Corps de l’article

Charles Frémont, en février 1895, dans Le Monde moderne présente le geste du marteleur :

[…] M. le docteur Marey, membre de l’Institut, l’inventeur et le vulgarisateur de la chromophotographie[1], nous a accueilli dans son magnifique laboratoire de physiologie du parc aux Princes. […] Nous avons pu, de la sorte, photographier sur de longues bandes, qui se déroulent très régulièrement, toutes les poses successives d’un frappeur qui martèle directement et à la volée sur du fer chaud et sur un outil. […] En effet, en photographiant sur plaque fixe les poses successives donnant un cycle complet d’un coup de marteau, et en négligeant, cette fois, l’attitude de l’ouvrier, nous avons pu obtenir les positions successives du marteau et des mains de l’ouvrier.

p. 192

Cet intéressement à la décomposition des gestes et, dans son prolongement, au mouvement corporel, amène les scientifiques à construire des machines qui puissent les copier parfaitement. Ainsi, la frappe d’une pièce à partir d’une machine est une invention ancienne qui a donné naissance au premier marteau-pilon en 1840. Instrument de forge et source d’innovations dans le monde industriel, il révolutionne les techniques de la fin du xixe siècle. Le principe du piston à vapeur est ainsi adapté dans les mines (Raveux 2008, p. 237-244). L’abattage manuel du minerai au pic est encore en usage au début du xxe siècle. Il faut attendre les années 1910 pour voir apparaître une machine d’abattage qui utilise un piston mû par air comprimé, le marteau-piqueur (Dalstein 1994, p. 20-23). Un ingénieur au Corps des Mines explique que la décomposition et le chronométrage des tâches du piqueur au fond ont été testés dès 1914 aux mines de Carmaux (Langrogne 1919, p. 126). Cet engouement pour la méthode Taylor est l’oeuvre d’Henry Le Chatelier, polytechnicien au Corps des Mines (Henry 2000, p. 82). Cette organisation scientifique du travail est à l’origine de l’analyse des gestes et des cadences au service de l’amélioration des techniques de production.

Dans une société profondément industrielle, l’ouvrier au travail est le quotidien représenté dans nombre de créations artistiques et littéraires avec l’apparition du roman industriel ou social. Le cinéma n’échappe pas à la règle et l’ouvrier y devient une figure emblématique. Il est alors naturel de s’interroger sur les représentations qu’il suggère.

Le corpus établi pour cette étude repose sur la vision de l’ouvrier au travail et de son rapport à la machine : elle s’identifie au site de production « où la matière première et/ou les produits semi-finis sont transformés en un produit de nature différente » (Edelblutte 2010, p. 22). Autrement dit, les images filmiques retenues sont celles qui montrent la chaîne opératoire, de l’extraction du minerai au laminage du produit (1 404 films[2] de tous genres).

Selon Michel Cadé (2004, p. 41), trois genres filmiques se singularisent « où la figure de l’ouvrier joue un rôle clef. Ce sont les films documentaires sur l’industrie, en particulier les films d’entreprises, [...] les films militants, […] des oeuvres de fiction. » À cette liste s’ajoutent les films d’enseignement.

Nous avons choisi de ne conserver que les images des postes de travail où le geste est le plus fréquemment montré à l’écran et où il subit une mécanisation marquée. C’est pourquoi ne sont conservés que les films abordant l’abattage du minerai, le laminage et la forge, l’usinage du produit. Le corpus se réduit alors à 254 films.

Les années 1930 et 1940 sont des « années grises et années noires » pour l’industrie (Woronoff 1994, p. 464). A contrario, la période de 1945 à 1960 est celle du début des Trente Glorieuses. Notre travail porte sur les films de cette période charnière (1930-1960) de la mécanisation, soit 118 films au total. L’étude du geste est appréhendée selon la méthodologie de l’anthropologie visuelle.

Dans le cadre restreint de cet article, ne sont présentés que des exemples filmiques emblématiques du progrès technique et de sa représentation à l’écran de 1930 à 1960, avec pour objectif de montrer une évolution dans les représentations des relations entre l’ouvrier et la machine.

L’hypothèse majeure est que les machines sont d’abord construites sur le modèle humain, faisant de l’homme un ouvrier instrument puis inversement, la machine devient un modèle pour l’homme, l’ouvrier devenant alors un automate. In fine, sa place sur la scène du travail s’estompe au point de ne plus être qu’un ouvrier effacé.

L’ouvrier instrument

L’élaboration de machines à partir de la décomposition du geste humain évoquée précédemment interroge la nature des relations qui s’établissent entre l’ouvrier, la machine et la matière transformée. L’examen de gestes d’ouvriers au travail permet d’en restituer certaines représentations.

Dans une mine de houille[3] est un film d’enseignement Pathé de Jean Brérault réalisé en 1935 pour les élèves de l’école élémentaire cours moyen dans le cadre de la leçon de choses. Il voit le jour dans un contexte politico-culturel favorable. En 1920 sort le rapport Auguste Bessou en faveur de l’utilisation du cinématographe dans les disciplines où figurent des connaissances telles que la biologie, la physique, l’histoire ou la géographie. Il en va différemment du contexte économique puisque la crise de 1929 affecte tous les domaines industriels et la production chute jusqu’en 1935 (Woronoff 1994, p. 465). Seuls 19 films sur les 118 du corpus sont produits sur le thème des mines et de la sidérurgie de 1930 à l’établissement de l’État français en 1940. Le choix d’un tel sujet cinématographique pour Jean Brérault semble répondre essentiellement à des nécessités didactiques et informatives.

Le journal Informations UFOCEL de la Ligue française de l’enseignement publie en 1946 une notice critique ; il montre que ce film est encore diffusé en 1946 et évoque des qualités telles qu’il en fait une référence cinématographique dans le monde de l’école.

Le film présente effectivement tous les aspects d’un film d’enseignement : une voix off commente des images souvent entrecoupées de cartes et schémas animés. Après une présentation cartographique des bassins houillers français, il est décomposé en cinq parties séparées par des intertitres.

Dans la dernière partie, vingt secondes montrent une scène d’abattage au marteau-piqueur à air comprimé (Fig. 1). Dans cette scène, le corps n’est pas dans une position naturelle mais s’adapte à la machine[4] dans une posture de travail spécifique. La méthodologie d’analyse choisie ici s’apparente à ce que Marcel Mauss (1936, note 19) qualifie de « technique matérielle[5] » ; elle implique que la personne, en l’occurrence l’ouvrier, utilise au moins un outil pour travailler la matière. Or, en plus de l’alimentation en énergie (air comprimé), le marteau-piqueur nécessite un support ; rôle que seul le corps humain peut jouer. En ce sens, il se positionne comme le prolongement de la machine, un « instrument » dans le sens de Marcel Mauss (1967, p. 32).

Selon la méthodologie de Claudine de France (1982, p. 39), l’analyse de la scène correspond bien à une technique matérielle d’action sur la manière dont l’outil est perçu par le réalisateur comme un objet externe. C’est pourquoi le cadrage choisi correspond au « périmètre d’observation » (ibid., p. 372) permettant de voir l’action du mineur dans sa relation au charbon par l’intermédiaire du marteau-piqueur. Selon cette auteure, plusieurs espaces peuvent être distingués mais souvent se confondent à l’image. Dans le premier plan de la scène, l’orientation courbée du corps du mineur (espace postural) invite le regard du spectateur vers ses mains appuyant sur le marteau (espace instrumental) dont la pointe entre en contact avec le charbon qu’elle brise (espace opératoire) (ibid., p. 41).

La posture du mineur répond ainsi à une nécessité spatiale. Pour conserver le corps debout, il prend appui sur la jambe droite. L’espace est réduit, limitant les mouvements du bas du corps. Le but visé par l’abatteur est dans le champ, visible des spectateurs. Le charbon qui se disloque devient alors « le protagoniste de l’action » (ibid.) par le fait que dans un second plan, le cadrage se serre autour du marteau.

Fig. 1

Dessin interprétatif réalisé à partir d’un photogramme tiré du film Dans une mine de houille de Jean Brérault (1935). © Nadège Mariotti. Le mineur est debout dans une posture semi-fléchie à angle droit, la jambe droite avancée. Les bras appuient sur le marteau-piqueur.

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Or, le mineur éclate les blocs de charbon tombés au sol mais n’effectue pas véritablement un piquage au front de taille[6] comme l’annonce la voix off du commentaire.

Étienne Gelas, ingénieur à la Compagnie des mines de Roche-la-Molière et Firminy[7], dans un article publié dans la Revue de la Société de l’industrie minérale en 1943, explique la bonne tenue du corps pour abattre du minerai au marteau-piqueur (Fig. 2). Cette procédure décrite est anormalement absente du film d’enseignement de Jean Brérault. Ce qui est montré est une action qui précède le chargement du minerai : il s’agit de réduire la taille des plus gros blocs de charbon ensuite chargés à la pelle dans la berline.

Fig. 2

Dessin interprétatif réalisé à partir de schémas et commentaires d’Étienne Gelas. © Nadège Mariotti. « Le marteau-piqueur est un outil d’éclatement et non de perforation. Le massif éclate dans une direction perpendiculaire à celle du marteau. Le piqueur ne doit pas s’engager sous le massif. » (Gelas 1943, p. 12)

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Une hypothèse peut expliquer cette absence, celle du réemploi d’images. En mettant en relation l’étude de plusieurs films selon le « modèle pour une archéologie du found footage » proposé par André Habib (2014), il apparaît que la majorité des plans du film Dans une mine de houille est commune à quatre autres films[8]. Plusieurs raisons peuvent expliquer un tel réemploi. Les conditions de tournage à grande profondeur dans les mines grisouteuses sont complexes et dangereuses ; il est nécessaire d’utiliser un matériel de tournage antidéflagration ; les autorisations à l’époque sont rares. Josette Ueberschlag (2007, p. 138) explique que les premiers films scolaires ne sont pas filmés spécifiquement pour l’école et que les enseignants utilisent d’autres images pour faire un montage pédagogique. C’est sans doute le cas pour ce film.

Avec Dans une mine de houille, film à visée éducative, le réalisateur cherche à montrer l’évolution des techniques d’abattage du pic au marteau-piqueur. Or, les plans d’origine datent tous de la même époque ; aucune évolution n’y apparaît ; les deux techniques sont utilisées de manière synchronique. Face au coût que représente le remplacement de cet outillage, l’utilisation du pic se poursuit jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et au-delà avec la reconstruction. L’évolution technologique diachronique dont parle Brérault est une approche simpliste de la réalité à visée pédagogique.

Dans l’exemple filmique cité, le corps est contraint par l’espace qui restreint les mouvements et par l’outil qui oblige à des gestes et des postures standardisés. L’état d’ouvrier instrument évolue alors dans sa relation à la machine par le fait d’une mécanisation toujours plus accentuée. L’homme invente sans cesse des dispositifs plus autonomes où l’intervention humaine est moindre.

L’ouvrier automate

Depuis Descartes et De La Mettrie, les parentés entre le corps humain et la machine ont souvent fait l’objet d’échanges et d’apports réflexifs. Rose-Marie Godier (2005, p. 11) note d’ailleurs que :

[…] si jusque-là on peut considérer que le vivant est le miroir de l’automate, Descartes va opérer au xviie siècle une complète révolution, puisqu’il s’agit maintenant de définir à quelles conditions l’automate peut devenir à son tour miroir du vivant.

En transposant sur l’ouvrier filmé, il pourrait être intéressant d’émettre l’hypothèse que si l’homme invente des appareils qui lui ressemblent et sont capables de reproduire ses gestes, il fabrique aussi des machines qui peuvent lui servir de modèle.

Les automates, conçus à l’origine par des horlogers, présentent trois grandes caractéristiques qui permettent leur reconnaissance : la répétition du geste, pour certains la coopération non verbale et la temporalité cyclique (Le Maître 2014, p. 166-167). Une seconde hypothèse pourrait être que ces caractéristiques apparaissent comme motifs récurrents dans les films faisant ainsi de l’automate le modèle de l’ouvrier.

La première caractéristique évoquée, à savoir la répétition du geste, apparaît dans les 19 films du corpus produits avant le second conflit mondial. La chaîne opératoire du minerai à l’objet en acier incarne la mise en place du taylorisme par la décomposition des tâches.

Acciaio est un film de 1933 du réalisateur allemand Walter Ruttmann tourné à l’aciérie de Terni en Ombrie (Italie). Le projet de ce film est né d’une commande passée par deux politiciens proches de Mussolini à l’écrivain italien Luigi Pirandello (Camerini 1990, p. 13). Les liens entre l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie expliquent sans doute la présence du réalisateur allemand.

Ce film n’a pas reçu le succès escompté. Il a coûté 84 000 dollars américains pour un rapport en Italie et à l’étranger de seulement 33 000 dollars américains. Pour Claudio Camerini, c’est surtout parce qu’en 1933, la concurrence entre les films est forte et que les cinémas italiens sont peu fréquentés (ibid., p. 46-57). Pourtant, le regard de l’observateur cinéaste donne une représentation automate de l’ouvrier particulièrement conforme aux autres films du corpus.

Un court passage dans la première partie du film montre, par exemple, la transformation d’une billette en fil (Fig. 3). La chaîne opératoire est composée de trains semi-continus, munis de cages qui laminent les petits fers marchands. Après la sortie des blooms[9] du four, des cages dégrossisseuses en réduisent la taille pour obtenir des billettes. Dans l’extrait, il est possible de suivre une partie du cheminement de l’une d’entre elles à travers trois cages.

Walter Ruttmann exécute une succession de plans serrés, relativement rapides (trois en dix-neuf secondes), mettant en valeur des « lignes, des formes, des volumes » (ibid., p. 59). La caméra suit par des travellings verticaux le cheminement de la billette. Cette abstraction voulue met en exergue le caractère répétitif du geste humain. Selon Claudio Camerini (ibid., p. 60) : « Il s’agit d’un style inspiré des préceptes du cinéma moderniste européen, influencé par le Kino-Glaz soviétique, par le montage d’Eisenstein et par le documentaire d’avant-garde. »

Fig. 3

Dessin interprétatif réalisé à partir d’un photogramme tiré du film Acciaio de Walter Ruttmann (1933). © Nadège Mariotti. Vue partielle d’un train de laminoir. L’ouvrier du premier plan saisit une billette incandescente (non visible sur le dessin) qu’il introduit dans une cage. L’autre ouvrier, au second plan, s’en saisit avant de l’introduire à son tour dans la deuxième cage.

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Une autre séquence du film illustre la communication non verbale, caractéristique de l’automate et présente, elle aussi, dans les 19 films retenus produits à cette période (Fig. 4). Cette séquence montre la fabrication de roues de wagons par forgeage. L’analyse des gestes et des relations entre les forgeurs nécessite de s’appuyer sur la méthodologie éprouvée par Marcel Mauss concernant les « techniques matérielles collectives » (De France 1982, p. 40) et les « techniques rituelles » (Mauss 1936, note 19).

Cinq ouvriers s’affairent autour d’un renard[10] de dimension conséquente sorti du four de réchauffage et placé sur la chabotte[11] du marteau-pilon[12]. L’emplacement de la caméra, fixe, face à la presse, permet de visualiser la quasi-totalité de la scène (ensemble efficient). Les trois aides-marteleurs sont les trois agents qui tournent ensemble la future pièce en fusion (objet matériel), à partir de pinces (instrument matériel) pour lui donner la forme désirée à l’aide du marteau-pilon (deuxième instrument matériel) (De France 1982, p. 40).

Fig. 4

Dessin interprétatif réalisé à partir d’un photogramme tiré du film Acciaio de Walter Ruttmann (1933). © Nadège Mariotti. Cinq ouvriers sont représentés autour du marteau-pilon en action : 1. Le maître-marteleur, responsable de l’atelier. 2. Le marteleur, coordonnateur du déplacement et du martelage de la pièce. 3. Les trois aides-marteleurs déplacent, épurent la pièce au fur et à mesure de l’opération. L’ouvrier qui manipule le levier de commande du marteau est hors champ à gauche.

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Dans cette succession d’actions techniques matérielles collectives et non verbales, deux autres personnages sont tout à fait remarquables. Sur le côté gauche se trouve le maître marteleur, à la tête couverte d’un chapeau mou. En tant que responsable de l’atelier de la forge, il supervise le bon déroulement de l’opération.

Face à la presse, le marteleur à l’aide de signes du bras et de la tête coordonne le déplacement de la pièce et la frappe du pilon. C’est lui qui, par sa gestuelle, est le présentateur du rite à la base de la technique rituelle mise en oeuvre. Le destinataire ou observateur est l’ouvrier qui abaisse et lève le levier du marteau-pilon. Placé sur le côté, il est hors champ dans le film, un observateur imaginaire. Cela signifie que l’observateur cinéaste choisit un cadrage qui ne respecte pas le dispositif rituel ; il a d’autres visées. Ainsi, dans le plan suivant, la caméra quitte l’ensemble des ouvriers et s’approche en gros plan du pôle opératoire (instrument-objet), autrement dit de la pièce frappée par le marteau (ibid., p. 82-83).

La temporalité cyclique, dernière caractéristique de l’automate, est étudiée ici à travers l’exemple du film La vie est à nous. Aucun autre des 19 films de la période 1930-1940 ne présente de séquence de chronométrage. Pourtant, comme évoquée en introduction, cette réalité, fortement présente dans les mines et les usines, est extrêmement contestée par les ouvriers et leurs syndicats qui y voient un assujettissement de l’homme.

Sympathisant communiste à cette époque, Jean Renoir, le réalisateur de ce docu-fiction, produit plusieurs films militants. La réalisation de celui-ci intervient juste avant les élections législatives de 1936, marquées d’abord par le contexte de crise économique et ensuite par la victoire du Front populaire. Non présenté à la censure, il n’a aucune vie commerciale jusqu’en 1969 ; le film ne circulant à l’époque que dans des rencontres politiques où il connaît un certain succès[13]. Plusieurs séquences présentent les actions des militants communistes ; seule celle concernant la grève après le renvoi d’un ouvrier trop âgé pour les cadences exigées est évoquée ici.

Dans cette séquence, le cadre est celui d’un atelier d’usine dans lequel le chronomètre apparaît comme contraignant pour l’ouvrier (Fig. 5). En préambule apparaît Marcel Cachin, directeur de L’Humanité, lisant son courrier :

Gennevilliers, 27 mars 1936

Cher camarade Cachin,
Je travaille à l’usine Louis Brunet à Gennevilliers […].
[…] La direction cherche par tous les moyens à augmenter la cadence de la production et à licencier du personnel.
Pour cela, elle vient d’engager un chronomètre qui est sans cesse occupé à nous espionner […].

À travers l’exemple du chronométrage, Renoir s’inscrit dans la période contestataire que représente le milieu des années 1930, période de crise économique, sociale, et politique, pour dénoncer ce qui aux yeux des ouvriers est perçu comme la perte d’un savoir-faire ancestral et la prise de pouvoir des dirigeants, une thématique également évoquée par Les Temps modernes de Chaplin en 1936. Le chronomètre symbolise le passage de l’ouvrier qualifié à l’ouvrier standardisé, annihilé, débarrassé de toute forme d’autonomie ; le machinique prend le pas sur l’organique. Les techniques matérielles ici filmées le sont en fonction d’un spectateur immédiat : l’ouvrier qui chronomètre (De France 1982, p. 72). Ce qui intéresse l’observateur cinéaste est la tension palpable entre les deux hommes par l’intermédiaire de l’horloge et la mesure de durée, non l’activité en elle-même. Dans ce film, le réalisateur répond à une commande et oriente clairement le discours filmique.

Fig. 5

Dessin interprétatif réalisé à partir d’un photogramme tiré du film La vie est à nous de Jean Renoir (1936). © Nadège Mariotti. L’usineur à gauche regarde le chronomètre face à lui tout en poursuivant son travail. L’ouvrier de droite fixe son instrument de mesure.

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Bien que les caractéristiques majeures de l’automate que sont la répétitivité du geste, la communication non verbale et la temporalité cyclique soient présentes, il est particulièrement notable que la substitution entre l’ouvrier et l’automate ne fonctionne pas ; elle n’est qu’illusion. Cet objet demeure une « machine porteuse du principe interne de son mouvement qui, en conséquence, garde inscrits en ses composants matériels ou ses actions, l’illusion, le rêve ou la feinte de la vie » (Beaune 1980, p. 7). Le corps humain n’est que le reflet de l’automate, « il [le corps] est une interface vivante grâce à laquelle transitent des informations entre les hommes et, de plus en plus, entre l’homme et la machine » (Charrier 2008, p. 86). Dans un contexte économique où la demande en matières premières et produits en acier s’annonce exponentielle après 1945, cette interface peut-elle résister à la demande plus en plus forte de rendement et de productivité ?

L’ouvrier effacé

Lors de la relance économique qui suit la Seconde Guerre mondiale, si la priorité est donnée à une reconstruction en adéquation avec une rentabilité sans précédent[14], le discours officiel tenu par les entreprises à cette époque semble tout autre. Selon Georges Pessis (1997, p. 16) : « Cette appellation [film industriel, film d’entreprise] recouvrait pour l’essentiel des films techniques — destinés à mettre en avant des savoir-faire, des procédés, des fabrications — et des films de prestige à la gloire du commanditaire. » Sur la période 1930-1960, 99 films sur les 118 du corpus sont produits et 62 d’entre eux sont des films d’entreprises. Cela montre bien la volonté des entreprises de convaincre et d’informer.

Le court métrage de Jean Tedesco intitulé Les laminoirs et les forges[15] (1948) mérite d’être cité comme étant représentatif. Ce film est le troisième épisode sur six de la série Sécurité dans l’industrie.

Il est construit sur le mode de la comparaison. Il s’agit de montrer les conditions dangereuses dans lesquelles travaille l’ouvrier jusqu’alors et de faire le parallèle avec les innovations qui placent la sécurité au centre des préoccupations des industriels.

Postes et personnel sont équipés en matériel de protection. Les machines elles-mêmes sont modifiées. Par exemple, le levier de commande du marteau-pilon est appareillé d’une cheville de sécurité. Dans cette séquence, les techniques matérielles collectives et rituelles observées dans le film Acciaio sont différentes (Fig. 6). Cette fois, le destinateur ou observateur, autrement dit l’ouvrier qui abaisse et lève le marteau-pilon est dans le champ (De France 1982, p. 82-83). L’observateur cinéaste choisit un cadrage qui respecte le dispositif rituel car ce qu’il souhaite, c’est focaliser l’attention sur la cheville de sécurité mise en place par ce même ouvrier à la fin de l’action.

Fig. 6

Dessin interprétatif réalisé à partir d’un photogramme tiré du film Les laminoirs et les forges de Jean Tedesco (1948). © Nadège Mariotti. Les trois aides-marteleurs (1) et le marteleur (2) sont présents. Au premier plan, à droite, un ouvrier (3) abaisse et lève un levier commandant la frappe du pilon. Pour sécuriser sa machine, l’ouvrier entrave le levier par une cheville de sécurité au bout d’une chaîne (4).

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Dans une autre séquence du film, au laminoir, contrairement au film Acciaio, le conducteur n’est plus en contact direct avec le fil ou la barre en fusion. Placé dans une cabine surplombant le train de laminoir, il peut vérifier que la barre reste dans le couloir grâce à un rétroviseur. En 1 minute 29 secondes se succèdent douze plans montrant en alternance le lamineur et la barre circulant dans le train. Les choix scéniques se centrent sur une compréhension détaillée du procès mais ne permettent pas une appréhension de l’ensemble efficient de l’action (espace postural et dispositif technique) (De France 1982, p. 64-65). À un plan d’ensemble, l’observateur cinéaste préfère des plans américains ou rapprochés qui reproduisent séparément l’espace postural, puis l’espace technique. Cela accentue encore la séparation entre l’ouvrier et la machine nécessaire à sa sécurité.

Ce choix de cadrage et de mise en scène se confirme lors de la séquence traitant du train à fil, à une différence près. Cette fois, l’observateur cinéaste réemploie des images qui, comme dans la figure 3, montrent le lamineur au premier plan saisir une billette incandescente et l’introduire dans une cage. Dans le plan suivant, c’est le train automatique qui réalise seul cette action. Il s’agit de montrer que le danger pour l’ouvrier que constitue une barre sortant de son couloir est écarté en même temps que l’ouvrier.

L’homme étant de plus en plus en retrait, la machine est d’autant plus visible (Fig. 7). Le commentaire en voix off renforce cet aspect. Il sert la nécessaire mécanisation et la disparition du travail manuel sous prétexte de plus de sécurité.

Tous les films industriels produits durant le faste économique du début des Trente Glorieuses proposent des images identiques. En marge, l’ouvrier commande dorénavant une machine-outil. C’est le geste technique du professionnel que l’homme a cédé à la machine. L’homme, ainsi libéré de contraintes et de dangers, revendique une domination définitive sans pourtant mesurer les dangers qui conduisent à son remplacement quasi total. La main-d’oeuvre, devenue inutile, disparaît et avec elle les emplois plus nombreux qu’elle nécessitait.

Fig. 7

Dessin interprétatif réalisé à partir d’un photogramme tiré du film Les laminoirs et les forges de Jean Tedesco (1948). © Nadège Mariotti. Vue partielle d’un train automatique de laminoir.

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Les représentations filmiques de 1930 à 1940 montrent que l’ouvrier est avant tout un technicien. Son corps, considéré d’abord comme un outil, un instrument, ancre l’homme et la machine dans un déterminisme social. Avec le développement du taylorisme en France, la décomposition des tâches et l’apparition du chronomètre, le réalisateur offre aussi au regard un ouvrier reflet de l’automate.

La reconstruction du pays, la bataille du charbon et de l’acier sont les maîtres-mots de l’après-Seconde Guerre mondiale. Les images filmiques témoignent de l’effacement de l’ouvrier de la chaîne opératoire, son remplacement par la machine. Son rôle de technicien laisse place à celui d’agent de commande, moins gourmand en termes d’emploi.

Le geste technique minier ou sidérurgique n’existe plus aujourd’hui en France que dans des images animées de genres divers ; ce qui confère à ces images un rôle patrimonial unique. Pour Marcel Mauss (1967, p. 30), le film est un des deux supports, avec la photographie, sur lesquels s’appuyer pour mener à bien l’exploration ethnographique. Cette méthodologie, totalement novatrice en 1926, demeure fondamentale. Pour l’ethnologue André Leroi-Gourhan (1986, p. 63) : « Toute oeuvre technique est un drame, “le jeu de l’homme et la matière” que seul le cinéma peut restituer. » Claudine de France (1982, p. 5) ajoute : « Dans bien des cas, le film peut exposer avec plus d’aisance et d’efficacité que ne le feraient un texte ou un discours oral certains aspects de l’activité humaine. »

Comme pour l’ethnologue, l’image animée permet à l’historien d’analyser finement des techniques industrielles, de décrypter des gestes, des postures du corps aujourd’hui disparues ou en passe de l’être. Authentiques documents d’archives, ces images « recueillent aussi l’impensé d’une époque, la part inintelligible de l’histoire pour les contemporains. Ils conservent ce qui échappa au regard de l’opérateur dans l’enregistrement mécanique d’une portion de réel » (Lindeperg 2014, p. 41).