Corps de l’article

Au xviie siècle, la « quaestio de suicidio » se posait de manière transversale, en pays réformé comme en terre catholique, aussi bien en théologie morale qu’en philosophie pratique (éthique) — et cela même si le terme, suicidium, n’était pas encore courant en latin[2]. Cette question, comme on sait peut-être, était celle du droit à se tuer soi-même ou, selon sa formulation classique : « Utrum alicui liceat seipsum occidere[3] ? » La réponse unanime à cette question consiste à affirmer que, d’un point de vue chrétien, on ne peut concéder qu’un individu humain possède un droit à se tuer, puisque la vie dont il jouit ne lui appartient pas en propre : elle appartient d’abord à Dieu, ensuite, selon un argument d’Aristote, à la Cité. Toutefois, au tournant du xvie au xviie siècle, la question morale sera immédiatement redoublée d’une question politique : que se passe-t-il lorsqu’un juge condamne à mort un accusé (reus) et l’oblige en même temps à exécuter lui-même sa propre condamnation, à être en même temps le bourreau et la victime ? Une telle question déplace la problématique : ce n’est plus sur celui qui se tue qu’il faut, dans ce cas précis, concentrer l’analyse, mais sur le droit de celui qui l’oblige à se tuer ainsi. Or, la réponse à cette question nouvelle consistera à montrer que, en terre chrétienne, un tel jugement va contre les principes de la foi, et ne peut être toléré par un souverain chrétien, ni par conséquent prononcé par ses magistrats[4]. On se sert donc d’une question morale pour tracer la ligne de démarcation qui sépare le « prince chrétien » du tyran.

Lorsque Spinoza aborde la question du suicide dans le scolie d’E IV P 20, l’un des trois exemples qu’il donne pour tenter d’illustrer la causalité à l’oeuvre dans le suicide concerne le cas classique de Sénèque[5]. Or, tel qu’il est exposé par Spinoza, ce cas reprend et transforme de manière remarquable à la fois les termes dans lesquels la « quaestio de suicidio » était posée par les philosophes et les théologiens de la seconde scolastique et la teneur de la réponse. En effet, le cas du suicide de Sénèque présente un double avantage puisqu’il articule les deux aspects de la quaestio. En tant que stoïcien, Sénèque a défendu une doctrine morale dans laquelle le suicide était conçu comme le degré le plus haut de la liberté du sage — thèse unanimement combattue par le christianisme latin. Mais, ayant été lui-même obligé à exécuter sa propre condamnation à mort, il se trouve précisément dans le cas particulier étudié par les scolastiques de l’âge classique. Ainsi, en considérant le cas de Sénèque, Spinoza fait implicitement allusion à ce double aspect de la question.

Ce sont aussi ces deux aspects qui tracent naturellement les chemins de notre enquête : d’une part, nous aborderons le thème classique de la rationalité du suicide. À cet égard, nous tenterons de montrer que même si, d’un point de vue spinoziste[6], il est possible de concevoir un cas de suicide rationnel, c’est-à-dire déterminé par un désir rationnel, il n’est pas possible de concevoir un désir rationnel qui ait pour objet direct la mort propre pour elle-même. D’autre part, nous tenterons de répondre à la question du droit, naturel et civil, au suicide, à partir des éléments fournis par Spinoza dans son examen de la question. Nous verrons qu’il est possible de conclure, à partir des textes, que, bien que l’homme n’ait pas le droit naturel de se tuer, cela n’empêche nullement le souverain d’établir, sous certaines conditions, un droit civil au suicide. Nous essaierons de déterminer par là une « position spinoziste » face aux diverses questions actuelles relatives au suicide[7].

I. Les paradoxes du suicide de Sénèque chez Spinoza

Commençons par rappeler le texte en question :

Personne donc, à moins d’être vaincu par des causes extérieures et contraires à sa nature, ne néglige d’aspirer à ce qui lui est utile, autrement dit, de conserver son être. Personne, dis-je, par la nécessité de sa nature et sans y être contraint par des causes extérieures, ne répugne à s’alimenter, ou bien ne se suicide, ce qui se peut faire de bien de manières ; car [1] l’un se tue parce qu’un autre l’y force, en lui tordant la main qui par hasard avait saisi un glaive, et en le forçant à tourner ce glaive contre son coeur ; [2] un autre, c’est le mandat d’un Tyran, comme Sénèque, qui le force à s’ouvrir les veines, c’est-à-dire qu’il désire éviter par un moindre mal un plus grand ; [3] ou bien enfin c’est parce que des causes extérieures cachées disposent l’imagination de telle sorte, et affectent le Corps de telle sorte, que celui-ci revêt une autre nature, contraire à la première, et dont il ne peut y avoir l’idée dans l’Esprit (par la prop. 10 p. 3). Mais que l’homme, par la nécessité de sa nature, s’efforce de ne pas exister, ou de changer de forme, cela est aussi impossible que de faire quelque chose à partir de rien, comme chacun peut le voir en méditant un peu[8].

Le contexte général est bien connu et a une certaine apparence de simplicité : il s’agit de montrer qu’il est impossible d’attribuer le suicide, en tant qu’effet supposant une cause, à une puissance d’agir considérée en tant, précisément, que pouvant agir, c’est-à-dire, en tant que déterminée à conserver son être. Au contraire, le suicide est toujours le résultat d’une impuissance, c’est-à-dire, de la force d’une cause extérieure comparée à celle de celui qui se tue lui-même. Cette thèse, fondée sur la théorie nodale du conatus, clé de voûte de toute l’éthique et de toute la politique spinoziennes, a pour effet principal d’écarter toute doctrine de l’imputation morale fondée sur la notion de libre arbitre : le suicide ne peut être considéré comme la réalisation, par un homme, d’une intention qui dépendrait de la liberté de la volonté de cet homme. Au contraire, c’est le résultat d’un rapport de forces dans lequel celui qui se tue semble être entièrement déterminé par la cause externe. Toutefois, cette thèse générale, sans être jamais contredite explicitement, se voit compliquée par l’exemple de Sénèque.

Avec le suicide de Sénèque, Spinoza semble reprendre pour son compte l’un des « paradoxes du sage » de la morale stoïcienne, à savoir le droit du sage à se donner la mort, tout en le réinscrivant dans le cadre de la question du suicide. Pour les stoïciens (tels du moins qu’ils ont été compris par la tradition chrétienne, notamment à partir des Lettres à Lucilius), bien qu’il soit tout à fait interdit à l’ignorant de se tuer, puisqu’il est toujours tenu de « garder sa place », le sage peut, en effet, sous certaines conditions, quitter cette vie et se doit d’ailleurs de le faire le moment venu[9]. D’après Sénèque, en effet, sous certaines conditions bien précises, quitter la vie n’est nullement chez le sage céder à une libido moriendi. Au contraire, il s’agit d’un acte rationnel par lequel le sage affirme au plus haut point sa liberté[10]. Or, non sans ironie, Spinoza met en scène le sage stoïcien sous la figure de Sénèque, non pas choisissant volontairement de quitter cette vie, mais obéissant au commandement du tyran[11]. Ce faisant, Spinoza infléchit le sens même de ce « paradoxe » qui, d’un dilemme moral, devient un problème politique — en suivant par là le cadre général du traitement de la quaestio. Mais, avant et peut-être plus important que cet infléchissement-là, nous devons décrire un autre infléchissement, celui de la raison elle-même.

Afin de mieux comprendre un tel infléchissement de la raison, revenons plus précisément au principe général d’explication du suicide posé par Spinoza que nous avons évoqué plus haut. De manière générale et à strictement parler, il ne peut y avoir de suicide chez Spinoza. Si par suicide nous entendons cet acte par lequel quelqu’un met sciemment en oeuvre et réalise l’intention de supprimer sa propre existence, étant donné qu’un tel acte est déterminé par un effort de ne pas persévérer dans son être, il ne peut suivre de la nécessité de sa nature. Dans le « sui-cide » (se ipsum interficere), le soi (se ipsum) n’est jamais ce qui donne la mort (interficere) à soi[12]. Bien entendu, il y a de fait des hommes qui « se suicident ». Mais, un tel fait ne peut s’expliquer par le conatus de cet homme, puisque le conatus, essence actuelle de chaque chose, est par définition l’effort par lequel cette chose persévère dans son être. Par conséquent, tout effort qui suivra du conatus devra être un effort par lequel, à tort ou à raison, la chose s’efforce de persévérer dans son être. Si bien que le suicide strictement défini ne peut être attribué à la nature de tel ou tel individu considérée en elle-même. Dès lors, pour expliquer un tel acte, et par là un tel effort, il faudra faire appel à une cause extérieure à celui qui se tue, contraire et supérieure. C’est ce que Spinoza affirme, comme nous l’avons vu, lorsqu’il écrit au scolie d’E IV P 20 que « [p]ersonne […], à moins d’être vaincu par des causes extérieures et contraires à sa nature, ne néglige d’aspirer à ce qui lui est utile, autrement dit, de conserver son être ». Si bien que, en reprenant le mot d’Artaud, on pourrait dire que, pour Spinoza, on ne saurait se suicider, on est toujours « suicidé ». C’est cette passivité radicale du suicide qui se trouve d’ailleurs visée dès le scolie d’E IV 18, lorsque Spinoza, en annonçant le traitement de la question du suicide, écrivait que « ceux qui se suicident ont une âme impuissante », ayant été « défaits par des causes extérieures, qui répugnent à leur nature ».

C’est précisément là que les paradoxes commencent, non seulement parce qu’il semble injuste de dire que Sénèque, qui n’a fait qu’obéir au commandement du tyran, a de ce fait une « âme impuissante », mais plus profondément et contrairement à toute attente, parce que, ce faisant, il semble bien agir rationnellement. Nous avons essayé de montrer ailleurs que c’est précisément du fait qu’il obéit, non pas par peur ou par honneur, mais déterminé par la raison, que Sénèque se tue lui-même[13]. En effet, d’après Spinoza, Sénèque « désire éviter par un moindre mal un plus grand ». Or, c’est précisément « sous la conduite de la raison [que] nous recherchons […] de deux maux le moindre » (E IV P 65). Quels sont ces deux maux ? Spinoza ne le dit pas, mais, il n’est pas saugrenu de croire que le « moindre mal » doive consister à obéir au Souverain, quand bien même cela entraînerait la mort du sage. Si bien que, ne pas se tuer serait ici le « plus grand mal », car cela équivaudrait à désobéir au commandement du Souverain. En effet, en n’obéissant pas à ses commandements, c’est du Souverain que nous devenons les ennemis, c’est-à-dire de la société politique et de son droit[14]. Or le sage, l’homme conduit par la raison, agira toujours conformément au droit de la Cité, car il sait que « nul ne fait jamais rien qui soit contraire au précepte de sa raison en tant qu’il fait ce qu’impose le droit de la Cité » (TP 3/6). Ainsi, si comme le dit la démonstration d’E IV P 52, la raison est « la vraie puissance d’agir » de l’homme, alors, Sénèque agirait paradoxalement contre lui-même non pas par impuissance d’âme, mais déterminé par la raison.

Il faut donc admettre que le suicide de Sénèque est déterminé par un désir rationnel[15]. Certes, ce désir naît dans des conditions extrêmes, où il n’y a que deux possibilités : se tuer ou être tué. La question reste toutefois de savoir si un tel effort peut être considéré comme portant directement sur sa propre mort, et pas seulement sur l’obéissance au commandement du souverain. Si tel était le cas, si l’objet de notre effort pouvait être notre propre mort, nous serions non plus face à une décision ou détermination de la raison portant sur un acte abstraitement considéré (le « moindre mal »), mais face à un véritable effort ou désir de mort. Or, ce qui pourrait conduire à penser que cela peut être le cas, c’est encore une fois un texte de l’Éthique elle-même. Nous lisons en effet dans la démonstration d’E IV P 65 qu’un « moindre mal, en vérité, est un bien » (étant donné que bien et mal sont des termes qui « se disent des choses en tant que nous les comparons entre elles »), et, un peu avant, le corollaire d’E IV P 63 affirmait qu’« un Désir qui naît de la raison nous fait directement rechercher le bien, et indirectement fuir le mal » (nous soulignons). Puis donc que le « moindre mal » est de « se tuer soi-même », il devra être considéré par le sage comme un bien vis-à-vis d’un plus grand mal (sc. désobéir au souverain). Si bien que nous serons, semble-t-il, contraints d’admettre que, contre ce que pose le scolie d’E IV 20 lui-même, la raison, sous certaines conditions extrêmes du moins, nous fera rechercher directement notre propre mort, c’est-à-dire désirer la mort[16]. Nous avons cru avoir des raisons de soutenir cette interprétation dans notre travail précédent. Néanmoins, nous voudrions la reprendre ici de manière critique pour tenter de la corriger.

En vérité, une telle interprétation se fonde sur une erreur assez grossière. En effet, ce ne peut être l’idée de notre propre mort qui se pose comme ce bien en vue duquel nous agissons rationnellement en une telle situation. La raison en est simple : l’idée de notre propre mort est nécessairement confuse. Survenant toujours de l’extérieur, la mort, déformation de la forme qui constitue notre individualité, apparaît comme la cause nécessairement extérieure de la destruction de notre forme individuelle, cause par laquelle nous pâtissons d’une passion triste extrême qui nous rend « inaptes aussi bien à l’action qu’à la passion[17] ». C’est pourquoi, elle ne peut être le contenu ou l’objet de l’idée se posant comme un vrai bien pour la raison qui procède toujours par idées adéquates. Quelle sera donc l’idée déterminant la raison à un tel acte ? Ce sera, croyons-nous, la connaissance vraie des fondements naturels de la société politique et de la nature du droit civil. Se tuer est un moindre mal que se faire tuer, car c’est en réalité la conséquence d’un vrai bien qui est d’obéir au commandement du souverain, face à la désobéissance qui est un vrai mal. L’homme guidé par la raison agit suivant les lois de la Cité[18]. Certes, ce que nous désirons rationnellement comme bien, dans de telles circonstances, est une communauté politique qui exclut notre propre existence. Toutefois, nous ne la désirons pas en tant qu’elle exclut notre propre existence, mais en tant qu’elle est la condition d’existence de toute rationalité et, de fait, en tant qu’elle implique une rationalité minimale toujours déjà à l’oeuvre. Ce n’est donc pas par un désir rationnel de mort que le sage se tue, bien qu’il le fasse déterminé par un désir de la raison. Mais c’est un désir rationnel qui a pour objet la Cité, l’ordre et la paix de la société politique.

Ceci n’annule pas l’existence d’un paradoxe, bien qu’il ne se trouve pas là où nous le croyions voir. Le vrai paradoxe n’est pas dans l’existence d’un désir rationnel de mort ni dans le fait que la raison nous détermine à nous tuer. Le paradoxe, auquel il est impossible d’échapper d’un point de vue spinoziste, est plutôt dans le fait que, si d’un côté le fondement de toute vertu est le conatus individuel, d’un autre côté la communauté politique est reconnue comme la condition sine qua non de l’existence des divers conatus singuliers. La raison nous montre que la communauté prime sur l’individu, et que cela vaut aussi pour l’individu rationnel. Le paradoxe est donc dans la difficile conciliation entre la priorité de l’individu et celle de la communauté, et plus généralement peut-être dans les rapports de constitution du tout et de la partie[19].

II. Le suicide comme problème de droit

Nous avons tenté de montrer ailleurs que l’usage du cas de Sénèque est à la croisée de deux champs de présences : d’une part, celui du néo-stoïcisme de la fin du xvie siècle qui traite du suicide comme l’un des paradoxes de la morale du sage ; d’autre part, celui du tournant politique de la question du suicide dans les traitements « scolastiques ». Nous venons de faire quelques précisions concernant le premier point. Arrêtons-nous désormais sur l’aspect politique de la question. À cet égard, il faut se rappeler que la question du suicide passait de l’examen de la prétention du droit « individuel » à se tuer à celui, politique, du juge qui condamne un accusé à être son propre bourreau. Ce sont en effet les deux seules façons de prétendre à un droit légitime sur sa propre vie : soit parce que l’homme posséderait par nature un tel droit, soit parce qu’il lui aurait été octroyé par une instance supérieure qui le posséderait en propre. Or, comme nous l’avons rappelé plus haut, les auteurs de la Seconde Scolastique s’efforcent de montrer, d’une part, que pris individuellement un homme n’a jamais le droit naturel de se tuer. Le droit sur la vie et la mort appartient absolument à Dieu, et, par son intermédiaire, à la Cité. D’autre part, ils cherchaient à montrer qu’un juge chrétien ne peut à la fois condamner à mort un accusé et lui commander d’exécuter sa propre peine. Bien qu’un juge chrétien puisse, conformément aux principes chrétiens, condamner un reus à mort, il est contre ces mêmes principes de faire du reus son propre bourreau[20]. Les scolastiques ne font pas référence à Sénèque lorsqu’ils traitent de la position des Stoici qui, seuls parmi les Anciens, ont ouvertement soutenu cette vesania et furor qu’est la mort volontaire directe[21]. Cependant, en suivant leur pensée, on pourrait dire que, certes, Sénèque doit être considéré un fou en conseillant à Lucilius de n’avoir pas peur de quitter cette vie le moment venu ; mais, pis encore, Néron, en commandant à Sénèque de se couper les veines, est non seulement coupable d’impiété, mais de commettre un acte illégitime, qui outrepasse son droit — et en cela, il est un tyran.

Spinoza ne traite pas explicitement la question du suicide en termes de droit naturel et de droit civil. Toutefois, il est possible de reconstruire, d’un point de vue spinoziste, le passage de l’examen du droit individuel au droit commun, à partir des données textuelles déjà étudiées (notamment celles issues d’E IV P 20 S). En effet, pour ce qui est du droit de chacun, il faudrait dire que, étant donné que nous n’avons pas le pouvoir de nous tuer, par nature nous ne pouvons pas non plus avoir le droit (naturel). En effet, « le droit et institution de la nature, sous lequel tous les hommes naissent et, pour la plus grande partie d’entre eux, vivent, n’exclut rien, sauf ce que personne ne désire et que personne ne peut » (TP 2/8). Or, nous avons vu que le suicide, comme tel, est ontologiquement impossible ; et c’est pourquoi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il ne peut être vraiment désiré. Qu’en est-il du « droit civil » ? La question se pose en effet, car ce serait une erreur de croire que, une fois répondue la question du droit naturel, on aurait immédiatement répondu à la question du droit civil. Rien n’est moins certain, d’une part, parce que c’est un fait qu’il y a des individus qui se suicident — et cela peut avoir des conséquences sur les vivants, non seulement personnelles (émotionnelles), mais encore juridiques (d’héritage par exemple) ou politiques (le suicide d’un gouvernant dans une situation de crise politique[22]). D’autre part, et surtout, parce que l’exemple même de Sénèque laisse à entendre que, pour Spinoza, il y a au moins une situation où il est « permis » à un individu de se tuer lui-même : à savoir, lorsque c’est le souverain qui le commande. Autrement dit, la question du droit civil autour de la mort volontaire exige d’être formulée, quand bien même l’on nie tout droit naturel au suicide.

En fait, Spinoza répond à sa manière aux questions de suicidio. Sa réponse, bien qu’elle soit extrêmement elliptique, est lisible pour ses contemporains. Elle est peut-être un hapax théorique en philosophie morale et politique. Toutefois, elle rentre bien dans l’une des cases constituant les réponses possibles pouvant être apportées à une telle question, telle du moins qu’elle a été formulée au xviie siècle sous les conditions épistémiques déterminant son champ de présence. En effet, à la question : « Est-il permis de se suicider ? », Spinoza semble répondre qu’il faudrait distinguer. Si cette question s’entend du droit naturel, notre nature ne peut nous déterminer au suicide. Dès lors, il ne peut pas être « permis » de se suicider ; mais cela veut simplement dire qu’il est impossible, à strictement parler, de le faire. Si, au contraire, cette question s’entend du droit civil, cela dépendra du souverain. S’il le veut, on peut avoir non seulement le droit, mais le devoir de le faire.

Aussi peut-on par là étendre la recherche au-delà de l’étude textuelle. En effet, la question subsiste, et peut être posée dans un horizon spinoziste, au moins au niveau des lois réglant la vie commune : le suicide doit-il être interdit ? Doit-il être permis ? Pour répondre à cette question, il faut remarquer que, contrairement aux lois générales qui constituent l’imperium de tout corps politique (Civitas) ou aux lois particulières déterminant la forme de la société civile (Monarchie, Aristocratie, Démocratie), les lois réglant la mort volontaire ne semblent pas pouvoir être déduites de la seule essence de l’imperium. Et cela pour une raison assez simple : c’est que les lois générales qui se déduisent de l’essence de l’imperium sont celles qui rendent possible sa conservation en général ; les lois particulières déterminant sa forme rendent possible le mode de conservation particulier à chaque espèce de société civile. Autrement dit, ce sont les lois qui posent de fait les conditions d’existence de l’effort de persévérer dans l’être de l’État et de ses différentes formes. Or, ni le droit ni l’interdiction du suicide ne peuvent compromettre l’existence d’un État. Par conséquent, il faut reconnaître que, dans un horizon spinoziste, on ne peut répondre à la question du droit au suicide sans tenir compte du système juridique d’une communauté ancrée dans l’histoire, c’est-à-dire en dehors du droit civil d’un imperium déjà constitué. Car, il n’y a pas de système normatif, moral ou juridique, en dehors de celui que se donne une société politique historiquement constituée afin de se conserver[23]. Chaque société politique réglera donc la question juridique du suicide selon ses propres expériences, préjugés historiquement sédimentés, rapports de pouvoir, bref, selon son propre ingenium. Mais, s’il est vrai qu’il est impossible de déduire s’il est permis ou pas à l’homme de se suicider à partir des fondements de la société politique, peut-on en conclure qu’une législation du suicide, du fait qu’elle se rapporte nécessairement à la contingence historique, n’aurait aucun intérêt ni éthique ni politique dans la perspective de ce même horizon spinoziste ? Nous ne le croyons pas. Il y a certes un intérêt à examiner la question, même si, comme nous essaierons de le montrer, les sentiers ne mènent pas aussi loin que l’on aurait voulu.

Tout d’abord, il faut noter que, même si une législation concernant le suicide dépend plus des circonstances historiques que de l’essence de l’État, il faut reconnaître que, en règle générale, l’interdiction et la permission peuvent, elles aussi, être conçues relativement à la puissance de la multitude telle qu’elle peut être rationnellement organisée selon l’une des trois formes d’imperium conçues par Spinoza dans le Traité politique. On pourrait ainsi concevoir, théoriquement du moins, une législation du suicide qui irait dans le sens du déploiement de la vie rationnelle. Nous savons d’ailleurs, par la dernière de ses lettres connues, que, dans son Traité politique, Spinoza avait l’intention d’aborder, après le chapitre concernant le « gouvernement populaire », la question des lois « plus particulières[24] ». Toutefois, il est hors de nos capacités d’entreprendre la reconstruction intégrale de ce qu’aurait pu être le traitement légal du suicide chez Spinoza. D’autant plus que nous n’avons aucune idée de la manière dont il aurait procédé et que nous ne savons pas s’il aurait considéré le suicide comme objet de ces lois « plus particulières ». Cependant, on peut donner tout de même quelques indications.

D’une part, il faut commencer par signaler qu’une telle législation dépendra du rapport entre le « sentiment commun[25] » (TP 2/15) d’une société politique donnée et les règles de droit qui, dans un État bien construit, tentent de promouvoir le développement de la raison[26]. Or, ce sentiment ou opinion commune peut changer et un tel changement peut, éventuellement, aller dans le sens de la raison. À l’époque de Spinoza lui-même, par exemple, se produisait de fait un changement de l’opinion commune vis-à-vis du suicide ou plutôt de ceux qui se tuaient. De fait, l’histoire du traitement moral et juridique du suicide en Occident latin montre que, au xviie siècle, bien que le suicide fût encore à Amsterdam considéré comme un crime condamné par la loi, de fait, on ne faisait pas grand cas, d’un point de vue judiciaire au moins, des suicidés. Jusqu’à la fin du Moyen Âge et pendant toute la Renaissance encore, se déployait contre celui qui commettait un suicide toute une série de mesures pénales : ainsi, la réquisition des biens du défunt (ce par quoi on portait atteinte à l’héritage) ou une peine contre le corps du défunt (lequel pouvait être condamné, post mortem, à être décapité ou à n’avoir pas d’enterrement en terre consacrée). Au contraire, au xviie siècle, à Amsterdam, il n’y avait plus de poursuite judiciaire contre le défunt ni ses biens. La faute, il est vrai, subsistait d’un point de vue moral : ainsi, par exemple, on conservait la coutume de ne pas donner de sépulture en lieux saints à ceux qui se tuaient eux-mêmes. Néanmoins, une telle « condamnation », intimement liée au système de valeurs chrétiennes de l’époque, est très vite devenue « inappropriée » dans un contexte de plus en plus tolérant[27].

Il est donc clair que le « sentiment commun » peut changer au cours de l’histoire. Mais, rien n’est moins certain que la dépénalisation du suicide, et sa « démoralisation » soient des changements qui aillent par eux-mêmes dans le sens de la raison. En réalité, nous croyons que pour déterminer une législation du suicide, une législation qui aille dans le sens du déploiement de la vie rationnelle, il serait nécessaire de revenir à une casuistique fondée sur les principes spinoziens. Pour ce faire, il faudrait sans doute commencer par la distinction, fondamentale aux yeux de Spinoza, entre sages et ignorants, distinction d’origine stoïcienne qui semble bien d’ailleurs être à l’oeuvre dans le scolie d’E IV P 20. Tous les hommes, en effet, ne se valent pas pour Spinoza ; comme il le dit lui-même, l’esprit d’un homme qui a des idées vraies contient plus de réalité ou perfection que celui d’un homme qui a des idées fausses (E II P 44 S), par quoi « le sage est plus puissant que l’ignorant » (E IV Préf.)[28]. À cela il faudrait ajouter l’inégale distribution entre sagesse et ignorance. En effet, il semble que l’ignorance soit pour Spinoza la chose du monde la mieux partagée et que, au contraire, la sagesse soit une fleur aussi rare que belle[29]. Que faire alors du « sentiment commun » ? Car, cela ne sera qu’un ensemble mal articulé d’opinions sur la valeur des choses. Le sentiment commun est évidemment une donnée fondamentale, que le législateur doit prendre en considération s’il veut réussir à instaurer un système juridico-politique stable, mais il ne peut pas faire de ce système la simple traduction en termes de droit de l’opinion commune. La tâche du législateur « à l’esprit très pénétrant » (TP 1/2) est de faire en sorte que les hommes, qu’ils soient conduits par la raison ou tiraillés par les passions, « ne puissent être amenés à manquer de loyauté ou à mal agir » envers l’État (TP 1/6). Ce qui semble impliquer qu’il devra aussi faire en sorte que ce soit le sentiment commun qui se règle sur la législation plutôt que l’inverse.

Ceci peut nous donner une première indication quant à la question du suicide, selon qu’il s’agit du sage ou de l’ignorant. En premier lieu, il semble devoir être assumé que la question du suicide du sage n’a pas de sens du point de vue d’un État bien institué : la question ne peut se poser parce qu’un tel acte ne peut avoir lieu. Un sage est en effet un homme conduit par la raison et jamais de la raison ne naîtra un désir ou un effort qui ne soit pas absolument bon, c’est-à-dire qui n’aille pas dans le sens de la conservation de son être. Ainsi, dans un État bien constitué, jamais l’homme conduit par la raison ne pourra être déterminé à supprimer son existence et aucune législation à cet égard ne devrait être nécessaire. La mort volontaire d’un sage ne peut avoir lieu, comme le dit Spinoza, que là où il est contraint par une force externe. C’est donc cette force externe qu’il faut, en deuxième lieu, interroger. Or, le cas de Sénèque permet précisément de le faire, en portant notre attention vers l’environnement socio-politique[30]. En effet, dans la mesure où cet environnement rend l’existence du sage impossible, il semble évident que le suicide de celui-ci ne peut être que le signe d’un État mal institué. Cela non pas cependant à cause du fait « brut » que le souverain condamne un sujet à se donner la mort, mais parce que ce sujet est un sage : le souverain qui s’oppose à la raison est par cela même un tyran qui s’oppose à ce qui fait la vraie puissance d’une Cité[31]. Mais, dès lors, dans un État mal institué et tyrannique, il n’y aura aucune possibilité de légiférer sur le suicide des sages. Enfin, en troisième lieu, qu’en est-il des ignorants qui se suicident ? C’est-à-dire, de ceux qui se suicident vraiment ? Car, ceux qui se pendent déterminés par une cause externe « cachée » qui les fait pâtir d’une passion de tristesse telle qu’ils « veulent » supprimer leur propre existence, ceux-là sont nécessairement des ignorants, puisqu’ils ignorent littéralement cette cause externe, et qu’ils sont menés par la passion jusqu’à la mort. C’est eux, à toute évidence, que Spinoza a en vue lorsqu’il dit que ceux qui se tuent eux-mêmes sont des « impuissants d’âme ». Or, il ne semble pas que l’on puisse légiférer à leur sujet afin de défendre la raison de telles causes externes… C’est peut-être dur à entendre, mais il semblerait que Spinoza ne se fait aucun souci de leur sort[32]. Ce qui ne veut pas dire, toutefois, que l’on puisse, d’un point de vue spinoziste, « inciter » de tels hommes au suicide[33]. C’est peut-être une limite du système à laquelle nous parvenons là. Quoi qu’il en soit, une conclusion semble s’imposer : que l’homme soit sage ou ignorant, il semble tout à fait inutile de légiférer sur le suicide lui-même, c’est-à-dire sur le droit ou l’interdiction de l’acte consistant en la suppression de sa propre existence.

Pour finir, il faudrait poser une dernière question, qui a trait à ce que nous venons de dire, et a d’ailleurs été soulevée par les commentateurs au sujet du suicide chez Spinoza, à savoir, la question de l’assistance au suicide. Peut-on concevoir, d’un point de vue spinoziste, la possibilité de légiférer non pas certes sur l’acte même de se tuer, mais sur l’assistance de la part d’un tiers ? Peut-on dégager une position spinoziste face au « suicide assisté » ? Peut-on, en bon spinoziste, reconstruire une réponse à partir des données théoriques fournies dans l’Éthique ? Barbone et Rice donnent, dans un article connu[34], une réponse négative. D’après ces commentateurs, en effet, « une réponse appropriée au suicide au niveau des cas individuels devrait toujours pointer vers la compréhension et la prévention des facteurs qui sont à l’origine d’un tel acte. Contrairement à une quelconque défense du “suicide assisté”, nous croyons que l’approche de Spinoza au suicide serait toujours curative, jamais coopérative[35] ». Toutefois, il semble difficile de suivre ces auteurs sur ce point, car, encore une fois, la casuistique semble, ici aussi, s’imposer face aux généralisations hâtives.

En effet, en dépit du supposé parallélisme[36], il ne semble pas que l’on puisse mettre au même niveau une cause extérieure agissant uniquement dans la vie affective d’un individu (en produisant, par exemple, une dépression) et celle qui agit sur son corps (en conduisant l’individu dans un état de maladie « terminale »). Seul le premier est un impuissant d’âme pour lequel nulle assistance, mais nul interdit non plus, ne semblent concevables d’un point de vue strictement spinoziste. C’est aussi pour de tels cas qu’une approche curative ou thérapeutique semble pouvoir s’accorder, sinon aux principes spinoziens, du moins à un certain horizon spinoziste, à savoir tant que l’objectif est de promouvoir le déploiement de la puissance d’agir de tous les hommes, sans égard au fait qu’ils peuvent être et vouloir rester des complets ignares. De fait, comme le rappelle justement Éric Delassus, l’assistance au suicide se fonde, dans de nombreux cas, sur une « conception de la liberté qui est illusoire, parce qu’elle repose sur une définition totalement fictive de l’individu[37] ». C’est pourquoi, il considère que l’aide n’est pas tant dans le fait de devenir l’instrument du désir de celui qui veut supprimer son existence, mais plutôt dans l’écoute, « pour comprendre le véritable sens de sa demande et en faisant preuve envers lui d’une véritable solidarité. C’est […] cette solidarité qui est réellement à l’oeuvre dans les soins palliatifs et qui trop souvent s’exerce de façon irréfléchie dans l’assistance au suicide parce qu’elle fait passer avant elle cette liberté illusoire que dénonce Spinoza[38] ». Dans un tel horizon, il s’agirait, comme le disent Barbone et Rice, de combattre les failles des conditions de l’environnement qui rendent possible et renforce la vie[39], ce qui pourrait signifier, d’après nous, de dévoiler les causes externes cachées afin de rétablir l’impuissant dans sa puissance. Néanmoins, il serait faux de conclure, comme le font Barbone et Rice, que, d’après Spinoza, on ne peut favoriser une approche coopérative à l’égard des déprimés qui « veulent » supprimer leur existence. En réalité, à strictement parler, la réponse à la question de la cure ou de l’assistance reste en dehors des possibilités du système.

Mais, qu’en est-il cependant de l’homme atteint d’une maladie terminale ? Dans un tel cas, il semblerait qu’une assistance médicale au suicide, juridiquement encadrée, soit envisageable d’un point de vue spinoziste[40]. Pour ce faire, le législateur devrait considérer ce qui est plus utile à l’homme conduit par la raison. Or, en principe, rien n’empêche qu’un tel homme puisse décider rationnellement de se tuer lui-même. En effet, d’après E IV P 59, « à toutes les oeuvres (actiones) auxquelles nous détermine un affect qui est une passion, nous pouvons être déterminés sans lui par la raison[41] ». De fait, un homme qui se trouve dans une telle situation médicale, se trouve dans une position analogue à celle de Sénèque : il sait que, quoi qu’il en fasse, il va mourir à cause de cette maladie qui mine la santé de son corps. Il « peut » donc soit attendre que la maladie le tue, soit décider de se donner la mort par l’intermédiaire des instruments qu’un système légal a mis en place à cet effet. Et c’est ici que le choix d’un sage mourant peut servir de guide au législateur. Car, tout comme c’était le cas pour Sénèque, notre sage devra choisir entre deux maux le moindre. On peut raisonnablement croire que le moindre mal consistera dans le choix de se donner la mort, du fait qu’il n’y a pas de raison de prolonger inutilement une vie de souffrances[42]. En effet, « chez l’homme libre, fuir à temps témoigne d’autant de Fermeté que se battre » (E IV P 69 C). En outre, l’essence actuelle de l’homme libre se caractérise du fait que sa persévérance dans l’être n’est pas une simple conservation dans son état, quel qu’il soit, mais plus profondément, une dynamique du conatus qui, parce qu’il cherche ce qui lui est utile en propre, le porte à « désirer être bienheureux, bien agir, et bien vivre », c’est-à-dire à agir par vertu (E IV P 19-24). On peut donc considérer qu’il sera nécessairement déterminé par un désir né de la raison à en finir avec son existence dans la durée, rien ne l’empêchant légalement par ailleurs.

Une législation pensée pour le sage, est-elle cependant toujours valide pour l’ignorant[43] ? Éric Delassus a pu montrer que ce qui est vrai pour le sage ne l’est pas pour l’ignorant : il rappelle en effet que, « d’un point de vue strictement spinozien », le désir de mort est toujours pathologique. Ainsi, écrit-il,

[…] le désir de mourir ne peut être que l’expression d’un état de servitude pour la grande majorité des hommes et assister au suicide ne consisterait donc finalement qu’à contribuer à l’accroissement d’une telle aliénation. L’assistance au suicide ne semble donc consister, dans la majorité des cas, que dans une participation à l’écrasement de l’individu par les causes externes, plutôt que dans une aide véritable pour l’aider à retrouver une certaine puissance d’être et d’agir, malgré sa grande vulnérabilité[44].

Cependant, nous ne sommes pas d’accord avec ses conclusions. En effet, les conditions sous lesquelles il considère l’assistance sont trop lâches. Il est vrai que, conçue sous le principe général d’une liberté individuelle illusoire et dans n’importe quelle condition, l’assistance ne semble pas être une aide au déploiement de la raison, mais plutôt une incitation à l’autodestruction. Néanmoins, nous croyons que, si l’on peut légitimement (d’un point de vue spinoziste) défendre une dépénalisation de l’assistance, c’est sous des conditions précises, à savoir, si et seulement si, l’individu se trouve soumis au dilemme des deux morts (ou bien je me tue maintenant ou bien je meurs avec des souffrances extrêmes) et tant que l’individu en question peut être considéré comme ne souffrant pas d’une pathologie psychique (dépression). Ainsi, l’ignorant, à l’instar du sage, sera à même de considérer la mort volontaire comme une possibilité bien réelle, même s’il le fait déterminé par telle ou telle passion (par peur des souffrances, peut-être, mais aussi afin de soulager sa famille des coûts que les soins palliatifs de sa maladie pourraient entraîner[45]). Il pourra en outre avoir recours à une aide professionnelle légalement encadrée. Si bien que l’assistance est loin d’être toujours et partout un manque de solidarité. Au contraire, sous certaines conditions, c’est cette solidarité elle-même qui peut mener un membre de la société à vouloir se désolidariser. Toutefois, il serait tout à fait insensé de croire que cela signifie qu’il faut prôner l’assistance contre toute autre forme de traitement des cas de maladie terminale. En effet, là où il est possible de développer une médicine des soins palliatifs, il n’y a aucune raison pour que cela ne soit pas fait[46]. Enfin, quoi qu’il en soit de ce point, nous croyons que, dans une société qui a déjà subi les processus de dépénalisation et démoralisation du suicide, il est préférable, du moins dans un horizon spinoziste, d’établir légalement l’assistance au suicide dans le cas des maladies terminales, car cela va dans le sens de la raison.

Conclusion

D’après ce que nous avons vu, il est possible de conclure sur un certain nombre de points. Il faut tout d’abord rappeler que l’exemple de Sénèque mobilisé par Spinoza nous a servi pour montrer qu’il est possible de concevoir, dans le système spinozien, la possibilité d’un suicide rationnel — et tout semble indiquer que Spinoza lui-même pointait vers cette possibilité. Non pas que la raison puisse désirer directement la mort comme un bien, mais, dans des conditions extrêmes, le sage peut choisir une mort au lieu d’une autre, et le fera nécessairement. Suivant le cas de Sénèque, cependant, le paradoxe est moins dans la possibilité même d’un suicide rationnel que dans le difficile accord que cette thèse dévoile entre l’individu et la communauté. Nous avons en second lieu essayé d’examiner le problème d’un point de vue strictement « juridique » en entendant par là la dimension politique ouverte par le Traité politique à partir des notions de droit naturel et de droit civil. Ainsi, nous avons cru pouvoir montrer que, de manière très générale, bien que le suicide soit une impossibilité du point de vue ontologique, et donc illicite ou « non permis » du point de vue du droit naturel, il reste que, du point de vue du droit civil, l’exemple même de Sénèque montre qu’il peut bien faire l’objet d’une loi. Cela nous a permis de distinguer, dans une perspective « juridique », entre deux questions bien différentes concernant le suicide : l’une portant sur l’acte même par lequel un homme réalise l’effort de supprimer son existence et l’autre sur les conditions qui entourent cet effort. Nous avons essayé de montrer qu’une législation de l’acte même du suicide semble, dans le cadre du système de Spinoza, inenvisageable parce qu’inutile. Toutefois, nous avons aussi essayé de montrer qu’une doctrine de l’assistance au suicide en cas de maladie terminale peut se justifier rationnellement d’un point de vue spinoziste par une transposition de l’exemple de Sénèque. C’est pourquoi, cet exemple doit être considéré comme un révélateur privilégié de nombreuses problématiques intriquées les unes dans les autres et la source de prolongements inattendus qui peuvent être d’un grand intérêt pour le débat actuel autour du suicide.