Corps de l’article

Introduction

L’empowerment est aujourd’hui intégré au discours de l’intervention sociale (Deslauriers, 1999; Leonardsen, 2007; Shera et Wells, 1999; Simon, 1994) tout comme aux champs des sciences de la santé (Aujoulat, 2007; Lemire, Paré et Sicotte, 2006; Lord et Hutchison, 1993; OMS, 1986), de l’éducation (Hubbard, 2013; Sleeter, 1991), de la gestion des ressources humaines (Boudrias et Savoie, 2006; Spreitzer, Kizilos et Nason, 1997; Thomas et Velthouse, 1990), du développement international (Alsop, 2004; Bénicourt, 2006; UNDP, 1997) et de la psychiatrie/santé mentale (Bellahsen, 2016; Greacen et Jouet, 2012; Ibarrart, 2016; Martin, 2017) notamment, tant il s’agit d’une notion associée à la justice sociale et à la solidarisation des personnes dites en situation de vulnérabilité. Si la solidarité est souvent considérée comme une finalité implicite de l’empowerment, elle constituerait aussi un catalyseur du processus d’appropriation du pouvoir[2] des destinataires de l’intervention sur leur propre vie. L’énoncé suivant illustre bien l’importance accordée à la force mobilisatrice du groupe manifestée à travers une dynamique sociale de mise en commun :

[…] ce sont aux femmes elles-mêmes [destinataires de l’intervention] qu’il revient de déterminer leurs besoins, de proposer des solutions et de réaliser des actions. Les liens de solidarité internationale permettent de renforcer cet « empowerment » dans une relation égalitaire basée sur l’estime et le respect.

CISO, 2015

Toutefois, l’empowerment pose problème au « champ scientifique d’études interdisciplinaires » (Parazelli, 2015) qu’est le travail social tout d’abord parce qu’il fait l’objet d’un usage polysémique (Ziegelmeyer, 2018) brouillant la compréhension non seulement du processus d’appropriation du pouvoir lui-même, mais également du sens de la vie collective pour lequel les intervenantes et intervenants expriment leur désir de solidarité. L’objet de ce problème concerne l’état d’indéfinition (Karsz, 2011) de la notion d’empowerment : « Plus une définition reste implicite, non justifiée, non argumentée, et plus sa discussion s’avère malaisée, et improbable sa rectification raisonnée » (Karsz, 2011, p. 15). Nous constatons qu’elle est « maniée comme une évidence allant de soi » (Karsz, 2008, p. 150) à mesure que ses adhérents s’y appuient comme à un « concept placebo », à l’image de celui d’approche globale (Parazelli, 2009) ou de participation (Pelchat, 2010), donnant l’impression d’un développement théorique exhaustif sous les atours séduisants des valeurs progressistes qu’il symbolise. Inspirée de l’ethos démocratique, la discussion raisonnée entre pairs fondée sur des arguments permettant de rectifier les failles de notre compréhension des phénomènes sociaux se trouve menacée du fait de la substitution du registre théorique par le registre idéologique, ce qui compromet le travail réflexif sur l’orientation des pratiques si essentiel au travail social. L’enjeu se situe donc dans notre capacité à débattre de cette notion : comment parler de l’empowerment si les éléments définitionnels ne sont pas explicités; comment en débattre si les liens logiques donnant leur cohérence méthodologique à la pratique ne sont pas dévoilés? Le danger réside dans la stagnation de nos discours de légitimation des pratiques au seul niveau des valeurs idéalisées et sur la base d’un attachement subjectif à une notion qui semble se suffire à elle-même par sa relation symbolique à un idéal plaisant et utopique certes, mais aussi autoréférentiel. D’où le risque que le travail social en reste à fonctionner à l’aveugle, récupéré par des modèles de « bonnes pratiques » allant à l’encontre de ses « partis-pris idéologiques » (Karsz, 2011) ou à tout le moins agrandissant l’écart de traduction entre les principes méthodologiques prescrits et l’accomplissement pratique réel (Bay-Cheng, et collab., 2006; Eliasoph, 2011). Le présent article vise à contribuer à développer la pensée critique interdisciplinaire dans l’avancement des connaissances entourant l’empowerment en travail social (Bay-Cheng, et collab., 2006; Rivest et Moreau, 2015). Il apparaît donc nécessaire d’explorer comment différentes perspectives théoriques de l’empowerment induisent des significations différentielles de la solidarité à cause de la poursuite de certaines finalités sociales.

Considérations méthodologiques

Les auteures et auteurs qui ont tenté de rendre compte de la pluralité sémantique de l’empowerment (Bacqué et Biewener, 2013; Cantelli, 2013; Damant, Paquet et Bélanger, 2001) ont surtout mis l’accent sur le déploiement de positionnements idéologiques concurrents, ce qui nous renseigne en définitive très peu sur les logiques théoriques qui y sont à l’oeuvre, logiques qui nous permettraient de dégager des conceptions du phénomène d’appropriation du pouvoir en lien avec leur finalité sociale correspondante. Nous avons donc mené une recherche documentaire (186 articles) focalisée sur une série de mots clés correspondant aux perspectives identifiées dans l’analyse de problématisation de notre objet : empowerment, conscientisation/conscientization, féminisme/feminism, habilitation (fr)/ habilitation (an), développement du pouvoir d’agir/capacité d’agir, capabilité(s)/capability, responsabilisation/responsibilization. Les bases de données étudiées comprennent Érudit, Cairn, OpenEdition, Persée et Repère du côté de la littérature francophone, ainsi que ScienceDirect, Springer Link, Social Services Abstracts, Google Scholar, Canadian Periodical Index, PubMed et Wiley Online Library du côté de la littérature anglophone. Le corpus d’analyse a été déterminé à la mesure des auteures et auteurs les plus fréquemment cités pour chaque mot clé. En considérant la diversité conceptuelle de l’empowerment dans la littérature scientifique, nous avons dégagé six perspectives théoriques se réclamant de cette notion [empowerment] prêtant à débat : la perspective de conscientisation (Calvès, 2009; Freire, 1974), les perspectives féministes (Damant, Paquet et Bélanger, 2001), celle de l’habilitation (Lord et McKillop-Farlow, 1990), la perspective environnementaliste (Le Bossé, 2012; Ninacs, 1995a), celle des capabilités (Bonvin, 2005; Sen, 2000) et celle de responsabilisation (Denamiel, 2006; Hache, 2007). Enfin, le cadre d’analyse retenu puise à même les grandes interrogations portées par le champ de la sociologie de l’individualité contemporaine relatives aux figures de la domination influençant de façon prépondérante la normativité de notre époque.

En premier lieu, nous présentons une analyse descriptive de chaque perspective d’empowerment (Parazelli et Bourbonnais, 2017). Par la suite, nous examinons comment la solidarité s’actualise au sein de l’empowerment en fonction des spécificités conditionnelles de chaque perspective, après quoi nous soulevons certains angles morts théoriques associés aux perspectives recensées, c’est-à-dire le caractère insuffisamment défini du travail théorique et conceptuel. Précisons que la présente démarche de questionnement sur l’empowerment a été initialement développée au sein d’un groupe thématique dans le cadre du Congrès de l’AIFRIS[3] de Porto en 2015, ce qui a permis de valider certaines pistes d’analyse, et à l’occasion d’un cours de baccalauréat expérimenté en Suisse en 2015. Cette élaboration progressive de l’analyse critique de l’empowerment a donné lieu à un cours de maîtrise donné à Montréal en 2016, ainsi qu’à un article scientifique (Parazelli et Bourbonnais, 2017) et à une présentation dans le cadre du Congrès de l’AIFRIS ayant eu lieu à Montréal du 4 au 7 juillet 2017.

S’agissant à la fois des concepts de solidarité et d’empowerment, cette démarche (dé)constructiviste part des prémisses suivantes :

[…] ce concept polysémique [de solidarité] appelle à être déconstruit du point de vue sociologique, au profit non seulement d’une lecture des pratiques de solidarité et de leurs manifestations multiples, mais aussi de leurs fondements, c’est-à-dire des formes d’échange et des logiques de réciprocité dans lesquelles elles s’inscrivent. Ainsi déconstruit, le terme de solidarité devient un outil conceptuel majeur dans la comparaison des modèles sociaux : il permet l’analyse de la variabilité des formes de solidarité à différents échelons territoriaux et sociaux, et de la façon dont elles s’articulent au sein des sociétés contemporaines.

Van de Velde, 2013

Des perspectives d’empowerment

Notre grille d’analyse de la diversité conceptuelle de la notion d’empowerment s’est concentrée principalement sur l’étude de quatre dimensions structurantes du phénomène, ce qui nous permet ici de ne pas demeurer dans le seul registre idéologique, mais d’aborder aussi directement le registre théorique. Voici ces dimensions : 1) la définition de l’appropriation du pouvoir; 2) les conditions requises au processus; 3) le rôle de l’intervenante ou de l’intervenant face aux destinataires de l’intervention; 4) les finalités sociales poursuivies[4]. La présentation des six perspectives, qui sont synthétisées au tableau 1 joint au présent article, suit l’ordre de leur apparition historique. Il convient de mobiliser ces perspectives en tant qu’idéaltypes, au sens wébérien de modèles abstraits retenant les caractéristiques essentielles d’un phénomène social[5] dont l’usage épistémologique est incorporé dans l’acte analytique de comparaison avec les pratiques sociales empiriques.

Tableau 1

Description des six perspectives de l’empowerment selon quatre dimensions structurantes de l’intervention sociale[12]

Description des six perspectives de l’empowerment selon quatre dimensions structurantes de l’intervention sociale12

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Perspective de conscientisation

Commençons par la perspective de conscientisation. Rappelons que celle-ci émerge du magma théorico-idéologique marxiste dominant les années 1960 et 1970 dans le contexte du mouvement états-unien de lutte pour les droits civiques inspiré notamment des manoeuvres sociales contestataires de Saul Alinsky (1971) et dans le contexte des initiatives d’alphabétisation-conscientisation des groupes sociaux opprimés rapportées à Paulo Freire (1974). L’appropriation du pouvoir y constitue une forme de praxis consistant en une prise de conscience des déterminants individuels et structurels de l’oppression, suivie d’une mise en action cohérente avec une visée libératrice de transformation des rapports sociaux. Les fondements théoriques et idéologiques de cette perspective inspirent ce que certains appellent l’empowerment radical (Bacqué et Biewener, 2013; Bellahsen, 2016; Ziegelmeyer, 2018).

Perspectives féministes

Une seconde perspective, le féminisme de seconde vague des années 1970, reprendra les avancées sociocritiques de la conscientisation tout en la critiquant pour avoir insisté exclusivement sur la dimension économique de l’oppression et pour avoir ignoré de facto la dimension genrée reproduite au sein du système patriarcal. La théorie intersectionnelle (nommée aussi « féminisme de troisième vague » malgré son hétérogénéité interne) formalisée dans les années 1980 et 1990 (Harper, et collab., 2012) développera la réflexion sur la domination en condamnant à son tour l’ethnocentrisme des féministes blanches de la seconde vague qui auraient délaissé la dimension ethnoculturelle à laquelle les féministes noires (black feminists) ont été confrontées (hooks, 1981; Collins, 1990; Crenshaw, 1991). Les tenantes de la seconde phase de l’intersectionnalité (Anthias, 2002; Yuval-Davis, 2006; Prins 2006) reviendront de leur côté sur le cadre d’analyse déterministe de l’ensemble des théorisations féministes précédentes pour introduire un cadre d’analyse socioconstructionniste mettant l’accent sur l’agentivité personnelle des femmes et leur capacité à donner sens à leur expérience de domination genrée à travers une pratique de la narrativité (Harper, 2013) qui a été négligée préalablement au retour des épistémologies subjectivistes. Plus que jamais la solidarité y est conçue comme une condition nécessaire à l’appropriation du pouvoir des femmes; par exemple, dans la section « Acknowledgments » de son premier grand ouvrage, bell hooks (1981) considère que : « Sisterhood empowers women by respecting, protecting, encouraging, and loving us. »

Perspective de l’habilitation

La perspective de l’habilitation, surfant sur la vague du fameux « retour de l’acteur » (Touraine, 1984), fait son entrée dans la littérature en sciences de la gestion, en sciences de l’éducation, en santé publique et en travail social au cours des années 1980, tirant profit des recherches en psychologie cognitive étudiant les perceptions individuelles de capacité et de compétence (Ozer et Bandura, 1990). Il s’agit ainsi d’une première forme historique d’appropriation du pouvoir focalisée exclusivement sur la personne, où cette dernière parviendra à détenir un plus grand contrôle sur sa vie en voyant son sentiment d’aptitude personnelle être rehaussé à travers un processus de participation calqué sur un idéal communautarien d’inclusivité.

Perspective des capabilités

Au même moment à l’échelle internationale, la perspective dite des « capabilités » se constitue autour des théorisations du philosophe et économiste indien Amartya Sen dans les années 1980 et est reconduite dans les rapports et initiatives de développement de la Banque mondiale dans les années 1990 (PNUD, 1995; UNDP, 1997). Cette perspective de l’empowerment prend le contrepoids des conceptualisations des situations de déficit de pouvoir axées sur les enjeux de contrôle des ressources et de recadrage cognitif pour insister sur le caractère différentiel et singularisé de la conversion individuelle des ressources (Sen, 2000) en réalisations effectives répondant aux besoins humains de base (se nourrir, se loger, se vêtir, etc.). En ce sens, les capabilités se définissent comme des « libertés substantielles » (Nussbaum, 2012, p. 39), à savoir « ce que les personnes ont réellement les moyens de faire et d’être » (Nussbaum, 2008, p. 19). Sen, ses continuatrices et ses continuateurs[6] insistent de plus sur l’importance de favoriser la liberté d’accomplissement par la mise en place d’une « structure d’opportunités » philosophiquement alignée sur le libéralisme social[7] de manière à ce qu’il soit possible que les individus puissent capitaliser sur diverses capacités dans la conduite de leur vie. Cette perspective postule non seulement que le bonheur individuel passe par l’aménagement d’un éventail diversifié de cheminements possibles, mais encore que ces orientations soient en accord avec un style de vie choisi, puisqu’en définitive le simple fait de pouvoir disposer de la liberté réelle de choisir constituerait une valeur intrinsèque fondamentale de l’existence humaine (Nussbaum, 2012, p. 45-46).

Perspective environnementaliste

La perspective environnementaliste, quant à elle, tire ses origines de la psychologie communautaire états-unienne revisitée au cours des années 1980 par Julian Rappaport (1981; 1987), ses collaboratrices et ses collaborateurs (Keiffer, 1984; Swift et Levin, 1987; Zimmerman et Rappaport, 1988), qui ont fondé leur discipline à nouveaux frais sur la notion d’empowerment plutôt que sur celle de prévention, prompte à induire des analyses culpabilisant les victimes (blaming the victim). En contexte québécois des années 1990, William A. Ninacs (1995a; 1995b; 1997; 2002) et Yann Le Bossé (1993; 1996; 1998a; 1998b; 2002; 2003; 2012) ont proposé la périphrase « développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités » (DPA-PC) comme traduction française de la notion d’empowerment dans le sillon de leurs travaux de recherche[8]. Proposant une posture dite « pragmatique »[9] de l’appropriation du pouvoir, l’environnementalisme adopte un cadre d’analyse écologique (Serrano-Garcia, 1984; Trickett, 1994; Cyr et Wemmers, 2011; Le Bossé, 2003) mettant l’accent sur la réunion d’un ensemble de conditions individuelles et structurelles du « passage à l’action » en vue de permettre aux individus de développer une maîtrise plus grande de ce qu’ils valorisent. L’empowerment est ici assimilé au bien-être individuel décliné selon le degré de satisfaction des besoins personnels, relationnels et communautaires (Chamberland, Bourassa et Le Bossé, 2017).

Perspective de responsabilisation

Enfin, la perspective que nous avons qualifiée de « responsabilisation » est unanimement condamnée par les autres perspectives d’empowerment en tant que relais normatif des « modèles induits par les thèses associées au néolibéralisme » (Quirion et Bellerose, 2007; Chamberland, Bourassa et Le Bossé, 2017). Elle apparaît dans le contexte sociopolitique du démantèlement des systèmes occidentaux de protection sociale (Castel, 2009). Elle enjoint aux destinataires de l’intervention sociale à l’intersection de maints axes de stigmatisation (Barbeau, 1992; Dobson et McNeill, 2011; Flint, 2006; Lorenz et Bigler, 2013; Reysz, 2006) d’assumer la responsabilité non seulement de leurs actes mais également de l’état même de leurs conditions d’existence par le développement de leur capacité d’adaptation à l’environnement socionormatif néolibéral fondé sur les valeurs d’indépendance, de compétitivité, de performance et de concurrence (Dardot et Laval, 2009). L’appropriation du pouvoir est conçue ici comme le processus permettant à l’individu de s’autoréguler face à ses problèmes personnels. Paradoxalement, cette conception de l’empowerment instaurerait « un nouveau mécanisme d’inscription subjective de l’emprise de la domination sur les individus » succédant à l’assujettissement sous contrainte et fonctionnant par la stimulation de l’implication individuelle et du sentiment de faute personnelle concernant sa situation d’échec (Martuccelli, 2004, p. 470).

Après cette présentation succincte des perspectives d’empowerment, voyons maintenant à quel type de solidarité renvoient ces diverses formes d’intervention sociale se réclamant de l’empowerment. Mais auparavant, une brève problématisation de l’usage même du concept de solidarité dans la littérature sur l’empowerment s’impose.

Perspectives d’empowerment et significations de la solidarité

Dans les écrits sur l’empowerment, la solidarité souffre également d’une indéfinition conceptuelle (Karsz, 2011). Par exemple, l’initiateur de l’empowerment au Québec au cours des années 1980, William A. Ninacs, fournit une définition sommaire et partielle de la solidarité parce que limitée à l’énoncé de principe ou encore réduite à une nouvelle approche de développement économique communautaire, que ce soit dans sa recherche doctorale (Ninacs, 2002) ou dans son ouvrage de référence « Empowerment et intervention : développement de la capacité d’agir et de la solidarité » (2008). Dans la définition qu’il donne du capital communautaire, on arrive difficilement à distinguer cette notion du concept de solidarité :

le capital communautaire, c’est-à-dire la réserve de sentiment d’appartenance — à la fois à la communauté et à l’environnement — et de conscience de la citoyenneté possédée par chacun de ses membres, assurant l’entraide sur le plan individuel et permettant l’action sur des questions sociétales plus larges.

Ninacs, 2002, p. 78-79 et 268

Ou encore, l’interchangeabilité que l’on retrouve entre la métaphore de sororité et le concept de solidarité dans l’oeuvre de l’auteure féministe noire (black feminist) bell hooks freine la rigueur du travail théorique à ce sujet :

Chez bell hooks cela [la sororité] prend la forme d’un impératif posé au dépassement de l’expérience commune de la souffrance et de l’oppression. Elle refuse de fonder la solidarité sur une sympathie réciproque née de la souffrance partagée. C’est, en lieu et place d’une condition victimaire universelle, un engagement politique qui doit en être le fondement.

Synonyme de solidarité, comme la fraternité [...] la sororité hypostasie, comme la fraternité, un lien de parenté, alors même que le terme indique un lien qui n’a rien de naturel. Elle institue un groupe de paires ou pairs; le terme évoque un lien politique et social de type horizontal et réciproque. Il s’agit d’imaginer une relation entre des femmes qui échappe à l’asymétrie dans laquelle elles sont généralement confinées, qu’elle soit statutaire ou, si elle fonctionne dans l’autre sens, produite à l’occasion des activités de care.

Ferrarese, 2012, p. 223-224

Généralement, on constate que la solidarité dans la littérature sur l’empowerment a d’abord une fonction expressive, à savoir qu’elle tient lieu soit de valeur, de sentiment altruiste ou encore de désir d’entraide envers les personnes les plus désavantagées. La montée en popularité de l’appel à la solidarité doit être rattachée à son contexte historique particulier :

  • Une économie politique mondialisée associée à la libre circulation des capitaux et des marchandises, à la délocalisation de la production, à l’accroissement des inégalités sociales intra-, inter- et trans-nationales et à la transformation des conditions de travail (Bec, 2007; Castel, 2009; Soulet, 2007);

  • Une crise de ce que Durkheim appelait la « solidarité mécanique » — les liens sociaux de réciprocité structurés en fonction des normes de ressemblance et d’égalité interindividuelles — au profit de l’avènement d’une « solidarité organique » axée sur la différence (Zoll, 1998);

  • Le démantèlement des systèmes de protection sociale en droite ligne avec la remise en question de l’État social imposant aux pratiques d’intervention sociale l’adoption d’un nouveau critère d’évaluation : l’efficacité (Jouve, 2006; Le Bossé, 2003; 2012);

  • La consécration d’une « mutation anthropologique » (Aubert, 2004) associée à l’émergence d’un nouvel individualisme qualifié hier de « postmoderne » (Badal-Leguil, 2003) et aujourd’hui d’« hypermoderne » et fondé sur les impératifs d’autonomie et de réalisation de soi.

La posture républicaine pour laquelle la solidarité serait nécessairement médiatisée par l’État depuis ses tout débuts (Soulet, 2007) serait donc révisée aujourd’hui au profit de la valorisation des « nouvelles solidarités » communautaires (Ninacs, 2002) en réaction aux conséquences économiquement excluantes du marché, à la domination politique d’un État disposant du monopole de la violence légitime et à la hiérarchisation technocratique des savoirs où les experts tiennent le haut du pavé (Chanial, 2014). En somme, depuis les années 1980, période associée à la montée du néolibéralisme et au déclin de la fonction redistributive de l’État, on n’a paradoxalement jamais autant parlé de solidarité (Rist, 2007).

Bien que la solidarité ait pris historiquement le relais de la charité chrétienne et de la fraternité révolutionnaire selon Blais (2017), il n’en demeure pas moins nécessaire ici de mieux comprendre ce dont il s’agit au-delà de la « générosité bienveillante ». La conceptualisation de la solidarité proposée par Gilbert Rist (2007) nous permet ainsi d’emprunter le registre théorique à partir de l’identification des quatre conditions nécessaires et suffisantes au phénomène solidaire :

  1. Une communauté d’intérêt subjectivement actualisée à travers un sentiment d’appartenance à une symbolique transcendante commune;

  2. Un adversaire commun impliquant l’inscription de la sociabilité réciprocitaire au sein d’un cadre d’action conflictuel;

  3. Une obligation morale ou contractuelle faisant office de récit de légitimation de l’action;

  4. Un partage des gains et des pertes de l’action envisagée entre les partenaires.

Cette définition opératoire représente un intérêt, car elle permet la caractérisation des pratiques sociales plutôt que de reposer seulement sur des valeurs (Rist, 2007, p. 44). À ce stade-ci, nous sommes donc en mesure de prendre acte des significations de la solidarité qui se dégagent des perspectives d’empowerment selon les conditions structurantes de la solidarité. Nous renvoyons ici au tableau 2 pour une présentation synthèse de notre propos.

Communauté d’intérêt

L’ensemble des perspectives d’empowerment parviennent effectivement à faire graviter les liens de sociabilité construits au sein du processus d’appropriation du pouvoir autour d’un sentiment d’appartenance à une symbolique sociale partagée par les destinataires de l’intervention : « [...] l’être humain se sent solidaire de l’autre dans la mesure où il se reconnaît une identité commune déterminant son appartenance au groupe » (Lacroix, 2007, p. 56). Ce sentiment d’appartenance possède un coefficient de mobilisation cohérent avec le concept durkheimien de solidarité « organique » (Durkheim, 2007)[10], c’est-à-dire la forme contemporaine de lien social caractérisé par une logique de différenciation des rôles et fonctions des membres de la société (Zoll, 1998).

Tableau 2

Description des six perspectives de l’empowerment selon quatre conditions de la solidarité

Description des six perspectives de l’empowerment selon quatre conditions de la solidarité

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À l’instar de Ninacs (2002), nous ne concevons pas d’incompatibilité entre la communauté d’intérêt, lieu d’associations instrumentales entre individus, et la communauté d’identité, espace moral d’expression et d’identification (Ninacs, 2002, p. 270-274). Car, bien que leur raison d’être soit distincte, l’une fonctionnant suivant la formalité des investissements rationnels, l’autre au pouls des liens existentiels et affectifs propres à l’identitaire, les deux types de groupements n’en comportent pas moins une réserve symbolique de sentiment d’appartenance. De même que les autres aspects constitutifs qui font une communauté, soit un territoire plus ou moins délimité, des valeurs partagées forgeant une identité commune, des interactions ayant lieu dans un espace public, des supports favorisant l’entraide ou la participation, un destin et une orientation communs (Blakely et Snyder, 1997, p. 32-34, cité par Ninacs, 2002, p. 273-274). La solidarité circule donc à travers les relations tissées au sein des communautés indépendamment du contenu symbolique à l’origine de son pouvoir fédérateur : la communauté d’identité intègre des enjeux d’intérêts personnels, de même que la communauté d’intérêt comprend des valeurs communes.

De la même manière, pour autant que nous ayons affaire à une perspective d’empowerment focalisée davantage sur la dimension individuelle (habilitation, capabilités ou responsabilisation), ce qui cimente le sentiment d’appartenance auquel l’individu adhère a constamment une connotation que l’on qualifiera de « transcendante ». Nous verrons plus loin que cette connotation est liée à la dimension symbolique de l’obligation morale correspondante.

Adversaire commun

Nous interprétons l’adversaire commun chez Rist (2007) en le représentant selon la condition par laquelle un obstacle doit être surmonté pour qu’un processus d’appropriation du pouvoir puisse s’actualiser. La recherche documentaire nous a aiguillés vers les obstacles spécifiques identifiés par les six perspectives d’empowerment : l’intériorisation des situations de domination (conscientisation), celle des rapports de domination genrés (féminismes), le sentiment stigmatisant d’inaptitude (habilitation), le sentiment d’impuissance à définir soi-même ses problèmes et ses pistes de solution (environnementalisme), l’absence de liberté de choix de modes de vie (capabilités) ou encore la dépendance socio-institutionnelle (responsabilisation).

On ne peut que constater à quel point l’empowerment inscrit généralement l’aspect conflictuel du cadre d’action mis en place dans la personne elle-même, qu’il s’agisse de ses perceptions, de sa motivation ou de ses possibilités d’agir. Comportant toujours une partie individuelle, le processus d’empowerment se déploie également sur une échelle collective dans certaines perspectives (conscientisation, féminismes, environnementalisme, capabilités). Si donc les perspectives d’habilitation et de responsabilisation choisissent d’ignorer le collectif comme source de contraintes possibles, les autres perspectives tentent d’en articuler les deux faces, le risque étant d’en privilégier une au détriment de la prise en compte de l’autre.

Obligation morale ou contractuelle

Loin de déterminer son projet de vie selon sa seule volonté, la personne est soumise à des influences morales qui participent à la symbolique identitaire de la communauté d’intérêt à laquelle elle se sent reliée et qui contribue à légitimer son action. Ainsi, l’appel à des valeurs et à un projet idéal de société ne peut être dissocié du processus individuel de construction identitaire.

C’est d’ailleurs précisément cette forme de transcendance animant le rapport social de solidarité qui lui confère psychosociologiquement parlant une signification. Par transcendance, nous entendons en fait l’ensemble des valeurs attachées à une communauté qui stimulent ses membres à agir par motivation intrinsèque : « Nous dirons de la valeur qu’elle est une manière d’être ou d’agir qu’une personne ou une collectivité reconnaissent comme idéale et qui rend désirables ou estimables les êtres ou les conduites auxquels elle est attribuée » (Rocher, 1992, p. 70). On peut aussi avancer que les valeurs paraissent doublement encastrées dans la structure de l’action sociale : elles suscitent fidélité et respect, et elles se veulent symbolisées dans des manières d’être, de faire, de penser et d’agir. Le symbole, c’est donc cette chose présente qui tient lieu, sous le mode représentationnel, d’une autre chose absente de type conscient ou inconscient (Castoriadis, 1975; Rocher, 1992; Mendel, 1977). Par transfert envers l’idéalité signifiée, l’objet symbolisé porte alors une certaine charge affective qui peut parfois avoisiner la conversion religieuse (Rocher, 1992). Tel un véritable carburant social, le symbolisme fournit sa matière première à l’institution afin qu’elle puisse engendrer son travail de mobilisation auprès des personnes concernées. Dans les termes de Castoriadis, les institutions existent sous forme de réseaux symboliques sanctionnés (Castoriadis, 1975).

Mais les valeurs posséderaient en outre une vie idéale propre, en interaction avec les contingences de l’action elle-même, du sein même des imaginaires sociaux auxquels elles participent (Castoriadis, 1975). Elles auraient une histoire imaginaire qui a été instituée sur un mode toujours impersonnel, en relation à d’autres imaginaires et ordres symboliques préexistants. L’imaginaire, c’est minimalement « quelque chose d’»inventé» — qu’il s’agisse d’une invention «absolue» («une histoire imaginée de toutes pièces») », ou d’un glissement, d’un déplacement de sens, où des symboles déjà disponibles sont investis d’autres significations que leurs significations « normales » ou « canoniques » (Castoriadis, 1975, p. 190). Une des difficultés épistémologiques majeures concernant la question des rapports entre le symbolique et l’imaginaire tient à ce qu’il s’agisse de réalités nécessairement concomitantes : l’imaginaire effectif a besoin du symbolique pour passer de la virtualité à l’actualité, mais, en retour, le symbolique suppose déjà ce que Castoriadis nomme l’imaginaire radical, soit « la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le mode de la représentation, une chose et une relation qui ne sont pas (qui ne sont pas données dans la perception ou ne l’ont jamais été) » (Castoriadis, 1975, p. 191). Toutefois, la symbolisation des imaginaires est toujours tenue de se rattacher à une composante réelle-rationnelle absolument nécessaire pour qu’elle soit pensée et agie, alors elle doit forcément trouver à s’incarner dans la vie matérielle.

Pour en revenir à la question de la solidarité, nous faisons l’hypothèse que les finalités sociales de chaque perspective d’empowerment, couplées à la communauté d’intérêt convoquée, dénotent l’inscription de chacune dans un type de solidarité spécifique. Chaque signification de la solidarité aurait ainsi une consistance représentationnelle permettant à l’individu de sortir de lui-même et d’être symboliquement relié à sa communauté d’attache à travers l’adhésion à des valeurs et à des imaginaires communs. Par son idéalité et la charge affective qu’il investit dans des causes matérielles, cette signification devient pour ainsi dire une obligation morale. Sans ce commun, aucune communauté n’est donc pensable, aucune solidarité possible. À quoi bon la solidarité, si on ne sait pas à quelle fin elle doit servir concrètement? Mais, dans son envers, il n’est pas non plus erroné de penser que ce sens transcendant de la solidarité reconduit aussi une forme d’autorité familialiste inconsciente (Parazelli et Ruelland, 2017). Le seul appel aux valeurs d’autonomie et d’émancipation a parfois cet effet performatif qu’il suffit la plupart du temps à légitimer des pratiques du simple fait qu’il ait été lancé : « C’est en ce sens que, sous couvert d’émancipation, l’empowerment fonctionne comme un processus de normalisation. Il rejoint la série de notions et de pratiques qui crée des émancipations falsifiées. » (Bellahsen, 2016, p. 74).

Partage des gains et des pertes

La prise de risque, en plus de compter parmi les conditions théoriques de la solidarité, serait une composante essentielle et inhérente à tout acte en tant que tel (Mendel, 1998; Ninacs, 2008). Or, l’ensemble des perspectives d’empowerment engagent bel et bien les destinataires de l’intervention à mutualiser les gains et les pertes de la démarche d’appropriation du pouvoir mise en branle, à l’exception de la perspective de responsabilisation dans laquelle l’individu se retrouve isolé face à l’intervenante ou l’intervenant, devant assumer seul les risques et les résultats de son acte.

Discussion : questionnement sur l’empowerment par les angles morts

Les résultats de cette analyse montrent une certaine économie du travail théorique qui se manifeste au sein des six perspectives d’empowerment. Nous constatons que ces perspectives ont toutes comme objectif d’amener la personne à ajuster ses représentations de manière à rendre possible un agir par et pour elle-même, avec la solidarité horizontale tissée avec ses pairs. Toutefois, il est toujours postulé qu’elle porterait intrinsèquement le potentiel de changer sa situation déficitaire par la manifestation d’une action émancipatrice. Ce postulat est la plupart du temps exprimé sous le mode d’une croyance et non étayé théoriquement. Cette croyance semble prendre le pas sur l’analyse critique de ce qui se joue dans le désir d’autonomie sociale que l’on souhaite voir se développer chez les destinataires de l’intervention. La foi dans les capacités individuelles, croyance inhérente aux perspectives d’empowerment, tend à rendre caduc le questionnement sur le rôle macrosocial de la solidarité convoquée, sur le type de régime d’autonomie dans lequel nous vivons, ainsi que sur la capacité des destinataires à s’approprier leurs actes en fonction de ce qu’ils désirent et non à partir des normes sociales dominantes intériorisées.

Quelle forme de solidarité?

On conçoit généralement l’individualité contemporaine comme étant autoproductrice et réflexive. À la suite de la chute des métarécits modernes totalisants (Lyotard, 1979), le sens de cette individualité se construirait désormais à partir d’arrangements de valeurs, de modes de vie et de pratiques choisis de toutes pièces en fonction des préférences subjectives des personnes.

Partant de leur projet singulier d’accomplissement et d’épanouissement personnel, ces personnes autonomes tisseraient des relations de solidarité par l’intermédiaire d’une faculté universelle, la raison pratique — à laquelle on réfère en contexte de modernité tardive par l’expression de « mouvement réflexif » (Giddens, 1991) — à la manière d’un sujet universel kantien qui aurait pris la mesure du relativisme culturel de notre époque et qui entrerait en relations de solidarité sur la base d’une délibération éthique avec lui-même. Selon cette conception pragmatiste, la solidarité pourrait être pensée comme :

[…] une potentialité attachée à la délibération individuelle, comme une résultante de la délibération. En ce sens, et pour cette raison, elle résulte d’une situation à partir de laquelle les personnes se reconnaissent une cause et/ou une nature commune, laissant ouverte la finalité de cette solidarité.

Lacroix, 2007, p. 67-68

Mais cette conception de la solidarité met sous silence la manière dont les actrices et acteurs vont lire leur « situation vécue » comme pouvant être modulée en fonction de leur socialisation à la normativité dominante leur fournissant une forme de préjugement, soit un étalon de qualification de leurs propres situations sociales vécues. Sans compter que des obligations morales sous forme de finalités sociales préexistent à l’entrée en relation de personnes s’engageant dans une démarche de solidarité. Il convient, dès lors, de nuancer cette analyse de l’individu réflexif délibérant avec lui-même, car son activité délibératrice n’a justement pas lieu dans un vide sociohistorique et dépourvu d’influences inconscientes.

Par ailleurs, si la littérature sur l’empowerment reconnaît bien les réalités d’asymétrie au sein d’une relation d’intervention (Lemay, 2007; Ziegelmeyer, 2018), on continue pourtant à affirmer qu’elle s’inscrit sous le signe de la solidarité. Mais des facteurs positionnels, culturels, organisationnels et inconscients achèvent de creuser l’écart entre les intervenantes et intervenants et les destinataires :

[…] les intervenants sociaux ne sont pas les alliés naturels de ces populations, dont ils chercheraient à accompagner, sinon à satisfaire les besoins, attentes et projets. Nombre de barrières séparent les uns et les autres : institutionnelles, culturelles, en termes d’idéaux et de perspectives de vie, en termes de ressources, pas que financières d’ailleurs, que les populations demandent selon leurs besoins, fournies ou non par les intervenants sociaux en fonction de leurs mandats, des ratios administratifs, de leur appréciation de la situation.

Karsz, 2009, p. 169

À l’instar de Rist (2007), nous croyons qu’il faille distinguer rigoureusement la relation d’aide des liens de solidarité en tant que tels :

L’aide suppose une relation transitive qui va du donateur au récipiendaire et qui implique toujours l’exercice d’un pouvoir, même lorsqu’elle se prétend désintéressée. En revanche, la solidarité repose sur la réciprocité ou la mutualité : par principe, chacun se met (ou est) à la place de l’autre et ce qui arrive aux uns arrive aussi aux autres, sans qu’il puisse y avoir de « passager clandestin » qui empoche la mise sans participer aux risques.

Rist, 2007, p. 47

Il apparaîtrait dès lors abusif de qualifier une relation non horizontale de solidaire quand bien même les tenantes et tenants de l’empowerment manifesteraient délibérément des intentions vertueuses. En ce sens, nos conceptualisations des actes bienveillants auraient avantage à se diversifier : a-t-on affaire à de l’altruisme, de l’entraide, de la philanthropie, du désintéressement, à un souci de l’autre, à de l’empathie, à de l’humanisme, etc. (Rist, 2007)? Concernant les approches se réclamant de l’empowerment, nous proposons que la solidarité soit comprise en tant que condition instrumentale du processus d’appropriation du pouvoir, et qu’elle doive être restituée à l’intérieur du cadre moral et normatif dans lequel elle intervient. Ce qui revient à nous interroger sur le régime d’autonomie dans lequel l’empowerment se pense et s’exerce.

Quel régime d’autonomie?

L’autonomie est bien une autre notion polysémique s’il en est, particulièrement dans le cas de l’intervention sociale où, à l’image de la société en général, elle y joue le rôle de valeur cardinale (Dierckx, 2017). Le terme d’« autonomisation » pris comme traduction française de la notion d’empowerment met l’accent sur la visée générale de ce type d’intervention sociale : activer un dispositif de socialisation à l’autonomie permettant et enjoignant tout à la fois à l’individu de réaliser son projet de vie singularisé (Namian, 2012). Tel est l’objectif plus ou moins explicite du processus d’appropriation du pouvoir. Encore une fois, un tel scénario implique la conception d’une personne autoproductrice. L’autonomie y opère sous forme d’injonction sociale (Ehrenberg, 1998; 2010; Martuccelli, 2001; 2004; Rivest et Moreau, 2015) et demeure inquestionnée, non interrogée, tout comme le cadre naturalisé au sein duquel elle assure une fonction culturelle de reproduction (Bellahsen, 2016; Ziegelmeyer, 2018). Mais cette hypothèse appelle d’autres réflexions.

L’analyse des expériences de la domination proposée par Martuccelli (2001; 2004) peut nous éclairer sur la signification politique de l’injonction d’autonomie. Selon l’auteur, la domination serait constituée de deux dimensions — consentement et contrainte — croisées avec ses deux « mécanismes d’inscription subjective » — assujettissement et responsabilisation.

Auparavant, on expliquait le consentement des personnes dominées par la thèse culturaliste de l’idéologie dominante imposant la vision du monde des classes favorisées et voilant la réalité de la domination. Cependant, celle-ci s’avère trop aveugle à la subtilité des multiples résistances symboliques quotidiennes des actrices et acteurs. Or, il n’est pas exagéré de constater l’existence d’un certain consentement pratique envers la domination :

Il n’y a pas nécessairement de « naturalisation de la domination », ni d’adhésion « spirituelle » des dominés, mais tout simplement un accord, au moins apparent, entre leurs pratiques et l’ordre social en place. Mais cette acceptation pratique n’empêche pas les contestations plus ou moins cachées de s’exprimer.

Martuccelli, 2004, p. 473

La domination sous forme de contrainte, de son côté, désigne un système de limitations de l’action plus ou moins transparent et de nature exogène auquel la personne est simplement forcée de se plier, éprouvant par là un sentiment d’impuissance (Martuccelli, 2004, p. 474-477). Ces deux formes de domination prennent ensuite la coloration de leur mécanisme d’inscription subjective.

En ce qui a trait à l’assujettissement, il consiste à faire :

[…] entrer de manière plus ou moins durable quelque chose — une pratique, une représentation — dans l’esprit ou dans les dispositions corporelles de quelqu’un. L’assujettissement contraint les dominés à se définir avec les catégories qu’il impose, qui parfois même s’inscrivent, au-delà de leur conscience, sur leur corps et leurs automatismes les plus réflexes.

Martuccelli, 2004, p. 477

Il s’agit à la fois d’un processus de production-fabrication du sujet à travers des techniques disciplinaires et des techniques de soi que Foucault a déjà inventoriées, et à la fois d’une série de dispositifs discursifs interpellant les individus « au vu de leur fonctionnement et de leur reconnaissance en tant que membres d’une société » (Martuccelli, 2004, p. 478). Or, le second mécanisme d’inscription subjective de la domination, la responsabilisation, opérerait plutôt sur le versant de la flexibilité et de l’adaptabilité de la personne aux contextes d’action expérimentés :

Il suppose que l’individu se sente, toujours et partout, responsable non seulement de tout ce qu’il fait (notion de responsabilité), mais également de tout ce qui lui arrive (principe de responsabilisation) [...] C’est afin de faire face à cette épreuve généralisée de responsabilisation que l’individu doit toujours être capable de s’« adapter » à toutes les situations ou imprévus. Il s’agit moins alors de « soumission » que d’en appeler à l’« initiative » des individus pour qu’ils trouvent la « meilleure » manière d’agir dans la vie sociale.

Martuccelli, 2004, p. 479

Ressentir un devoir d’implication constante, d’une part, et intérioriser sa situation d’impuissance ou d’échec en tant que faute personnelle, d’autre part, voilà les formes subjectives de la responsabilisation selon Martuccelli.

En croisant l’axe des dimensions avec l’axe des mécanismes d’inscription subjective de la domination, nous nous retrouvons en présence de quatre figures idéaltypiques de l’expérience de la domination : l’inculcation (consentement et assujettissement), l’implosion (contrainte et assujettissement), l’injonction (consentement et responsabilisation) et la dévolution (contrainte et responsabilisation) (Martuccelli, 2001; 2004). Comme le mécanisme d’inscription subjective qui nous concerne dans le cadre de cet article est la responsabilisation, nous ferons l’économie du commentaire de l’inculcation et de l’implosion, figures de l’assujettissement.

Prenons tout d’abord l’injonction. Elle se présente minimalement « comme un ordre formel auquel on doit se soumettre » (Martuccelli, 2004, p. 485) et par lequel on est convoqué en tant qu’actrice ou acteur de sa vie et littéralement sommé d’effectuer un travail sur soi-même en vue de son auto-amélioration et son auto-développement. Cette expérience de la domination n’est pas étrangère aux évolutions récentes de l’individualité faisant appel à la réflexivité des actrices et acteurs (Dierckx, 2017). Il appert aussi que les valeurs à la base de l’injonction ainsi que les supports disponibles pour sa réalisation sont qualitativement variés, signifiant par là des effets nécessairement différenciés en fonction de ces données contextuelles. Dans cette optique, l’injonction d’autonomie, c’est-à-dire l’ordre formel de se doter de sa propre loi (sans contenu prédéterminé) et de se forger une intériorité (Martuccelli, 2004, p. 485-486), ne représente qu’une injonction parmi d’autres : l’injonction à l’indépendance (souveraineté personnelle, individu conquérant, non-recours aux protections sociales), l’injonction à la participation (participation citoyenne, réinsertion sociale, réhabilitation sociale, mobilisation personnelle, implication, motivation) et l’injonction à l’authenticité (réalisation de soi, être soi par soi, devenir soi-même, accomplissement de soi, épanouissement personnel) sont autant de commandements faits au soi qui doivent également être pris en compte. La mise en garde épistémologique de cet article quant à la polysémie des notions centrales de la recherche contemporaine en intervention sociale implique de porter attention aux amalgames souvent opérés autour de l’autonomie, notion qu’on oppose souvent de manière interchangeable à la dépendance institutionnelle, à l’hétéronomie ou encore à la dysfonction physique ou cognitive.

Venons-en maintenant à la figure de la dévolution. Il s’agit d’une forme normative rendant la personne totalement imputable de ses actes, impliquant à terme qu’elle doive concevoir sa position sociale comme le fruit exclusif de sa propre activité volontaire (agency). Les situations d’échec, de précarité, d’exclusion et de vulnérabilité deviennent des avatars de la faute personnelle de l’actrice ou de l’acteur en cause, en proie à « une confrontation inédite [...], au milieu d’un vide destructeur, aux conséquences de «tous» ses actes » (Martuccelli, 2004, p. 490). La dévolution incarne un modèle d’ingénierie sociale conséquentialiste : la résultante du jeu socioéconomique au temps présent devient une responsabilité existentielle dont la personne doit en principe assumer la paternité pleine et entière, à la fois des actes posés et omis. Régime de « moralisation punitive » faisant basculer ce qui reste du domaine de la solidarité collective en responsabilité personnelle : « À ce jeu, la responsabilisation finit par «établir» la culpabilité de l’individu. En réalité, l’individu responsabilisé au niveau des «causes» de sa situation est aussi «culpabilisé» sous forme de […] «conséquences». » (Martuccelli, 2004, p. 491).

Nous appuyant sur la proposition du psychanalyste Pierre-Henri Castel (2012), nous trouvons important de soumettre à la discussion la prise en considération du régime d’autonomie régulant les formes d’individualité. Par exemple, l’individualisme est une construction sociohistorique qui mérite d’être analysée selon un mode d’intelligibilité sociologique de la réalité sociale, c’est-à-dire en tant que modalité historiquement spécifique de socialisation à la vie collective. Plutôt que d’évoluer dans une société construite par les volontés individuelles, nous serions au contraire immergés dans une société fabriquant des individualités qui croient s’autogouverner. Or, selon Castel (2012), nous avons vu le rapport à l’autonomie varier dans le temps social sous forme de deux régimes distincts : le régime d’autonomie-aspiration caractéristique de l’individualité culturelle moderne comprenait l’autonomie sous forme d’une acquisition en développement étalée sur la trajectoire de vie de la personne (cette dernière devait faire abnégation de soi dans le présent pour pouvoir espérer un avenir meilleur), tandis que le régime d’autonomie-condition contemporain réinscrit l’autonomie en condition immanente à la dignité humaine dans un horizon d’accomplissement immédiat :

Nul ne conçoit jamais spontanément que l’être-individu est une forme sociale — sans qu’il soit pour autant stupide ni aveugle, car c’est précisément cela, appartenir à la « société des individus » : s’attribuer, en valeur, le statut d’un agent créateur de la société… laquelle, en fait, vous socialise en tant qu’individu-qui-croit-s’autoproduire. Cette forme nouvelle, c’est l’autonomie-condition. L’autonomie-aspiration donnait le premier rôle à la culpabilité, mais plus l’autonomie-condition.

Castel, 2012, p. 355-356

Considérant l’aspect essentiellement paradoxal de l’injonction d’autonomie et des injonctions homologues, la question demeure à savoir distinguer ce qui relève réellement de la volonté proprement singulière de la personne de ce qui provient de sa socialisation en régime normatif d’autonomie-condition. Car l’autonomie ne peut plus désormais être conçue indépendamment de la sphère politique :

Il s’agit d’un rapport à soi-même particulier où l’autonomisation a de fortes chances d’être un rapport de soumission volontaire, donc dans un rapport d’autorité (soumission volontaire) ou de domination (soumission involontaire) à l’injonction de « s’émanciper ». Paradoxe à considérer lorsqu’il s’agit de théoriser l’empowerment aussi bien du point de vue des destinataires de l’intervention que de celui des intervenants.

Parazelli et Bourbonnais, 2017, p. 17

Dans ce contexte, il devient hasardeux pour les tenantes et tenants de l’empowerment de soutenir un processus d’affranchissement de la personne en situation d’impuissance à travers une démarche de réalisation de sa conception de la « vie bonne » et de son « bien-être[11] » (Chamberland, Bourassa et Le Bossé, 2017), puisque le problème de la soumission à l’autorité se pose voire s’impose avec acuité concernant les injonctions à l’authenticité et à l’émancipation : « entre responsabilisation libératrice (Hache, 2007) et affranchissement de conformité, comment les promoteurs de l’empowerment problématisent-ils les enjeux d’autonomisation sociale? » (Parazelli et Bourbonnais, 2017, p. 17).

Au-delà des analyses axées sur les conditions de l’agir chères aux perspectives d’empowerment, la problématique paradoxante de « l’individu-qui-croit-s’autoproduire » ouvre également la réflexion à la question des conditions de l’embarras d’agir (Castel, 2012). Lorsque l’actrice ou l’acteur est constamment sommé de faire la démonstration de ses capacités et compétences, faire preuve de responsabilité équivaut à s’exposer au risque d’échec et au sentiment de honte qui s’ensuit. Cette personne est alors souvent amenée à déployer des mécanismes de protection face à ce « modèle responsabilisant d’interprétation de l’action » (Genard, 2007), dont faire le choix de ne pas choisir ou de s’abstenir d’agir.

De quel pouvoir s’agit-il?

Le dernier angle mort théorique des perspectives d’empowerment que nous abordons fait écho à une question refaisant surface depuis une dizaine d’années dans le giron québécois de la recherche sur l’empowerment (Parazelli, 2007; Le Bossé, 2008).

Si les perspectives d’empowerment ont le mérite analytique d’interroger certaines dimensions politiques telles que le pouvoir sur autrui, le contrôle et l’accessibilité des ressources (power-over), le pouvoir sur soi (power-to) et le « pouvoir-en-commun » (power-with) (Ziegelmeyer, 2018), identifiant les éléments faisant obstacle à l’actualisation de l’appropriation de ces types de pouvoir, il semble néanmoins que les obstacles inconscients brillent par leur absence dans ces analyses. Par conséquent, les blocages empiriques sont traités in situ par des recadrages cognitifs en situation d’intervention plutôt que dans une démarche de compréhension de ce qui se joue dans et autour de cette personne « en panne ». C’est donc le pouvoir que les personnes ont sur leurs propres actes qui reste hors-jeu dans ces analyses centrées sur les processus réflexifs, laissant dans l’ombre la réalité psychosociologique des rapports d’autorité ainsi que leurs effets interactionnels (Parazelli et Ruelland, 2017).

Conclusion

Développer le registre théorique des analyses de l’empowerment en travail social devient une nécessité pour ne pas tomber dans la seule croyance des effets positifs résultant d’une intention bienveillante des intervenantes et intervenants, ou des seules stratégies méthodologiques de la pratique. La prise en compte des angles morts que nous avons brièvement identifiés se veut une invitation à penser l’horizon d’intelligibilité du processus d’appropriation du pouvoir en fonction du régime d’autonomie dans lequel nous vivons. Par exemple, nous avons vu que la visée d’autonomisation des différentes perspectives d’empowerment pouvait entrer en contradiction avec l’injonction du régime d’autonomie-condition actuel et éventuellement représenter un dilemme éthique pour l’intervention. Car le paradoxe responsabilisation libératrice/ affranchissement de conformité pose tout de même une interrogation pratique : comment instaurer une solidarité démocratique dans ces conditions? Et par ailleurs, « sur quels points faire porter prioritairement la critique de cette nouvelle gouvernementalité qui cristallise de plus en plus les rapports sociaux et les modalités de pouvoir au sein même des individus, au point que l’auto-institution de soi s’affirme comme la norme sociale dominante? » (Ziegelmeyer, 2018, p. 5)

Le régime d’autonomie-condition représente, selon notre hypothèse, une forme d’autorité qui pourrait être mise en question par les intervenantes et intervenants et les destinataires de l’intervention. Cela implique, pour les promotrices et promoteurs de l’empowerment, de trouver le moyen d’aborder les enjeux paradoxaux entourant l’intériorisation de l’autorité du régime d’autonomie-condition que certains désignent par l’expression « auto-autorité » (Mendel, 2002, p. 230; Parazelli et Ruelland, 2017, p. 73-100). Il s’agit aussi d’une opportunité d’ouvrir un domaine d’investigation avec les destinataires de l’intervention non encore défriché, et qui correspond à un des noeuds problématiques typiques de l’empowerment : l’emmêlement paradoxal de la liberté et de la servitude. Prendre ce régime comme un adversaire commun ne nous permettrait-il pas de faire un pas de plus en direction de nouvelles possibilités d’action? Dans cette optique, la simple identification d’un clivage d’orientations entre un style responsabilisant et un style émancipant d’autonomisation (Chamberland, Bourassa et Le Bossé, 2017; Rivest et Moreau, 2015; Ziegelmeyer, 2018) n’équivaut selon nous qu’à déplacer d’un cran le questionnement en rabattant une fois de plus la réflexion sur un lexique axiologique progressiste séduisant.

De la même façon que nous pouvons comprendre que certains destinataires de l’intervention puissent vivre de l’impuissance à cause d’un processus structurel d’appauvrissement économique, nous pouvons considérer le régime d’autonomie-condition comme une expérience de « contention idéologique » qui prend la forme d’incitations et de suggestions plutôt que celle de « répression par les interdits ». Bref, il importe de réfléchir de façon critique sur l’emprise structurelle que l’injonction à l’empowerment fait subir aux destinataires du travail social, si nous ne voulons pas nourrir d’autres « meilleurs des mondes ».