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Selon le dernier recensement national de l’Institut brésilien de géographie et statistique (IBGE), trois cent cinq peuples autochtones vivent dans les vingt-six États du Brésil, et ces peuples totalisent 896 917 habitants (IBGE 2012 : 54, 90). L’État du Mato Grosso do Sul comprend la deuxième population autochtone la plus importante : 77 025 habitants (ibid. : 169). Depuis 1943, une politique agressive de « développement » de la région a créé des incitatifs pour favoriser le secteur agroalimentaire. Le gouvernement fédéral a ainsi consenti à l’invasion des terres autochtones de l’État, incluant aussi celles auparavant reconnues officiellement par la Fondation nationale de l’Indien (FUNAI 2011 : 166). Ce processus s’est intensifié dans les années 80, le Mato Grosso do Sul devenant « l’une des nouvelles frontières de la bioénergie au Brésil » (Domingues et Junior 2012 : 148). Il en est résulté un investissement national et international massif et croissant dans la production de la canne à sucre afin d’obtenir l’éthanol, un biocarburant considéré comme une option plus écologique que l’essence. L’Atlas agricole de l’IMAFLORA (Institut de gestion et de certification forestière et agricole) et de son partenaire le GeoLab de l’École supérieure d’agriculture de l’Université de São Paulo démontre les conséquences de ce choix : le Mato Grosso do Sul s’avère l’État ayant la plus grande concentration de terres privées du pays (92 %) et le plus grand pourcentage de terrains privés pour l’exploitation agricole à grande échelle, soit 83 % (Tatemoto 2017 ; IMAFLORA 2017).

Les terres autochtones régularisées n’occupent plus que 1,6 % de la superficie de l’État (FUNAI 2017), voilà la triste conséquence de cette politique. Selon Almeida, procureur du Ministère public fédéral, le pourcentage réel de ces terres tournerait plutôt autour de 0,3 % (IHU 2015). La population autochtone du Mato Grosso do Sul se trouve donc confinée dans des lieux restreints. La réserve de Dourados, conçue pour recevoir trois cents familles, accueille pourtant une population de plus de quinze mille habitants. Ces familles sont obligées de partager des terres dégradées, impossibles à cultiver sans tracteurs ; de plus, elles manquent souvent d’eau et vivent dans une pauvreté extrême (Brand 2014 : 25 ; ISA 2017).

Plusieurs communautés subissent les menaces de producteurs agricoles. Le rapport du CIMI (Conseil indigéniste missionnaire) sur les violations des droits de l’homme envers les peuples guaranis-kaiowás du Mato Grosso do Sul a dévoilé les cas, entre 2003 et 2013, de plus de cent cinquante conflits concernant les droits territoriaux dans la région (CIMI 2014 : 23). Un deuxième rapport a révélé les conséquences tragiques de cette violence des producteurs ruraux, qui a provoqué une désintégration sociale certaine par le confinement des terres. D’une part, le Mato Grosso do Sul détient le plus grand nombre d’homicides d’autochtones au Brésil : entre 2003 et 2016, 444 autochtones y furent assassinés, alors que dans les vingt-cinq autres États réunis on en totalise 565. D’autre part, le nombre de suicides chez les autochtones du Mato Grosso do Sul se révèle également alarmant : on y a dénoté 782 cas de suicides entre 2000 et 2016 (CIMI 2017 : 78, 106).

Contre ce sombre scénario, un activisme autochtone s’organise. L’importance grandissante de la production audiovisuelle en est une manifestation et ce, depuis le festival Video Índio Brasil (VIB), en 2008, au Mato Grosso do Sul. Le programme d’activités était composé de films, de discussions, d’une exposition photographique et d’un atelier de production audiovisuelle auquel ont pris part vingt jeunes autochtones de la région.

Ce premier festival national de cinéma autochtone du Brésil représente encore un moment privilégié : il réunissait pour la première fois des acteurs sociaux engagés dans l’activisme autochtone et dans la production audiovisuelle. Le festival leur a donné un espace de réflexion d’où s’est amorcé un ensemble de pratiques sociales et politiques de production audiovisuelle au coeur de cet activisme. Dans cette perspective, le festival a été un « lieu d’action sociale » (Guss 2000 : 12), de production d’imaginaires sociaux permettant de remodeler des relations et des conceptions d’identité.

Dans cet article, j’analyserai les pratiques sociales et politiques de la production audiovisuelle qui ont émergé durant le festival en lien et en support à l’activisme autochtone de la région. J’explorerai de quelle façon ces pratiques se sont développées jusqu’à présent dans les actions d’un collectif indépendant de création audiovisuelle formé par de jeunes autochtones qui se sont rencontrés pour la première fois durant l’atelier du festival. J’aborderai la littérature anthropologique pour examiner comment ces pratiques se sont articulées avec ténacité pour prévenir la désintégration sociale des groupes autochtones et pour affirmer leur identité. Cet article est basé sur ma recherche de terrain de maîtrise et de doctorat dont la méthodologie s’appuie sur l’observation participante et des interviews.

L’audiovisuel comme vecteur de connectivité

La connectivité, terme avancé par Brubaker et Cooper pour distinguer les significations que le concept d’« identité » englobe actuellement, désigne à la fois les relations sociales établies en fonction d’une catégorie, telle la désignation « autochtone » et la manière dont ces dernières contribuent à la reproduire et à la fortifier (2000 : 20). Défini sous cet angle, le VIB a construit un espace privilégié de connectivité. Le public, majoritairement composé d’autochtones de la région, a assisté à plusieurs productions portant sur des peuples autochtones d’autres États brésiliens – et même d’un autre pays, puisqu’un film bolivien a été projeté en présence de sa réalisatrice. Les films s’apparentent en quelque sorte à une « fenêtre électronique » (Bentes 2004 : 52), ils permettent une vue, un aperçu, un scénario des événements vécus chez d’autres peuples autochtones, et ils font constater aux spectateurs que leurs problèmes sont communs. Les films créent ainsi un sentiment de solidarité et d’identification dans la communauté, voire auprès de groupes autochtones éloignés.

Cette identification s’est trouvée renforcée par la présence au festival de cinéastes et d’autorités autochtones d’autres régions, comme la réalisatrice autochtone de Bolivie et le cacique Paratsé, du peuple xavante. Durant la visite de ces derniers à l’atelier audiovisuel, le discours de Paratsé a souligné clairement l’idée suivante : les luttes des autres États ne sont pas différentes, ce sont les mêmes luttes. Nous devons aussi apprendre cela : ce que nos frères endurent ici, nous l’endurons là-bas aussi. Alors maintenant, caméra en main, nous avons un moyen d’interagir.

L’atelier lui-même s’est signalé comme un locus privilégié de connectivité. Les étudiants représentaient différents peuples autochtones. Et ceux appartenant au même peuple venaient de différents villages. Tous ces participants ne s’étaient jamais rencontrés. L’atelier a été pour eux une occasion de travailler ensemble.

Après l’atelier, l’organisateur, qui y participait aussi à titre de professeur, a choisi deux étudiants pour participer à un cours de cinéma en Bolivie en août : Gilmar Galache, de la nation terena et Eliel Benites, de la nation guaranie-kaiowá. Ivan Molina, cinéaste autochtone quechua et directeur de l’École de cinéma et arts audiovisuels (ECA), a créé ce cours de quarante-cinq jours intitulé « Atelier sans frontières » (Galache 2016 : 4). Les participants brésiliens et boliviens ont été réunis en groupes d’environ cinq personnes, chaque groupe choisissant un lieu pour tourner son court-métrage auprès des communautés aymaras. L’intitulé du cours et la dynamique de travail privilégiée ont contribué à renforcer l’idée de connectivité, l’un et l’autre invitant à une collaboration qui transcendait les frontières. Ce dialogue avec la Bolivie s’est maintenu : Molina a été invité pour diriger l’atelier des festivals suivants (VIB 2 et 3), et quelques étudiants du premier atelier, dont Galache et Benites, y ont participé.

Cette connectivité s’est aussi manifestée lors de rencontres internationales avec des réalisateurs autochtones. En 2009, le Wapikoni mobile, un studio ambulant de création audiovisuelle pour les jeunes autochtones du Québec (Canada), a participé au VIB 2 comme invité spécial et a présenté douze films. Quelques réalisateurs de ce groupe ont visité l’atelier pour discuter de leurs expériences. Benites, qui plus tard allait concevoir avec Galache le collectif ASCURI (Association culturelle des réalisateurs autochtones), a affirmé que la conversation avec les réalisateurs canadiens lui a montré l’importance d’animer des ateliers dans les communautés autochtones. Cependant la relation entre les autochtones du Mato Grosso do Sul et ceux du Québec n’a pas eu de suite, au contraire de ce qui s’est passé avec l’école de cinéma de Bolivie.

La collaboration avec l’ECA s’est trouvée renforcée lorsque les organisateurs du festival VIB 2 ont mis en place, de janvier à juin 2010, le projet Ava Marandu : les Guaranis invitent, culture et droits de l’homme des peuples guaranis, principalement financé par le ministère fédéral de la Culture du Brésil (MINC). L’ONU, la FUNAI et le ministère de l’Environnement, de même que trois universités du Mato Grosso do Sul et d’autres partenaires de la société civile, se sont joints au projet pour « sensibiliser la population en général, à l’égard des violations des droits de l’homme qui affligent principalement les Guaranis-Kaiowás et les Ñandevas du Mato Grosso do Sul » (MINC 2010). Ce projet d’ateliers audiovisuels a eu lieu dans sept villages guaranis-kaiowás du Mato Grosso do Sul, et Molina, avec l’assistanat de Galache et Benites (entre autres), dirigeait les activités. Une exposition des photographies des étudiants des ateliers ainsi que leur film collectif furent présentés durant le VIB 3, qui s’est déroulé du 31 juillet au 7 août 2010. Pour la bonne suite des choses, Molina, avec la participation de Galache et Benites, y a aussi animé un nouvel atelier de production audiovisuelle.

Toutefois, cette série de projets prometteurs a été subitement interrompue. Le ministère fédéral de la Culture du Brésil (MINC) a suspendu son support financier, empêchant la poursuite du projet Ava Marandu et causant ainsi la suspension de l’atelier du festival VIB qui, par ailleurs, a considérablement réduit ses activités. Selon Andréa Freire, l’instigatrice du projet Ava Marandu, le contexte politique est alors devenu particulièrement défavorable pour développer leur programme, car les partis de la majorité détenant maintenant le pouvoir (aussi bien dans la sphère locale, régionale que nationale) s’étaient alignés sur les intérêts des producteurs agricoles (Foscaches et Urquiza 2015 : 12).

Ce manque de continuité a dépité certains des jeunes autochtones participant à ces ateliers, qui se sont alors vus démunis et sans ressources pour continuer leur formation. Malgré cela, Benites et Galache ont réussi à obtenir un support du Centre d’études et de recherches des populations autochtones de l’Université catholique Dom Bosco (NEPPI-UCDB) pour organiser dans le village guarani-kaiowá Te’ýikue le premier Forum de discussion sur l’inclusion digitale dans les villages autochtones (FIDA). Ce forum, qui a eu lieu du 2 au 4 décembre 2010, réunissait vingt-cinq participants : des jeunes Terenas et des Guaranis-Kaiowás qui avaient auparavant participé aux ateliers audiovisuels, des professeurs allochtones et autochtones, dont Molina, des leaders traditionnels et des chercheurs (Corrêa 2015 : 86). Les participants à ce forum ont partagé leurs expériences, ont présenté leurs films et ont réfléchi à la façon dont les technologies de communication pourraient être utilisées au sein des communautés pour la quête des droits autochtones. Cet événement a été un catalyseur de connectivité : il s’est terminé par une déclaration d’engagement d’où a pris forme l’idée du collectif ASCURI :

On a pris l’engagement de promouvoir des liens entre les réalisateurs des différentes ethnies du Mato Grosso do Sul et de susciter le dialogue avec les aînés de leurs communautés pour consolider notre identité autochtone. Les réalisateurs présents au FIDA se sont engagés à réaliser ces propositions et à chercher l’appui du gouvernement et d’autres partenaires pour bénéficier d’un soutien financier.

À partir de la création de l›Association culturelle des réalisateurs autochtones (ASCURI), un engagement a été pris pour affermir et affirmer notre identité, contribuer à ce que la société allochtone ait une nouvelle perception des peuples autochtones et ainsi déconstruire une image historiquement stéréotypée.

Sarmento et Maldonado 2011 : 17-18

Cet engagement soulignait aussi le désir d’articuler la connectivité entre les réalisateurs et les aînés de leurs communautés. Ce rapprochement des générations au sein des communautés autochtones allait devenir l’un des principaux objectifs d’ASCURI. En 2016, lors d’une entrevue, Benites m’a expliqué que, pour les jeunes participant aux ateliers, leurs caméras deviennent une motivation pour s’approcher des aînés qui, à leur tour, se montrent en général réceptifs et se sentent valorisés. En ce sens, l’audiovisuel apporte une nouvelle occasion de resserrer les relations sociales entre les générations, contribuant ainsi à raviver le sens de l’identité communautaire, comme le suggère la définition de la connectivité selon Brubaker et Cooper. D’autre part, la présence de Molina à cette réunion montrait que les liens avec le réalisateur quechua se sont maintenus même si les projets n’ont pu être réalisés.

Entre le 8 et le 9 avril 2011, une autre rencontre s’est tenue au village Terena Buriti dans le cadre du FIDA, mais seulement cinq réalisateurs autochtones y ont participé : les Terenas Galache, Alcântara et Reginaldo et les Guaranis-Kaiowás Benites et Ramires. En une vidéo de cinq minutes, ils ont tous exprimé leur frustration face au manque de continuité des ateliers audiovisuels, comme le démontre ce témoignage d’Alcântara :

Tous ces projets allument une lumière pour nous : mais c’est une lumière qui s’allume et s’éteint, car ils offrent seulement un début, déclenchent un enthousiasme et ensuite nous frustrent. Ils nous apprennent à aimer et à vouloir en faire plus […] pour qu’après on soit frustrés : […] on se retrouve sans structure et sans équipement pour continuer [...] On a déjà eu plusieurs ateliers qui nous ont appris les connaissances de base [...], on ne veut plus se limiter aux connaissances de base... Bien sûr qu’on va essayer de les diffuser, mais on a besoin d’avancer.

ASCURI 2011

Ces propos firent l’objet d’un film-manifeste de vingt-cinq minutes : Jepea’yta – A lenha principal (Jepea’yta – La bûche principale). Il a été réalisé en 2012 avec la collaboration de Foscaches, doctorante du Programme d’études d’Amérique latine de l’Université de Salamanca. Ce film comprend d’autres témoignages, des images d’archives provenant des ateliers mentionnés, des extraits de films et, au tout début, une courte séquence de fiction faisant référence à la métaphore du titre du film : lorsqu’un feu semble éteint, la bûche principale conserve une braise allumée, pour pouvoir la raviver. Cette métaphore, selon le témoignage de Benites exprimé dans le film, porte non seulement sur les pratiques audiovisuelles mais aussi sur la présence des autochtones guaranis-kaiowás dans la région : bien qu’ils semblent avoir été exterminés, ils résistent toutefois depuis cinq cents ans (Foscaches et Galache 2012). Il est important de souligner que ce film a été réalisé grâce à l’obtention par Foscaches d’une subvention du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).

À la fin de 2012, l’on a proposé la candidature de ce film pour le prix Cultures autochtones du MINC. Ce prix (environ 8000 $ CAD), accordé en juin 2013, a assuré l’habilitation officielle d’ASCURI comme association. ASCURI a pu ainsi établir de nombreux partenariats tout en maintenant un lien avec l’ECA. Plusieurs associations[1] ont mandaté ASCURI pour qu’elle organise, en juillet 2014, un FIDA, un vaste forum de discussion auprès de cent cinquante participants sous le thème « Audiovisuel et agroforesterie pour le renforcement de la culture » (Corrêa 2015 : 86). En 2015 et 2016, ces partenariats se sont maintenus et ils ont entrepris diverses rencontres et activités, dont deux autres FIDA.

Parmi les nombreux projets auxquels ASCURI a collaboré, je mettrai en relief les plus structurants, tel le partenariat avec le projet GATI d’où est issu le programme Mosarambihara, centré sur l’empowerment des communautés autochtones de la région et la récupération environnementale, dont je traiterai plus tard. En termes de connectivité liée aux productions audiovisuelles, le partenariat avec l’ECA et le support de l’Université fédérale de la Grande Dourados et de l’Université fédérale Fluminense sont particulièrement pertinents. Du 10 au 21 octobre 2016, un groupe d’étudiants, la plupart guaranis-kaiowás, se sont rendus avec l’ASCURI à l’ECA, en Bolivie, pour participer à l’atelier Cinéma documentaire sans frontières Brésil/Bolivie. Selon Benites, l’objectif était de former des réalisateurs pour qu’ils puissent « documenter par le cinéma la réalité culturelle, sociale et politique des Guaranis-Kaiowás, d’un point de vue collectif et critique ». Un autre objectif était de « diffuser les savoirs autochtones traditionnels à travers l’audiovisuel » dans les écoles autochtones et allochtones et de montrer les cultures autochtones comme « des formes de résistance et de valeurs humaines ». On a divisé les vingt et un étudiants de l’atelier en groupes de cinq participants, brésiliens et boliviens, et ils ont réalisé quatre courts métrages diffusés sur la page YouTube d’ASCURI.

En 2017, un autre Ateliersans frontières a été réalisé à l’UFF, à Rio de Janeiro. Du 4 au 23 juillet, cinquante étudiants du Brésil et de Bolivie – des Terenas, des Guaranis-Kaiowás et des Guaranis-Mbyas du Brésil, ainsi que des Quechuas et des Aymaras de Bolivie – y ont participé. Parmi les étudiants brésiliens, il y avait aussi des Caiçaras, descendants de peuples riverains métis, et des Quilombolas, descendants des esclaves africains évadés qui avaient formé une communauté cachée.

Ils ont réalisé dans le cadre de cet atelier treize courts-métrages et quatorze capsules vidéos d’une minute sur les droits de l’homme. Le court métrage Un cinéma diversifié portait précisément sur la diversité des origines des participants. Un des Boliviens a témoigné de cette expérience comme étant une occasion d’échanger des idées et de construire des relations en commun. Galache a également participé à la réalisation du film et il a exprimé son admiration pour la Bolivie : « Nous sommes tombés amoureux de la Bolivie […] de la façon dont le cinéma était fait... […] les peuples autochtones s’affirment par le cinéma, ils produisent eux-mêmes leurs films, […] ils se procurent eux-mêmes l’équipement » (ASCURI 2017). Dans une scène où l’un des professeurs boliviens parlait, cette phrase était affichée au tableau : « Notre patrie est le monde entier, notre loi est la liberté ».

L’expérience des ateliers de cinéma démontre une fois de plus la solidité de la connectivité établie entre l’ASCURI et l’ECA. Bien que les réalisateurs soient de peuples distincts et vivent dans des pays différents, de leur rencontre sont nées une identification à l’autre et une alliance transcendant les différences. Il est intéressant à cet égard d’observer l’avis du philosophe français Edgar Morin, qui m’a accordé une entrevue en 2009 et selon qui les minorités ethniques, face au monde globalisé, tendront à s’unir de plus en plus. Cette observation fait avec pertinence écho à l’atelier de cinéma composé d’étudiants d’autres groupes minoritaires et marginalisés.

L’audiovisuel comme outil d’appropriation de la représentation de soi

Dans le film Un cinéma diversifié, Galache témoigne de son admiration pour le cinéma autochtone bolivien, car les réalisateurs produisent leurs propres films. Cette indépendance audiovisuelle s’avère cruciale au Mato Grosso do Sul.

La représentation des autochtones constitue un problème historique et social en soi. De plus, la presse donne de ces communautés une image généralement très dévalorisante. Foscaches, s’appuyant sur des articles de presse concernant les populations autochtones de cet État, a observé ceci:

Étant donné que le Mato Grosso do Sul est un État organisé en fonction de l’agriculture et de l’élevage de bétail, il est évident que les grands propriétaires terriens détiennent le pouvoir sur les moyens de communication de masse pour que ceux-ci transmettent leurs points de vue sur la réalité et défendent les intérêts des propriétaires. Cela explique, certainement, pourquoi les Guaranis-Kaiowás sont toujours décrits comme les envahisseurs des terres des grands propriétaires et jamais comme victimes d’une situation qui leur est extrêmement défavorable, car leurs terres traditionnelles leur ont été enlevées, et très souvent par la force.

Foscaches 2008

Cette représentation défavorable persiste et s’est intensifiée depuis 2008. Nous retenons pour exemple une vidéo diffusée le 3 octobre 2017 sur le site du journal Dourados News diffusant les déclarations d’un futur candidat présidentiel, déjà parmi les favoris pour l’élection de 2018 au moment de la rédaction de cet article :

Je veux m’adresser aux habitants du Mato Grosso do Sul [...] Cinq producteurs ruraux ont été arrêtés pour avoir défendu leurs terres, pour avoir lutté et protégé leur propriété privée. Nous savons comment cela se passe et nous savons qui stimule et fait monter la colère chez les Indiens [...] J’ai beaucoup lutté contre la démarcation des terres autochtones. […] Nous sommes propriétaires de cette terre qui ne peut pas être envahie, peu importe par qui, que ce soit par les Indiens ou par ceux du Mouvement des sans-terre. Votre situation est difficile, mais je suis solidaire, et tout ce que je peux faire, je le ferai pour vous.

Dourados News 2017

Les médias audiovisuels permettent de contrer ces vues hostiles envers les autochtones de la région et de renverser cette position habituelle où les allochtones sont ceux qui communiquent, et les autochtones, ceux qui sont dépeints. Durant le festival VIB et sous l’éclairage d’un activisme naissant, Divino Tserewahú, réalisateur xavante, amorça une réflexion sur ce sujet : questionner la posture des journalistes envoyés pour couvrir l’événement et proposer aux étudiants d’inverser ce rapport sujet/objet cristallisé dans la relation interviewer/interviewé. En un premier temps, les étudiants ont répondu aux questions d’une journaliste et en retour ils lui ont demandé une entrevue en invoquant qu’ils étaient eux aussi producteurs d’information. La journaliste a paru surprise et gênée, son équipe de tournage semblant même effrayée. Lorsque les étudiants se sont approchés du caméraman pour le filmer et lui poser des questions, ce dernier s’est enfui !

Ce renversement de situation révèle et revendique un pouvoir symbolique de construction de la réalité. Selon Bourdieu, ce pouvoir permet d’« établir un ordre gnoséologique : le sens immédiat du monde » (1977 : 407). Lorsqu’une énonciation est produite devant un groupe et au nom du groupe, elle est soustraite du domaine de l’arbitraire et sanctionnée. L’idée contenue est soustraite de l’impensé et devient digne d’exister (Bourdieu 1977 : 407). Cette relation renforce l’idée de Gruzinski selon qui, si les allochtones ont conçu des catégories et des méthodes pour comprendre et dominer les populations autochtones, c’est désormais au tour des autochtones d’imposer leurs catégories et méthodes pour établir de nouvelles identités et créer leur propre espace (1990 : 20). Cette volonté d’exercer un contrôle sur la représentation de l’image de soi se voit et se perçoit particulièrement dans la demande d’ASCURI, rédigée en 2012 pour le prix Cultures autochtones. Le titre de la demande exprime clairement l’intention : « Récupération médiatique : nous par nous-mêmes à travers les nouveaux médias » (MINC 2013).

Une conversation informelle tenue avec le professeur Brand, coordonnateur du programme Réseau de savoirs et du programme kaiowá/guarani du NEPPI-UCDB, m’a aidée à comprendre les implications de ce mouvement de revendication du pouvoir symbolique de représentation. Les rapports interculturels induisent une relation de pouvoir, une lutte pour savoir qui détermine les définitions et les significations. L’élite économique allochtone préfère penser que l’isolement des autochtones va perdurer sans toutefois présager que ces groupes veulent et peuvent prendre leur place dans l’espace public. Cet état de fait enclenche une lutte de la définition et de la représentation de l’Amérindien dans le jeu des relations interethniques, autochtones et allochtones.

Dans cette perspective, l’audiovisuel représente un moyen d’expression approprié de reconnaissance et de réappropriation identitaires et de valorisation de l’estime de soi en déstabilisant et rejetant les images stéréotypées créées par les allochtones. Le philosophe autochtone Daniel Mundukuru a développé plusieurs aspects de cette idée durant le VIB :

Les allochtones ont créé une représentation des autochtones de la pire façon possible et ils l’ont transmise de génération en génération. Ils l’ont reproduite massivement dans le système éducatif. Ils l’ont fait dans leur intérêt, pour mettre à profit, leur profit, ce que les peuples autochtones possédaient, ce qui avait une valeur économique et qui l’a encore aujourd’hui. […] Si nos peuples n’ont pas ce même esprit capitaliste de posséder et d’acheter, ceux qui nous entourent, eux, l’ont. Cela crée une image négative : « L’Indien est paresseux, il obstrue la voie du progrès... »

Quel est le travail que l’éducateur doit faire ? Effacer cela de la tête des gens. J’ai appris qu’être indien était mauvais. J’ai teint mes cheveux blonds pour le cacher et aujourd’hui cela se produit encore beaucoup. On entend tellement de mensonges sur ce qu’on est qu’on finit par le croire. Nous passons notre temps à avoir honte d’être qui nous sommes. Les parents nient les chants et nous ne pratiquons plus les rituels parce qu’ils sont « offensants ». […] Il faut inviter plus de gens à participer aux ateliers, à apprendre à utiliser les équipements – y compris d’autres médias – pour que les gens se rendent compte de l’importance d’enregistrer, de montrer ce qui exprime qui nous sommes effectivement.

La déclaration d’engagement statuée lors du premier FIDA fait pertinemment écho aux propositions de Munduruku. Cet engagement parlait du renforcement de l’identité par la déconstruction des images stéréotypées, ce qui reflète une volonté de lutter contre les préjugés projetés par les médias de masse. Cette contestation des images négatives évoque le concept de « guerre d’images » que Gruzinski (1990) a utilisé pour décrire sur le plan symbolique la confrontation ayant cours depuis la fin du xve siècle entre les Espagnols et les peuples autochtones américains. Guerre dont l’enjeu est la substitution ou la redéfinition de certaines images.

Les moyens audiovisuels sont estimés comme outils privilégiés pour marquer des points dans cette « guerre ». Durant l’atelier du VIB, Vincent Carelli, le fondateur de l’ONG Vidéo dans les villages et animateur d’ateliers dans les communautés autochtones du Brésil, a avancé que le cinéma offre la possibilité d’éveiller des émotions, lesquelles peuvent susciter l’attention d’un public plus large que celui qui est déjà empathique aux réalités autochtones. Le cinéma peut tout aussi bien toucher les gens indifférents à cette réalité que ceux qui partagent les préjugés de la presse locale. Certes, la capacité d’émouvoir n’est pas en soi une propriété du support audiovisuel mais plutôt la résultante d’une conscience et d’une connaissance sensible du médium utilisé.

Si l’indépendance audiovisuelle autochtone s’est montrée fondamentale au Mato Grosso do Sul face aux représentations défavorables tissées par la presse, elle a également acquis de l’importance pour contrer l’intermittence des ateliers audiovisuels institutionnels. L’expérience d’ASCURI l’a démontré. La possibilité de choisir leurs collaborateurs, de définir les objectifs audiovisuels sur lesquels ils voulaient se concentrer, comme l’enregistrement des pratiques culturelles, représente pour ASCURI un autre avantage du travail indépendant.

L’audiovisuel comme outil de préservation de la mémoire culturelle

Les films documentaires servent à préserver une technique artisanale. Si un aîné de la communauté sait faire quelque chose que personne ne sait faire, alors il est filmé et la technique est préservée.

Hélio de Souza

Ce témoignage exprimé lors de l’atelier du festival VIB pointe une autre utilisation de la production audiovisuelle : préserver la mémoire culturelle, telles les techniques artisanales. Sept des douze films présentés dans le volet « Le Regard des peuples autochtones » reposaient sur l’enregistrement de pratiques culturelles ; cette pratique de l’audiovisuel a été l’objet d’échanges multiples lors de leur présentation. Benites, dans le cadre d’une entrevue, m’a raconté que c’est précisément cet usage de l’audiovisuel qui a attiré son attention : « J’ai beaucoup aimé qu’on parle d’un cinéma plus centré sur la question de la culture. » L’emphase mise sur l’enregistrement et le filmage des connaissances traditionnelles a révélé l’importance de ces savoirs au cours du premier FIDA. Une étudiante a fait cette remarque : « Les aînés sont la bibliothèque. Si les jeunes ne les écoutent ni les enregistrent, ils mourront, et avec eux disparaîtra une bibliothèque d’histoires. » (Sarmento et Maldonado 2011 : 10)

Conserver une pratique culturelle sur un support concret va de pair avec le concept d’« image-mémoire » de Gruzinski. L’image-mémoire évoque une « greffe de mémoire », une assurance d’éternité, un médium pour la conserver de façon permanente (Gruzinski 1990 : 177). L’anthropologue Fredrik Barth nous aide à comprendre l’importance accordée par les autochtones aux ressources de l’audiovisuel pour conserver leurs pratiques culturelles. Dans les sociétés sans écriture, le savoir est transmis de trois manières : d’abord oralement ; puis par la présentation visuelle (une technique de peinture est enseignée non seulement à travers la parole, mais également par une démonstration visuelle) ; et, enfin, par la participation (comme dans le cas du rituel où la fixation des informations a lieu au cours de la cérémonie) [Barth 1987 : 79 ; Gallois et Carelli 1995 : 208-209]. Les productions audiovisuelles peuvent recouper ces trois formes de transmission. Dans le cas de la transmission participative, le cinéma, par ses images concrètes, évoque des émotions ; il catalyse et active des représentations établies par l’expérience : la récurrence des images culturellement lisibles par la capacité allusive d’un film est suffisante pour permettre à tous d’en saisir le contenu (Gallois et Carelli 1995 : 209).

Benites a émis, lors de l’entrevue, de semblables arguments. Selon lui, la production audiovisuelle amplifie la compréhension de la réalité, elle montre des détails qui ne sont plus visibles quotidiennement du fait qu’ils sont banalisés : « les détails quotidiens passent inaperçus, mais sur l’écran, ils deviennent visibles et nous éveillent ». Benites dénote l’avantage de l’audiovisuel pour rehausser l’expérience de sa culture. Les danses traditionnelles transposées sur l’écran acquièrent une valeur aux yeux des jeunes, « la manière d’être autochtone », alors que les technologies (comme la télévision) présentes dans les communautés ne mettent habituellement en valeur que la manière d’être allochtone. Galache a avancé un argument du même ordre : la pratique audiovisuelle exerce une fascination chez les jeunes. Si les médias, en général, peuvent éloigner ces jeunes des aînés de leurs communautés et rompre la transmission de savoirs traditionnels, l’audiovisuel autochtone peut, au contraire, « créer un pont dans le vide » et rétablir ces relations (2016 : 7). En termes concrets, les ateliers audiovisuels organisés par ASCURI ont comme objectifs de stimuler les jeunes à chercher et à raconter les histoires de leurs peuples, de privilégier la participation des aînés et d’encourager le rapprochement des générations (Galache 2016 : 9).

Durant ma recherche de terrain en 2016, j’ai vu ce processus en action. J’ai participé à un atelier jumelant l’audiovisuel aux pratiques agroécologiques d’un village guarani-kaiowá. Cet atelier, en partenariat avec le PNUD et la FUNAI dans le projet GATI, faisait partie du projet Mosarambihara, terme guarani qui signifie semeur. Conçu en 2013 et réalisé en 2015-2016, ce jumelage visait à promouvoir la gestion territoriale et la récupération de l’écosystème de la région tout en liant les savoirs traditionnels de la communauté aux savoirs académiques et pratiques en agroécologie. Les jeunes allaient quotidiennement écouter les récits des aînés sur la nature environnante, tandis que d’autres filmaient et photographiaient leurs interactions.

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Jeunes écoutant les histoires des aînés durant une randonnée dans la forêt proche du village autochtone de Pirakuá

Jeunes écoutant les histoires des aînés durant une randonnée dans la forêt proche du village autochtone de Pirakuá
Photo Marta Castilho da Silva, 2016

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À la suite de ces récits, ces jeunes, accompagnés par un professeur autochtone, allaient cultiver dans les champs les aliments nécessaires à la subsistance de la communauté. À un autre moment un biologiste leur a fait un exposé sur les animaux et l’écosystème de la région.

L’importance, affichée par ASCURI, de rapprocher les jeunes et les aînés et de valoriser les savoirs traditionnels rejoint la détermination et les propos de Benites dans son entrevue : le plus grand fer de lance de l’activisme autochtone est la valeur culturelle des pratiques traditionnelles. Molina a affirmé une idée semblable durant le premier FIDA en disant que les jeunes devaient apprendre à se repérer à la fois dans le présent, mais aussi à la fois sauvegarder les savoirs des aînés : « Notre différence est notre plus grand atout. Nous devons garder notre différence. » (Sarmento et Maldonado 2011 : 14) Le film En Transit : la Saga des Manoki (Rivas 2007) a déclenché au festival VIB une vive discussion sur la culture spécifique et sur le patrimoine singulier comme essentiels et critiques pour définir l’identité autochtone :

Après être allés faire des présentations en dehors du village, on a vu la nécessité et l’importance de parler notre langue, de maintenir notre culture… Avant je n’avais rien d’un Manoki, aujourd’hui, par contre, j’ai le nez percé. Et il y a toujours quelqu’un qui me demande qu’est-ce que j’ai d’Indien : « Tu n›as rien d›Indien ! » Mais bien sûr que si : je suis Indien et j’ai aussi mon nez percé.

Rivas 2007

Dynamique de groupe au village autochtone de Pirakuá. Des aînés racontent des histoires qu’un groupe de jeunes vont jouer, théâtraliser

Dynamique de groupe au village autochtone de Pirakuá. Des aînés racontent des histoires qu’un groupe de jeunes vont jouer, théâtraliser
Photos Marta Castilho da Silva, 2016

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Pratique agroécologique au village de Pirakuá. Un professeur guarani-kaiowá explique les techniques de la culture du manioc, du maïs blanc, de la laitue et des arbres indigènes de la région

Pratique agroécologique au village de Pirakuá. Un professeur guarani-kaiowá explique les techniques de la culture du manioc, du maïs blanc, de la laitue et des arbres indigènes de la région
Photos Marta Castilho da Silva, 2016

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Les propos du jeune Manoki révèlent sa prise de conscience lors d’échanges avec les allochtones qui définissent son identité autochtone par ses traditions culturelles. Il a alors saisi que les pratiques « traditionnelles » lui conféraient le statut d’« autochtone ». Cet exemple corrobore l’argument de l’anthropologue Turner. Les contacts successifs des groupes autochtones avec des anthropologues, des journalistes, des réalisateurs, et avec tous ceux qui côtoient des groupes autochtones pour connaître, étudier, montrer et archiver leur « culture traditionnelle » déclenchent dans ces groupes une prise de conscience de leur culture et la force politique qui peut en résulter dans leurs interactions avec la société allochtone (Turner 1991 : 301).

Dans le segment du film En Transit : la Saga des Manoki, l’identité autochtone du jeune Manoki est mise en question. Les allochtones ne lui reconnaissent pas cette identité, car il n’a pas l’apparence d’un autochtone. Toutefois, en ayant percé son nez, il porte dans sa chair la marque de son appartenance : il y affirme et y gagne toute la légitimité de son identité autochtone auprès des allochtones. Cette anecdote illustre le défi auquel font face les groupes autochtones de nos jours : ils courent le risque d’être invisibles s’ils n’incarnent pas la représentation que se font d’eux les allochtones. Povinelli (2002) allègue que « les formes néolibérales de reconnaissance » établissent des conditions prédéterminées pour légitimer une minorité en lui imposant un modèle de conduite et d’identité qui devient une condition essentielle à sa reconnaissance. Dans le cas des groupes autochtones, Povinelli précise que de telles conditions à leur reconnaissance les incitent à se conformer aux paramètres de « l’identité authentique » (ibid. : 6). Sur cette lancée, la présentation audiovisuelle des traditions culturelles ouvre une nouvelle voie dans l’acte d’affirmer l’identité autochtone. La différence culturelle, au lieu de constituer un obstacle à la coexistence des autochtones avec la société allochtone, représente une manière de l’assurer (Turner 1991 : 301).

L’enregistrement des traditions culturelles et des récits traditionnels fixe ce passé, stabilise le présent et affirme l’identité autochtone du groupe à travers l’utilisation de l’idiome reconnu par les allochtones : la culture traditionnelle. Cet enregistrement est un acte de sélection, il fonde un pouvoir symbolique de construction de la réalité tel que défini par Bourdieu et précédemment discuté. L’enregistrement audiovisuel des traditions culturelles fait partie du processus de construction du positionnement du groupe à travers la définition de son inventaire culturel, comme le suggère David Scott. Selon lui, entre l’occurrence d’un événement et les souvenirs qui en résultent, il existe un champ discursif complexe qui définit la manière dont ces mémoires seront construites et assemblées de façon à faire partie de la « tradition ». Ce champ discursif s’opérerait en fonction du positionnement du groupe organisateur de ces mémoires. Il en a résulté plusieurs travaux théoriques indiquant cet « arrangement » d’une direction à suivre pour interpréter et exprimer ces souvenirs (Scott 1999 : 278). Pour Faye Ginsburg, les productions autochtones ne cherchent pas à récupérer « un passé idéalisé », mais plutôt à créer, affirmer et consolider une position pour le présent qui tienne compte des incohérences et des contradictions de la vie contemporaine (1991 : 104-105).

Or, ce travail rhétorique ne peut s’entreprendre sans l’autorisation du groupe. Bourdieu soumet l’idée que seul le détenteur du pouvoir symbolique puisse produire l’avènement de ce qu’il énonce, car son autorité (dont le sens étymologique est « la capacité d’être auteur ») est reconnue par le groupe (1977 : 410). Chez Scott, pour qu’une tradition se concrétise dans le groupe, il ne suffit pas de la créer, de la produire et de la rendre intelligible : il faut qu’elle soit légitimée (1999 : 279). Cependant, cette autorité d’élaborer, de modeler une représentation n’est pas homogène dans le groupe. Le discours selon Foucault est la concrétisation pratique de la définition du mode de représentation du savoir par le langage. Cette définition se construit en fonction des relations de pouvoir (Foucault 1980 : 131 ; Hall 1997 : 49). Ainsi, durant l’enregistrement audiovisuel dans les communautés autochtones, ces relations doivent être respectées, comme l’exprime Galache : « Il y a des objets qu’on ne peut pas filmer. Il faut demander une autorisation, demander aux aînés […] si on peut ou non filmer. » (Corrêa 2015 : 89) Connaître ce qui est permis et ce qui est interdit dans une communauté autochtone fait toute une différence, et c’est le grand avantage des réalisateurs autochtones qui filment les pratiques culturelles de leur communauté. Toutefois, si cette pratique audiovisuelle constitue une grande part des films d’ASCURI, une autre pratique importante est la production de documents faisant la preuve d’injustices.

L’audiovisuel comme document de preuve

Au même titre que la parole et l’écrit, l’image peut être le véhicule de tous les pouvoirs et de toutes les résistances.

Serge Gruzinski

La production audiovisuelle de documents de preuve et la lutte pour l’obtention de droits ont représenté des thèmes importants lors de l’atelier du VIB. La discussion autour du film Vous êtes en terre indienne (Mitchell 1969) en est un exemple révélateur. Réalisé dans le cadre du programme Société nouvelle de l’Office national du film du Canada, ce film a été tourné en guise de protestation contre le péage imposé à la réserve mohawk de Saint-Régis située à cheval sur la frontière du Canada et des États-Unis. Ce péage ne respectait pas le traité qui assurait la libre circulation des biens et des personnes des deux côtés de la frontière. Il est important d’observer que les Mohawks avaient déjà essayé sans succès de négocier avec les représentants du gouvernement. Néanmoins, le film a attiré l’attention sur le non-respect de ce traité et a joué un rôle central dans cette lutte. La présentation de ce film a donné aux jeunes de l’atelier du VIB un exemple de production audiovisuelle comme forme non violente et efficace d’une lutte pour le respect de leurs droits. C’est ce qu’a fait valoir le cacique Paratsé, lors d’une intervention dans l’atelier : « Vous êtes nos instruments de défense, vous défendez nos droits en documentant les faits qui ont lieu dans les villages, en documentant les luttes de nos leaders du Mato Grosso do Sul. » Durant le festival, Benites a noté l’importance de cette pratique comme document de preuve, étant donné la gravité des problèmes au Mato Grosso do Sul. Poursuivant son raisonnement, il a observé qu’il ne voulait pas seulement se concentrer sur le tragique de la situation, mais aussi travailler pour renforcer les communautés autochtones.

Des quatre-vingt-trois courts métrages à présent disponibles sur la page d’ASCURI, quatre sont conçus comme documents de preuve. La plupart des courts métrages ont été réalisés dans le contexte des ateliers audiovisuels principalement centrés sur l’empowerment et la récupération identitaire des villages autochtones. Les quatre courts métrages considérés comme documents de preuve montrent les témoignages de quatre communautés guaranies-kaiowás attaquées par des producteurs ruraux : Puelito Kue, Pindo Roky, Ñanderu Marangatu et Teykue. Certaines de ces productions contiennent des photographies et des enregistrements pris par des téléphones portables. La documentation des attaques contre les communautés autochtones par des portables est de plus en plus répandue et, en certaines occasions, ces enregistrements contribuent à des résultats favorables aux besoins et aux droits des communautés. La dénonciation des Guaranis-Kaiowás du village Ypo’i contre la contamination par une écume toxique du fleuve qui borde leur communauté est un exemple saisissant d’un enregistrement sur téléphone portable. La communauté n’avait aucun doute qu’ils avaient enregistré la preuve d’une action intentionnelle des producteurs ruraux : « Ce n’est pas le moment de jeter du poison. Leur poison est seulement utilisé au moment de la récolte. Et de l’autre côté, il y a du bétail et avec du bétail aucun poison n’est utilisé. Ce n’est pas un accident. » (Moreira 2013 : 7) La contamination du fleuve a reçu l’attention de la presse nationale, la Justice fédérale a délibéré et exigé que la communauté reçoive de l’eau potable (https://www.youtube.com/watch?v=Qcw6U3PnXZI).

Documenter un événement, même au moyen d’un portable, c’est renforcer sa réalité en l’objectivant : ainsi la permanence historique est-elle conférée aux événements politiques occidentaux à travers les médias télévisés occidentaux (Turner 1993 : 102). Or, comme l’a expliqué Turner, sans le support audiovisuel ces événements seraient restés de moindre importance et ils auraient pu prendre une autre tournure, désavantageuse ; les déclarations ou les revendications d’un individu ou d’un groupe demeurent vulnérables face à la dénégation d’autres groupes ayant des interprétations différentes, voire des objectifs opposés. Par contre, lorsque les faits sont consignés sur support audiovisuel, les informations sont fixées et stockées de manière permanente, et ce, sous une forme qui peut circuler dans le domaine public. Ainsi ces médias d’enregistrement peuvent conférer une réalité tangible aux événements passagers, ce qui serait impensable sans le support audiovisuel (ibid. : 102).

Dans cette perspective, la production audiovisuelle autochtone peut accomplir un rôle journalistique et politique majeur, puisqu’elle permet d’étayer des points de vue divergeant de la version officielle. Elle rend ainsi moins déséquilibré le terrain des relations sociales entre autochtones et allochtones. En effet, si auparavant ces relations n’étaient le sujet que de reportages et de documentaires allochtones, maintenant elles peuvent être aussi le sujet de productions audiovisuelles autochtones en offrant à ces groupes la possibilité de présenter leur propre point de vue tout en étant moins vulnérables. Cette pratique sociale et politique de l’audiovisuel fait rayonner l’action des groupes autochtones, leur donne un moyen de contrôle actif sur les processus d’objectification de leur histoire et de leur identité (ibid.).

Face aux moyens de communication de masse puissants qui ne reflètent que le point de vue des allochtones, la production audiovisuelle de petits groupes menacés offre une possibilité de contrebalancer le pouvoir de ces médias et de véhiculer la perspective du groupe autochtone concerné.

Conclusion

À partir des lentilles théoriques de la littérature anthropologique, cet article s’est proposé d’analyser, d’une part, les pratiques sociales et politiques de la production audiovisuelle autochtone qui ont émané du festival VIB en 2008 et, d’autre part, la manière dont celles-ci se sont inscrites dans les actions d’un collectif autochtone indépendant formé par des jeunes Terenas et Guaranis-Kaiowás qui se sont rencontrés lors de l’atelier de production audiovisuelle du festival.

L’analyse démontre que l’audiovisuel constitue un vecteur pour construire un réseau de connectivité entre autochtones. Ils ne partagent pas forcément le même espace géographique, mais ils font face à des expériences similaires, et leurs pratiques, leurs productions suscitent un sentiment d’identification les uns avec les autres. À cet égard, le festival VIB a instauré un espace de rencontre propice à l’établissement de relations favorables à la création d’ASCURI. Cet espace en a été un de collaboration entre les étudiants terenas et guaranis-kaiowás et de support d’un réalisateur quechua. Cette connectivité s’est maintenue malgré l’interruption des projets centrés sur l’audiovisuel dans une région, l’État du Mato Grosso do Sul. Cette constatation rappelle l’argument de Giddens selon lequel, dans la modernité, le local se construit à partir de références qui ne sont plus uniquement locales (1990 : 64).

La réalisation de productions audiovisuelles permet aux autochtones de contrôler l’image de soi et de revendiquer le pouvoir symbolique de construction de leur réalité. À l’enseigne de la culture, une troisième pratique a fait surface : l’audiovisuel permet de sélectionner l’inventaire culturel des groupes autochtones, non seulement pour retenir un savoir, mais aussi pour susciter l’intérêt des jeunes et les rapprocher des aînés. L’importance accordée à la culture permet d’affirmer et de définir l’identité du groupe autochtone dans ses rapports avec la société allochtone. De plus, la production audiovisuelle autochtone peut servir comme document de preuve pour révéler les injustices commises à leur égard et ainsi lutter pour l’obtention de leurs droits.

Malgré le sombre scénario politique du Mato Grosso do Sul, l’activisme à travers la production audiovisuelle autochtone, en plein développement, représente une source d’espoir et de force dans la lutte pour éviter la désintégration sociale des groupes autochtones et pour faire valoir leur identité.