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Riccardo Ciavolella et Éric Wittersheim proposent dans Introduction à l’anthropologie politique une excellente initiation à cette discipline. Ils offrent en effet un narratif linéaire de l’évolution de l’anthropologie politique qui permet tant aux étudiants qu’aux chercheurs un premier contact étendu et riche. Le livre compile plusieurs années d’un travail minutieux de préparation pédagogique pour l’enseignement général de l’anthropologie politique à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Sa mission éducative est explicite dès ses premières lignes et les auteurs réussissent de manière remarquable à rendre un contenu, parfois complexe, accessible à tous les lecteurs, même ceux qui en sont à leurs premiers contacts avec la discipline. Le soin qu’ils ont pris à intégrer des définitions, des encadrés explicatifs, des suggestions de lectures complémentaires et des questions en fin de chapitres fait de l’ouvrage un excellent manuel.

La première partie de l’ouvrage développe une histoire disciplinaire intellectuelle et, souvent, matérielle, avec nuances, bien qu’empruntant aussi les lieux communs convenus. La genèse disciplinaire est située selon le procédé habituel en fonction des précurseurs philosophiques supposés (Hobbes, Rousseau, Montesquieu) ayant été identifiés par les auteurs canonisés comme fondateurs de l’anthropologie politique (Balandier, Evans-Pritchard, Maine, Morgan) ainsi que leurs héritiers directs de la période structuraliste et structuro-fonctionnaliste (Malinowski, Radcliffe-Brown). Sur un même ton convenu, Ciavolella et Wittersheim présentent la nécessité de décentrer au-delà de l’Europe les origines d’une pensée anthropologique du politique, mais le narratif entendu laisse peu de place au développement de ces bons voeux. Comme bémol à l’excellent travail de synthèse et de vulgarisation de l’histoire disciplinaire des auteurs, notons leur penchant à prioriser un narratif plutôt entendu de cette histoire, une orientation qui permettra assurément à l’ouvrage de se positionner à court et à moyen termes comme une ressource utile pour les enseignants francophones mais qui risque de mal vieillir, considérant le décentrement accéléré de la discipline de l’anthropologie politique.

La naissance de l’anthropologie politique est présentée dans cet ouvrage dans sa coïncidence et son utilité pour l’expansion et la consolidation du contrôle colonial sur les territoires des empires européens. La présentation des débats épistémologiques, théoriques et méthodologiques y est suffisamment élaborée pour permettre aux étudiants et étudiantes des cycles supérieurs d’utiliser l’ouvrage comme une carte pour naviguer dans la discipline. Les enjeux de la complicité coloniale, de la prétention à l’objectivité, ainsi que les conditions de production et les effets du savoir sont notamment abordés. Les transformations de la discipline qui découlent de ces débats y sont adroitement exposées en soulignant les relations concrètes de financement et de patronage entre les institutions coloniales ayant financé des chercheurs qui sont aujourd’hui considérés comme des points d’inflexion dans la pensée de l’anthropologie politique. Cela est fait tout en accentuant les tensions et les relations de pouvoir intrinsèques qui les ont structurées. En fait, des situations où les bailleurs restreignent directement la liberté académique des chercheurs y sont exemplifiées, comme le cas de l’administration du Rhodes-Livingston Institute niant la possibilité à Geoffrey Wilson (1908-1944) d’étudier les mines de la « ceinture de cuivre » mises en oeuvre dans les années 1930 au nord de l’actuelle Zambie. Les étudiants et étudiantes de premier cycle s’initiant à la discipline et à ses débats bénéficieront tout particulièrement de ces exemples distribués tout au long de l’ouvrage. Ces derniers illustrent et rendent accessibles les discussions complexes qui ont marqué le cours de l’histoire de l’anthropologie politique. Les auteurs réussissent donc ici un équilibre intéressant en nommant et en montrant ces débats sans toutefois encombrer leur survol de références inutilement obscures pour les non-initiés.

La seconde partie de l’ouvrage présente comment la recherche d’émancipation de la discipline vis-à-vis du colonialisme coïncide avec le chancèlement de ce dernier au vingtième siècle. Le livre pose ainsi un regard critique marqué par la sociologie du savoir. Au fil des chapitres, les auteurs insistent de plus en plus sur l’engagement des anthropologues à reconnaître l’agentivité des subalternes à contester les formes latentes et les réminiscences de colonialisme contemporain. Ils y présentent notamment les apports et les influences des approches conflictuelles, dynamistes, anticoloniales, postcoloniales, postmodernes et des études de genre sur l’anthropologie politique. Cette partie de l’ouvrage ramène à nouveau l’anthropologie à la politique occidentale. Elle aborde des débats contemporains en situant les influences sur les oeuvres de références de courants politiques, tels que le marxisme et l’anarchisme. Toutefois, des choix parfois arbitraires dans les débats mis en exergue, qui deviennent graduellement frappants dans la structuration des éléments plus récents de cette même trame, irriteront certains chercheurs spécialisés. De plus, l’utilisation répétée de « l’homme » dans un sens inclusif agace à la lecture d’un ouvrage qui traite d’anthropologie et de ses courants critiques. Cela est symptomatique d’une des principales faiblesses de l’ouvrage, c’est-à-dire la sous-représentation des approches produites par des personnes racisées.

Riccardo Ciavolella et Éric Wittersheim réussissent néanmoins à couvrir succinctement les origines de la discipline jusqu’à certaines de ses plus récentes itérations. Bien que rédigé pour un public francophone, l’ouvrage intègre les principales références états-uniennes et britanniques. Un tel effort n’avait été réalisé en français depuis le livre de Claude Rivière, Anthropologie politique (2000, Armand Colin) qui, pourtant, n’était qu’un ouvrage organisé autour de concepts plutôt qu’une véritable présentation de la discipline et de son évolution.