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Cet article propose d’interroger la dimension politique de l’oeuvre de l’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio à partir d’une problématique qui appelle un cadre théorique sémiotique. Plus précisément, nous souhaitons interroger la dimension indexicale (ou indicielle) de la langue dans les oeuvres de la période 1963-1975 au regard d’un court texte qu’a fait paraître l’auteur dans LaNouvelle Revue française en octobre 1970. Ce texte, intitulé « Le sismographe[1] », demeure à ce jour peu connu et a fait l’objet de très peu de commentaires[2]. Le Clézio y défend une vision éthique de l’écriture littéraire fondée sur une sémiotique réaliste postulant un rapport de continuité entre le monde et le langage. Nous souhaitons interroger le sens de cette posture à la lumière des expérimentations formelles que présentent les oeuvres se rapportant à la période indiquée, qui court de la publication du Procès-verbal (1963) jusqu’à celle des Voyages de l’autre côté (1975). Il nous semble en effet que le texte de 1970 soit programmatique à l’égard des travaux de l’auteur et qu’il permette d’identifier une transversalité jusqu’ici peu étudiée. L’accent mis sur l’indexicalité traduit un enjeu qui est à la fois esthétique et politique, à savoir : une recherche de forme pour l’oeuvre littéraire qui sache lui conférer un pouvoir pratique, sensible et moral, forme qui définit également les termes de l’engagement de l’écrivain. Cette recherche de forme est concurrente à une interrogation sur le pouvoir du signe et ses effets sur les plans ontologique, expérientiel et axiologique, effets par lesquels l’oeuvre agit moralement (en interférence avec les moeurs humaines) et qui constituent les fondements d’une politique littéraire singulière pour la production leclézienne circonscrite par cette étude.

La notion de politiques de la littérature a notamment été développée et défendue par Jean-François Hamel. Nous reprenons sa définition à notre compte :

Les politiques de la littérature sont des systèmes de représentations à travers lesquels les acteurs du champ littéraire négocient, selon différentes opérations symboliques et imaginaires, les rapports de distance et de proximité qui définissent la relation de la littérature à l’espace public et au monde social[3].

Nous rassemblons ici des éléments permettant de décrire une politique leclézienne de la littérature en interrogeant notamment le discours de l’écrivain sur sa vision de l’engagement, ou plus exactement sur ce qu’il nomme l’« écriture-action[4] ». Il ne s’agit pas pour nous de positionner l’auteur dans le champ littéraire, de retracer sa trajectoire ou de le situer dans un réseau d’alliances contemporaines (notre approche n’est pas sociologique). Nous nous limiterons à interroger la conception de Le Clézio en ce qui a trait à la capacité de la littérature d’agir moralement. En effet, l’engagement en question ici est d’abord un engagement de l’écrivain envers une sémiotique réaliste qui lui permet de postuler une continuité entre le langage et le monde (de même qu’entre l’oeuvre et ses lecteurs) et en raison de laquelle la littérature acquiert une fonction qui la justifie socialement[5]. Pour parvenir à cette compréhension particulière, notre enquête a surtout porté sur des documents périphériques à l’oeuvre romanesque de Le Clézio, car, comme l’écrit Hamel, « [s]ans être absentes des oeuvres littéraires, où elles se traduisent en stratégies formelles et thématiques, les politiques de la littérature s’expriment principalement dans la prose d’idées non fictionnelle[6] », soit « dans les documents nombreux qu’on regroupe sous les catégories du péritexte et de l’épitexte, qui accueillent le commentaire des écrivains sur leur pratique, enregistrent leurs prises de position esthétiques et témoignent de leurs orientations idéologiques[7] ». Au cours de cette enquête documentaire, il nous est rapidement apparu que la métaphore du sismographe méritait une attention particulière de notre part, car nous décelons en elle un véritable programme auctorial, tant esthétique que moral, qui informe notre projet de description d’une politique littéraire leclézienne.

Un fondement réaliste

Paru en 1970 dans les pages de la NRF, « Le sismographe » est intéressant à plusieurs égards. D’abord parce qu’il nous renvoie directement à un autre texte, de Jacques Bersani celui-là, publié dans la revue Critique en 1967 : « Le Clézio sismographe[8] ». On pourrait croire que Le Clézio a repris à son compte dans son texte de 1970 l’idée du sismographe avancée par Bersani trois ans plus tôt pour qualifier sa propre démarche d’écriture. Il faut toutefois reconnaître qu’en dépit de toute mention explicite et dans le texte de Bersani et dans le texte de Le Clézio, dans le cas de Le Clézio tout au moins, cette métaphore du sismographe est assurément informée d’une fréquentation assidue de l’oeuvre d’Henri Michaux[9]. On sait que Le Clézio a préparé un mémoire universitaire sur « La solitude dans l’oeuvre d’Henri Michaux » en 1964, dont certains fragments ont été publiés au milieu des années 1960[10]. En juillet 1973 paraît dans le n° 168 de La Quinzaine littéraire « Un poème (Iniji) qui n’est pas comme les autres[11] ». Ce texte sera repris en 1978 dans Vers les icebergs[12], qui développe un long commentaire sur la poésie de Michaux, en particulier sur « Iniji[13] », poème en vers d’une dizaine de pages que reproduit l’ouvrage. Plusieurs excellentes études critiques s’attardent à la relation entre Michaux et Le Clézio et présentent des éléments de comparaison fort éclairants[14]. Après eux, nous souhaitons interroger les raisons de cette filiation littéraire au prisme du projet scripturaire leclézien. En particulier, nous observerons quels statut et pouvoirs sont envisagés pour le signe linguistique dans Vers les icebergs.

L’appréciation que témoigne Le Clézio de la poésie de Michaux repose sur un idéal poétique partagé mû par la volonté de dégager la langue de sa fonction communicationnelle ordinaire. Ce dévoiement de la langue doit permettre d’accéder à un régime signifiant proprement poétique, voire mystique ou même extatique. La parole libérée doit ainsi permettre d’ouvrir une brèche sur un autre monde, mais de reconnaître également que ce monde est le nôtre. Seulement, notre usage utilitaire de la langue et le rapport déterritorialisé que nous entretenons avec elle nous en aurait éloigné. Ainsi Le Clézio écrit-il :

Bien sûr, on les croyait importants, ces mots du langage, ces mots courants. Dressés comme des meutes, utiles à chasser, chercher, aboyer, tuer. Mais il y a une autre langue, qu’on parlait avant sa naissance. Une langue très ancienne, qui ne servait à rien, qui n’était pas la langue du commerce des hommes avec les hommes. Pas une langue de séduction, pour suborner, ou pour asservir. C’était d’elle que venaient les mots, ces mots : fluide, vent, cruche, orpheline, rails, dormir, coeur, constellée, cygne, lasciate, buée, galbe, opale, viens… Ils existaient en même temps que la vie, pas détachés d’elle. Ils étaient une danse, une nage, un vol, ils étaient du mouvement[15].

On sait la place qu’a tenue la théorie de l’arbitraire du signe linguistique de Saussure au milieu du XXe siècle en France. Le système d’oppositions négatives saussurien a constitué pour l’essentiel l’unique point de ralliement des diverses entreprises intellectuelles se réclamant du structuralisme (dominant à partir des années 1960)[16]. Il faut bien observer cependant que la théorie de Saussure repose sur une métaphysique idéaliste (de type kantien)[17]. La sémiologie saussurienne ne s’intéresse qu’à la langue (confinée au régime symbolique), dégagée de tout rapport au monde tangible (le référent n’existe pas dans la théorie saussurienne). L’emphase que met Saussure sur le caractère « entièrement arbitraire[18] » du signe linguistique n’en est qu’une preuve supplémentaire. La sémiologie saussurienne interdit d’imaginer quelque continuité que ce soit entre la langue et le monde, et encore moins une unité : « [L]’esprit ne fait toujours que jongler avec des fantômes qu’il a lui-même construit[19]. » Pour Le Clézio, au contraire, matière et langage, forme et substance sont une seule et même chose : « [L]a matière et l’esprit, le concret et l’abstrait se rejoignent, et se fondent, et se recouvrent dans la même infinie étendue du permutant[20]. » Un passage de L’Extase matérielle explicite le fondement réaliste qui rend possible une telle conception unifiée : « Les idées sont toutes objectives. C’est le réel qui donne naissance à l’idée, et non pas l’idée qui exprime ce qu’il y a de concevable dans la réalité. […] Le langage n’est pas une “expression”, ni même un choix ; c’est un être en soi[21]. » Ici encore s’affirme l’influence de Michaux qui, en une formule lumineuse dans L’Infini turbulent, synthétise sa vision de la poésie comme poiesis : « L’extase, c’est coopérer à la divine création du monde[22]. » L’écriture sismographique de Le Clézio est une écriture extatique – elle est matière et esprit à la fois. Médiatrice, elle véhicule le monde ; agissante, elle coopère à sa formation.

Il faut bien voir que c’est contre l’arbitraire du signe linguistique que se positionne Le Clézio, qui voit dans la langue poétique une part de naturalité et une motivation lui conférant une aura magique[23]. Ainsi les mots alignés dans la citation reproduite ci-avant (fluide, vent, cruche, orpheline, rails, dormir, coeur, constellée,cygne, lasciate, buée, galbe, opale, viens…) figurent-ils pour leur seule qualité sonore et pour ce qu’ils évoquent à l’auteur sur un plan distinct du régime de signification commun, en dehors du système d’oppositions normatives ; leur association est positive et leur signification, viscérale. Ils sont les composants d’un système langagier qui n’est pas voué à la communication ordinaire : « Langue insensée qui avance, magnifiquement autonome comme un corps de dauphin, filant sans effort le long de mon corps, le dépassant et se jouant de lui, vite à travers la masse qui ne peut pas la freiner[24]. » Ils forment une langue qui ne s’adresse pas directement à l’intellect – « Iniji parle en paroles qui ne sont pas des paroles[25] » –, qui se maintient en-deçà du régime symbolique de la signification. Cette langue s’adresse d’abord aux sens, elle est sentie par le corps, s’installe en lui, le remue : « La langue qui ne veut pas me parler affole, elle fait tourbillonner l’aiguille, emballe le moteur, jette ses nappes d’étincelles. La fascination hypnotique vous tient par l’intérieur du corps […][26]. » Le travail de la langue poétique consiste précisément à éveiller les sens, à révéler les associations signifiantes au-delà du strict régime de l’arbitraire de la langue. Elle révèle la face incarnée des mots, leurs prolongements affectifs, leurs ramifications profondément ancrées dans les habitudes et les moeurs, dans l’ethos, les dispositions et les axiologies motivant les idéologies et les politiques : « [L]es mots ne sont pas seulement des mots. Ils ont de longues tenaces racines enfoncées dans la chair, enfoncées dans le sang, et les arracher fait mal. Mots appris, reconnus, habitudes, parasites, c’étaient eux qui distillaient le venin[27]. » Pour Le Clézio, la poésie a une fonction qui n’est pas communicative, c’est-à-dire qu’elle n’a pas pour vocation expresse de véhiculer un contenu symbolique (représentationnel) ; la poésie a une fonction d’abord indexicale (sensu Peirce[28]) : elle agit directement dans le monde en vertu d’un rapport de continuité, voire d’interpénétration, entre les signes et les corps, par le biais de l’habitude dont les effets s’expriment le plus souvent de manière inconsciente[29].

Si la poésie ébranle les sens, c’est parce qu’elle tire profit de la part incarnée, c’est-à-dire matérielle et vivante, de la langue en actes, qui échappe à l’arbitraire pur. En reconnaissant à la langue cette dimension active, Le Clézio intime un devoir à l’écriture : bousculer les habitudes, défamiliariser en remontant à la racine du sens, en amont de la signification, pour faire accéder le lecteur à un ordre sémiotique au sein duquel celui-ci est forcé de reconnaître au langage sa part indexicale, c’est-à-dire son ancrage au monde matériel, qu’il désigne et qui l’informe. Pour Le Clézio, la langue n’est pas confinée à une couche symbolique dédoublant un monde physique d’autre part inaccessible, comme le suggèrent la tradition idéaliste et le canon sémiologique moderne, et comme l’a pensé dans leur sillage la critique structuraliste. Au contraire, les signes et le monde ne font qu’un et leur action dans le monde naturel peut être décrite par le concept de sémiose[30]. Comme Iniji, « mi-corps sort[31] », la langue agit.

À l’encontre de la doxa sémiologique, prépondérante en France au cours de la période 1950-1980, Le Clézio défend un réalisme qui appelle une sémiotique non binaire[32]. Cette posture réaliste, Jacques Bersani la reconnaissait déjà dans son article de 1967, « Le Clézio sismographe ». Pour expliciter sa critique, Bersani s’appuie sur un passage de La Fièvre[33] dans lequel un personnage décrit sa vision d’une écriture sur le motif, qu’il appelle « l’écriture à l’état brut » :

« Voici ce qu’il faut faire : il faut partir pour la campagne, comme un peintre du dimanche, avec une grande feuille de papier et un crayon à bille », regarder autour de soi et lorsqu’on a bien regardé « prendre la feuille de papier, et dessiner avec les mots ce qu’on a vu » (F., p. 174). Voir avant d’écrire. Le monde n’est pas au-delà des mots, mais en-deçà. On devine aisément le sens de cette littérature à rebours à laquelle se voue Le Clézio sous le nom d’écriture. Il s’agit bien d’un réalisme[34].

Cependant que l’on pourrait comprendre cette critique sur un plan strictement poétique, et par là entendre que Le Clézio pratique un réalisme esthétique, Bersani précise bien, pour approfondir la perspective ouverte, que

Le Clézio [est un] réaliste problématique au sens où l’entend Lukacs, s’il est bien persuadé que la réalité existe, [il] ne croit pas pour autant qu’elle « soit-là » comme une image immobile et complaisante, offerte à qui veut bien la peindre. […] il a foi dans l’obscur travail de l’écriture, dans les vertus proprement morales du tâtonnement et de l’obstination[35].

L’obscurité relative des premiers écrits de Le Clézio, Bersani la célèbre, y voyant le développement du « thème unique de la recherche[36] ».

Cette recherche est celle d’une forme qui permet à la langue d’agir dans le monde en bouleversant les habitudes fixées et les significations instituées (qui s’observent dans les moeurs humaines). Ainsi que Le Clézio l’écrit en 1970, « [é]crire est l’action suprême, l’action ultime[37] ». Est action ce qui agit, ce qui a un impact dans le monde. Écrire est donc un acte moral (qui concerne les moeurs). La quête d’une écriture agissante est au coeur même de la prétention morale de la littérature que défend Le Clézio. Ainsi en va-t-il de cette idée : « Quelqu’un, un jour, a inventé l’écriture. Il ne l’a pas fait pour représenter le monde, ni pour comprendre. Il l’a fait pour agir[38]. » L’écrivain agit par les mots, « mais son action ne correspond pas à une intention précise, elle est autre[39] ». Le sens de cette action mérite évidemment d’être interrogé.

Une écriture morale

Dans un entretien avec Claude Cavallero en 1993, Le Clézio avance des éléments de définition quant au rôle de l’écrivain et à la valeur de l’oeuvre littéraire sur le plan politique et social, à leur pouvoir au sein de la cité et à leur influence potentielle sur le vivre-ensemble : « Le rôle de l’écrivain ne consiste pas, me semble-t-il, à proposer intentionnellement un sens moral applicable au monde qu’il décrit. Mais encore une fois, sa création elle-même, en tant qu’acte, se charge d’une certaine valeur morale[40]. » L’oeuvre de Le Clézio est morale parce qu’elle cherche à se nouer à la réalité sociale autrement que par l’effet miroitant que produit l’artifice mimétique. Le roman n’est pas pour lui un « observatoire des moeurs[41] », mais un lieu pour l’exploration d’une forme langagière capable d’agir réellement (plutôt que réflexivement)[42]. C’est précisément ce refus de spécularité confinant l’écriture au régime de la pensée que Le Clézio admire chez Michaux : « La langue d’Iniji n’est pas un leurre[43]. » S’émancipant de sa charge représentationnelle, refusant au régime symbolique toute autonomie ontologique, l’écriture brute revendiquée par Le Clézio cherche à s’instituer en continuité avec la nature tangible de manière à réaliser une connexion, une voie de passage entre les mots et les choses qui ne soit pas médiée par l’illusion référentielle, mais par une relation matérielle réelle, dont le résultat permettrait de « faire se rejoindre le langage et le monde[44] ».

C’est à la lumière de cette volonté de connexion naturelle entre le monde et les signes que s’éclaire la métaphore du sismographe. Le fondement réaliste de la posture leclézienne implique une conscience de l’écriture comme pratique médiatrice située. Ainsi Le Clézio suggère-t-il que « l’homme qui écrit n’écrit pas seulement avec les mots. Sa main bouge sur le papier, elle trace les petits sillons. Mais sa main n’est que le sismographe qui enregistre les tremblements venus de loin, et l’écriture n’est qu’un signal[45] ». Par cette métaphore, il apparaît clairement que le langage prolonge le monde plutôt qu’il ne le dédouble ; entre les mots et les choses, il y existe un rapport de continuité sur lequel repose le fonctionnement même du signe indexical. La métaphore du sismographe permet à Le Clézio d’illustrer cette idée avec une grande simplicité. En effet, le sismographe est l’instrument indexical par excellence. Sa mécanique sensible est directement commandée par les mouvements du sol, qu’elle amplifie et diagrammatise grâce à l’oscillation d’un crayon traçant nerveusement au long d’un papier déroulant. La relation de continuité unissant les soubresauts du monde vivant et le plan graphique de l’existence ne saurait être plus explicite. L’écriture prend ainsi la mesure physique du monde. La force affirmative de l’écriture leclézienne tient tout entière dans cette image qui en illustre le fonctionnement[46].

Rappelons le souhait exprimé par Le Clézio à Georges Lambrichs[47] dans sa lettre-introduction publiée en tête du Procès-verbal de produire, sans être certain d’y être parvenu, « un roman vraiment effectif : quelque chose […] qui s’adresserait non pas au goût vériste du public – dans les grandes lignes de l’analyse psychologique et de l’illustration – mais à sa sentimentalité. Il me semble qu’il y a là d’énormes espaces vierges à prospecter, d’immenses régions gelées s’étendant entre auteur et lecteur[48] ». S’adresser à la sentimentalité du lecteur, cela signifie : escamoter l’intellect, sortir de la pensée abstraite pour agir directement sur le plan affectif et physique. Le Clézio avait déjà une certaine conception de l’écriture-action en 1963 : « Il y a un moment entre celui qui récite et celui qui écoute, où la créance se précise et prend forme. Ce moment est peut-être celui du roman “actif” dont le facteur essentiel serait une sorte d’obligation[49]. » L’obligation envisagée ici est évidemment de nature morale ; Le Clézio suggère une responsabilité pour le lecteur de s’engager dans une transformation personnelle imposée au contact de l’oeuvre, en raison de l’expérience critique qu’elle implique[50].

Ainsi disons-nous que la recherche de forme coïncide chez Le Clézio avec sa volonté de produire une littérature morale. Cette idée se vérifie dans sa conception de l’art, qui, selon lui, doit « donner à regarder les mêmes choses ensemble[51] ». Remarquons que dans cette affirmation tient pour l’essentiel une définition du signe indexical : l’art (le signe) désigne, pointe, oriente les regards, l’attention du public, vers un objet défini et réel. Rien ne peut être affirmé sans qu’un signe indexical ne désigne d’abord : « [L]’indication (l’action de pointer, l’ostension, la deixis) est un mode de signification aussi indispensable qu’irréductible[52]. » Pour Le Clézio, l’art remplit précisément cette fonction indicative ; en elle résiderait même sa seule raison d’être : « [F]aire asseoir les gens et leur montrer un morceau de la vie afin de les habituer à regarder le reste de la vie[53]. »

La morale de son écriture serait donc celle-là : susciter la formation d’une habitude nouvelle, transformer le regard, permettre à chacun de porter une attention accrue au monde environnant par le biais de la lecture. Charles S. Peirce, discutant du synéchisme (qui pose la continuité entre la matière et l’esprit), écrit : « [L]a conscience s’estompe là où une habitude s’établit, et s’excite à nouveau lorsqu’une habitude se brise[54]. » Autrement dit, c’est lorsque survient un changement d’habitude que la vie est la plus intense, car ce n’est qu’à ce moment qu’émerge la conscience[55]. La dimension morale de l’écriture leclézienne se conçoit aisément dans ce cadre. En effet, si rompre l’habitude fixée est l’unique moyen de faire émerger la conscience, alors produire cet effet par l’écriture constitue un moyen pour le langage d’être conscience et de parvenir à la découverte de « [q]uelque chose de simple, de vrai, qui n’existe que dans le langage[56] ».

Si Le Clézio célèbre Michaux, c’est parce que ce dernier a su montrer que « le langage n’appartient à personne. Il est le règne de la liberté, de l’espace[57] ». La parole poétique de Michaux permet de conjoindre l’être et le langage en une seule unité de conscience ; elle réalise l’intuition naturaliste leclézienne. Pour Le Clézio, « [i]l n’y a rien dans l’univers qui ne soit pas naturel[58] » ; « [t]out est rythme[59] ». L’intelligence préexiste à la langue – « L’intelligence est infinie, elle est beaucoup plus longue que les volutes des mots[60] » – et le travail de l’écriture est de rejoindre cette antériorité. En un sens, on peut dire que la recherche de forme leclézienne trouve son aboutissement dans les Voyages de l’autre côté, qui constituent une tentative de parvenir, dans le langage, à un état de conscience liminaire. Se tenant à l’extrême seuil du langage, dans une sorte de stase à la limite de la signifiance, l’écriture leclézienne pointe vers les profondeurs originelles du monde, là où naissent les séismes : « Les ordres, les vrais ordres, ils naissaient à 4 000 mètres de profondeur, et ils lançaient leurs lents tourbillons[61]. » C’est à ces ordres naturels qu’obéit Le Clézio, incandescent : « L’homme qui écrit n’invente rien. Il est un passage et l’électricité qui allume un instant son filament de tungstène vient de très loin, va ailleurs[62]. » Ainsi s’éclaire cette réponse de Le Clézio offerte à Xu Jun sur son rapport à l’écriture :

Pour continuer d’écrire, il faut croire à cet autre langage (celui de la forêt, par exemple, mais ce peut être aussi celui d’un équilibre dans le monde urbain) dont l’écriture boit parfois le nectar, par miracle, ou par assiduité dans l’effort. Ainsi peut-on par instants, et ce sont ces instants qui justifient tout le reste, approcher de l’adéquation du langage au monde – appelons cela, de façon un peu moralisatrice, la vérité[63] ?

Reterritorialiser la langue, reconnecter le monde et le langage et se savoir médiateur dans cette affaire ; tel est le sens et la vertu politiques de l’écriture leclézienne.

Une politique singulière

Nous avons montré comment Le Clézio tirait profit de sa filiation à Michaux. Le panthéon leclézien ne s’arrête cependant pas au poète belge. Rimbaud, Artaud, Lautréamont, Malcolm de Chazal, Jean Grosjean et Max Jacob y figurent en bonne position également[64]. Dans une préface aux Chants de Maldoror rédigée en 1967, Le Clézio laisse comprendre quelles affinités électives le rattachent à Isidore Ducasse : « Lautréamont : prophète de la poésie libérée, celui qui a montré que la littérature pouvait encore essayer d’exprimer l’homme dans sa totalité. Le symbole de la rébellion contre l’ordre établi, du cri contre le langage-prison[65]. » La tutelle poétique du « prophète » Lautréamont est palpable dans l’écriture leclézienne, et ce, dès Le Procès-verbal. Mais elle ne s’affirme sans doute nulle part aussi puissamment que dans Les Géants, grand roman dystopique porté par un souffle prophétique et révolutionnaire dénonçant le pouvoir coercitif des signes et la part délétère de la sémiose[66]. La recherche de forme de Le Clézio ne s’effectue toutefois pas au service d’une pure destruction de l’ordre établi, bien au contraire. L’écriture est une proposition d’existence qui ne trouve sa pertinence que dans sa capacité à fonder la communauté :

L’écriture est un système, un système parmi tant d’autres, où l’indépendance n’a pas de sens. Celui qui écrit doit, d’une manière ou d’une autre, par un mot, une expression, une idée, se rattacher, se soumettre et s’admettre. Sa révolte ne peut pas être autre chose qu’une nouvelle manière d’adhérer. C’est-à-dire non seulement d’adhérer au réel, de s’accepter comme homme vivant dans le monde vivant, mais aussi de se vouloir dans la société, de participer à la pensée, aux rythmes et aux rites collectifs[67].

Ultimement, la politique leclézienne de la littérature se résume par une double analogie formée (ou confirmée) au contact de diverses sociétés et cultures autochtones d’Amérique (à partir de 1967 au Mexique, et de manière intensive entre 1970 et 1974 au Panama[68]). Pour Le Clézio, l’écrivain est comparable au sorcier et son écriture s’assimile à un chant rituel. Il détient le secret d’une langue qui oscille « entre le chant, l’incantation chamanique, le récit, la poésie[69] », « une sorte d’envoûtement rythmique, […] d’unisson communicatif que l’on peut qualifier de magique[70] ». Cette forme hybride, à la limite du lisible, réalise l’idéal politique de l’écriture-action, à savoir : produire une littérature qui est aussi médecine[71]. Le Clézio à Pierre Lhoste en 1971 :

Pour moi il n’y a aucun doute, le sorcier et l’écrivain font un peu le même travail. Le sorcier fait un travail qui consiste à soigner ou à prévoir l’avenir ou à conjurer des démons ou à invoquer des démons, et ceci uniquement pour répondre aux besoins de la communauté. Eh bien, l’écrivain, et même finalement tout artiste quel qu’il soit, opère de la même manière, il dispose lui aussi de tatouages rituels, il dispose de mots rituels, il dispose d’images rituelles et il va les proposer et ce passage va se faire ou ne pas se faire. S’il ne se fait pas, c’est que le sorcier n’est pas admis par la communauté. S’il se fait, c’est que le sorcier-écrivain est admis par la communauté[72].

Que peut l’écrivain pour guérir sa communauté ? Écrire, c’est-à-dire danser contre le nouveau déluge, suggère Le Clézio à la dernière ligne de La Fête chantée[73].

Comment, en fin de compte, décrire la politique de la littérature promue par Le Clézio ? Rappelons d’abord quelle était notre visée. Il n’était pas question d’étudier les contenus de représentation à caractère politique dans l’oeuvre de l’écrivain, mais d’interroger le discours de ce dernier sur la valeur politique (morale) de la littérature. L’approche adoptée pour mener cette enquête définit les politiques de la littérature comme des « systèmes de représentation [qui] prescrivent des manières de lire et d’interpréter à travers lesquelles se produit et se reproduit la signification politique de textes[74] ». Dans un premier temps, nous avons montré que, chez Le Clézio, la signification politique de son écriture reposait sur des enjeux fondamentalement sémiotiques, qui déterminent dans sa dimension communicationnelle le pouvoir d’action de la littérature. Le projet d’écriture-action préconisé par Le Clézio est rendu possible en raison d’une assise réaliste qui conjoint le monde et les signes en une même unité naturelle et dynamique. Dans un deuxième temps, nous avons montré que la métaphore du sismographe employée par l’écrivain pour théoriser sa propre pratique mettait en lumière l’importance de la dimension indexicale de son écriture. Cette indexicalité suppose la conscience d’une production médiatrice située. L’écriture sismographique tire d’abord sa matière et sa forme du monde physique par le biais du corps-auteur, qui amplifie les mouvements du monde dont il a l’expérience ; elle vise ensuite à agir causalement dans le monde physique par le biais du corps-lecteur en inscrivant son mouvement en son sein (par l’expérience de la lecture). Ainsi proposons-nous de concevoir la politique leclézienne de la littérature comme volonté de produire du commun (une communauté de sens) par la mise en connexion des corps territorialisés dans le monde et dans l’espace social, au coeur de « l’infiniment moyen » du langage où se déploient les rites et les mythes. La recherche de forme chez Le Clézio est donc irréductiblement liée à une visée et une action politiques, car « avant toute spécification formelle, c’est l’aventure d’être vivant qu’on veut exprimer[75] ». L’écriture leclézienne cherche à combler l’espace qui est entre les hommes, non pour y reproduire de la division, mais pour y agir comme une force cohésive fondée sur, et suscitant, la conscience du bien commun du monde. « Certes, écrit Le Clézio, la vie en communauté réclame [des] échanges […], mais ce n’est pas suffisant. Il faut avoir, par-dessus tout, la conscience. Et dans une certaine mesure, être conscient de soi, c’est sentir[76]. » Sismographe, capteur sensible du monde au crayon nerveux, Le Clézio traduit cette conscience des sens au moyen de l’écriture.