Corps de l’article

À l’automne 2016, j’ai fait une recherche ethnographique de trois mois chez les Innus d’Unamen Shipu (La Romaine) qui a mené à la rédaction d’un mémoire de maîtrise en anthropologie[1] (Duchesne 2017) et je présente ici un aperçu de l’approche et des arguments proposés dans ce mémoire. Peu après le début de mon terrain, j’ai dû réorienter complètement mon sujet de recherche. C’est lors d’un séjour de deux semaines sur un territoire de chasse de la rivière du Petit Mécatina que m’est venue la première intuition qui a mené à formuler une nouvelle question de recherche. J’étais accompagné d’un jeune Innu nommé Shimun[2]. Le plan de la journée était de faire un portage jusqu’à un petit un lac où, la veille, Shimun et un autre de nos compagnons avaient tué un castor qui avait ensuite coulé au fond du lac. En sondant le fond du lac avec nos pagaies nous avons finalement retrouvé le castor. Pour revenir, Shimun avait décidé que nous allions briser un barrage de castor pour faire monter le niveau de l’eau d’un ruisseau qui pourrait nous mener à bon port sans que l’on ait à faire le portage du retour vers la rivière du Petit Mécatina. L’opération s’est avérée plus difficile que prévu, car le ruisseau n’avait pas monté autant qu’on l’aurait espéré et chaque aulne qui nous fouettait le visage emportait avec lui un peu de notre patience et de notre bonne humeur. Lors d’une pause, Shimun et moi étions silencieux. Soudainement, sans motivation apparente, Shimun me dit, en français : « C’est ça la valeur ! C’est notre territoire ! Oui, le territoire c’est la valeur ! » Sur le coup, j’étais trop fatigué pour saisir toutes les ramifications de cette affirmation mais je me doutais déjà qu’il y avait là quelque chose de fondamental. Qu’est-ce que cela implique que le territoire soit une valeur ? Le territoire a-t-il toujours été l’incarnation de la valeur pour les Innus ? La compréhension de la valeur s’est-elle transformée avec les changements qu’ont vécus les Innus ? D’ailleurs, qu’est-ce que c’est que « la valeur » ? Cet article cherche une réponse à ces questions.

Mon terrain ethnographique chez les Innus d’Unamen Shipu a été l’occasion de réaliser trois mois d’observation participante – dont environ un mois passé en forêt – et neuf entrevues semi-dirigées auprès de quatre femmes et de cinq hommes d’âge divers[3]. Le présent article est divisé en trois sections. La première présente les concepts de valeur et de mode de production en se basant sur les travaux de David Graeber (2001, 2014) et de Terence Turner (2003, 2008). Cette première section se termine par quelques remarques sur le mode de production innu, qui est compris en tant que production de personne. La deuxième section présente un exposé historique et ethnographique de l’émergence du système capitaliste chez les Innus. J’y démontre que la dépossession des Innus a mené à l’émergence d’un nouveau régime de valeur fondé sur le territoire et qui se veut une réponse au régime de valeur capitaliste. Finalement, la dernière section propose une analyse des procès de circulation des produits du territoire, comme la viande et la peau des animaux ou les fruits que les Innus cueillent en forêt. Les règles traditionnelles qui dictent la circulation de ces produits se recomposent dans un contexte de généralisation des transactions monétaires et de changements dans l’arrangement des modes de production.

Deux hommes d’Unamen Shipu installent un piège à castor dans un affluent de la rivière du Petit Mécatina

Deux hommes d’Unamen Shipu installent un piège à castor dans un affluent de la rivière du Petit Mécatina
Photo Émile Duchesne

-> Voir la liste des figures

Mode de production, valeur et notion de personne : une théorie matérialiste des ontologies

Trois concepts sont essentiels au développement des arguments présentés dans cet article : le mode de production, la valeur et la notion de personne. Même s’il n’a pas fait l’objet d’un usage systématique, le concept de mode de production a été utilisé par quelques auteurs dans les études autochtones au Québec. À titre d’exemple, on peut citer les travaux de Tanner (1979), Ouellette (1977) et Labrecque (1984). Chez ces auteurs, le concept de mode de production n’a pas été réellement développé : on aurait pu simplement le remplacer par un synonyme comme « organisation économique » si ce n’est que les auteurs voulaient se rattacher au courant marxiste en anthropologie. Bien qu’il soit peu étoffé dans ces travaux, le concept de mode de production possède des avantages analytiques importants : la formulation initiale de Marx et Engels (1977 [1932]) met un point focal sur la question du changement et sur l’importance d’analyser conjointement les phénomènes matériels et idéologiques. Ce concept permet de circonscrire l’interaction entre des systèmes économiques comme, dans le cas des Innus, l’interaction entre la traite des fourrures et la chasse. Plus récemment, les travaux de David Graeber (2014) nous permettent d’utiliser le concept de mode de production sous un angle nouveau : Graeber comprend la production dans un sens élargi, de façon à y inclure la production des êtres humains et des relations sociales. De cette façon, Graeber reprend les intuitions des féministes matérialistes (voir Federici 2014 et Delphy 2015) en posant le travail de reproduction au centre de la production. Ce faisant, Graeber propose de faire passer notre compréhension des modes de production de celle des objets à celle des personnes. En schématisant, on peut dire qu’un certain type de mode de production produira un certain type de personne. Cependant, il faut comprendre que, dans une société donnée, il peut y avoir plusieurs types de modes de production et que chacun de ces modes implique, en potentialité, un type de personne produit.

Il existe un lien implicite dans la formulation de Graeber : un mode de production implique nécessairement un régime de valeur. Avant de s’attaquer à cette question, il est nécessaire d’évoquer le caractère polysémique du mot « valeur ». Trois approches scientifiques peuvent être associées à ce concept : l’approche sociologique – où l’on parle de valeurs au sens de projet moral d’une société (voir Kluckhohn 1951) –, l’approche économique – où la valeur est comprise comme le niveau de désirabilité d’un objet (voir Smith 1991 [1776] et Marx 2014 [1867]) – et l’approche linguistique – la valeur au sens de différence significative au sein d’un système (voir Saussure 2005 [1916]). Pour Graeber, le point commun entre ces approches est qu’elles tentent toutes à leur manière de jeter un pont entre les théories qui s’intéressent à l’action individuelle et celles qui s’intéressent à l’organisation des structures sociales. Ce pont entre l’agentivité et les structures sociales est ce qui, selon lui, devrait être la caractéristique principale d’une théorie anthropologique de la valeur (2001 : 21). À ce titre, Graeber propose de comprendre la société comme un processus à travers lequel les activités humaines produisent le système social en même temps qu’elles sont coordonnées par lui. Les humains sont des êtres créatifs et conscients mais leur conscience est limitée par le système social qu’ils produisent. En effet, on peut parler de conscience partielle au sens où il est presque impossible pour les acteurs de distinguer leur propre emprise sur les structures qu’ils créent (ibid. : 60). Dans ce contexte, la valeur est la façon dont les personnes attribuent un sens aux activités qu’elles mettent en oeuvre au sein de ce processus de production de la société (ibid. : 76). En se basant sur la contribution de Terence Turner (2003, 2008), Graeber jette les jalons d’une théorie anthropologique de la valeur, qu’il construit autour de quatre concepts : le régime de valeur (qui désigne le type de valeur produit au sein d’un mode de production), la production (le procès par lequel de l’énergie créative est déployée pour créer de la valeur), la médiatisation (le médium matériel qui porte un potentiel de valeur) et la réalisation (le procès par lequel la valeur passe de potentialité à réalité). Turner et Graeber s’accordent pour dire que la « lutte » pour la définition de la valeur est au fondement même de la politique, de la liberté et même du sens que l’on accorde à la vie : la définition de la valeur est un projet moral, une conception de la vie bonne, portée par une société ou un groupe culturel (Turner 1978 ; Graeber 2001 : 88).

Les communautés innues de Mamit

Les communautés innues de Mamit
Modifiée d’après la carte Le Québec méridional, hydrographie, MERN. Source : https://mern.gouv.qc.ca/territoire/portrait/portrait-quebec.jsp

-> Voir la liste des figures

Le mode de production innu

Avant la généralisation du travail salarié, les Innus assuraient leur subsistance par des activités de chasse, de pêche, de cueillette et de piégeage. En se basant sur l’argument de Graeber selon lequel les modes de production devraient être compris en termes de production de personne, comment peut-on parler de production de personne dans l’univers innu ? Pour bien comprendre la spécificité de la personne innue, il faut comprendre le concept de manitushiun. Diverses traductions de ce concept ont été proposées comme étant le « pouvoir » (Henriksen 2009 : 21), « pouvoir spirituel » (Armitage 1992 : 105-106) et « pouvoir d’action par la pensée et la volonté » (Gagnon 2003 : 376). L’acquisition de ce pouvoir passe par les activités sur le territoire et le respect des entités maîtres des animaux[4] et permet aux Innus de développer des capacités chamaniques pour agir sur le monde. La production de la personne innue se situe donc dans une sphère d’interaction qui comprend les personnes humaines et non humaines comme les esprits-maîtres des animaux, par exemple. Cette affirmation rappelle certaines remarques quant au caractère indissociable de la vie économique et de la vie spirituelle chez les peuples algonquiens (Tanner 1979 ; Proulx 1988). La production de la personne innue est continuelle et c’est au moment de l’aînesse que la personnalité d’un Innu est la plus distincte. En effet, le système des noms innus fait que la façon de nommer une personne s’affine tout au long de sa vie – passant d’un surnom générique comme napess (i.e. petit garçon) durant l’enfance jusqu’à un surnom unique qui ne laisse aucune ambiguïté sur l’identité de la personne (Mailhot 1993). C’est au moment de l’aînesse qu’une personne aura accumulé le plus de manitushiun de sa vie même si ce pouvoir est sujet à une entropie et doit être recherché régulièrement par la chasse, la prière ou la consommation de produits du territoire.

Au sein du régime de valeur innue, la personne est centrale en ce qu’elle est le médium de la valeur. La personne porte des potentiels qui marquent sa personnalité sociale distincte. Ce potentiel de valeur peut se réaliser de diverses façons, soit lors de prestations publiques (on peut penser à des rituels comme le repas makusham[5], la prière ou les prestations de teueikan, le tambour traditionnel innu), mais aussi par la reconnaissance sociale et certaines habiletés techniques comme l’artisanat et les compétences à la chasse. Avec l’avènement de la traite des fourrures et, plus tard, du salariat, le portrait se complique. Une personne peut porter en elle différents potentiels que l’on associera à l’une ou l’autre de ces formes de production. D’autre part, à l’époque pas si lointaine où le mode de production traditionnel était la base de la subsistance des Innus, le territoire n’était pas une source de valeur centrale contrairement à ce que pouvait incarner la personne. Selon José Mailhot (1993), ce sont les relations de parenté qui structuraient le rapport au territoire à l’époque du nomadisme, c’est-à-dire que le rapport au territoire passait avant tout par la production de la personne innue. On verra plus loin dans cet article comment ce rapport s’est inversé avec l’avènement du capitalisme. Avant d’aborder cette question, il convient de mettre en relief les contradictions et les innovations qu’a apportées le système capitalisme dans l’univers innu.

Les Innus de Mamit et le capitalisme

Avant les années 1950, le travail salarié n’était pratiqué que de façon très marginale par les Innus de Mamit (c’est-à-dire des communautés d’Ekuanitshit, Nutashkuan, Unamen Shipu et Pakuashipi). À cette époque, à peu de fins pratiques, les seuls employeurs potentiels étaient les clubs de pêche au saumon et la Compagnie de la Baie d’Hudson (Perrault 1959 ; Dominique 1989 : 126 ; Jauvin 1993 : 11). À ce moment-là, le travail salarié est tout au plus une stratégie d’appoint dans le cycle annuel des Innus. Dans son récit de vie, Michel Grégoire, de Nutashkuan, relate que pour la première fois, en 1951, des Innus quittaient Nutashkuan pour aller travailler à l’extérieur (Dominique 1989 : 131). C’est vraiment avec la sédentarisation que le travail salarié s’est généralisé chez les Innus de Mamit. Dans toutes les communautés, la construction des maisons et des infrastructures communautaires a mis au travail un grand nombre d’hommes (Perrault 1959 ; Dominique 1989 : 134). C’est également à cette époque que l’artisanat va émerger comme une source de revenus monétaire : on vendait alors principalement des mocassins, des toboggans, des raquettes, des mitaines, etc. (Bacon et Vincent 1979 : 304, dans Dominique 1989 : 172).

En examinant le cas des Innus et des Naskapis de Schefferville, on peut en apprendre beaucoup sur les modalités de la généralisation du travail salarié. Rapidement, un paradoxe économique se dessine dans la vie des Innus et des Naskapis qui iront travailler à la mine à partir des années 1950 : si ceux-ci deviennent rapidement dépendants du salariat et des revenus monétaires, il leur est impossible d’abandonner la chasse de subsistance puisqu’ils n’ont pas accès à des emplois stables ou qui pourraient leur assurer un revenu monétaire satisfaisant (Boutet 2010 : 44). Comme une bonne partie de leur temps est consacré au travail salarié, ils ne peuvent plus faire de longs déplacements pour se rendre en territoire. Les activités cynégétiques vont se concentrer autour de la communauté au détriment de la chasse au caribou (ibid. : 45). Le paradoxe va se creuser davantage, car avec la transformation des moyens techniques de la chasse, le salariat émerge comme stratégie pour faciliter les voyages sur le territoire. Les revenus monétaires permettent de se transporter plus rapidement (chaloupe, motoneige, nolisement d’hydravion) et d’acquérir de l’équipement plus performant.

À Unamen Shipu, le rapport entre activités traditionnelles et travail salarié se négocie selon des modalités semblables à celles décrites par Boutet pour les Innus et les Naskapis de Schefferville. Aujourd’hui, tous mes informateurs m’ont assuré que le travail salarié et les revenus monétaires étaient la base de la subsistance à Unamen Shipu. « Je connais toute la chasse mais mon grand-père m’a dit qu’il fallait que je travaille pour nourrir ma famille. Oui, il faut chasser, mais pour nourrir sa famille il faut travailler. C’était ça, le plan du gouvernement qu’il a dit : pas le choix de travailler. » (Entrevue, Shapatesh : H, 33)

Néanmoins, la chasse garde une importance dans la production d’une personne innue, mais aussi au point de vue matériel. Les activités de chasse, de pêche et de cueillette contribuent à la souveraineté alimentaire de la communauté et représentent la seule source de viande fraîche. En effet, les résidents de la Basse-Côte-Nord devant compter sur le transport maritime et aérien pour s’approvisionner, seule la viande congelée est disponible dans les magasins de la communauté. De plus, il arrive souvent que certains produits soient en pénurie. Si la chasse garde une importance économique, il n’en reste pas moins que les Innus dépendent des revenus monétaires pour la pratiquer : « C’est encore important d’aller à la chasse mais c’est dur d’y aller. C’est l’automne, pis c’est là que la job commence. L’été, j’y vais le plus possible, mais j’ai pas de bateau. » (Entrevue, Shapatesh : H, 33)

En parallèle, le temps consacré au travail salarié et la rigidité des horaires de travail réduisent le temps que les Innus peuvent mettre dans les activités cynégétiques et halieutiques. Certains s’adaptent à ces contraintes grâce à des stratégies comme le travail saisonnier, qui permet d’avoir assez de revenus pour acheter l’équipement nécessaire aux séjours en territoire et d’avoir le temps de le fréquenter sur de longues périodes : « J’aime mieux saisonnier parce que je suis coureur de bois. Sinon, l’emploi c’est du lundi au vendredi, mais la fin de semaine c’est sûr que je m’en vais dans le bois. C’est le paradis pour moi dans le bois. » (Entrevue, Pien : H, 48)

D’autres vont construire de petits campements ou ériger une tente à proximité de la communauté pour pouvoir aller en forêt pendant leurs congés hebdomadaires ou tout simplement pour réduire les coûts des voyages : « C’est une question de travail aussi, c’est pas tout le monde qui a le temps de chasser. Mais presque tout le monde fait un peu d’efforts de chasse autour de la communauté. » (Entrevue, Pinamen : F, 30)

Pour comprendre les contradictions et les transformations que le mode de production capitaliste amène dans l’univers innu, il faut considérer trois modalités : le salariat, l’extractivisme et l’idéologie de la croissance infinie. Le salariat est un ordre contraignant dans lequel une personne vend sa force de travail en échange de monnaie. L’idée d’ordre contraignant est importante : lorsqu’une personne vend sa force de travail, elle s’inscrit dans un rapport hiérarchique avec son employeur. Ce rapport détonne par rapport à la conception innue du leadership. En effet, chez les Innus, le leadership est beaucoup plus flexible, car dans un groupe de chasseurs chaque personne peut être appelée à mener l’expédition à un moment ou à un autre, et rien ne contraint une personne à suivre un leader en particulier (Henriksen 1973). Il va sans dire que le régime salarial ne possède pas ce niveau de flexibilité. Le système capitaliste contemporain se caractérise aussi par l’extractivisme, qui est un modèle de développement basé sur l’extraction des ressources naturelles et leur exportation immédiate (Murray 2015 : 24). Cette conception de la production (extraire les ressources, les exporter et les vendre sur les marchés) n’est pas appréciée des Innus qui possèdent toute une gamme de normes et d’interdits quant à la circulation des produits du territoire. Ces normes comprennent particulièrement de nombreux interdits sur la commercialisation. La voix des Innus s’est souvent fait entendre pour dénoncer le modèle extractif comme, par exemple, dans les mémoires déposés au Bureau d’audiences publiques sur l’environnement concernant le projet hydroélectrique de la rivière Romaine (Conseil des Innus de Pakua Shipi et Conseil des Innus d’Unamen Shipu 2008 : 9). Le capitalisme se caractérise aussi par l’idéologie de la croissance infinie selon laquelle le système capitaliste doit toujours prendre de l’expansion et s’intensifier de façon à accroître et maximiser les profits (Abraham 2015 : 205). Ce principe entre, lui aussi, en contradiction avec tous les préceptes de la pensée innue. En effet, dans leurs activités de récoltes, les Innus valorisent le fait de ne prendre que ce dont ils ont besoin mais aussi de ne pas prendre plus que ce que le territoire peut fournir (Notes de terrain, 30 oct. 2017 ; Entrevue, Uniam : H, 45 ; voir Dominique 1989 : 18 et Lacasse 2004 : 44).

La dépossession et l’émergence du régime de valeur-territoire

La dépossession territoriale des Innus de Mamit a été un vecteur de conscience territoriale. L’expérience de la dépossession – mais aussi les luttes pour la réappropriation et la défense du territoire – a permis l’émergence d’un régime de valeur basé sur le territoire. Le concept de dépossession, tel qu’il est formulé par Harvey (2003), est basé sur le concept d’accumulation primitive de Marx (2014 [1867]). L’accumulation primitive représente le moment zéro du capitalisme, et son emblème est le mouvement des enclosures en Angleterre. En retirant les moyens de production des paysans, les enclosures forcèrent les paysans à vendre leur force de travail (ibid. : 638). De son côté, Harvey explique que, ne se limitant pas qu’aux enclosures, des phénomènes d’accumulation primitive n’ont jamais cessé de se produire et ce, partout dans le monde. Ce dernier reformule l’idée de Marx pour parler d’accumulation par dépossession : « L’accumulation par dépossession relâche une série de biens (incluant la force de travail) à un coût très bas et parfois nulle. Le capital suraccumulé peut s’emparer de ces biens et les utiliser immédiatement en vue d’un usage profitable. » (Harvey 2003 : 149) En dépossédant une communauté ou une population de ses actifs, le système capitaliste peut constamment se renouveler et contourner les cycles de crise qui lui sont inhérents.

Un homme d’Unamen Shipu installe un filet dans la baie de Kuekuatsheunakap

Un homme d’Unamen Shipu installe un filet dans la baie de Kuekuatsheunakap
Photo Émile Duchesne

-> Voir la liste des figures

Les Mamit Innuat ont vécu et vivent toujours des épisodes de dépossession. On peut citer l’appropriation des rivières à saumon par les clubs privés de la fin du xixe siècle jusqu’à 1990 (Panasuk et Proulx 1981), l’appropriation d’une partie du territoire par les non-Innus depuis 1820, la militarisation du territoire de la fin des années 1970 jusqu’au milieu des années 1990 par les programmes de vols à basse altitude de l’OTAN (Charest 1986), le projet hydroélectrique de la rivière Romaine en 2009 (Voyer 2016), les projets de développements miniers depuis les années 1940 (Boutet 2010) et, plus fondamentalement, la dépossession de leur mode de vie à travers les pensionnats ainsi que la politique de sédentarisation, particulièrement dans la période après 1950. À Unamen Shipu et à Pakua Shipi, la dépossession s’est vécue différemment des autres communautés plus à l’ouest : en raison de leur isolement, il n’y a pas eu de projets extractifs majeurs qui se sont concrétisés sur leurs territoires. Les Innus d’Unamen Shipu sont toutefois bien au courant des impacts que ces projets de dépossession ont eus sur les autres communautés innues.

Le capitalisme et ses projets de dépossession entraînent des éléments nouveaux dans l’univers innu : le territoire peut désormais être approprié et échangé contre des richesses. À Unamen Shipu, la population a une conscience très aiguisée de cette modalité du mode de production capitaliste. Cette conscience n’est sûrement pas étrangère à l’exigence classique des revendications territoriales : la signature d’un traité en échange de l’extinction du titre ancestral sur le territoire. Même si cette exigence du fédéral n’est plus nécessairement en vigueur aujourd’hui, elle continue de marquer les gens d’Unamen Shipu. On s’aperçoit aussi que, dans l’histoire des Innus, la dépossession s’est accompagnée de compensations matérielles ou monétaires. Cette situation a fait naître chez eux l’idée selon laquelle, si jamais « quelqu’un leur prenait leur territoire, leur enlevant par le fait même leurs moyens d’existence, ce dernier se chargeait pour toujours de la responsabilité de leur venir en aide » (Mailhot 1996 : 337) Souvent, les Innus d’Unamen Shipu vont attribuer les richesses de certaines autres nations autochtones au fait qu’elles ont « vendu leur territoire ». Suivant les mêmes termes, on peut voir une compétition entre deux régimes de valeurs : d’un côté, certains diront que les autochtones qui « vendent » leur terre sont plus riches tandis que d’autres vont dire que « vendre la terre » va appauvrir la communauté. Deux régimes de valeurs s’affrontent : la richesse monétaire du régime de la valeur travail et la richesse du régime de la valeur territoire. Pour ce qui est de ce dernier régime, un homme de la communauté exprime bien cette conception de la valeur :

La vraie richesse c’est le territoire. Les étangs d’eau, la forêt qui est vierge [...] y’a pas de mines encore ici. Les projets de mines, etc., ça appauvrirait les Innus : ça augmenterait la consommation de boisson et de drogue. Les mines détruiraient tous les territoires. C’est la même chose avec Hydro qui veut inonder nos territoires.

Entrevue, Uniam : H, 45

Selon cette conception, la « vente » du territoire limiterait encore plus la viabilité du mode de production traditionnel. Le travail salarié se généraliserait tout comme les problèmes sociaux associés à la sédentarisation. Passer de chasseur à travailleur, ce n’est pas seulement changer d’occupation : c’est aussi devenir une tout autre personne. Au-delà de la compétition entre ces deux régimes de valeurs, ce choc représente aussi une lutte entre deux projets moraux : la préservation du territoire et du mode de vie traditionnel versus l’adoption « complète » du travail salarié. À travers toutes ces dynamiques, il existe aussi une question de permanence. Un homme d’Unamen Shipu dans la quarantaine me disait que « l’argent c’est comme de l’eau dans une passoire. Le territoire, lui, il reste tout le temps. C’est ça la vraie richesse » (Notes de terrain, 29 sept. 2017). La vente du territoire et les changements négatifs qu’ils apportent sont vus comme étant permanents ; les compensations monétaires, elles, ne sont que temporaires. En perdant la possibilité de vivre du territoire, les Innus perdent aussi leur liberté, leur autonomie, leurs rapports aux maîtres des animaux mais surtout ils perdent la possibilité de reproduire leur type de personne. C’est la production même de la personne innue qui est compromise s’ils ne peuvent vivre avec leur territoire. En ce sens, la réserve est vécue comme le lieu du travail salarié mais aussi comme celui de la restriction des libertés :

Ils appelaient ça des réserves, comme une réserve faunique, comme si on était des animaux. Pourquoi ils disaient pas village ? On est des humains aussi. Dans un parc les animaux ne sont pas en liberté […] dans la réserve aussi on n’est pas en liberté. C’est pour ça que je dis que dans le bois on est libre.

Entrevue, Pien : H, 48

Campement de la Sainte-Anne aux abords de la rivière Olomane

Campement de la Sainte-Anne aux abords de la rivière Olomane
Photo Émile Duchesne

-> Voir la liste des figures

Perdre le territoire, c’est aussi s’asservir à l’univers des Blancs et à leur mode de production. Quand les Innus d’Unamen Shipu disent que « le territoire c’est la valeur, notre vraie richesse », il s’agit d’une prise de position pour l’intégrité de leur territoire, de leur univers cosmologique, de leur mode de production et du type de personne qu’il permet de produire. Les épisodes de dépossession qu’ils ont vécus et qu’ils continuent toujours de vivre ont favorisé l’émergence d’une conscience territoriale plus forte mais aussi de tout un régime de valeur basé sur le territoire. Le régime de la valeur-territoire est la réponse des Innus au régime de valeur-travail du mode de production capitaliste.

Le régime de valeur-territoire et la production de la personne innue

Il m’a été difficile de trouver les mots pour décrire le régime de valeur-territoire, et ce sont mes informateurs qui m’ont permis de dénouer le problème : lorsque je leur demandais « quelle est la plus grande richesse des Innus ? » ils me répondaient invariablement qu’il s’agissait du territoire. Mais, dans tous les cas, ils s’empressaient d’ajouter que la culture et la langue innue étaient aussi parmi leurs plus grandes richesses. En effet, il va de soi que, sans culture, la nature peut difficilement être une valeur. De la même façon, sans la culture innue, le territoire ne pourrait pas être la plus grande richesse des Innus. Ces derniers savent bien que, sans pouvoir fréquenter le territoire, leur culture et leur langue se transmettraient très difficilement. Cette impression s’avère fondée puisqu’un rapport de recherche récent établit un lien direct entre la diminution de la diversité linguistique et la perte de la biodiversité (Loh et Harmon 2014). Mais alors, comment décrire le régime de valeur-territoire ? Celui-ci doit être compris conjointement avec les modalités de production de la personne innue : il est un complément du régime de valeur-personne. En effet, le territoire commence à prendre sa valeur lorsqu’il est parcouru et raconté, mais aussi lorsqu’on y entre en relation avec ses animaux, ses entités cosmologiques, ses lieux de puissance, etc. Si, d’un côté la valeur-territoire est mise en danger par les entreprises extractives, d’un autre côté elle dépend de la production de la personne innue pour se réaliser. Conséquemment, le territoire possède en lui différents potentiels de valeur : dans le régime de valeur capitaliste le territoire possède un potentiel d’appropriation et d’extraction tandis que dans le régime de valeur innu, le territoire a un potentiel de récolte (animaux, plantes, etc.) et de production de personne. Bien entendu, le médium de la valeur-territoire est le territoire lui-même, aussi étendu soit-il. La valeur-territoire était déjà donnée dans le régime de la valeur-personne : ce n’est qu’avec l’expérience de la dépossession que la valeur-territoire est passée d’une valeur en soi à une valeur pour soi. Si, au temps du nomadisme, comme le soulignait José Mailhot, la mobilité et le rapport au territoire passait par les liens de parenté (donc par les personnes), ce rapport s’est aujourd’hui inversé : la production des personnes innues dépend du rapport au territoire.

Les produits du territoire : entre dons et marchandises

Les animaux et la valeur marchande

Une des principales conséquences de la traite des fourrures a été d’attribuer une valeur marchande aux animaux. Cet état de fait a bousculé plusieurs conceptions traditionnelles des Innus qui, comme nous le verrons plus tard, continuent toujours aujourd’hui d’entraîner des contradictions. L’anthropologue Henriksen notait que « ni la viande ni les fourrures, en fait aucun des produits du territoire, ne peuvent être achetés ou vendus pour de l’argent ou faire l’objet d’un troc » (1973 : 33). Il n’est pas difficile de constater que cet idéal entre directement en contradiction avec la vente de fourrures. L’origine de ce principe innu s’explique par le fait que l’animal tué par le chasseur est considéré comme étant un don provenant des maîtres des animaux (Henriksen 2009 : 54). Pour les Innus, les animaux tués font partie d’une sphère d’échange caractérisée par le don au sein de laquelle les humains et les maîtres des animaux sont partie prenante. Sachant cela, on peut considérer l’attribution d’une valeur marchande aux animaux comme une transformation de dons en marchandises (Gregory, 2015). Notons que cette transformation est loin d’être systématique et complète : la vente d’animaux est toujours controversée aujourd’hui chez les Innus d’Unamen Shipu (Nation innue 2016). Pour Gregory, dons et marchandises sont des types d’échange qui s’opposent de façon symétrique : le don est un échange d’objet inaliénable entre des personnes en état de dépendance réciproque tandis que l’échange marchand implique l’échange d’objet aliénable entre des échangeurs en état d’indépendance réciproque (2015 : 19). Lorsque Gregory (2015) et Mauss (2013 [1950]) disent qu’un objet est inaliénable, c’est qu’il ne peut jamais être complètement séparé des personnes qui l’ont échangé. En ce sens, la logique du don met en relation des personnes tandis que l’échange de marchandises met des objets en relation (Gregory 2015 : 15). Cette logique du don comprend différent types et niveaux d’échanges qui vont du partage des biens à consommation immédiate, où les échangeurs ne sont pas fortement liés, jusqu’à l’échange de biens de prestige où les échangeurs sont mis en relation de façon évidente et permanente (Mauss 2013 [1950] ; Gregory 2015).

Comment peut-on expliquer l’émergence d’une valeur d’échange monétaire associée aux animaux ? Deux éléments sont à considérer : la non-appartenance aux bandes innues de la majorité des traiteurs et le caractère non monétaire des échanges de la traite des fourrures. Considérant le premier point, les recherches en archéologie nous ont montré l’existence de réseaux d’échanges complexes d’une étendue remarquable dans le monde autochtone précolombien (Pintal, Provencher et Piédalue 2015 : 69-70). Pour citer un cas plus précis, le mémoire de maîtrise de Francis Bellavance analyse les échanges de quartzite de Ramah entre les groupes amérindiens du Mushuaunipi et les groupes paléo-esquimaux et thuléens du Labrador. Il mentionne, entre autres, que :

les groupes de culture amérindienne seraient prêts à investir beaucoup dans l’acquisition du quartzite de Ramah puisque cette pierre leur permet de manufacturer des pointes de projectile leur assurant de meilleures chasses au caribou. D’autre part, les groupes de culture esquimaude auraient intérêt à fournir la matière demandée afin de limiter les conflits avec ces étrangers

Bellavance 2006 : 148

L’analyse archéologique de Bellavance montre que les échanges entre groupes amérindiens et paléo-esquimaux et thuléens semblaient être caractérisés par la méfiance et une absence de la logique du don. Les analyses ethnohistoriques nous montrent également que les échanges entre peuples amérindiens et inuit avaient les mêmes caractéristiques, que ce soit entre Cris et Inuits de la Baie-d’Hudson (Trudel 1990) ou ailleurs dans le Nord canadien (Janes 1973 ; Krech 1979 ; Smith 1979). À la lumière des arguments archéologiques de Bellavance et en généralisant à partir des études ethnohistoriques, il semble raisonnable de dire que les relations des Innus avec des groupes étrangers se caractérisaient par le troc et l’hostilité. David Graeber (2013 : 40) a examiné la question de l’échange en cherchant à savoir si le troc était une stratégie généralisée dans les sociétés non capitalistes. Bien qu’il n’ait pas analysé d’exemples nord-américains, son examen l’amène à penser que le troc existait dans ces sociétés, mais jamais entre membres d’un même groupe : le troc avait généralement cours entre étrangers ou même entre ennemis. Gregory va dans le même sens en disant que « l’échange de dons tend à être entre deux personnes apparentées ; à mesure que les liens de parenté deviennent distants, et les transacteurs étrangers, l’échange marchand émerge » (2015 : 17). En considérant cet argument, on peut supposer que chez les Innus la relation d’échange était l’apanage des relations entre groupes étrangers et que les relations entre membres du groupe – ceux avec qui on est susceptibles d’avoir un lien de parenté ou de pouvoir fonder une alliance matrimoniale – étaient caractérisées par la logique du don. Cette hypothèse nous aide à comprendre l’attribution chez les Innus d’une valeur d’échange pour les animaux. Comme les traiteurs blancs – ou même les traiteurs autochtones provenant de bandes étrangères – n’avaient pas d’appartenance aux groupes innus, le type d’échange qui s’imposait était le troc et éventuellement l’échange marchand. Le rapport aux étrangers était le type de rapport le plus probable dans lequel les Innus pouvaient concevoir qu’un animal ait une valeur marchande.

L’autre facteur explicatif qu’il faut prendre en compte est le caractère non monétaire des échanges associés à la traite. En effet, le cycle de la dépendance, tel que décrit par Tanner (1979) et par Frenette (1986), consistait à avancer des produits à crédit aux autochtones en début de saison pour qu’ils les remboursent en fin de saison en remettant des fourrures aux traiteurs. Même si les produits et les fourrures échangés étaient évalués en valeur monétaire, les transactions n’impliquaient pas de transfert physique de monnaie. Comme les Innus d’Unamen Shipu passaient la majeure partie de l’année sur le territoire et que leurs principales occasions d’échanger avec les Eurocanadiens étaient avec les traiteurs, l’usage de la monnaie n’était pas réellement nécessaire pour acquérir des biens et des vivres produits par les Eurocanadiens. Leur mode de vie nomade était peu propice à l’accumulation, et l’usage de la monnaie n’était d’aucune utilité sur le territoire (Jauvin 1993 : 88 ; Bousquet et Morissette 2015 : 102). La fourrure des animaux s’est donc imposée comme médium dans ce nouveau régime de valeurs instauré par la traite des fourrures.

La circulation des produits du territoire

Chez les Innus, il existe plusieurs interdits entourant la vente des produits du territoire. Selon Henriksen (1973), à l’époque du nomadisme, le contournement de ces interdits était plus fréquent sur la côte qu’à l’intérieur des terres et dépendait aussi du statut du produit. Par exemple, la viande de caribou, considérée comme la viande la plus prestigieuse et la plus sacrée, n’est presque jamais vendue ou échangée alors que la viande d’un animal moins important pourra l’être avec moins de problème. Aujourd’hui, à Unamen Shipu, la vente ou l’échange des produits du territoire suit à peu près la même logique. Cependant, un élément nouveau qui n’a pas été traité par Henriksen s’insère dans la problématique : la commercialisation des produits du territoire. Commençons par relever certains discours sur les interdits de commercialisation des produits du territoire :

Notre richesse c’est aussi de garder notre culture, garder nos techniques de chasse, de confection de canots, de raquettes, etc. […] Commercialiser ça c’est pas correct. Il ne faut pas vendre ce que l’on chasse. La plupart des aînés n’aiment pas ça.

Entrevue, Uniam : H, 45

Pour prendre un autre exemple, pendant l’expédition de chasse à laquelle j’ai participé, Shimun s’affairait un soir à faire de la confiture de uishatshimina (i.e. airelles vigne-d’Ida, appelées graines rouges sur la Côte-Nord). En brassant son mélange, il m’expliqua qu’il était déçu de voir les Blancs commercialiser les petits fruits qu’on peut trouver sur le territoire : « Les Blancs ils cueillent les bleuets pis ils les vendent à l’épicerie. Maintenant, y’en a même à Natashquan qui vendent la shikuteu (i.e. plaquebière, aussi appelée chicoutai sur la Côte-Nord). Ça va être quoi la prochaine affaire ? Les graines rouges ? ! » (Notes de terrain, 14 octobre 2017) Ces deux exemples nous montrent que, dans l’absolu, les produits du territoire ne doivent pas être vendus ou échangés : un tel geste entrerait en contradiction avec le régime de valeur traditionnel. En vendant ces produits, c’est un autre type de valeur qui est réalisé. En échangeant ou vendant les produits du territoire, on perd la logique du don qui caractérise leur circulation dans le régime de valeur traditionnel. Rappelons-nous que le partage de la nourriture permet au donateur d’acquérir un certain prestige mais permet surtout de se tenir dans les bonnes grâces des maîtres des animaux et d’acquérir davantage de puissance spirituelle :

C’est une tradition de donner la viande aux autres. Ça a tout le temps été respecté. On chasse pour les vieux. Quand j’étais jeune, mon père faisait ça. Il partageait tout le temps ce qu’il rapportait. Quand on partage, il disait, après t’as tout le temps du succès quand tu retournes à la chasse.

Entrevue, Uniam : H, 45

La vente ou l’échange de ces produits ne réalise pas le même type de valeur que lorsqu’ils sont donnés. Une personne de la communauté évoque ce changement :

Dans le temps quand ça restait encore dans le bois, j’étais pas encore là, mais d’après ce qu’on m’a dit l’entraide était vraiment énorme dans ce temps-là. Y’avait plus de partage aussi. Mettons que quelqu’un prenait un saumon, la personne se gardait un morceau et donnait le reste à ceux qui étaient dans le besoin. Aujourd’hui, quand quelqu’un prend un saumon, il va en garder la moitié et essayer de vendre l’autre moitié !

Entrevue, Tuma : H, 34

Aujourd’hui, plusieurs personnes vendent ou échangent des produits du territoire tout en sachant les conséquences d’un tel geste sur le plan social et cosmologique. En effet, ces deux formes d’échange ne sont pas mutuellement exclusives : une personne peut très bien donner certains produits et en vendre d’autres à des occasions différentes. Une personne peut même dénoncer la vente de ses produits tout en en vendant elle-même !

La problématique de la vente des produits du territoire revient systématiquement dans les débats de la communauté. Sur Facebook, j’ai vu plusieurs personnes critiquer une loterie qui avait comme prix du attiku-pimi (la graisse de caribou). Le verdict était sans appel : comme le attiku-pimi est l’aliment le plus sacré pour les Innus, il est inconcevable d’en vendre et encore plus inconcevable d’en faire tirer dans une loterie. Les possibilités de vente et d’échange des produits du territoire sont en pleine recomposition à Unamen Shipu : ces possibilités se construisent en fonction des rangs hiérarchisés qui structurent le classement des produits du territoire selon leur degré d’animation[6]. Une première distinction entre la vente informelle et la commercialisation devrait être faite : la première est beaucoup plus acceptable que la deuxième étant donné que l’aspect interpersonnel de l’échange est préservé (ces ventes se faisant surtout entre Innus). La commercialisation, quant à elle, est à éviter puisqu’elle implique certaines caractéristiques du mode de production capitaliste qui s’accommode moins avec le mode de production traditionnel innu : entre autres, l’idée d’extraction et de croissance infinie, mais aussi l’absence de lien social entre l’acheteur et le vendeur. Une deuxième distinction devrait être faite sur le type de produits échangés. Par exemple, vendre du atiku-pimi ne semble pas possible. Par contre, vendre un morceau de viande de caribou à un autre Innu semble plus acceptable même si beaucoup de personnes verront la transaction d’un très mauvais oeil et préféreraient que la viande soit donnée. De l’autre côté du spectre, la communauté possède quelques bateaux de pêche commerciale au homard depuis le début des années 2000. Si la commercialisation du homard semble acceptable aux yeux de la communauté, c’est en raison de l’existence de deux systèmes dichotomiques dans la cosmologie innue : l’opposition entre les animaux innus et les animaux des « Blancs » (Bouchard et Mailhot 1973) et l’opposition entre la mer (vue comme étant un univers de « Blancs ») par opposition à l’intérieur des terres et au littoral côtier (vu comme un univers innu) [Savard 1977 ; Vincent 1991]. Comme le homard n’est pas un animal haut placé dans la hiérarchie des animaux innus et que les bateaux de pêche commerciale le pêchent au large des côtes – ce qui le rapproche de l’univers des Blancs –, il semble tout à fait acceptable pour les Innus de le pêcher en vue d’une commercialisation. D’autant plus que les Innus n’associent pas une grande agentivité au homard, ce qui le rend moins animé et donc plus propice à être commercialisé. Entre ces deux pôles du continuum, il existe toute une série de règles pour régir la vente des produits du territoire. À l’instar de la société innue, ces règles sont en pleine transformation et il ne sera pas question ici de les détailler davantage, faute de données complètes.

Le cas de la production artisanale est également intéressant à aborder. La vente d’objets d’artisanat date au moins du début des années 1900 chez les Innus de Mamit. Si nouveauté il y a, c’est dans la vente d’objets artisanaux entre membres de la communauté. Malheureusement, je ne dispose pas de sources historiques permettant de dater l’émergence de cette pratique. Aujourd’hui, les objets artisanaux sont vendus autant aux visiteurs qu’aux membres de la communauté. Ces objets peuvent aussi être donnés, et ce, principalement aux membres de la famille de l’artisane : deux artisanes interviewées m’ont dit en donner à peu près autant qu’elles en vendaient (Entrevue, Mani : F, 44 ; Entrevue, Nishapet : F, 77). Dans le cas de l’artisanat, il semble aussi exister une hiérarchie qui va guider la circulation des objets. En effet, ceux qui sont fabriqués avec des matériaux « du magasin » seront vendus sans que cela ne cause aucun problème et peuvent aussi être donnés. Par contre, des objets fabriqués avec des matériaux récoltés sur le territoire – des mitaines en peau de caribou ou un chapeau en fourrure de castor par exemple – seront beaucoup plus souvent donnés que vendus. Cependant, la provenance des matériaux n’est pas le seul critère qui guidera le choix du procès de circulation de l’objet. Pour donner un autre exemple, alors que je visitais l’atelier d’un projet communautaire de construction de canots, j’ai demandé combien pouvait coûter un canot : on m’a répondu que ça ne marchait pas comme ça et que personne ne vendait de canot à Unamen Shipu (Notes de terrain, 14 sept. 2017). Il semble que, plus un objet sera considéré comme animé, plus il a de chance d’être donné (ou fabriqué pour soi) que d’être vendu. Bien entendu, cette règle n’est pas absolue et interagit avec d’autres principes : est-on apparenté avec la personne qui recevra l’objet ? La personne receveuse est-elle fortunée ? La personne receveuse est-elle innue ? Toutes ces questions vont aussi influencer le type de procès de circulation des objets artisanaux et des produits du territoire.

Construction de canots à Unamen Shipu

Construction de canots à Unamen Shipu
Photo Émile Duchesne

-> Voir la liste des figures

Pour comprendre la recomposition des règles de circulation des produits du territoire, il est utile de considérer les interactions entre les modes de production et les régimes de valeur correspondants. La survie matérielle des Innus passant aujourd’hui principalement par le salariat et l’économie monétaire, on doit inévitablement s’attendre à voir une marchandisation des produits du territoire. Par contre, comme il a été démontré dans cette section, l’encastrement du mode de production traditionnel à la sphère de production capitaliste est loin d’être total. Tout au plus pourrait-on qualifier cet encastrement de partiel : les prescriptions et les interdits du mode de production traditionnel – bien qu’ils ne soient pas toujours respectés – sont encore bien opérants et vont trancher sur l’incorporation des pratiques associées au mode de production traditionnel dans la sphère du mode de production capitaliste.

Conclusion

Le cadre théorique mobilisé dans cet article a supporté une analyse des dynamiques économiques au travers desquelles doivent cheminer les Innus d’Unamen Shipu. Il a permis de formuler de nouvelles questions de recherche mais aussi de regarder sous un nouvel angle des problématiques déjà connues des chercheurs en études autochtones. Ces trois concepts ont l’avantage de permettre de faire un pont entre l’agentivité et les structures sociales, mais aussi entre l’approche culturelle (la cosmologie, la vision du monde, etc.) et l’approche sociale (l’organisation sociale, le colonialisme, les changements, etc.). Dans ce bref portrait des changements économiques vécus par les Innus d’Unamen Shipu, nous avons vu comment l’émergence du capitalisme a entraîné toutes sortes d’adaptations et de contradictions dans l’univers innu. De cette analyse, quatre points peuvent être retenus :

  1. Aujourd’hui à Unamen Shipu, le travail salarié et les revenus monétaires ont été considérés par tous mes informateurs comme la principale stratégie de subsistance. Paradoxalement, le travail salarié s’est imposé comme une condition sine qua non de la pratique des activités traditionnelles de subsistance. Différentes stratégies sont mises en oeuvre pour concilier les deux modes de production : travailler de façon saisonnière, installer des campements près de la communauté, etc.

  2. Trois modalités du capitalisme ont apporté des contradictions dans l’univers innu : l’ordre contraignant et hiérarchique du salariat, qui détonne avec le modèle du leadership innu qui est flexible et peu contraignant ; le modèle extractiviste, qui bouscule l’idéal innu selon lequel les produits du territoire ne devraient pas être vendus ; l’idéologie de la croissance infinie, qui entre en contradiction avec l’idéal innu de récolter seulement ce que le territoire peut offrir.

  3. L’expérience de la dépossession a affermi la conscience territoriale des Innus. La nécessité de défendre l’intégrité du territoire s’est imposée afin de préserver la culture innue. En effet, les Innus savent bien que sans le territoire il leur est impossible de transmettre leurs connaissances, de transmettre leur langue, d’interagir avec les entités cosmologiques et de produire des personnes innues. Cette prise de conscience qui s’est imposée avec l’expérience de la dépossession a favorisé l’émergence d’un régime de valeur concurrent à celui de la valeur-travail : la valeur-territoire. On peut dire que la valeur-territoire était déjà donnée dans le régime de la valeur-personne : elle est passée d’une valeur en soi à une valeur pour soi. Cette concurrence entre ces deux conceptions de la valeur du territoire est aussi une lutte entre deux projets moraux qui impliquent des conceptions différentes du bien-être, de la liberté et de l’autonomie.

  4. L’entrée des Innus dans l’économie monétaire a amené la marchandisation de certains produits du territoire et ce malgré l’existence de tabous sur la vente de ces produits. Ce sont les prescriptions et les interdits du mode de production traditionnel qui guident la transformation de ces produits en marchandise. Généralement, plus un objet ou un produit sera considéré comme animé, moins il a de chance de devenir une marchandise.

Depuis leur rencontre avec les Européens, la vie des Innus a changé drastiquement. Ces transformations n’en sont pas à leur fin puisque la mondialisation et les défis globaux du monde contemporain annoncent d’autres changements pour les Innus. Ces transformations profondes touchent les fondations de la culture innue : elles affectent leur façon de subvenir à leurs besoins, la façon dont ils entrent en relation avec leur environnement mais aussi leur vision du monde et leurs croyances. À ce titre, certains aînés observent que les plus jeunes générations sont perdues et ne savent plus en quoi croire :

Notre génération, on allait beaucoup en forêt à la pêche à Kuekuatsheunakap (Coacoachou), à Washicoutai. On partait quelques jours. Présentement il n’y a plus de campements pour mettre sa tente. Toute la végétation a pris. Tu as vu toutes les tentes sur le bord de la route de l’aéroport ? Les Innus on dirait qu’il leur manque quelque chose. Ils veulent revivre la forêt. C’est pour avoir la paix, la tranquillité.

Entrevue, Nishapet : F, 77

L’influence croisée de la cosmologie innue, du catholicisme, des sciences occidentales, et l’arrivée des croyances panindiennes ont effectivement de quoi constituer un labyrinthe dans lequel il est difficile de se retrouver. Dans ce contexte, plusieurs cherchent des façons de trouver l’harmonie et un peu de stabilité. Les aînés, qui ont vu se bousculer les transformations, remarquent que les jeunes et les moins jeunes se cherchent.