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Après plusieurs siècles de tentatives d’évangélisation de la part de divers groupes missionnaires, certaines communautés autochtones du Québec accueillent encore des missions religieuses. Elles sont l’occasion pour de nouveaux missionnaires, souvent allochtones, de partager leurs croyances. Bien que ces missionnaires ne s’inscrivent plus dans un projet de colonisation soutenu par l’État canadien, ils portent néanmoins le lourd poids de cette histoire marquée par les pensionnats autochtones et leurs conséquences. Ils doivent également jongler avec un pluralisme religieux notable au sein des communautés autochtones du Québec (Bousquet 2007 ; Gélinas 2013). Compte tenu des affiliations religieuses diverses, voire de l’athéisme, des membres des communautés autochtones et de l’historique négatif associé aux missionnaires, comment leurs homologues contemporains sont-ils reçus ? Je me pencherai sur cette question à partir du cas de la communauté anicinabe (algonquine ou anichinabée) de Lac-Simon située en Abitibi-Témiscamingue (Québec). Des missionnaires coréens évangéliques membres d’une Église montréalaise, la Montreal Korean United Church (MKUC), visitent cette dernière depuis plus de quinze ans. Ils y conduisent des missions mensuelles d’une journée (d’avril à décembre) et une mission estivale annuelle d’une semaine.

Lac-Simon représente bien le pluralisme religieux évoqué plus tôt. En 2011, sur un total de 1395 répondants, le christianisme était la religion comptant le plus d’adeptes, avec 1075 individus catholiques, 65 pentecôtistes et 25 « autres chrétiens ». Par ailleurs, 50 personnes ont dit avoir une « spiritualité (autochtone) traditionnelle » et 170 ont déclaré n’avoir aucune appartenance religieuse (Statistique Canada 2013). Les activités de l’Église catholique sont supervisées par une religieuse affiliée aux Soeurs des Saints-Coeurs de Jésus et de Marie et un comité pastoral composé d’Anicinabek. L’église est largement fréquentée lors des grands événements (Noël, Pâques, funérailles, etc.), mais peu d’individus participent aux activités sur une base régulière. Chez les évangéliques, il existe plusieurs sous-groupes qui ne pratiquent pas ensemble. Les évangéliques dont il sera question ici sont ceux qui collaborent avec les missionnaires coréens. Ils sont regroupés autour d’une pasteure anicinabe et forment une Église chrétienne locale[1] composée d’environ une trentaine de personnes. Ils se rencontrent le dimanche dans le sous-sol d’une maison pour un service, organisent un ministère pour homme et un pour femme, et des activités pour les enfants. Outre ceux pratiquant une forme de christianisme, des Anicinabek de la communauté participent ou organisent des cérémonies associées à la spiritualité panindienne. Lac-Simon organise d’ailleurs depuis plusieurs années un pow-wow annuel. Notons que les activités spirituelles des Anicinabek ne se limitent pas à celles qui ont lieu dans la réserve. Ils participent aussi à des événements ou des cérémonies ayant lieu dans d’autres communautés autochtones ou même dans des villes allochtones.

Afin de comprendre la réception des missionnaires coréens et de leurs activités dans cette communauté, j’analyserai les réponses de certains membres[2]. J’émets l’hypothèse que la tolérance religieuse permet d’expliquer la présence des missionnaires. Cette tolérance s’appuie, entre autres, sur un besoin de guérison[3], un argument repris autant par des Anicinabek chrétiens que par ceux qui sont indifférents aux croyances et à la présence des missionnaires. Quant aux critiques, je montrerai qu’elles portent surtout sur le non-respect de valeurs intrinsèques à la tolérance religieuse. Une attention particulière sera accordée aux réponses en lien avec la participation des enfants anicinabek, cibles principales des missions. Malgré les critiques faites à l’endroit des missions et des missionnaires, de nombreux enfants prennent part aux activités qui leur sont destinées : en 2014, lors de la mission estivale, j’ai compté entre 80 et 120 jeunes par séance. La majorité d’entre eux avait moins de 12 ans. En examinant les impacts potentiels de cette participation, je tenterai de comprendre pourquoi. N’étant pas moi-même chrétienne, au cours de cette analyse je tenterai de rendre compte de la manière la plus juste et la plus respectueuse possible de croyances et de pratiques spirituelles qui ne sont pas les miennes, mais avec lesquelles j’ai pu me familiariser par le biais de ceux qui ont accepté de les partager avec moi. Ainsi, leurs croyances et certains phénomènes seront présentés comme vrais parce que, pour eux, il ne s’agit pas de possibilités mais bien d’éléments constituant une expérience réelle.

Des analyses similaires ont déjà été réalisées. Par exemple, Rose-Anne Gosselin (1996) s’est penchée sur les réponses des Algonquins face au catholicisme au xixe siècle, et Lee Irwin (1997) s’est intéressé aux stratégies mises en place aux États-Unis par des peuples autochtones qui voulaient faire face aux tentatives d’éradication de leurs pratiques religieuses ancestrales par les autorités coloniales au xixe et au xxe siècle. Cependant, contrairement à ces deux auteurs, je n’analyserai pas les réponses dans une perspective historique puisque la rencontre à l’étude est toujours en cours. L’utilisation du terme « rencontre » n’est pas anodine. Frédéric Laugrand (2002 : 12) le décrit ainsi : « Issu de “encounter” qui signifie “trouver sur son chemin”, il conserve non seulement l’idée de contacts entre plusieurs protagonistes, mais également une connotation d’affrontement et de compétition […] ». Ainsi, la mission religieuse est envisagée comme un espace de rencontre où il y a négociation et confrontation.

Face à la rencontre à l’étude, les réponses des Anicinabek sont multiples. Plusieurs d’entre elles seront présentées : celle d’Anicinabek chrétiens ; celle d’individus indifférents ; celle de personnes critiques ou encore la réponse stratégique ou celles concernant les enfants. L’objectif n’est donc pas de présenter ma propre analyse critique des activités missionnaires, mais bien d’analyser ce qu’en pensent certains membres de la population qui les accueille. Avant de ce faire, il importe de dire quelques mots sur les missionnaires et sur les mouvements évangéliques dans lesquels ceux-ci s’inscrivent.

Missionnaires : affiliation et organisation

Évangélique, protestantisme évangélique, pentecôtisme et charismatique sont des termes apparentés qui perdent facilement de leur valeur descriptive s’ils ne sont pas précisés. Puisque la littérature sur le sujet est vaste et que des débats entourent toujours leur définition, je ne prétends pas effectuer un portrait exhaustif des tendances ni présenter toutes leurs nuances. Issu du protestantisme, le courant évangélique inclut autant les Églises de type charismatique que les autres. Le terme « évangélique » est décrit par Willaime (2001 : 174) comme une « orientation » pouvant se retrouver au sein des différentes dénominations protestantes. En principe, il pourrait servir à décrire tous les chrétiens au sens où il fait référence à la croyance en la Bonne Nouvelle que représente l’Évangile. Toutefois, comme l’explique Fath (2010), le qualificatif a pris une signification particulière au cours des années et permet aujourd’hui de désigner un type particulier de protestantisme. Le croyant évangélique est appelé à développer une relation personnelle avec Dieu. L’aspect thérapeutique ainsi que l’expression des émotions sont centraux, selon Fath (2005 : 353), qui soutient également qu’une « culture de l’altérité » est présente au sein de ces mouvements pour qui le service à l’Autre est primordial. L’oeuvre missionnaire et la conversion d’âmes sont très importantes. Cela va de pair avec le fait que les évangéliques insistent sur une identité religieuse choisie plutôt qu’héritée.

Au-delà de ces caractéristiques communes, selon leur tendance, les évangéliques ont certaines spécificités. Selon Hui-Yeon Kim (2011 : 33), le degré d’importance accordée au Saint-Esprit et à ses manifestations (glossolalie, guérison divine, etc.) permet d’apposer le qualificatif pentecôtiste à un groupe. Quant au protestantisme évangélique, il n’accorde pas d’importance particulière à l’émotion (ibid. : 33) ; cependant, l’expression émotionnelle n’est pas absente. En effet, les chants et la musique ont une importance particulière au sein de certains milieux évangéliques (Fath 2005). Pour les pasteurs pentecôtistes, le charisme, soit une « capacité à communiquer avec la divinité et à manifester la puissance divine de façon efficace » (Willaime 1999 : 14), est souvent garant de leur titre. Selon Robbins (2004 : 121), le christianisme charismatique fait référence aux croyants affiliés à des dénominations non pentecôtistes, mais qui croient malgré tout aux dons du Saint-Esprit et à ses manifestations. Il est donc possible qu’une Église ne soit pas pentecôtiste, mais que ses membres aient une sensibilité charismatique. Le qualificatif charismatique sera ici considéré comme étant l’importance accordée à l’émotion, au ressenti et aux manifestations du Saint-Esprit.

Ces religions évangéliques ont fait de nombreux adeptes dans des milieux culturels variés. Chez les peuples autochtones d’Amérique du Nord, leur succès est attribuable à plusieurs facteurs, dont l’encouragement du leadership local. Mark Clatterbuck (2012), dans une étude sur la conversion au pentecôtisme des Crows, montre que les leaders sont majoritairement crows et que ce sont des Églises locales indépendantes qui structurent le mouvement. De son côté, Kirk Dombrowski (2001) observe, dans une étude menée en Alaska, que ce sont les plus marginalisés qui ont tendance à se convertir au pentecôtisme, leur statut social étant lié à un contexte socio-économique difficile dans les années 1960 et 1970. Ainsi, un peu dans la même optique que Burkinshaw (2009) en Colombie-Britannique, Dombrowski s’intéresse au contexte social dans lequel l’expansion du pentecôtisme chez les autochtones concernés a pris forme. Mais, contrairement à Dombrowski, Burkinshaw (2009) montre que les individus marginalisés ne sont pas nécessairement les individus le plus nombreux à adhérer au pentecôtisme, ce serait plutôt ceux ayant une position politique ; il observe par ailleurs que dans une communauté en particulier ils ont tendance à avoir un statut économique élevé.

Des auteurs se sont aussi demandé si des parallèles pouvaient être faits entre ces nouvelles religions évangéliques et le chamanisme ainsi que diverses pratiques animistes qui étaient jadis pratiquées par les autochtones (Laugrand et Oosten 2007, 2012 ; Tanner 2007). À cet égard, Clinton Westman (2012) parle de correspondance entre le pentecôtisme et le chamanisme en ce qui a trait à l’idéologie de guérison. D’autres ont exposé des facteurs pouvant amener les autochtones à se convertir au pentecôtisme et, par le fait même, quels types d’individus étaient plus enclins à se convertir (Burkinshaw 2009 ; Bousquet 2007, 2012a ; Dorais 1997 ; Stuckenberger 2007, 2008 ; Tanner 2004). Quant à Westman (2010, 2012), il s’est notamment penché sur les liens entre la politique et les Églises évangéliques ainsi que sur les rituels pratiqués par certains Cris pentecôtistes en Alberta.

Ces quelques études ont en commun de porter sur des sujets touchant la période « post réception », soit alors qu’il y a eu conversion d’un certain nombre d’individus. Quant aux travaux qui traitent de l’implantation des mouvements évangéliques, ils s’y attardent surtout dans une perspective historique en retraçant, par exemple, le développement des Églises locales. Si les mouvements évangéliques sont souvent diffusés par les autochtones eux-mêmes, des missionnaires participent aussi à cette diffusion. Les membres de la MKUC sont d’entre eux.

Cette Église coréenne est affiliée à l’Église unie du Canada. Le pasteur principal est issu de la tradition presbytérienne. Au moment de la recherche, elle comptait environ trois cents membres et la congrégation principale était majoritairement fréquentée par des adultes coréens ayant immigré au Canada. Un ministère était consacré aux enfants jusqu’à leur entrée au secondaire. Malgré la participation aux activités de l’Église d’enfants en bas âge, c’est seulement à partir de 16 ans qu’ils ont la possibilité de se faire baptiser ou de faire leur confirmation. S’ils ont été baptisés lorsqu’ils étaient enfants, ce qui représente davantage le choix des parents de les élever dans la foi chrétienne, ils peuvent faire leur confirmation. Sinon, ils sont baptisés, rituel qui ne se fait pas par immersion – contrairement aux pratiques de plusieurs Églises évangéliques – mais qui, selon les jeunes interrogés, a la même signification.

L’Église comptait aussi deux ministères pour adolescents et jeunes adultes : l’un anglophone (English Ministry [EM]), l’autre coréen (Korean Ministry [KM]). Les membres du KM étaient surtout des étudiants universitaires d’origine coréenne de passage au Canada, soit pour une durée limitée dans le cadre d’un échange étudiant, soit qu’ils envisageaient d’immigrer au pays. Contrairement à l’EM où un grand nombre de membres restaient à long terme, créant ainsi un noyau stable, la composition du KM variait plus fréquemment. C’est surtout au sein de l’EM que j’ai fait mes observations et mes entrevues (dix des douze missionnaires interrogés fréquentaient ce ministère) parce que la majorité des missionnaires partant en territoire anicinabe y étaient rattachés. Il faut dire que ses membres étaient généralement plus à l’aise avec le français, langue d’usage dans les communautés anicinabek visitées, mais aussi parce que leur jeune âge faisait d’eux des personnes tout à fait indiquées pour animer une école biblique ciblant de jeunes enfants.

Pendant ma recherche, l’EM comptait environ une centaine de membres et était majoritairement composé d’habitués fréquentant l’église depuis leur naissance ou arrivés en bas âge. À part eux, un certain nombre d’individus allaient et venaient. Bien qu’un petit nombre de non-Coréens fréquentaient l’EM, la majorité était d’origine coréenne, certains nés en Corée et arrivés en bas âge au Québec (génération 1.5) et d’autres nés au Canada (2e génération). Les jeunes adultes entre 18 et 25 ans étaient le groupe d’âge le plus nombreux, mais il était possible de fréquenter EM dès l’entrée au secondaire et d’y rester à sa guise, peu importe l’âge. De ce fait, j’y ai rencontré de jeunes adolescents tout comme de jeunes familles.

Ce ministère était plus charismatique que la congrégation principale. Il faut dire que le type d’expérience religieuse offerte aux jeunes dans ce ministère varie selon la tendance du leader responsable. Par exemple, la précédente leader était plus charismatique. Kristen (22 ans), membre de l’EM depuis plusieurs années, dit qu’à cette époque ils étaient « plus en connexion avec le Saint-Esprit ». Le leader responsable au moment de l’étude était issu d’une tradition presbytérienne et adoptait une approche moins charismatique. Malgré ces variantes en termes d’intensité et d’accent, l’Église et son ministère anglophone proposaient une spiritualité de type protestant-évangélique à tendance charismatique. Une grande liberté d’expression était autorisée, voire encouragée, et les dons spirituels étaient normalisés. Quant à leur tendance évangélique, l’importance accordée aux missions en témoigne. L’Église entière investit financièrement et humainement dans plusieurs missions dont celle qui a lieu en territoire anicinabe et qui a été fondée à la suite d’une demande d’Anicinabek évangéliques de Lac-Simon qui sentaient qu’ils avaient besoin d’aide pour partager la Bonne Nouvelle (voir Hamel-Charest 2015). Depuis, une collaboration s’est établie, et les Coréens y retournent année après année, espérant participer à une forme de guérison individuelle et collective par le biais de l’intervention de Dieu. Ils partagent leurs croyances avec les autochtones par le biais de toutes sortes d’activités religieuses et non religieuses ciblant divers groupes d’âge, particulièrement les enfants, mais ceux-ci ne sont pas encouragés à se convertir sur-le-champ. Nous l’avons vu, pour eux, cette décision doit se faire consciemment, ce qui nécessite une certaine maturité. Des objectifs plus particuliers seront exposés à travers l’analyse des réponses.

Un protestantisme évangélique local centré sur la guérison

Si les Coréens peuvent effectuer leurs missions, c’est parce qu’au moins quelques personnes veulent, voire réclament la tenue de celles-ci. En effet, plusieurs Anicinabek de Lac-Simon se disent chrétiens et participent activement aux activités de l’Église chrétienne locale. Certains le sont depuis plusieurs années, alors que pour d’autres leur participation est plus récente. Ils se familiarisent à cette religion, en apprennent les croyances et les rites. Les plus expérimentés peuvent transmettre leurs connaissances et partager leur témoignage avec les néophytes. Malgré les apparentes similarités entre le christianisme (organisation, croyances, cérémonies) tel que pratiqué par les Coréens au sein de leur Église à Montréal et le christianisme tel que pratiqué à Lac-Simon par l’Église locale, une forme de réarticulation est observable. En effet, les Anicinabek adaptent leur pratique selon leurs besoins et leurs préférences. Ainsi, il semble que, bien que les missionnaires coréens leur partagent leur christianisme depuis quelques années, celui des Anicinabek ne peut être considéré comme un simple copié-collé. L’identité du christianisme évangélique de l’Église locale de Lac-Simon se distancie de celui des Coréens malgré la collaboration entre les deux groupes. Il faut dire que le christianisme – le catholicisme d’abord et le protestantisme ensuite – était présent au sein de la communauté bien avant l’arrivée des Coréens. Je propose que les Anicinabek membres de l’Église chrétienne locale privilégient une pratique axée sur ce qu’ils considèrent comme des interventions du Saint-Esprit et, en l’occurrence, une pratique où la guérison est centrale.

L’hypothèse selon laquelle l’expérimentation de la guérison est un motif de conversion a été démontrée par plusieurs auteurs ayant travaillé sur la question de la conversion aux religions évangéliques chez certains peuples autochtones, mais aussi dans d’autres groupes d’individus allochtones. À titre d’exemple, Anny Morissette affirme que « c’est aussi dans un but thérapeutique que les Amérindiens se sont convertis à d’autres religions que le catholicisme, comme le pentecôtisme, au cours des dernières années » (2012 : 282). Bon nombre d’auteurs expliquent aussi que les convertis sont souvent d’anciens alcooliques (Bousquet 2005 ; Burkinshaw 2009 ; Crépeau 2012 ; Polson et Spielmann 1990 ; Preston 1975). Ainsi, l’adhésion à cette religion apparaît à certains comme une manière d’arrêter de consommer. Au sein des mouvements évangéliques, la consommation d’alcool et de drogue est généralement prohibée. Notons que certaines Églises n’interdisent pas complètement la consommation d’alcool à leurs fidèles, bien que ce ne soit pas encouragé. Les témoignages de conversion d’André et de Marie (61 et 50 ans), deux leaders anicinabek de l’Église chrétienne de Lac-Simon que j’ai pu interroger, vont dans ce sens : ils étaient fatigués de consommer et ils ont décidé de donner leur vie au Seigneur. Depuis, leur expérience les amènent à témoigner du fait que la foi a le potentiel de transformer le comportement et d’engendrer une guérison physique, mais aussi psychologique.

Le besoin de guérison part d’une prémisse selon laquelle les Anicinabek de Lac-Simon – tant la communauté en tant qu’entité que, plus largement, les autochtones en général – doivent faire face à des blessures causées par la colonisation et ses conséquences. En parlant du pentecôtisme, Marie-Pierre Bousquet (2012a : 246) explique qu’il « est arrivé dans les réserves à une époque de prise de conscience des problèmes sociaux endémiques qui frappaient, et frappent encore, les Amérindiens ». Sans parler explicitement de besoin de guérison, plusieurs Anicinabek ont évoqué une situation de détresse au cours de mes entrevues : Michelle (43 ans) décrivait Lac-Simon comme un endroit où « il y a tellement de souffrance », Kevin (56 ans) parlait des blessures causées par les pensionnats et qui ont des répercussions intergénérationnelles, alors que Léon (65 ans) soulignait la désorganisation sociale causée par les diverses transformations du mode et du milieu de vie auxquelles doivent faire face les habitants de la communauté.

J’ai aussi pu observer cet intérêt pour la guérison chez les Anicinabek chrétiens qui participaient aux services de soirée organisés lors de la mission estivale, période où chaque soir un service ouvert à toute la communauté était suivi d’un petit goûter. En 2014, ces services étaient exceptionnellement conduits par un pasteur occidental et ses assistants qui n’avaient aucun lien avec l’Église coréenne, et avaient été invités par l’Église chrétienne de Lac-Simon. Lors de ces services, le pasteur allochtone et ses assistants mettaient l’accent sur l’action immédiate potentielle du Saint-Esprit (guérison divine, etc.). Les Anicinabek y prenaient part avec enthousiasme. Certains d’entre eux sont venus témoigner de guérisons physiques (mal de dos, etc.) ressenties suite au service de la veille ou sur le moment. À plusieurs reprises, les prières avec imposition des mains ont conduit certaines personnes à tomber au sol ou à pleurer intensément.

Les Anicinabek ont apprécié cette pratique à tendance charismatique, où la guérison divine pouvait être expérimentée. Cela rejoint d’ailleurs les propos de Bousquet (2013) qui montre en quoi l’ontologie anicinabe est de type pragmatique et empirique. Selon elle, c’est l’expérience qui permet de rendre une chose réelle ou valide. Cette ontologie pourrait être une piste permettant d’expliquer l’attrait de certains Anicinabek envers cette forme de guérison car ils la considèrent comme une expérimentation concrète du pouvoir de Dieu. Cet intérêt pour l’immédiateté de l’action divine ne veut pas dire que certains Anicinabek n’ont pas ou ne développeront pas ce qu’ils considèrent comme une relation à long terme avec Dieu. Mais la guérison peut servir de premier contact ou engendrer la conversion. Le besoin de guérison des uns apparaît comme un motif de tolérance pour les autres.

« Si ça leur fait du bien » 

La notion de tolérance religieuse est empruntée à Marie-Pierre Bousquet (2012a). Elle montre que chez les Anicinabek, cette tolérance est basée « sur deux principes : celui du bénéfice commun, à savoir le bien-être de la communauté et des Amérindiens en général, et celui de la perpétuation d’une identité amérindienne digne de celle des ancêtres » (ibid. : 244-245). Cela fait écho à des valeurs sociales ainsi qu’à des valeurs environnementales issues du chamanisme[4]. Ce sont principalement les valeurs sociales qui nous intéressent ici et, de ce fait, je ne présenterai pas l’entièreté de la thèse de l’auteure et je mettrai de côté le deuxième type de valeurs ainsi que le deuxième principe évoqué. Bousquet nomme deux exemples de ce type de valeurs : « la non-ingérence dans les affaires des autres et la primauté du bien commun sur le bien-être individuel » (ibid. : 249). Dans cette optique, pour déterminer si une croyance peut être considérée comme bonne ou valide, l’individu doit lui-même en faire l’expérience afin de voir si elle lui procure un bien-être individuel (ibid. : 250-251). Ainsi, seul l’individu peut juger de la validité d’une croyance et il est impossible de déterminer si elle l’est pour quelqu’un d’autre puisque ce comportement reviendrait à faire preuve d’ingérence dans la vie d’autrui. Bousquet (ibid. : 253) résume en affirmant que, « pour tous, on n’a pas le droit, selon le principe de non-ingérence, de vouloir éradiquer les croyances des gens, car les gens doivent se rendre compte eux-mêmes s’ils se trompent ou non ». L’autonomie de soi et des autres est donc primordiale pour maintenir le bien-être collectif. L’analyse des réponses des Anicinabek me permet d’avancer que, si les missionnaires coréens peuvent effectuer leurs activités d’évangélisation malgré le fait que ce soit seulement une petite portion de la communauté qui y participe, cela s’explique en partie par la tolérance des uns envers les croyances des autres.

D’abord, la tolérance religieuse s’observe dans la cohabitation des systèmes religieux au sein de la communauté anicinabe. À ce titre, Kevin m’expliquait que chacun prie à sa manière dans une même occasion : « Nous autres, on fait toujours nos prières à chaque rassemblement. Souvent, celui qui va dire la prière, il dit : “Selon vos croyances, priez comme vous voulez. Moi, je vais prier à ma façon”. » Cela traduit une tolérance et un souci de respecter l’individualité de chacun. Au cours de mes entrevues, j’ai essayé de comprendre comment se vivait au quotidien cette cohabitation des groupes religieux dans la communauté. On m’a affirmé qu’il y avait parfois des tensions, mais, selon André, il n’y a jamais de conflit violent. La tolérance religieuse s’observe également dans la réaction de certains répondants face à la présence des missionnaires coréens. Kevin et Michelle, deux des Anicinabek interrogés, qui n’adhéraient pas aux croyances des missionnaires et qui ne participaient pas à leurs activités, ne se disaient pas contre la tenue des missions, étant donné que cela est positif pour certains. D’ailleurs, Michelle voyait dans la religion une façon d’encadrer les individus, en leur permettant de se sortir de leur dépendance :

Ceux qui ont des souffrances, ils veulent croire en quelque chose. Par rapport à la consommation, etc., ça donne aussi un certain équilibre dans la vie. […] C’est juste une bouée de sauvetage, des fois. Après ça, quand ils sont sauvés, ils débarquent de là, puis ils continuent leur vie. Tant mieux ! Tant mieux pour eux.

Michelle soulignait la mobilité des individus au sein des systèmes religieux. Ce comportement est aussi observé notamment par Bousquet (2012a : 251 et 2013 : 88) qui parle de « va-et-vient » entre religions et spiritualités. Une forme de pragmatisme peut être observée dans cette mobilité puisque cela témoigne du fait que les individus utilisent au gré de leurs besoins une ou plusieurs religions ou spiritualités. Cela semble correspondre à ce que Bousquet (2013 : 95) propose, à savoir la présence d’une philosophie pragmatique chez les Anicinabek. Selon cette auteure, chacun établit ce qui est vrai en déterminant si cela est adapté à la résolution de ses problèmes. Ainsi, on peut penser qu’un individu peut être chrétien (ou catholique, ou traditionaliste) le temps de se guérir et ensuite laisser tomber cette pratique religieuse ou spirituelle si elle ne lui convient plus. Quand je questionnais Michelle (43 ans, Anicinabe) sur l’efficacité d’une telle démarche, c’est-à-dire croire pour guérir, elle était d’avis qu’elle avait prouvé son potentiel :

Il y en a que ça a aidés. J’ai vu des personnes qui ont changé au Lac-Simon, qui consommaient beaucoup, beaucoup, beaucoup, puis, avec ça, ça les aide à se prendre en main, à croire en quelque chose, à prier, à croire en Dieu, j’imagine.

Les individus sont donc les seuls à pouvoir déterminer si une croyance est bonne ou non pour eux. Étant donné que le fait d’être chrétien et de participer aux activités des missions coréennes apporte du bien à certains Anicinabek, ceux qui n’y participent pas ne s’opposent pas à la tenue d’événements chrétiens dans la communauté comme les missions des Coréens. Malgré tout, cette tolérance envers les croyances des autres ne les empêche pas d’avoir un regard critique face aux activités missionnaires.

Aux limites de la tolérance 

Aucun des Anicinabek interrogés ne s’est affiché comme étant ouvertement contre la présence des Coréens ou contre la religion évangélique prêchée. Ils ont, par contre, combiné à leur discours d’ouverture des critiques qui portaient surtout sur la figure du missionnaire et sur les méthodes employées. Les valeurs sociales identifiées par Bousquet (2012a : 249) et discutées plus tôt font du prosélytisme un comportement socialement non acceptable. Si un individu, peu importe son allégeance religieuse, insiste sur la conversion des autres ou agit de façon trop enthousiaste vis-à-vis de sa propre croyance, son comportement pourrait être remis en question compte tenu de la valeur de non-ingérence dans la vie d’autrui. Cela se rapproche du discours de certains Anicinabek interrogés, pour qui les croyances des Coréens n’étaient pas problématiques, mais leur propagation par des missionnaires, elle, était critiquable. C’est le cas de Kevin, pour qui la figure du missionnaire rappelle de mauvais souvenirs associés au pensionnat qu’il a fréquenté dans sa jeunesse. Pour sa part, Michelle a été étonnée lorsque je lui ai dit que les missionnaires coréens faisaient des visites à domicile. Ce comportement semblait problématique à ses yeux. On peut penser que cela est dû au fait qu’il s’agit d’une méthode de prosélytisme plus directe que d’organiser des activités auxquelles participent seulement ceux qui le désirent. Quant à Léon, il était critique face aux cadeaux des missionnaires : « Il y a beaucoup d’attraits. Ils donnent des attraits pour pouvoir transmettre des choses. […] Pour moi, c’est des bonbons qui attirent. C’est la même chose lorsque tu veux enseigner quelque chose à un chien. » Davantage que les croyances véhiculées, ce sont surtout les méthodes et les acteurs de cette diffusion qui sont remis en question. Mais, même si ces Anicinabek voient d’un oeil critique la présence des missionnaires, cela n’implique pas qu’ils n’aient jamais participé aux activités.

Participer sans croire

Des Anicinabek, jeunes et moins jeunes, prennent aussi part aux activités de la mission sans que cela marque leur adhésion aux croyances prêchées. Ce comportement semble s’inscrire dans la même logique que celle documentée par Claude Gélinas (2003) qui s’est intéressé à la réception du catholicisme par les Atikamekw aux xixe et xxe siècles. Les données issues des documents historiques laissés par les missionnaires laissent penser que l’ensemble des Atikamekw auraient réagi d’une manière semblable face à cette nouvelle religion et à ses représentants ; en effet, lors de la mission estivale annuelle, les Atikamekw auraient montré une ferveur religieuse commune. Gélinas (2003) soutient que l’apparence d’une adhésion collective au catholicisme peut s’expliquer par le fait que certains Atikamekw ont pu démontrer leur foi chrétienne lors des rassemblements annuels pour des raisons stratégiques. La participation pouvait être une façon de s’assurer de leur présence l’année suivante. Il faut dire que les missionnaires étaient davantage que de simples représentants de Dieu. Ils pouvaient servir d’intermédiaires avec le gouvernement, agir comme des pourvoyeurs de médicaments et/ou de nourriture, etc. (Bousquet 2009 ; Gélinas 2003). Cette participation stratégique n’empêche pas que la conversion de certains ait pu être totale et sincère, mais par cette proposition Gélinas (2003) montre que la conversion est un acte individuel et que la réception homogène d’une religion est plutôt improbable.

Comme les missionnaires catholiques de l’époque, les missionnaires coréens offrent gratuitement des cadeaux, des activités et des services lors de leur séjour en territoire anicinabe. Leur générosité est reconnue. Michelle les décrivait ainsi : « Oui, ils aiment ça, donner. Ils vont coiffer gratuitement. Ils vont teindre les cheveux gratuitement. Ils vont nettoyer le village gratuitement. Ils donnent des vêtements usagés. Ça, je me souviens d’y avoir été quelques fois. J’étais étudiante, je n’étais pas riche ! » Elle témoignait du fait qu’il est possible de participer aux activités non religieuses de la mission sans pour autant adhérer aux croyances véhiculées. Quant à Kevin et Léon, ils ont tous deux déjà essayé au moins une fois la nourriture coréenne offerte lors du festival de rue qui marque la fin de la mission estivale malgré les critiques faites envers les missionnaires. Une participation stratégique est donc possible. Elle permet aux Anicinabek de bénéficier des dons matériels des Coréens sans pour autant partager leurs croyances et de pouvoir maintenir la tenue des missions chez eux – d’où le caractère stratégique qui est similaire à ce que notait Gélinas (ibid.). Là encore, une forme de pragmatisme est exposée. Compte tenu des allures de camp de jour des activités s’adressant aux enfants, il est aussi possible que ceux-ci y prennent part pour se divertir. Cependant, l’analyse des réponses quant à la participation des enfants aux activités missionnaires montre que cette participation n’est pas sans impacts sur les enfants et qu’une part des critiques envers les missions coréennes portait sur ces impacts.

La Vacation Bible School : impacts et appréciation

Je n’ai pas fait d’entrevues avec les enfants. Je ne peux donc analyser leur réponse directement. Je propose plutôt une analyse des fonctions et des impacts potentiels des activités de la Vacation Bible School (VBS) qui leur est destinée, et ce, en m’appuyant en partie sur des commentaires de parents ou d’adultes de la communauté. Il importe d’abord de décrire brièvement en quoi consiste une séance de la VBS. La séquence d’activités, qui peut durer entre deux et trois heures, est toujours la même : lecture de règlements, prière d’ouverture par un missionnaire, louange avec chant et danse, memory verse, sketch/message, prière en petits groupes (facultatif), bricolage en lien avec le message, cadeaux et collations. Pendant la mission estivale, une séance de la VBS a lieu tous les après-midi. Les quelques heures où les missionnaires vont à Lac-Simon pour les missions mensuelles sont destinées à la tenue d’une séance de la VBS. Beaucoup de ressources (humaines et matérielles) et d’organisation sont nécessaires à la tenue de ces activités, ce qui dénote un grand investissement envers la jeunesse anicinabe. Pourquoi les missionnaires s’investissent-ils autant auprès d’elle ? D’abord, les enfants sont considérés comme plus faciles d’approche, plus ouverts. Pour Rachel (19 ans), les adultes « ont été forcés à se convertir par les écoles chrétiennes. À cause de ça, ils ont beaucoup de frustrations » ; ils sont aussi parfois traditionalistes, ce qui rend plus difficile leur mission, selon elle. Ensuite, les enfants permettent, selon les missionnaires, d’atteindre les parents qui aiment qu’on leur parle de leurs enfants. Puis, cibler les enfants va de pair avec l’objectif de l’Église coréenne qui veut voir les enfants anicinabek être transformés afin de former la prochaine génération de chrétiens. Deux objectifs de la VBS vont dans ce sens : la socialisation religieuse ainsi que la transmission de valeurs et d’une éthique comportementale.

Valérie Aubourg (2012), qui a étudié des clubs bibliques évangéliques pour enfants à l’île de la Réunion, démontre que, pour les protestants évangéliques, ces clubs bibliques sont des « dispositifs d’initiation à la foi chrétienne » et sont donc une « instance de socialisation » (ibid. : 117-118). À travers les séances de la VBS organisées par les Coréens, l’objectif est de familiariser les enfants à l’univers chrétien. Les missionnaires utilisent de manière ludique du matériel didactique adapté aux enfants et ils explicitent les croyances ainsi que les comportements chrétiens à adopter. Ainsi, comme les clubs bibliques, la VBS participe à la socialisation religieuse des enfants. Selon Micheline Milot (2010 : 1168), « la socialisation juvénile est le processus par lequel les enfants intériorisent les modes de penser, les valeurs, les normes, les conduites et les connaissances pratiques de leur environnement ». Appliqué au secteur religieux, cela fait référence à l’apprentissage des éléments constitutifs d’une religion, à savoir les rituels, les valeurs, les croyances, etc. Mais la socialisation religieuse ne garantit pas la reproduction du système de croyances. Il n’y a donc pas de déterminisme. D’ailleurs, la grande majorité des enfants anicinabek ayant participé à la VBS au cours des missions des dernières années ne se sont pas convertis par après.

Bien entendu, les missionnaires et les leaders coréens ne se réfèrent pas directement au processus de socialisation pour expliciter leur démarche, mais ils le décrivent dans leurs propres mots. Par exemple, Leslie (16 ans, missionnaire) m’expliquait que ce qu’ils veulent, c’est « qu’éventuellement ils sachent qu’il y a quelqu’un ». Ils veulent préparer les enfants afin qu’ils deviennent des serviteurs de Dieu et qu’ils aient un impact sur leur communauté et éventuellement sur d’autres communautés, selon Loreen (18 ans, missionnaire). Alexa (19 ans), elle, soulignait que leur objectif est à long terme : si maintenant les jeunes Anicinabek ne croient pas en Dieu, plus tard, quand ils vivront des expériences difficiles en tant qu’adultes, ils se rappelleront peut-être les Coréens venus leur parler de Dieu. Ainsi, les activités de la VBS visent à exposer les avantages que voient les missionnaires dans le fait de croire en Dieu, la grandeur de son amour ainsi que le pouvoir salvateur que la croyance en Dieu leur apporte.

Selon Aubourg (2012 : 121), la « pastorale évangélique cherche les moyens de “convaincre” les enfants de la nécessité de “venir au Christ” ». L’efficacité des clubs bibliques étudiés par Aubourg (2012) repose sur des outils pédagogiques créatifs et des agents de transmission dévoués et influents. Ces deux critères sont présents au sein des séances de la VBS. Des apprentissages chrétiens sont insérés dans les diverses activités qui sont assez simples et que la majorité des jeunes peuvent réaliser. Ainsi, on peut penser qu’il s’agit d’activités se voulant valorisantes. On pourrait aussi supposer qu’en créant un univers positif et festif rempli d’amour et d’affection, la VBS vise l’élaboration d’une conception positive associée à la chrétienté. Quant à l’ardeur des missionnaires à partager leur amour de Dieu, elle est indéniable : plusieurs reviennent année après année et gardent contact avec des Anicinabek via Facebook.

L’autre fonction des séances de la VBS est d’enseigner une discipline et des valeurs. Pendant la formation pré-mission[5], les missionnaires ont reçu comme directives d’encourager les jeunes Anicinabek à dire « merci » et « s’il vous plaît », notamment à l’heure des collations. Spielmann (1998 : 48), qui a résidé plusieurs années dans des communautés anicinabek, explique qu’en ojibwé[6], une langue algonquienne, il n’y a pas de mot pour « s’il vous plaît » ni pour des excuses. Il met ainsi de l’avant le fait que ces marques de politesse sont des normes culturelles et que leur non-utilisation ne doit pas être interprétée comme un manque de respect. Étant donné l’insistance des Coréens sur ces marques de politesse, on peut supposer qu’ils y attachent une importance. Il faut dire que la culture coréenne a des critères de politesses particuliers, qui s’observent notamment dans le langage. Selon la hiérarchie des individus à qui l’on s’adresse, différents niveaux de politesse sont inclus. J’ai pu observer l’utilisation de ces formules entre les membres de l’Église coréenne. En fait, la politesse coréenne se mêle à un système honorifique (A.H.-O. Kim 2011). L’âge et le statut des individus sont honorés. Le respect des personnes plus âgées que soi est une norme importante, ce qui pourrait expliquer l’insistance des Coréens concernant la politesse des jeunes Anicinabek envers eux. Ce comportement pourrait être interprété comme étant ethnocentrique au sens où les Coréens semblent d’avis que leurs normes de politesse sont celles qu’il faut suivre et, donc, que les Anicinabek doivent les adopter. Aucune explication n’a été donnée aux missionnaires pour justifier l’importance d’inculquer ces standards de politesse aux enfants anicinabek. Cela semblait aller de soi.

En plus des normes de politesse et de savoir-vivre, les Coréens réclament une discipline aux jeunes qui participent aux activités. Les séances se déroulent dans un cadre régulé selon une séquence précise, et un système de renforcement positif est une manière pour les missionnaires de stimuler la participation. Les enfants doivent respecter les cinq règlements de base (être polis et gentils ; écouter obéir et participer ; ne pas mentir ; ne rien briser ; ne pas se bagarrer). Quand ils y dérogent, ils peuvent être réprimandés ou encore se faire expulser ou être privés de cadeau ou de collation. Compte tenu de l’éducation non interventionniste privilégiée par les Anicinabek (voir Bousquet 2012c et Larose 1993), ce genre d’intervention semble contrevenir à certaines règles éducationnelles. Tanner (1979 : 166) a montré que, lors de festins, les jeunes Cris – Algonquiens qui partagent plusieurs caractéristiques avec les Anicinabek – sont invités à avoir un comportement posé : parler discrètement et manger lentement. Ainsi, les comportements demandés par les Coréens aux enfants anicinabek ne leur sont pas étrangers. C’est plutôt l’approche disciplinaire qui semble aller à l’encontre des normes culturelles anicinabek. Les missionnaires utilisent diverses méthodes : la répétition, l’emploi du temps prédéfini, les punitions ainsi que la mise en rang des jeunes entre certaines étapes de la séance. Pour eux, la discipline semble être une manière normalisée d’encadrer une activité de groupe. Ils ne semblent pas se questionner afin de savoir si leur manière d’être respecte celle des Anicinabek.

En fait, l’idée que les interactions entre les Coréens et les enfants anicinabek ont pour objectif la transmission de valeurs ainsi qu’une éthique comportementale est explicite dans le discours des missionnaires. Selon Jill (18 ans, missionnaire), assister aux séances de la VBS et passer du temps avec eux transforme les enfants. Ils apprennent une certaine morale qui vise à en faire des adultes différents. L’amour qu’ils reçoivent ainsi est fréquemment souligné. Les missionnaires expliquent d’ailleurs le besoin d’amour des enfants par le fait qu’ils grandissent dans un environnement de vie malsain. Pour Olivia (19 ans, missionnaire), il faut qu’ils s’adressent aux jeunes dès leurs 9 ou 10 ans parce qu’ils sont alors déjà en train de prendre un mauvais chemin caractérisé par une sexualité active, des abus, etc. Il faut donc « dresser » les jeunes avant qu’ils ne risquent de tomber dans le péché. Le contact des missionnaires avec les enfants anicinabek est considéré comme un facteur participant à leur éducation. Si les missionnaires voient cela d’un bon oeil, c’est potentiellement problématique, selon Léon (65 ans, Anicinabe) qui était d’avis que certains enseignements vont à l’encontre de valeurs ou de normes anicinabek : « Ceux qui ont participé des fois, ils trouvent des choses nouvelles par rapport à leur rencontre. Puis, des fois ils agissent de cette façon-là. Mais ce n’est pas acceptable au niveau familial. » Ainsi, l’éducation faite par les Coréens peut avoir des impacts négatifs à court terme et créer des conflits ou des tensions qui semblent prendre racine dans la non-correspondance des normes culturelles des deux groupes culturels.

Comme je n’ai pas résidé dans la communauté au-delà de la mission estivale afin d’analyser les changements – ou non-changements – de comportements des enfants, je m’attarderai ici à présenter les impacts qui ont été observés par des adultes anicinabek résidant à Lac-Simon. Les avis sont partagés et le type d’impacts observés semble aller de pair avec la position personnelle de l’individu face à la religion proposée par les missionnaires. Les Anicinabek chrétiens m’ont confié avoir observé des changements dans le comportement des enfants qui assistent régulièrement aux activités des missions et de leur Église. Ils avaient aussi remarqué qu’après le départ des missionnaires les enfants continuent de chanter les chansons de louanges. Selon André (61 ans, Anicinabe), les activités des missionnaires sont appréciées des enfants : « On dirait que les enfants, ils ont faim pour la parole. Ils aiment ça quand les Coréens viennent et qu’ils s’occupent d’eux. Ils aiment ça. Puis, chaque mois ils vont dire : “Quand est-ce que les Coréens viennent ?” – Parce qu’ils aiment vraiment ça. »

La perception de Michelle (43 ans, Anicinabek) était moins positive. Il faut dire qu’elle n’est pas chrétienne et que ses enfants n’ont jamais pris part aux activités de la VBS. Elle base donc son témoignage sur des observations et sur des discussions avec d’autres Anicinabek : « Je pense qu’ils sont là juste un petit peu. Ça leur permet d’apprendre un peu c’est qui, c’est quoi, tout ça. C’est sûr qu’ils [les Coréens] vont prêcher la religion à travers ça, mais j’imagine qu’ils sont là un court laps de temps, puis la vie continue comme c’était. C’est un apprentissage, j’imagine. » De plus, elle expliquait qu’il y a des grands-parents qui encouragent leurs petits-enfants à prendre part aux activités des Coréens et des parents qui laissent leurs enfants y participer sans pour autant être d’accord avec l’aspect religieux qui est enseigné : « Ils disent : “ Tu peux aller les voir, mais sois vigilant avec eux. Ils vont te dire plein d’affaires de folies.” Ils vont dire ça. Ils vont mettre en garde leurs enfants par rapport à ce qu’ils prêchent dans le fond. » On pourrait voir là une participation stratégique. Une certaine intériorisation des apprentissages est notable chez certains enfants, selon Michelle qui était elle aussi critique face aux enseignements : « J’ai entendu deux jeunes jouer. Un d’eux disait : “ Comme les Coréens disent, fais attention, si tu ne fais pas ça, le démon va te punir, tu vas aller en enfer.” C’est triste ! » Léon était aussi d’avis que les apprentissages « restent imprimés dans l’esprit des jeunes ». Selon lui, « il y a une marque. C’est comme s’ils semaient quelque chose. Mais, des fois, ce qu’ils sèment se meurt après leur départ ». Ainsi, la participation des jeunes aux activités n’est pas nécessairement sans impact, mais on peut s’interroger sur leur pérennité.

Quant à Kevin, ses petits-enfants fréquentaient souvent les activités des Coréens et ceux de l’Église chrétienne de Lac-Simon les dimanches. Selon lui, ils apprécient les activités. Kevin voyait cela d’un bon oeil : « Pour les jeunes, c’est une bonne influence. Le respect vis-à-vis de l’autre… Je pense qu’ils ont appris beaucoup à jouer ensemble… C’est ce que j’entends des parents, en tout cas. » Kevin ne soulignait pas de changement dans les pratiques religieuses ou les croyances, mais plutôt dans le comportement. Selon lui, les enfants qui croient sont moins perturbés. Toutefois, il considérait que c’était le cas pour tous les enfants croyants. Ce n’est donc pas le fait de participer aux activités des Coréens en particulier qui aurait un impact sur le comportement des enfants, mais le fait de croire. C’est la croyance qui apparaît comme pouvant avoir un résultat positif chez les individus. Ce discours rejoint les propos recueillis par Bousquet (2012a) à Pikogan, une autre communauté anicinabe. Un informateur lui expliquait que le fait de croire permet d’entrer en relation avec les autres et de faire partie de quelque chose par association. C’est donc ce qui découle du fait de croire qui permet à l’individu de ressentir une forme de bien-être. Dans un tout autre contexte, Pierre-Joseph Laurent (1998), qui a étudié les « assemblées de Dieu » au Burkina Faso, soutient que l’espace de socialisation et de fraternisation qu’offrent les groupes est l’un des facteurs qui contribuent à la conversion. Cette fonction pourrait être envisagée dans une optique de guérison. Créer de nouveaux réseaux de sociabilité et de nouvelles formes d’appartenance via l’adhésion à une croyance permettrait aux individus de trouver un nouvel équilibre. Cela répondrait à un besoin que Bousquet (2005) souligne, à savoir la nécessité de former de nouveaux réseaux n’impliquant plus nécessairement les liens familiaux, compte tenu de la rupture générationnelle largement causée par les pensionnats. Pour revenir aux propos de Kevin, on peut penser que, si la croyance en quelque chose a un impact positif sur les enfants anicinabek, c’est là un motif raisonnable de tolérance religieuse.

Conclusion

Les missionnaires coréens sont donc généralement bien reçus dans la communauté de Lac-Simon, c’est-à-dire sans contestation ouverte, mais sans enthousiasme non plus, mis à part celle de leurs proches collaborateurs. Malgré le bon déroulement apparent des missions, les avis sont partagés en ce qui concerne la présence des missionnaires en territoire anicinabek. L’éventail des réponses analysées permet de le constater, ce qui n’empêche pas pour autant leur tenue. Il a été démontré que le potentiel de guérison pour les uns permet d’expliquer la tolérance religieuse des autres. D’abord, une forme de pragmatisme s’observe dans le discours entourant la guérison par la croyance. En effet, c’est l’expérience qui permet la validation. Ensuite, le respect du principe de non-ingérence dans la vie d’autrui et le fait qu’il n’est pas socialement acceptable de vouloir déterminer la validité ou l’efficacité d’une croyance pour les autres favorisent cette tolérance. Un côté pragmatique se retrouve aussi dans la réponse de ceux qui participent aux activités missionnaires sans croire. Quant aux critiques, elles portent sur les agents de transmission et sur leurs techniques d’évangélisation, étant donné que le prosélytisme va à l’encontre des valeurs propres à la tolérance religieuse. L’analyse des réponses envers les activités pour enfants a permis de voir qu’une transformation bidimensionnelle, soit spirituelle et comportementale, des enfants anicinabek est visée. Cela est considéré comme potentiellement dangereux par certains anicinabek, alors que, par ailleurs, croire en quelque chose et partager un nouveau réseau social pourrait avoir des impacts positifs sur les enfants. En somme, cet échantillonnage de réponses démontre le côté variable des résultats d’une rencontre de type religieux comme celle-ci, où l’on retrouve autant des formes de résistance que la réarticulation de croyances et de pratiques. Les individus, comme les Anicinabek, qui accueillent ces missions contemporaines ne les reçoivent pas passivement. Au contraire, ils agissent comme des acteurs façonnant la rencontre en développant chacun leur propre réponse.