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Lorsque Jean-Paul Sartre enferma ses trois personnages en Enfer dans son chef-d’oeuvre Huis clos, dont le célèbre « L’Enfer, c’est les Autres » (1947, p. 93) restera à jamais gravé dans les volumes de la littérature française, l’idée de revenir de cet Enfer parmi les vivants sans but de vengeance quelconque mais avec, par contre, une détermination certaine à ce que lumière soit faite sur la vérité, n’avait pas sa place à ce moment de l’Histoire, l’écriture de la pièce ayant été achevée en 1943 en pleine période d’Occupation de la France par l’Allemagne nazie. Car l’Enfer selon Sartre, c’était déjà le quotidien dans ses rapports conflictuels mais pourtant intrinsèques à la nature des personnages, bien avant l’heure de leur mort. Les « Autres » selon Sartre ne sont d’ailleurs pas forcément les Allemands installés en métropole comme en terrain conquis, mais de manière plus universelle toute autre personne qui, par sa simple existence et son rapport à nous-mêmes, a la capacité de remettre en question, discréditer et anéantir son prochain par des moyens psychologiques, culturels et identitaires. À l’aube de l’époque moderne, la pièce exiguë où se retrouvent enfermés dans leur interdépendance Inès, Estelle et Garcin demeure bien loin de l’Enfer qui est sur le point de se jouer quelque dix années plus tard au cours de la guerre d’Algérie (1954-1962), une guerre fratricide dont les victimes ne cessent de refaire surface dans la conscience française contemporaine.

Le milieu du xxe siècle, marqué par la défaite coloniale de la France au terme de la guerre d’Algérie, voit se développer dans l’imaginaire national français un nouveau concept de l’« Autre ». L’Autre, a priori l’Algérien, apparaît comme une figure essentielle à la reconstruction progressive de l’identité nationale française à une époque où certaines valeurs, jadis considérées comme acquises, se trouvent remises en question au vu de la perte de l’Algérie, autrefois française. Pourtant l’Autre, tel qu’il fut développé dans la pensée sartrienne dès 1943, se révèle être non pas l’antithèse du Français, mais bel et bien son alter ego, le reflet d’une angoisse perpétuelle concernant la place du Français sur son propre territoire et dans le monde. Ainsi l’image négative de l’Algérien comme Autre du Français, répandue par les médias du milieu du xxe siècle, loin de refléter un schisme irréparable entre deux cultures, se trouve être en réalité l’incarnation d’une partie essentielle bien que refoulée de l’identité française : celle de la violence innommable perpétrée par les autorités françaises contre les Algériens au cours de la guerre d’indépendance.

L’Autre tel qu’il est défini par les médias métropolitains de l’époque (Stora 1991, p. 93) arbore ainsi simultanément les signes de l’« anti-français » et de l’« anti-humain », une stratégie discursive adoptée et reformulée par le réalisateur franco-marocain Robin Campillo dans son long métrage de 2004, Les revenants. Dans ce film, le retour du refoulé est effectivement personnifié par un nombre important de morts revenant soudainement à la vie, des morts que Campillo habille de caractéristiques rappelant les immigrés algériens nouvellement arrivés sur le territoire français dans les années 1960. Ce thème de l’« anti-humain » a récemment refait surface dans l’adaptation du film de Campillo par Fabrice Gobert : la série télévisée Les revenants (2012-2015) traite également de morts revenant à la vie dans une petite ville française isolée et accablée d’un lourd passé[1]. Campillo ayant basé son scénario sur la situation des réfugiés du camp de Sangatte dans le nord de la France en 2002[2], la série réalisée par Gobert laisse entrevoir une symbolique similaire puisque sa diffusion correspond à la vague d’immigration contemporaine provenant de Syrie, et à l’installation de nombreux réfugiés dans le nord de la France, notamment dans un bidonville que les médias qualifient de « Sangatte II » et de « Nouvelle Jungle »[3]. Ainsi, le personnage de l’Autre « revenant » apparaît comme un thème fédérateur appelant à l’analyse nécessaire de différents phénomènes de migration dans le cadre de la formation d’une identité de groupe hégémonique et homogène. Toutefois, la présente étude tient à se concentrer sur la période du début du xxie siècle et de la résurgence du refoulé concernant la guerre d’Algérie au moment de la réalisation des films Les revenants (2004) et Caché (Michael Haneke, 2005).

Autour de la violence des événements de la guerre d’Algérie demeure en France métropolitaine une série de non-dits qui, malgré les efforts notables des institutions, refont progressivement leur apparition, notamment par l’intermédiaire du cinéma français[4]. Récemment, le réalisateur franco-algérien Rachid Bouchareb (couronné pour son travail de mémoire sur l’oubli de la contribution des soldats maghrébins durant la Seconde Guerre mondiale dans son film Indigènes [2006]) a retracé dans Hors-la-loi (2010) les confrontations opposant le Front de libération nationale algérien à la police parisienne durant la guerre d’Algérie. Sujet à controverses[5], ce film n’est pourtant pas le seul à révéler l’existence même des événements de cette période dans l’imaginaire français. Avec Caché, le réalisateur autrichien Michael Haneke exposait déjà, à travers ses techniques cinématographiques rappelant l’état de surveillance des Algériens en France, le traumatisme de la première génération laissée pour morte dans une société française qui refuse encore et toujours de reconnaître ses crimes contre l’humanité.

Cette étude a pour but de démontrer une certaine continuité entre les thèmes abordés respectivement par Haneke dans Caché et Campillo dans Les revenants. Tout comme Haneke, Campillo soulève la question du retour du refoulé[6] dans l’imaginaire français, particulièrement concernant cet Autre originaire du Maghreb et la peur que son arrivée soudaine et en masse sur le territoire engendra dans une société française d’après-guerre peu encline à accueillir une population immigrée dont elle ne savait quasiment rien, ses blessures liées à l’invasion allemande à peine pansées. Dans Les revenants, la conscience collective des « vivants » les pousse à se montrer vigilants à l’égard de leurs revenants, leur méfiance étant exclusivement ancrée dans l’apparence et le comportement des morts, plutôt que dans leur essence. En développant un nouveau genre se situant, selon un critique nord-américain, entre le zombie genre et le drame social[7], le réalisateur démontre que la menace imaginée par les vivants est directement provoquée par la peur et l’ignorance de l’administration relativement à la nature de l’Autre, et qu’elle s’avère être le produit direct de l’exclusion de cet Autre dans une société dont l’idéologie tend à demeurer uniforme et hégémonique[8].

En fondant sa critique des violences et autres mauvais traitements perpétrés contre les Algériens après la guerre d’indépendance dans le zombie genre popularisé notamment aux États-Unis en ce début de xxie siècle, Campillo produit un nouvel historique de l’espace socioculturel qui sépare aujourd’hui encore ces Autres du centre, c’est-à-dire de la société française à proprement parler. Dans Les revenants, cette société aux règles de vie très établies finit par repousser et anéantir l’Autre jusqu’à sa disparition perpétuelle dans les livres de l’oubli. Campillo rejoint ainsi Haneke dans sa centralisation de l’h/Histoire sur le personnage français qui, ayant vécu toute sa vie avec des oeillères afin de s’empêcher de voir la misère de l’Autre en France, refuse aujourd’hui encore de reconnaître la responsabilité de la nation dans l’inexistence sociale — c’est-à-dire la mort discursive et perpétuelle — de l’Autre en métropole. Ces deux longs métrages cherchent à faire jour sur ces vérités dans le but de démontrer que l’Enfer est depuis fort longtemps d’actualité, qu’il a dans ce sens poursuivi la conscience nationale française depuis l’Algérie jusqu’en métropole, et qu’il est grand temps de le reconnaître et de s’en accommoder, à l’image de Garcin dans Huis clos : « Les yeux ouverts. Pour toujours. Il fera grand jour dans mes yeux. Et dans ma tête » (Sartre 1947, p. 20).

Le 17 octobre 1961 marque un jour sanglant dans l’Histoire de France et celle des immigrés algériens résidant sur le territoire. En pleine guerre d’Algérie, le Front de libération nationale (FLN), principal moteur de l’insurrection algérienne, ordonne une manifestation pacifiste dans les rues de Paris pour protester contre le couvre-feu imposé par la police parisienne — notamment sa section spéciale menée par Maurice Papon — aux populations nord-africaines résidant dans la capitale. Vingt mille manifestants, hommes et femmes, font alors face à une violence policière atroce née de la peur engendrée par les actes de terrorisme liés au FLN et à leur rival le Mouvement national algérien (MNA) qui secouent la capitale française depuis le commencement de la guerre[9]. Arrêtés, torturés, abattus, leurs corps jetés dans la Seine, l’incident fera environ deux cents victimes, deux cents disparus et deux mille déportés[10].

Dans son ouvrage intitulé La gangrène et l’oubli, Benjamin Stora (1991, p. 93) examine le rôle des médias dans la tournure que cet événement prendra dans l’imaginaire français, ce qu’il appelle « le “pogrom” dissimulé » :

Le 18 octobre 1961, la presse parisienne fait ses gros titres sur une manifestation d’Algériens à Paris. Les journaux parlent d’une « masse hurlante et menaçante » (selon L’Aurore) ayant « pris le métro comme on prend le maquis » (pour Paris-Presse), d’un flot d’Algériens qui « déferlent vers le centre de la capitale en multipliant les exactions et les cris hostiles » (à en croire Le Parisien libéré), et en « narguant ouvertement les pouvoirs publics » (Paris-Jour). Le Monde, de son côté, a vu « plusieurs hommes en civil de type nord-africain qui s’enfu[yai]ent armés de pistolets-mitrailleurs ».

Il faudra attendre l’année 1994, trente-trois ans après les faits, pour qu’un discours officiel prononcé par le président Jacques Chirac reconnaisse non pas deux cents, mais quarante morts[11], les victimes d’une violence acharnée contre une soi-disant « masse hurlante et menaçante ». Enfin, ce n’est que très récemment à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie en 2012 que le président François Hollande a admis la totalité des disparus de cette journée sanglante et la responsabilité de la police parisienne.

C’est dans l’esprit d’un rapport direct de causalité entre le déni collectif et officiel du massacre d’octobre 1961 et le retour du refoulé que se situe l’oeuvre de Haneke, Caché[12]. Un couple bourgeois sans histoire, Georges et Anne Laurent, commence à recevoir, de manière anonyme et à intervalles réguliers sur le pas de leur porte, des vidéos de surveillance montrant leur maison ainsi que leurs allers-retours quotidiens au travail ou à l’école de leur fils unique, Pierre. Le point de vue à partir duquel sont filmées les vidéos est statique, sur le trottoir directement en face de leur domicile et à hauteur des yeux. Georges remarque immédiatement qu’il aurait dû se rendre compte que quelqu’un était là à les observer puisque le point de vue lui semble si évident. Pourtant, ni lui ni son épouse ne semblent faire attention à ce qui les entoure lorsqu’ils quittent le domicile familial. Ainsi leur vie de couple comme leur vie professionnelle baigne-t-elle dans un certain refus d’accepter ce qui est évident, ce qui saute aux yeux. Cette tendance du couple à vivre avec des oeillères renforce l’aspect intrusif et microbien de l’incident récurrent des vidéos de surveillance dans la vie d’Anne et Georges[13].

Pour le philosophe français Michel de Certeau, le système urbanistique moderne et ses efforts ayant pour but d’empêcher l’intrusion d’éléments « étrangers » au coeur de la ville se trouvent impuissants devant la prolifération de ces derniers. Il explique ainsi dans L’invention du quotidien :

Analyser les pratiques microbiennes […] qu’un système urbanistique devait gérer ou supprimer et qui survivent à son dépérissement ; suivre le pullulement de ces procédures qui, bien loin d’être contrôlées ou éliminées par l’administration panoptique, se sont renforcées dans une proliférante illégitimité, développées et insinuées dans les réseaux de surveillance… au point de constituer… des créativités subjectives que cachent seulement les dispositifs et les discours, aujourd’hui affolés, de l’organisation observatrice.

De Certeau 1990, p. 146

Les « réseaux de surveillance » mentionnés par De Certeau ont ainsi pour habitude de se concentrer sur les éléments étrangers au système urbain pour en assurer la sécurité. Pourtant, dans Caché, Haneke permet au spectateur de se mettre à la place du « surveillant » lors de la diffusion des vidéos reçues par Anne et Georges. Ainsi lorsque Georges visionne les cassettes, le point de vue de la caméra du réalisateur passe sans transition à celui de la caméra du « surveillant », celui qui observe les Laurent à leur domicile. Par l’usage du plan fixe faisant passer le point de vue de la caméra de la scène fictive dans le salon des Laurent à la scène de surveillance, et en plaçant de cette façon le spectateur comme sujet actif de cette surveillance, Haneke parvient à renverser la situation : bien que l’apparition des cassettes puisse être considérée à première vue comme une pratique microbienne venant affecter la vie d’Anne et George, Haneke démontre que ce sont bel et bien Anne et Georges eux-mêmes qui vont être présentés dans son film en tant que « microbes » ayant infiltré le discours du réalisateur des vidéos de surveillance. La caméra se veut ainsi accusatrice du mode de vie de ces deux personnages bourgeois, servant ainsi de fil conducteur entre les Laurent et l’auteur des cassettes de manière diégétique mais également sociogéographique.

Au fil de l’histoire, le spectateur est informé de l’existence d’un élément extérieur à la vie du couple, tout du moins à celle d’Anne. Chaque vidéo arrivant accompagnée d’un dessin assez rudimentaire d’un poulet à la gorge tranchée, Georges met rapidement en rapport les messages qu’il reçoit avec un compagnon de son enfance, un Algérien nommé Majid. Il s’avère que les parents de Majid, autrefois au service des parents de Georges, sont morts dans la nuit du 17 octobre 1961 des suites des violences policières. Les parents de Georges avaient alors décidé de recueillir Majid, provoquant la jalousie de leur fils qui, par vengeance, convainquit son jeune « frère » de couper la gorge d’un poulet de la ferme, entraînant ainsi le départ prématuré de Majid, envoyé en orphelinat. Après avoir suivi les directives d’une des cassettes et confronté un Majid adulte, vieilli et fatigué, vivant dans un petit logement lugubre de type HLM (habitation à loyer modéré) en banlieue de Paris, Georges se retrouve le témoin involontaire du suicide de l’Algérien qui lui annonce, avant de se trancher la gorge : « Je voulais que tu sois là. »

Bien que le personnage de Majid soit vivant au moment où il est présenté au spectateur, c’est bel et bien à partir des événements mêlés de l’Histoire et de son histoire personnelle le ralliant à la mort qu’Haneke forme le personnage du « mort-vivant » dans son long métrage. En effet, le cinéaste utilise la nuit meurtrière du 17 octobre 1961 pour préfigurer non seulement la mort inévitable de Majid, mais principalement sa propre mort en tant qu’élément oublié du discours postcolonial de la France d’après-guerre d’Algérie. Majid est ainsi présenté en tant que personnage ayant vécu tel un mort pendant toutes ces années : de la perte de ses parents dans le non-dit national au rejet de la part de Georges et de sa famille, comme de l’orphelinat au racisme sous-latent de la communauté française qui préféra, dès l’arrivée des hommes maghrébins immigrés appelés comme main-d’oeuvre pour reconstruire une France ravagée par la Seconde Guerre mondiale, placer ces hommes dans des bidonvilles d’abord, puis des foyers Sonacotra pour travailleurs par la suite, foyers dans lesquels certains de ces hommes vivent encore aujourd’hui[14]. Majid, représentant des Autres oubliés de la République, des orphelins abandonnés par la mère patrie, est un personnage immortel par l’universalité de sa souffrance, une souffrance qui continuera de hanter le personnage de Georges bien après sa mort.

C’est de cette mort sociale de la première génération d’hommes maghrébins que provient le refoulé pour Georges. Son acte d’enfant égoïste qui a poussé ses parents à envoyer Majid à l’orphelinat est représentatif de la conscience collective française qui, au-delà des évènements d’octobre 1961, se montre constamment prête à tout pour protéger son identité nationale et sa vie privée[15]. Concernant ces immigrés maghrébins venus travailler en France après la Seconde Guerre mondiale et les harkis algériens réfugiés en métropole après la fin de la guerre d’Algérie en 1962, nombreux sont les documents, archives et témoignages qui refont surface en ce début de xxie siècle, et tous dénoncent le même phénomène : le rejet physique, psychologique et social de cet Autre tant valorisé pendant la période coloniale pour son travail au service de la nation colonisatrice, le « frère » de la France, devenu paria, parasite, traître dans les deux camps, inclassable et incasable une fois arrivé sur le territoire. Des Indigènes de Bouchareb aux Harkis d’Alain Tasma (2006), le retour du refoulé, de la honte, de la responsabilité française dans les événements liés au colonial est omniprésent et apparaît sous la forme d’hommes, de femmes et d’enfants revenus questionner la vraie nature de la mère patrie.

Harkis, basé sur le témoignage de la journaliste Dalila Kerchouche dans son oeuvre Mon père, ce harki (2003), raconte l’histoire de la famille Bénamar, bringuebalée d’un camp à l’autre depuis leur arrivée en France au lendemain de la victoire algérienne. Le père, Saïd, est un traître pour sa nation par sa qualité de harki, un soldat parmi tant d’autres qui s’est battu contre les siens aux côtés de l’armée française dans le but de maintenir la présence coloniale en Algérie. La vie dans les camps de harkis décrite dans le film et le documentaire accompagnant le long métrage, intitulé L’amère patrie (Marion Pillas et Frédéric Biamonti, 2013), montre une situation pareille à celle d’un camp de réfugiés : la famille est amenée de nuit par le capitaine du camp dans son nouveau logement, petit, sombre, sale, peu meublé et où un rat mort gît au milieu de la pièce principale. La vie au camp est contrôlée de très près par ce qu’il reste de l’armée française d’Algérie, confinant ainsi les harkis et leurs familles à leur rôle d’inférieurs, de soumis, créant un microcosme dont il est quasiment impossible de s’échapper. Ceux qui posent trop de questions quant à leur statut de « parasites » pour la société française, rendu évident par le placement du camp en plein milieu d’une forêt à quinze kilomètres de la ville la plus proche, sont emmenés sous les ordres du capitaine en ambulance à l’hôpital psychiatrique. Ces éléments du film Harkis, loin de n’appartenir qu’au monde de la fiction, sont corroborés dans le documentaire L’amère patrie par des anciens harkis essayant aujourd’hui de vivre une vie normale après la fermeture des camps.

La création de ces fameux camps, promoteurs d’immobilité, de surveillance et de contrôle, représente la première directive suivie et mise en place au retour des morts dans Les revenants. Le film s’ouvre sur une nuée de personnes pour la plupart blanches et âgées, vêtues de pastel et sortant en masse du cimetière Saint-Louis. Alors que les morts se dirigent vers le centre-ville, la lenteur de leurs pas force le spectateur à les observer un par un au fur et à mesure qu’ils passent devant la caméra, puis de dos lorsqu’ils commencent à rentrer en ville. La scène qui suit immédiatement après le retour des morts est celle d’un conseil municipal qui essaie tant bien que mal de s’entendre sur la gestion du phénomène qui les touche. « Soixante-dix millions de femmes et d’hommes revenus dans le monde » et pourtant, le réalisateur choisit de concentrer ses efforts sur un petit nombre d’habitants d’une ville typiquement française à première vue. Grégory Valens (2004, p. 48) remarque à propos du film :

Il faut dire qu’il comporte plusieurs idées de génie, de l’échelle choisie (les personnages font tous partie du conseil municipal d’une petite ville, ce qui permet de dérouler un récit à taille humaine tout en reliant les événements à l’échelle planétaire, mais sans qu’il soit nécessaire pour les personnages de s’informer par les médias) à la création d’un personnage intermédiaire, médecin humanitaire qui relie les différentes histoires en servant aussi de passeur entre le monde des morts et celui des vivants, et de métonymie pour une société qui s’organise tant bien que mal face au chaos né de l’improbable. 

Comme le souligne Valens, c’est la figure du médecin humanitaire, dirigeant du centre de réfugiés qui gère les relations et qui, finalement, cédant à la paranoïa née de « ce phénomène improbable », sera à l’origine de la charge meurtrière, pour ainsi dire, contre les morts (ibid.).

Car les revenants du film, au-delà de la figure de l’Autre de Jean-Paul Sartre, celui qui nous dérange et qui, dans le cas de Campillo, revient nous juger après que nous ayons fait notre deuil, ne sont pas sans rappeler l’Autre immigré contemporain, celui que la société occidentale au sens large ne peut plus ou plutôt ne veut plus gérer. Valens le reconnaît et note : « Les dortoirs aménagés pour accueillir les morts sont une évocation subtile des camps de réfugiés d’ici ou d’ailleurs (Sangatte), tandis que les belles séquences qui voient les revenants se réunir la nuit ont une double fonction dramatique (elles augmentent la tension) et métaphorique (si l’on accepte l’Autre, est-on prêt à accepter ses habitudes, ses croyances communautaires ?) » (ibid.). Le médecin humanitaire qui gère ce conflit entre la vie et la mort rappelle au spectateur la figure du militaire et même — pourquoi pas ? — du colon en terre hostile, responsable (dans les deux sens du terme) de ce qui pourrait bel et bien se transformer en une insurrection.

Ces éléments narratifs font écho non seulement à l’accueil des réfugiés dans le monde occidental contemporain, mais encore à la double crise dans la gestion des rapatriés de l’après-guerre d’Algérie : celle des harkis, mais aussi celle des pieds-noirs. Ces Français d’Algérie rapatriés dans l’urgence ont en commun avec les harkis leur déracinement soudain, ainsi que leur statut de traîtres en Algérie et d’indésirables en métropole. Ces sept cent mille « revenants », déjà morts aux yeux de la France puisque associés avec la perte de l’Algérie française, furent accueillis à leur retour de manière déplorable par les métropolitains : rejetés, parqués dans des centres de la Croix-Rouge, leur insertion en métropole fut longue et ardue pour ces Français considérés par leurs concitoyens comme des étrangers[16]. L’impossibilité de la gestion de la crise des revenants est annoncée dès le début du film de Campillo par le maire : « L’impensable vient de se produire. Des gens qui, hier encore, étaient tenus pour morts, sont revenus. Ces personnes ont des droits, comme chacun d’entre nous. Un droit à retrouver sa famille, un droit à retrouver son travail. Bref, un droit à reprendre le cours de sa vie. »

Un seul personnage de la ville dépeinte par Campillo semble être issu de l’immigration : Isham, conseiller municipal, dont le fils Sylvain est revenu d’entre les morts. Isham est le seul qui exprime une certaine opposition au travail répétitif auquel sont contraints les morts qui ne parlent plus et ne réagissent plus en raison du traumatisme enduré lors de leur passage dans l’au-delà et de leur retour inattendu. Cet abaissement professionnel rappelle le traitement des premiers immigrés maghrébins et nouveaux venus sur le territoire, cantonnés à des tâches de main-d’oeuvre répétitives en usine du fait que leur niveau de français n’était pas toujours à la hauteur, comme le dénonce Yamina Benguigui dans son documentaire Le plafond de verre (2008)[17]. Ainsi, une conseillère municipale déclare-t-elle qu’après avoir considéré les résultats d’une étude américaine sur les facultés psycholinguistiques diminuées des morts, il est préférable de les éloigner des postes à hautes responsabilités et de leur assigner des tâches plus simples[18]. Le personnage d’Isham, visiblement inquiet pour l’avenir de son fils, demande alors : « Et ça veut dire quoi au juste ? Ça veut dire des emplois spécifiques ? », à quoi la conseillère lui répond : « Écoutez, l’alternative aujourd’hui, c’est savoir si on veut les laisser inactifs, à la périphérie de la société, ou si on est réellement prêts à leur trouver une place dans la collectivité. » Ce jugement de valeur rapproche l’oeuvre de Campillo de celle de Haneke dans la mesure où, dans Caché, le personnage de Majid s’était lui aussi trouvé laissé pour compte en marge de la ville (en banlieue parisienne), mais également « à la périphérie de la société ».

La maîtrise de la langue comme outil permettant d’accéder aux échelons supérieurs de l’industrie et de la société est loin d’être le seul élément présenté par Campillo comme essentiel à la « survie » des morts après leur retour. Les revenants du film ne dorment pas et passent le plus clair de leur temps à s’enfuir de leurs foyers respectifs pour se retrouver entre morts-vivants et étudier les plans du système souterrain d’élimination des eaux de la ville. Plusieurs séquences montrent les morts de nuit, regroupés et suivant les tunnels du doigt sur le papier alors qu’ils murmurent des paroles incompréhensibles : la similarité visuelle et sonore entre leur pratique et la pratique religieuse de la lecture du Coran lors de la prière permet à Campillo d’atteindre une sphère hautement symbolique dans le domaine de la peur de l’Autre en France. En effet, ces réunions nocturnes de revenants qui échappent au contrôle de leurs proches et, par association, de l’administration, évoquent la crainte des forces de police françaises de voir se réunir en cachette ces Autres aux intérêts communs, non seulement pendant la guerre d’Algérie (rappelons-nous de la répression policière meurtrière du 17 octobre 1961), mais également dans les années 1990, notamment après l’attentat du Métro Saint-Michel par le Groupe islamique armé (GIA) en 1995.

Cette peur sera réalisée dans la dernière partie du film lorsqu’une série d’explosions sera déclenchée simultanément dans différents quartiers, entraînant l’annihilation des morts par les militaires chargés de l’administration de la ville : abattus à l’aide de balles remplies de lourds somnifères, les morts s’écroulent un à un. Leurs corps sont ensuite placés sur leurs tombes respectives, desquelles ils disparaissent progressivement. Pourtant aucun élément narratif ne prouve que les morts aient été responsables de ces explosions, ce qui permet ainsi à Campillo de dénoncer l’application trop hâtive de stéréotypes à l’encontre des morts ou, en ce qui nous concerne, de l’élément étranger au discours hégémonique de la nation.

Kyle Bishop, spécialiste américain du zombie genre, souligne que l’impact psychologique causé par les moments clés de l’Histoire moderne se trouve souvent analysé dans les productions cinématographiques de l’époque se situant quelques années après ces évènements majeurs. Il souligne ainsi : « Wars and other tragedies affect cultural consciousness like the blast from a high-yield explosion or a massive earthquake. The ensuing shockwaves reach far and wide, and one of the best ways to recognize and understand these undulations is by analyzing the literature and film of the times » (2009, p. 17). Bishop soutient que le zombie genre américain a atteint une nouvelle popularité après les attentats terroristes du 11 septembre 2001 dans la ville de New York :

[…] society has changed markedly since the World Trade Center towers were destroyed. […] Because the aftereffects of war, terrorism, and natural disasters so closely resemble the scenarios of zombie cinema, such images of death and destruction have all the more power to shock and terrify a population that has become otherwise jaded by more traditional horror films.

ibid., p. 18

Ainsi le cinéma de Campillo se rapproche-t-il en tous points du zombie genre, traitant à la fois de manière symbolique du désastre humanitaire de Sangatte et du passé inavoué de l’après-guerre d’Algérie concernant le traitement de l’humain. De cette manière, le début du xxie siècle, marqué par les évènements terroristes du 11 septembre 2001, peut également être considéré comme une époque ayant permis l’analyse par le cinéma (et en particulier le zombie genre) d’évènements passés eux aussi liés à une violence extrême et au rapport conflictuel et non résolu du monde occidental et de ses Autres.

De Haneke à Campillo, le refoulé ressort à travers le personnage du mort-vivant, qu’il soit bel et bien ressuscité d’entre les morts comme les revenants de Campillo, ou qu’il ait toujours été mort dans le discours social de la métropole, sa vie ne tenant en vérité qu’à un battement de coeur, celui de Majid dans Caché. Benjamin Stora et Jarrett Anderson (2014, p. 97) reconnaissent dans « The Algerian War: Memory through Cinema » le rôle incontestable du cinéma à une époque en manque de repères concernant la relation France-Algérie telle qu’elle s’applique dans un sens plus large à toutes les populations « non françaises » immigrées en France :

There is one domain that allows us to see this relationship through a different lens, where we see emotion, culture, and knowledge of the other; a perspective that gives space for a discussion about reason and heart, a discussion that acknowledges the presence of violence between France and Algeria so that these two countries may stand together and find a solution to their difficulties […]. This testifies to a renewal of the damaged, urgent, and anguished consciousness of this period in history, a moment we thought already gone.

À une époque où le zombie est fréquemment présenté comme motif narratif dénonçant les erreurs d’une société occidentale à la dérive, il est important de noter son usage stratégique dans les films français qui osent aborder de manière subtile le sujet extrêmement délicat de l’immigration en France non pas de manière historique mais d’une façon moderne, touchant à cette partie de l’inconscient parfois peu accessible au quotidien du Français de métropole : le refoulé. En conclusion, ce zombie genre à caractère social se rapproche de la réflexion sartrienne qui força le lecteur de 1943 à reconnaître l’interdépendance qui le liait à l’Autre, les deux longs métrages analysés ici offrant au spectateur de métropole l’occasion de rectifier une erreur nationale causée par le déni de l’Histoire, comme le propose le personnage de Garcin dans Huis clos (Sartre 1947, p. 63) : « Aucun de nous ne peut se sauver seul ; il faut que nous nous perdions ensemble ou que nous nous tirions d’affaire ensemble. Choisissez. »