon les trois temps pédagogiques (phases préparatoire, de mise à l’essai et de synthèse). Les journées de rencontre ont donc permis aux participants de délibérer collectivement sur les conceptions initiales (repérées dans les entretiens en amont), sur différents écrits liés à la prise en compte de la diversité et sur les résultats des expérimentations planifiées au cours de la démarche. Les deux dernières journées de formation ont été consacrées entièrement à la synthèse des apprentissages professionnels et à la préparation de communications (= 2), où ils allaient rendre compte de leur démarche auprès de collègues dans leur milieu respectif. Globalement, des activités de coconstruction de savoirs sur différents thèmes ont été réalisées, notamment sur le rapport pédagogique à la diversité, une vision plurielle de l’enseignement, des pratiques centrées sur l’apprentissage et la construction d’une communauté d’apprentissage en classe.

3.1.4 Considérations éthiques

Ce projet a reçu l’approbation du comité d’éthique de la recherche avec des êtres vivants. Le consentement de tous les participants a été obtenu lors de la première rencontre du projet. L’anonymat a été assuré en attribuant un pseudonyme à chacun. À la fin du projet, ils ont reçu un document personnalisé rendant compte des interprétations finales de la recherche.

3.1.5 Méthodes d’analyse des résultats

La pratique d’analyse en mode écriture (Clandinin et Connelly, 2000) a été privilégiée. Présentée comme un « travail délibéré d’écriture et de réécriture, sans autre moyen technique » (Paillé et Mucchielli, 2003, p. 101), cette pratique consiste à rédiger des textes suivis qui détaillent et illustrent les constats du chercheur auprès des participants tout au long de l’expérience. En recherche qualitative/interprétative, ce processus de triangulation indéfinie (Savoie-Zajc, 2000) permet de présenter, à l’aide d’une description riche et transparente du contexte des acteurs (transférabilité) et du déroulement de la démarche (fiabilité), des résultats qui reflètent une image compréhensive du phénomène et qui sont plausibles autant pour les participants que pour la communauté scientifique. Il s’agit d’un processus de validation écologique finement décrit dans la thèse et qui prend en compte les critères relationnels associés à la rigueur d’une recherche interpelant la rencontre praticien-chercheur (Savoie-Zajc, 2000).

3.2 Le deuxième projet de recherche

Le projet (Bergeron, 2014) s’articulait autour de deux questions de recherche : 1) Comment se développent des pratiques professionnelles inclusives dans le cadre d’une démarche de recherche participative par un groupe d’enseignants oeuvrant à l’ordre d’enseignement secondaire ? et 2) Comment le chercheur-formateur peut-il soutenir le développement de pratiques inclusives d’un groupe d’enseignants oeuvrant à l’ordre d’enseignement secondaire et engagés dans une recherche participative ? Il impliquait une équipe-cycle du premier cycle de l’ordre d’enseignement secondaire, c’est-à-dire cinq enseignants (mathématique, français, éducation physique, anglais et sciences), un directeur adjoint ainsi qu’un orthopédagogue. Le choix de l’équipe s’est fait sur une base volontaire. Le nombre moyen d’années d’expérience des enseignants se situe à 12. Ces derniers étaient responsables de 85 élèves d’un profil sport et plein air (horaire bonifié de quatre périodes d’activité physique par cycle de neuf jours), pendant les deux années du premier cycle (looping). Vingt pour cent des élèves détenaient un plan d’intervention relativement à des difficultés d’apprentissage et de comportement. S’appuyant sur une dynamique de concertation et de collaboration entre les professionnels, les parents et l’élève, le plan d’intervention sert à identifier les besoins de l’élève, les objectifs à atteindre et les moyens à mobiliser pour atteindre les résultats escomptés.

3.2.2 Instrumentation

Deux méthodes de collecte ont été exploitées, soit l’entretien individuel en amont et en aval du projet ainsi que les rencontres de recherche-action. Les entrevues permettent de recueillir les représentations entourant la réussite, l’apprentissage et l’enseignement, la diversité des apprenants, l’intégration scolaire, et ce qui peut aider un élève ayant des besoins particuliers à réussir en classe ordinaire. L’entrevue en aval invite aussi les participants à décrire leur processus individuel et collectif dans la démarche. Huit rencontres collectives (cinq demi-journées et trois journées complètes) ont été réalisées.

3.2.3 Déroulement

Les rencontres du projet se sont déroulées entre novembre 2010 et février 2012 et s’articulent autour de trois phases : la phase préparatoire, la phase de mise à l’essai et la phase de synthèse. Chacune des rencontres de recherche-action est caractérisée par une alternance entre des activités de formation et des cycles de planification, d’action, d’analyse et de réflexion reliés au développement de pratiques inclusives. En fonction des besoins des participants, les activités de formation ont porté sur différents objets (différenciation pédagogique, pratiques d’enseignement efficaces, planification de l’enseignement, apprentissage coopératif, gestion de classe, etc.) et ont pris différentes formes (activités de construction de sens, courts exposés, analyse de vidéo et de texte, etc.). Les libérations des acteurs ont été couvertes par le fonds de perfectionnement de l’école ainsi que par des bourses de recherche.

3.2.4 Considérations éthiques

Ce projet a reçu l’approbation du comité d’éthique de la recherche avec des êtres vivants. Le consentement de tous les participants a été obtenu avant le début du projet en expliquant à chacun les éléments du formulaire. L’anonymat a été assuré en ne mentionnant pas le nom des participants et celui de l’établissement d’enseignement dans les travaux découlant de la recherche. Les participants ayant directement participé à la production de savoirs, il n’y a pas eu d’actions spécifiques visant à les informer des résultats.

3.2.5 Méthodes d’analyse des résultats

Tous les entretiens et les rencontres collectives ont été enregistrés et transcrits. Une analyse inductive des données par théorisation a été effectuée en s’appuyant sur les principes de la grounded theory (Luckeroff et Guillemette, 2012). Plusieurs stratégies ont été utilisées dans le but d’assurer la crédibilité, la fiabilité et la transférabilité des résultats. Notamment, les interprétations préliminaires ont fréquemment été soumises aux participants et réajustées. Le recours aux différentes méthodes de collecte de données a favorisé le processus de triangulation des données. Aussi, les interprétations de la chercheuse ont été soumises à d’autres chercheurs, contribuant ainsi au processus de validation. Précisons que la crédibilité de l’analyse par théorisation repose en grande partie sur la comparaison constante des données entre elles.

3.3 La méthode d’analyse secondaire des données des recherches

Étant similaires par leur objet, les données qualitatives des deux thèses ont été réanalysées afin de jeter un regard nouveau sur le phénomène à l’étude. Ce travail d’analyse secondaire a été effectué par l’entremise d’une approche de métasynthèse. Loin d’une simple accumulation de données, la métasynthèse conduit à une nouvelle interprétation des résultats et à une compréhension plus pointue d’un phénomène (Finfgeld, 2003 ; Thorne, Jensen, Kearney, Noblit et Sandelowski, 2004). Ainsi, soumettant de nouvelles questions au centre de cette démarche, il s’agissait de retracer les conflits cognitifs dans les propos des participants afin de pouvoir en décrire la nature et l’impact. Dans cette perspective, chaque chercheur a individuellement repris les données des recherches primaires et a sélectionné des extraits de verbatims traduisant, en cohérence avec notre cadre conceptuel, une perturbation ou un déséquilibre caractéristique du conflit. Il s’agissait de retracer, par exemple, l’expression d’un inconfort, de doutes, d’étonnement, d’un choc ou encore de propos rendant compte de la perception d’un écart entre deux façons de penser (« je pensais que […], mais je constate que », « je me rends compte que non »). En ce qui concerne ces traces, il s’agissait ensuite de chercher d’autres données primaires traduisant l’impact de la perturbation sur le processus de changement. Suivant cette étape de sélection, les chercheurs se sont rassemblés avec leurs données respectives afin d’en faire une coanalyse, où, par un processus de comparaison continue des extraits sélectionnés (Glaser et Strauss, 1967), ils ont élaboré une nouvelle structure catégorielle. Ce travail d’analyse a permis d’identifier des changements dans les conceptions des participants (changements qui résultent et témoignent du conflit) que nous avons nommés des prises de conscience et que nous avons codés en fonction de leur objet. Ces prises de conscience regroupées, nous sommes ainsi parvenus à dégager trois grandes catégories de conflits cognitifs.

4. Les résultats

Bien enracinés dans les données du terrain, les résultats présentés dans cette section représentent les interprétations et la structure catégorielle finale entourant le phénomène étudié. (Les extraits de transcriptions sont référencés selon le système d’identification de la source retenu dans chacune des deux études primaires.) Les données recueillies mettent en évidence la présence de différentes prises de conscience qui sont liées à des conflits cognitifs sur trois plans : les conceptions de la diversité, les conceptions de l’apprentissage et les conceptions de l’enseignement. Les prochaines lignes en font état et illustrent leur influence sur le processus de développement de pratiques plus inclusives.

4.1 Les conflits cognitifs relatifs à la conception de la diversité et des différences

L’étude du processus des deux communautés éducatives met en évidence que les acteurs n’ont que peu d’occasions d’interroger explicitement les caractéristiques et besoins de leurs apprenants. Ce travail s’avère même déstabilisant pour certains qui, venant de faire un portrait des caractéristiques de leurs élèves, sont étonnés de constater l’ampleur des besoins de leurs élèves dans leur classe ordinaire. Ils rapportent prendre conscience du fait que tous leurs élèves ont, dans une certaine mesure, des besoins différents à combler.

On disait que dans nos étudiants, oui, il y a des troubles d’apprentissage, mais on dirait que même ceux qui [n’]ont pas de troubles d’apprentissage, qui [n’]ont pas de troubles de comportement, ils ont tous un besoin quelconque.

RAF1, 368

Ces prises de conscience ébranlent les conceptions initiales à propos du portrait de leurs groupes et du profil de leurs élèves ; certains rapportent même avoir vécu « un choc » [RAF7, 3406]. D’autres propos mettent en évidence que des participants restructurent leur conception initiale du groupe classe.

Avant là, tous mes cours, toutes mes notions étaient montés à partir du groupe. Puis maintenant, j’essaie d’aller un petit peu plus loin que le groupe. Maintenant je sais que j’ai, exemple, quatre sous-groupes importants dans mon groupe A. Puis j’en ai trois dans mon groupe B.

T2-P2, 1077

Lorsque des conflits cognitifs interviennent sur ce plan, des propos recueillis mettent en évidence que les participants deviennent plus attentifs aux multiples formes que peut prendre la diversité en situation.

La première chose, moi, je te dirais que c’est d’avoir une conscience de son groupe, là. De savoir à qui tu as affaire. Qui a quelles difficultés ? Où ? Quand ? Parce que c’est pas nécessairement tout le temps qu’ils ont leurs difficultés. Donc, avoir une bonne conscience, une bonne connaissance de son groupe.

T2-P1, 406

Les échanges traduisent une conscience toujours plus grande de l’hétérogénéité qui se manifeste en classe et dans l’apprentissage. Certains propos montrent aussi que la reconnaissance de la diversité peut être « une question de perception » [CR2.6.É]. La perturbation cognitive associée à la diversité semble influencer le processus de développement de pratiques inclusives.

D’une part, cet éveil à la diversité conduit des participants à prendre conscience de l’importance de différencier l’enseignement et de varier les pratiques :

Je pense que c’est irréaliste de penser qu’on peut continuer à enseigner de la même façon puis de pas essayer de chercher le plus d’élèves possible. Ça va être avec des petites activités puis différents contextes qu’on va réussir à rejoindre le plus grand nombre d’élèves possible. Nos élèves sont différents, donc notre façon d’enseigner doit être différente.

RAF5, 254

D’autre part, des participants réalisent l’importance d’être à l’écoute des différences et de les laisser s’exprimer, car ces informations deviennent un levier pour ajuster l’enseignement. Par exemple, ils s’efforcent d’aider tous les élèves à décrire ce qui les caractérise ou ce qui les intéresse de manière à favoriser leur engagement dans une tâche : « Quand t’es au courant, t’agis pu pareil ; c’est l’essentiel, essayer de trouver ! […] Essayer de les faire parler ! Avant, je pensais que c’était du temps perdu. » [EPV.37/47]

Que ce soit au regard de la constitution des équipes de travail, des consignes à suivre, des ressources autorisées pour accomplir une tâche ou des thèmes proposés pour une situation d’écriture, ces prises de conscience entourant la diversité semblent contribuer à intégrer une certaine flexibilité dans l’accomplissement d’une tâche commune. En revenant sur une mise à l’essai en mathématiques, une participante suggère qu’elle tire parti de la diversité lorsqu’elle incite les élèves à « discuter, argumenter ! Quand on fait le retour aussi, ils voient comment les autres s’y sont pris […] Pis, je trouve que ça leur donne du bagage de plus ! » [EPJ.13] Au terme des deux projets de recherche, les participants rapportent qu’une meilleure compréhension et reconnaissance de la diversité qui se manifeste en classe constituent une étape cruciale dans la mise en oeuvre de pratiques inclusives et différenciées : « si tu ne connais pas tes élèves, tu ne connais pas leurs besoins, tu ne peux pas répondre ». [RAF8, 3070]

En somme, les conflits cognitifs entourant la diversité provoquent des prises de conscience à l’égard de l’ampleur des différences et des multiples formes que peut prendre la diversité dans un groupe. Ils semblent constituer un levier initial important en regard du processus de changement vers l’inclusion, 1) en entrainant une reconnaissance de l’importance d’ajuster ses pratiques, 2) en favorisant une attention toujours plus grande aux différences et 3) en soutenant l’identification de premières pistes de différenciation. De surcroit, cela stimule l’engagement des participants à l’égard du projet de changement.

4.2 Les conflits cognitifs relatifs à la conception de l’apprentissage

Dans un projet comme dans l’autre, les propos recueillis révèlent que les participants s’engagent dans la démarche en manifestant une conception de l’apprentissage qui s’apparente à une accumulation de contenu. Apprendre est plus souvent associé à écouter et à retenir de l’information.

Moi, j’ai tellement été à l’école traditionnelle que je n’ai pas eu […] d’autres façons d’apprendre. J’ai vécu une façon pis ça tombe bien, parce que j’apprenais bien de même. […] tu me l’expliques, tu me parles, ça marche !

EPréJA.18-19

Or, les données relatent que le fait de chercher à tenir compte des différences dans leurs classes fait émerger plusieurs questionnements entourant ce qu’est apprendre et les diverses façons d’apprendre. C’est le cas d’une enseignante qui manifeste une ouverture à l’idée d’offrir des choix à l’intérieur des activités planifiées. Voulant faire classer des mots en ordre alphabétique, elle décide de laisser les élèves choisir eux-mêmes les mots à classer plutôt que d’imposer une liste prédéterminée. Toujours plus attentive à la diversité qui se manifeste, elle constate que toutes les équipes ne fonctionnent pas de manière identique : « J’étais sûre qu’ils allaient choisir 10 mots au hasard [pour les classer ensuite], mais l’équipe sur les plantes a choisi de ressortir les mots un à un en suivant l’ordre alphabétique. » [CR3.10.J]

Certains participants manifestent un inconfort en découvrant qu’ils éprouvent de la difficulté à clarifier le sens de l’apprentissage que véhiculent leurs stratégies d’enseignement et leurs intentions pédagogiques. En effet, lorsqu’ils utilisent des cadres théoriques et conceptuels pour les aider à réfléchir à leurs conceptions de l’apprentissage et de l’enseignement, ils vivent une certaine déstabilisation, alors qu’ils constatent les limites de ce qu’ils savent et comprennent.

La déstabilisation des participants s’associe largement à l’exploration du potentiel des interactions sociales dans la construction du savoir. Les activités qui s’appuient sur les discussions, les confrontations ou la coopération entre élèves provoquent chez les participants de nombreux questionnements ainsi que des remises en question au regard de leur conception de l’apprentissage.

Je pensais que l’apprentissage, ils l’avaient beaucoup plus par moi. Que j’étais plus qualifié qu’un pair [un autre élève] pour apprendre quelque chose à un élève. Mais je me rends compte que non.

T2-P4, 1091

Par exemple, après avoir exploré les résultats d’une étude de cas où l’enseignant s’appuie sur la dimension sociale de l’apprentissage pour tirer profit de l’hétérogénéité (Sensevy, Turco, Stallaerts et Le Tiec, 2002), les participants sont surpris de constater que les discussions, la confrontation, le travail en sous-groupes et les retours réflexifs peuvent favoriser l’apprentissage en contexte de diversité. Il aura fallu qu’une participante mette à l’essai les principes de ce scénario dans sa classe et que, traces à l’appui, elle rende compte des apprentissages de ses élèves pour que d’autres consentent à explorer le dialogue entre les élèves pour apprendre. Au cours de ce récit d’expérimentation, les participants observent la qualité des productions des élèves et conviennent qu’il « vaut mieux en faire moins, mais mieux » [CR7.48.S]. Ils prennent conscience de ce que peut vouloir dire apprendre, comme en témoigne cet extrait :

C’est parce qu’ils en ont trop eu, mais pas assez en profondeur, pas assez confronté ! [un enseignant ajoute] C’est parce qu’on [ne] leur demande pas assez de réfléchir ; tu leur montres une affaire, pis tu passes tout de suite à une autre… Moi j’étais comme ça avant…

CR7.49

Sans égard à ce qui provoque les conflits cognitifs, des données mettent en lumière que la réflexion et la déstabilisation autour des conceptions d’apprentissage ont un impact sur les représentations du potentiel de leurs élèves.

C’est pas qu’il n’est pas bon. C’est juste qu’il est intelligent d’une façon différente. Il apprend de telle façon. Tu sais des fois, on s’entêtait à donner une manière puis tous ceux qui étaient de l’autre bord de la track, peut-être que je ne réponds pas nécessairement à ses besoins.

RAF8-1469

Qui plus est, l’un des constats importants est que le fait d’explorer, de confronter et d’élargir la vision de l’apprentissage permet aux enseignants d’envisager des changements dans leurs pratiques, c’est-à-dire d’entrevoir de nouvelles façons de faire pour favoriser l’apprentissage de tous. Par exemple, au terme des projets, les participants sont en mesure d’évoquer un plus grand nombre de stratégies pour aider les élèves à apprendre. Tandis que l’une affirme qu’elle peut maintenant « [utiliser] le modeling, ne rien dire, faire faire, montrer à quoi ça ressemble, organiser l’environnement, partager des expériences, donner des exemples concrets » [LAJ.27], d’autres, autant dans un projet que dans l’autre, rapportent rendre leurs élèves plus actifs dans l’apprentissage, par exemple en exploitant davantage les activités coopératives, en stimulant plusieurs sens, en offrant des choix d’activités ou encore en permettant aux élèves de manipuler : « Tel ti-pit, c’est plus en lui donnant des choses à manipuler qu’il va comprendre. L’autre, c’est plus en lui posant des questions ! » (EPF.52)

En somme, les enseignants impliqués dans ces projets prennent conscience que leurs conceptions de ce qu’est apprendre présentent certaines limites. Ils élargissent leurs représentations en découvrant la diversité des activités cognitives qui peuvent soutenir l’apprentissage, notamment le potentiel des interactions. Percevant qu’il y a plusieurs façons d’apprendre, leur vision du potentiel de leurs élèves semble se modifier, alors que les difficultés que rencontre l’élève peuvent maintenant se comprendre aussi en ce qui a trait aux tâches et activités qui lui sont proposées. Les conflits cognitifs entourant la conception de l’apprentissage influencent le processus de changement 1) en renforçant la reconnaissance de l’importance d’ajuster ses pratiques et 2) en favorisant la découverte et l’exploitation d’une plus grande variété d’activités et de pratiques pour soutenir l’apprentissage de tous les élèves. Graduellement, les conflits cognitifs entourant la diversité et l’apprentissage conduisent les enseignants à s’interroger sur leurs représentations de l’enseignement.

4.3 Les conflits cognitifs relatifs à la conception de l’enseignement

Au départ des deux projets, les propos de plusieurs participants traduisent une conception de l’enseignement pouvant s’associer à une perspective de transmission de contenu (Pratt, 2005). Plusieurs entreprennent le processus en véhiculant l’idée qu’un bon enseignement passe nécessairement par un travail plus conventionnel où l’enseignant présente aux élèves les contenus au programme.

Cherchant à mettre en oeuvre un enseignement plus inclusif et différencié, les participants rapportent certains conflits cognitifs ayant joué un rôle de catalyseur dans l’amélioration de leurs pratiques. En effet, ils prennent conscience des limites de leurs pratiques habituelles pour favoriser l’apprentissage d’une diversité d’apprenants. Cela les amène à se rééquilibrer en s’engageant de manière plus importante dans le processus de changement. C’est le cas notamment d’une enseignante qui dit accorder de plus en plus de temps à l’expression des élèves comparativement à ses pratiques antérieures.

J’étais le genre d’enseignante qui était en avant pis c’est moi qui décidais… Dans le fond, mon rôle, c’est enseigner. […] Je me suis rendu compte que j’allais trop vite. Je voulais tout montrer au début parce que je suivais mon programme… Bien, mon matériel !

EPS.73

Plus spécifiquement, les données suggèrent que ce sont les prises de conscience entourant les caractéristiques et la diversité de leurs élèves ainsi que les prises de conscience relatives à la manière dont ils peuvent apprendre qui amènent les enseignants à interroger et remettre en question l’adéquation de leurs pratiques en regard des besoins de leurs élèves. La transformation de leurs conceptions entourant qui ils sont et comment ils apprennent semble mener à une transformation des conceptions des pratiques susceptibles de soutenir l’apprentissage des élèves, comme en témoigne cet extrait :

J’ai réalisé les choses sur moi-même en premier et ensuite, sur la clientèle que j’avais, qui ont fait que oui, effectivement, il y avait des modifications à apporter. […] j’ai compris le pourquoi des choses. Je le comprenais sauf que là, ça m’a comme frappé dans le visage. C’était marquant. J’ai dit ok... Tel genre de groupe est comme ça. C’est sûr que si on y va de cette façon-là, ça va être plus difficile pour les élèves.

T2- P5, 958

Les propos d’un directeur d’école engagé dans l’un des projets illustrent clairement la déstabilisation que provoquent les prises de conscience autour de la diversité et de l’apprentissage. Il évoque des moments d’inconfort qui amènent les participants à remettre en question l’efficacité de leurs pratiques. C’est en prenant conscience de la nécessité du changement que l’engagement à faire autrement s’accroit :

On fait jamais d’omelettes sans casser des oeufs. Quand on est arrivé dans des moments où […] on a dû avoir des réflexions, des remises en question : « Ça se peut-tu que dans mes pratiques, il y a ça, ça, ça que je devrais faire différemment ? » […] J’ai assisté à des discussions où est-ce qu’il y a eu comme pas des malaises, mais des inconforts […] par rapport à certaines façons de faire. Mais ça a été apporté de façon très ouverte, non menaçante, qui fait en sorte que les gens ont pu faire place à une réflexion, puis à dire : Effectivement, il y a peut-être ça que je devrais changer.

T2-P7, 436

En somme, les deux recherches démontrent que les conflits cognitifs entourant la diversité et l’apprentissage amènent les acteurs à interroger leurs conceptions de l’enseignement. Ceux-ci remettent en question leurs représentations des pratiques susceptibles de favoriser l’apprentissage de tous en contexte régulier ainsi que leurs propres pratiques. Cela renforce leur engagement dans le processus de changement ; ils ajustent les pratiques existantes et élargissent peu à peu leurs répertoires de pratiques. Le tableau suivant synthétise l’ensemble des résultats.

Tableau 1

Nature des conflits cognitifs et leur impact sur le processus de changement

Nature des conflits cognitifs et leur impact sur le processus de changement

-> Voir la liste des tableaux

5. Discussion

La discussion met en évidence les relations entre les conflits cognitifs autour des conceptions de la diversité, de l’apprentissage et de l’enseignement. Nous présentons enfin des conditions à considérer afin que ces conflits puissent être porteurs de changement.

5.1 Des conflits cognitifs interreliés

Cette recherche met à jour les conflits cognitifs que vivent des acteurs de l’éducation alors qu’ils prennent conscience de leurs conceptions ainsi que des limites ou de la discordance de certaines d’entre elles. C’est en découvrant la pluralité des manifestations des différences que les participants en sont arrivés à remettre en question leur conception de l’apprentissage et de l’enseignement. De manière générale, on reconnait que les représentations des acteurs s’imbriquent les unes aux autres (Doise, 2002), ce que nos analyses nous ont permis d’observer. En effet, dans nos projets respectifs, les conflits cognitifs entourant chacune de ces trois conceptions sont interreliés et s’influencent mutuellement de manière itérative tout au long de la démarche.

Les résultats mettent en évidence l’influence des conflits cognitifs relatifs aux conceptions de la diversité dans le processus de changement. Cela concorde avec les propos de Rumelhard (2002) qui montre qu’en matière d’inclusion scolaire et de différenciation pédagogique, un travail explicite autour du sens que peut prendre la diversité en classe constitue une prémisse sur laquelle les acteurs doivent réfléchir explicitement pour envisager des changements dans leur pratique. Plus souvent perçu comme un problème (Ducette, Sewell et Poliner Shapiro, 1996), le phénomène doit faire l’objet de délibérations afin d’aider les enseignants à revoir leurs conceptions.

Sans égard aux outils ou stratégies utilisés pour les provoquer, ces conflits cognitifs stimulent un nouveau regard sur le groupe-classe : les enseignants semblent plus conscients du fait qu’il est composé de différents individus contribuant chacun à leur façon à définir le sens que peut prendre la diversité en classe. Initialement associées aux élèves handicapés et éprouvant des difficultés d’apprentissage et d’adaptation, les conceptions de la diversité s’élargissent progressivement, notamment grâce aux délibérations sur l’apprentissage. Placer les conflits cognitifs sur ce plan au coeur des dispositifs de formation continue constitue une voie incontournable, compte tenu de la prégnance de certaines conceptions centrées sur les dysfonctionnements des élèves (Barry, 2011).

Les participants reconnaissent qu’apprendre réfère aussi à des modalités, des stratégies et des intérêts multiples qui permettent aux élèves de s’engager et de réaliser le processus ciblé de différentes façons. La reconnaissance de la diversité des stratégies et processus d’apprentissage et les réflexions critiques semblent aider les enseignants à faire preuve d’une certaine flexibilité en s’éloignant progressivement du recours à une tâche unique devant être accomplie de manière identique par tous les élèves au même moment. En ce sens, les prises de conscience sur la diversité et l’apprentissage s’imbriquent d’elles-mêmes et s’orientent rapidement sur le sens que peuvent prendre des pratiques inclusives. Comme l’indique Limon (2001), les conflits génèrent une stimulation qui amène la personne à réfléchir, à échanger, à chercher et à mettre en oeuvre une solution satisfaisante en regard de la perturbation. Dans ce cas-ci, cela s’observe par une ouverture à entrevoir d’autres façons d’enseigner et par des ajustements de pratiques existantes.

Globalement, les résultats mettent en évidence qu’une compréhension élargie de la diversité des activités cognitives qui peuvent soutenir l’apprentissage est liée de façon intime à une augmentation du pouvoir d’action des participants. Peu à peu, les participants ont ainsi remis en question et ajusté leur pratique en intégrant différentes activités plus coopératives permettant à leurs élèves de rendre compte de leurs façons de faire et de penser autour de l’objet d’apprentissage. Ces résultats concordent avec les travaux d’Argyris (2003) qui relate que les changements surviennent lorsque les principes et théories qui guident l’action sont modifiés. Les participants ont commencé à s’ouvrir à l’idée que la reconnaissance du phénomène de la diversité avait avantage à s’associer à des stratégies d’enseignement valorisant son expression et permettant d’en tirer parti pour soutenir l’accomplissement d’une tâche et des apprentissages au sein du groupe. Chemin faisant, les participants enrichissent l’approche plus déductive et conventionnelle associée à une perspective de transmission de contenus (Pratt, 2005), une vision de l’enseignement assez dominante dans les établissements d’enseignement selon différentes enquêtes (Gaudreau et coll., 2008 ; Porter et AuCoin, 2012 ; Pratt, 2005).

En somme, les conflits cognitifs autour du phénomène de la diversité, de l’apprentissage et de l’enseignement semblent bénéficier d’une portée importante pour aider les acteurs à s’engager dans un processus de changement vers l’inclusion. Il s’agit, selon nous, d’un premier pas essentiel à considérer pour qu’une pratique plus inclusive reconnaisse, tire parti et valorise les différences avec lesquelles chacun des élèves s’engage, participe, s’accepte et collabore pour apprendre dans un groupe (Prud’homme et coll., 2016).

5.2 Des conditions à réunir

Les résultats de cette analyse secondaire mettent en lumière le potentiel des conflits cognitifs pour favoriser le développement de pratiques plus inclusives. En cohérence avec nos constats, Nitulescu (2010) démontre l’impact positif de méthodes de formation interactives et basées sur le déclenchement de conflits sociocognitifs et conclut à l’importance de concevoir des programmes de formation continue qui proposent un équilibre entre des méthodes interactives et d’autres, plus traditionnelles. Or, nous pensons que certaines conditions doivent être présentes pour que ces conflits cognitifs deviennent porteurs de changement et qu’il convient d’en discuter au terme de cette analyse.

Premièrement, les acteurs doivent évoluer dans un contexte sécuritaire qui leur permet de se dévoiler et de prendre des risques. Force est d’admettre que les déséquilibres liés aux conflits cognitifs peuvent générer des charges affectives telles que du stress et de l’insécurité : « tu sais, tout le nouveau est déstabilisant, tout le temps. Je me rappelle que ça brassait des choses, puis j’ai tu vraiment le gout ? […] Au début, c’était moins facile ». [T2-P3, 1011] Plusieurs des participants considèrent la mise en oeuvre de pratiques plus inclusives et différenciées comme des prises de risque qui génèrent, à différents degrés, de l’inconfort, ce que d’autres chercheurs ont aussi constaté (Rousseau, 2012). Il peut en effet s’agir de pratiques avec lesquelles les enseignants sont peu confortables ou faisant peu partie de leur répertoire habituel (Bergeron, 2014 ; Prud’homme, 2007) :

Tu sais, toute l’histoire du travail coopératif, ça me brassait, moi. Pourquoi que j’ai pas de facilité là-dedans puis que je ne suis pas à l’aise puis que j’ai pas tant d’ouverture ? C’est insécurisant essayer des nouvelles affaires.

T2-P3, 1255

Deuxièmement, il importe que l’acteur qui perçoit une perturbation au sein de sa représentation soit en contact avec une option plausible, intelligible et fructueuse (Legendre, 2005). En effet, le praticien doit pouvoir profiter d’une nouvelle avenue qui lui permettra rapidement de vivre des bénéfices dans sa pratique. Le fait de vivre des expériences probantes, c’est-à-dire de constater des retombées positives aux nouvelles actions entreprises, constitue en quelque sorte une preuve des bienfaits et de l’efficacité des changements aux yeux des participants et semble influencer leur engagement et leur motivation (Bergeron, 2014). Les enseignants auraient en effet besoin de preuves leur confirmant qu’ils sont sur la bonne voie et que leur investissement produit les résultats souhaités (Leclerc et Moreau, 2011). Ainscow (2005) précise toutefois qu’il importe d’utiliser des preuves ayant une valeur liée à l’inclusion scolaire, c’est-à-dire liée à la présence, la participation et la réussite de tous les élèves.

Troisièmement, la dimension interactive est reconnue pour jouer un rôle essentiel en regard des conflits cognitifs. Selon Bourgeois et Nizet (1997), il n’est pas facile d’ébranler des adultes dans leurs convictions. Les auteurs précisent que la confrontation aux visions d’autres adultes provoque une décentration de la personne par rapport à son propre point de vue en lui permettant d’entrevoir d’autres réponses possibles que la sienne. Or, la réflexion professionnelle critique ne serait pas facile pour les enseignants qui chercheraient plus souvent à garder un certain niveau de confort (Martineau, 2008). C’est en cela que la dimension interactive nous parait une condition importante au sein de projets de développement professionnel ; elle favorise l’émergence de conflit par la confrontation des points de vue, met l’acteur en contact avec d’autres options plausibles et peut constituer un cadre d’apprentissage sécuritaire et soutenant.

6. Conclusion

Notre proposition de recherche visait à décrire la nature des conflits cognitifs vécus par les participants ainsi que leur impact sur le processus de changement par l’entremise de deux projets qualitatifs de recherche-action-formation. Ce travail de métasynthèse a permis de mettre à jour la présence de conflits cognitifs et de découvrir l’objet de prises de conscience qui semblent soutenir des acteurs qui cherchent à développer des pratiques plus inclusives. Il s’agit d’un éclairage nouveau qui nous permet d’explorer d’autres facettes des processus de changement reliés à l’inclusion. Plus précisément, les résultats mettent en évidence que les déstabilisations initiales entourant les conceptions de la diversité et de l’apprentissage conduisent les participants à revisiter leurs conceptions de l’enseignement. Ces derniers remettent en question leurs représentations des pratiques susceptibles de favoriser l’apprentissage de tous en contexte régulier ainsi que leurs propres pratiques. Les restructurations cognitives consolident leur engagement dans le processus de changement et l’on observe qu’ils effectuent des ajustements dans leurs pratiques. En guise de conclusion, rappelons que même les méthodes d’enseignement les plus probantes sont susceptibles d’être inefficaces dans les mains d’acteurs qui entretiennent certaines croyances, par exemple une conception figée de l’intelligence (Ainscow, 2005).

Il importe également de souligner la nature exploratoire de cette démarche ainsi que ses limites. De fait, la rigueur constitue un enjeu important dans le cadre d’une approche de métasynthèse (Beaucher et Jutras, 2008). En effet, les nouvelles interprétations sont elles-mêmes influencées par des interprétations initiales et, en ce sens, le chercheur fait face au défi d’assurer la crédibilité et la validité des conclusions finales. Précisons toutefois que l’approche de métasynthèse ne poursuit pas l’objectif de produire « une vérité », mais bien celui d’offrir une nouvelle compréhension d’un phénomène, et ce, en tirant parti de l’opportunité de se baser sur plusieurs recherches (McCormick, Rodney et Varcoe, 2003). Qui plus est, les résultats ne sont pas d’application universelle et ils s’inscrivent dans les contextes spécifiques de recherche-action-formation québécois. En outre, nous ne sommes pas en mesure d’évaluer les impacts à long terme des conflits cognitifs et prises de conscience mises à jour, d’où la nécessité de conduire des études longitudinales auprès des participants ayant vécu ce type de dispositif auquel la communauté scientifique accorde de plus en plus de valeur.