Corps de l’article

Penser n’est possible que si le langage n’est pas notre voix, s’il nous permet de mesurer à quel point nous sommes aphones – à quel point notre mutisme est insondable. C’est cet abîme que nous appelons le monde.

Giorgio Agamben, Le langage et la mort : un séminaire sur le lieu de la négativité

Ce qui frappe à la lecture de Rouge gueule d’Étienne Lepage, c’est d’abord une certaine crudité du langage, c’est la banalité des histoires et la désarmante cruauté avec laquelle les personnages les portent à la scène. L’écriture de l’auteur est efficace et fait éclater le dialogue traditionnel : sa langue est hachurée et versifiée, rapide, sans détours. Représentée publiquement pour la première fois en novembre 2009 au Théâtre Espace Go, dans une mise en scène de Claude Poissant, la pièce Rouge gueule a fait l’objet de plusieurs critiques de première réception témoignant de son succès. Avant 2013, peu d’écrits se sont arrêtés à l’analyse en profondeur du texte du jeune dramaturge. On a parlé du cynisme et du choc, l’espace de la scène a été décrit comme un exutoire. On a critiqué la violence de Rouge gueule et on a même parfois qualifié la pièce de miroir de la société. Or, il faut peut-être en penser plutôt la violence, la penser du texte à la scène, portée par les personnages, puis prise en eux et amenée sur les planches, projetée en forme de trop-plein au visage des lecteurs-spectateurs[3]. L’analyse plus en profondeur du texte de Lepage permet d’interroger l’inscription de la parole individuelle des personnages à la fois comme restes, cendres et bouée de sauvetage, pour une génération qui doit faire face à la violence médiatisée du monde. Rouge gueule sera comprise, dans la présente étude, non pas comme exemplaire de la dramaturgie de Lepage, mais plutôt comme objet d’étude sur lequel baser une réflexion plus large sur l’oeuvre de l’auteur qui, dans d’autres pièces, s’éloigne drastiquement du style du texte dont il est ici question.

Nous désirons questionner l’oralité, à la fois dans son rapport aux individus et à la performance d’une langue, afin de mettre en lumière comment la violence du texte de Lepage négocie le rapport au réel dans Rouge gueule. En ce sens, il s’agit de comprendre le langage[4] des personnages comme le moteur de l’échange et de la contamination entre la scène et l’obscène. Le « réel » ainsi convoqué renvoie à ce qui, pour le lecteur-spectateur,

existe concrètement, de manière tangible et perceptible par les sens : il combine des notions d’espace – investissement de lieux repérables sur une carte –, de temporalité – inscription dans le présent – et d’organicité – interaction avec des personnes de chair et d’os […], s’opposant […] aux personnages de papier et aux déploiements de l’imaginaire

(Guilmaine, 2015 : 13).

Il s’agit d’autant de possibilités d’identification au monde dans lequel le lecteur-spectateur vit et s’identifie : ce sont les brèches dans la fiction où, brusquement, est remise en doute la représentation au profit de la présentation brute de l’histoire, de l’actualité, de la violence ordinaire. Le recours à la notion d’oralité, telle que définie par Marion Chénetier-Alev dans l’ouvrage L’oralité dans le théâtre contemporain (2010), permettra l’approche littéraire du texte de théâtre, sans en exclure le côté performatif. La chercheuse développe la notion en se basant non pas sur la performance de la voix, au théâtre, mais plutôt en recourant au texte : le « théâtre de voix » est ainsi lisible, et une certaine corporéité, une matérialité de la voix dans le texte, est mise de l’avant. La réflexion de l’auteure s’appuie également sur l’éclatement du drame et des structures dramatiques à l’époque contemporaine, en écho aux caractéristiques de ce que Hans-Thies Lehmann nomme le « théâtre postdramatique » (Lehmann, 2002) : quand il semble ne plus rien rester, il demeure néanmoins l’oralité, la possibilité que quelque chose advienne lorsque les corps des personnages ne sont pourtant plus entiers ou définis. Oralité et corporéité sont liées, chez Chénetier-Alev : « Si la voix est ce qui charrie notre corps dans la langue parlée, l’oralité serait ce qui se transmet du corps dans l’écriture » (Chénetier-Alev, 2010 : 93).

Se basant sur une approche en premier lieu herméneutique et littéraire du texte de théâtre, puis sur l’importance de l’oralité et de la performativité à même le texte de Lepage, la réflexion que nous proposons sur Rouge gueule prendra forme autour de trois pôles : porter sur soi la violence, porter en soi la violence et la porter à la scène. Ici, ce sont respectivement les rapports au réel, à la vérité et au théâtre qui guideront la démarche.

Liminaire

Dans son article « Le rouge aux lèvres », Hervé Guay qualifie la pièce de Lepage d’une « rare incursion de la dramaturgie québécoise dans le théâtre “in-yer-face” » (Guay, 2010 : 60), se référant aux « comportements extrêmes » (idem) qui y sont mis en scène. Sans vouloir classer la pièce dans un mouvement ou une esthétique, le rapprochement entre ce morceau du théâtre de Lepage et le in-yer-face britannique nous est indispensable afin de mieux comprendre la force de frappe de la pièce et dévoile ce que les critiques ont, à notre avis, passé sous silence : la violence du langage, dans le propos et les actions, ne participe pas du cynisme, mais en offre le contrepoint. À propos du in-yer-face, le critique britannique de théâtre Aleks Sierz souligne ce qui nous paraît trouver une résonance certaine dans l’oeuvre de Lepage :

Le théâtre in-yer-face est le Guerilla Art [aussi appelé Art Action] des années 1990.  [...] [Il se distingue des autres formes d’art britanniques puisqu’]il se place face au postmodernisme. Il est plutôt moderniste et d’avant-garde. Il préfère les idées traditionnelles sur l’implication politique et la provocation culturelle aux nouvelles notions à la mode d’ironie, d’autoréflexivité et de cynisme. [...] Le in-yer-face est un théâtre politique [et] explore la douleur personnelle plutôt que les politiques publiques[5]

(Sierz, 2002 : 21-22).

S’élevant contre le postmodernisme et revenant aux tactiques modernes et d’avant-garde, le théâtre in-yer-face refuserait l’incrédulité devant les grands récits (thèse d’ailleurs en écho aux travaux de Lyotard). Nous sommes loin de proposer que le théâtre de Lepage revêt le rôle de guérillero et nous ne décelons pas, en sa dramaturgie, une volonté de révolution. Il faut apporter beaucoup de nuances en faisant résonner le théâtre in-yer-face avec le texte de Lepage. Si la subversion et la provocation règnent dans Rouge gueule, si la pièce n’offre pas de morale, elle n’est pas en rupture totale ni en réaction avec l’histoire du théâtre et ses formes, comme le sont les dramaturgies de Sarah Kane, de Mark Ravenhill ou d’Anthony Neilson. Plus près de nous, Michel Vaïs avance que :

Le théâtre dit in-yer-face, ou « brutaliste », ne semble pas – encore – avoir eu autant de prise au Québec que dans d’autres pays comme l’Angleterre, la Pologne ou la Serbie, par exemple. Dans un exposé que je livrais à Novi Sad, en 2003, sur ce qu’on appelait là-bas le « nouveau théâtre européen », je précisais que la seule manifestation notable de ce phénomène au Québec paraissait être le retour, chaque année, des Contes urbains. Comme un rituel anticlérical – pied de nez ou flatulence –, à la veille de Noël, cette formule semblait nous préserver de devoir subir les comportements de personnages scabreux tout le reste de l’année

(Vaïs, 2008 : 166-167).

Il qualifie également « les pièces qui peuvent être regroupées et définies comme appartenant à ce théâtre » (Vaïs, 2004 : 44) comme des morceaux « abord[ant] de manière provocante et choquante la vie contemporaine, surtout dans un cadre urbain » (idem) et se caractérisant « par l’exploration d’une violence autant publique que privée, de la dislocation de la famille de classe moyenne, de la pauvreté, des “valeurs” de la société de consommation, etc. » (Idem.)

Ce sont plutôt les échos de ce type de théâtre, se répercutant dans Rouge gueule, qui permettent de construire les bases de notre réflexion. Le terreau le plus fertile, pour la comparaison que nous désirons faire, se loge avant tout dans l’idée de l’exploitation de la douleur personnelle dans ce qui se rapproche d’un théâtre de la violence – que l’on retrouve notamment chez Sarah Kane. À cet égard, poursuivant son analyse, Guay ajoute :

De ce côté-ci de l’Atlantique, le travail de Lepage est à ranger en cela aux côtés de King Dave d’Alexandre Goyette, peut-être. En plus déconstruit toutefois, car la pièce de Lepage n’en est pas une. C’est plutôt une série de sketches, de vignettes, des monologues pour la plupart, rassemblés davantage en raison des liens atmosphériques qui les unissent que par une intrigue commune à ces silhouettes entraperçues. [...] Des inconnus s’y vautrent dans la violence ou dans cette forme de violence dépassionnée qu’est le cynisme. Ils affichent ainsi le désespoir qui s’est insinué en eux. Mais ils manifestent de même l’infini désir qu’ils ont d’être entendus, reconnus, compris par leurs semblables – malheureusement devenus aussi insensibles qu’eux. Seule subsiste dès lors la possibilité de choquer, de faire mal, de hurler à l’autre son mal-être, histoire de socialiser un tant soit peu dans un monde individualisé à l’extrême

(Guay, 2010 : 60)[6].

Peut-être y a-t-il un cynisme de première lecture, un cynisme de première écoute chez Lepage, mais, comme le souligne Guay, le désir sous-tend les prises de parole des personnages, il alimente constamment leur voix et cela parfois même jusqu’au cri, jusqu’au hurlement rassembleur de la meute. Ainsi, cette constellation de personnages – dix au total – n’est viable que dans l’écho entre leur histoire et leur corps : ils se font peur, ils essaient d’aller le plus loin possible, ils vivent dans cet extrême, sur le seuil du tabou et du représentable :

(Véronique
assiseà l’écart
Francis l’écoute attentivement)

Véronique. – On veut toutes se faire violer.
[...]
[O]n est une société de vierges une société d’agace-pissettes le royaume des adolescents chuis une ostie de conne pis toi t’es un osti de con pis on aimerait tellement ça avoir mal parce qu’on est écoeurés d’être vierges peser dix mille tonnes dix mille tonnes pendant que les autres y sont tellement vides they can’t stay on the ground they try they try they try [...]
Évaporé

Juste

le viol

(Lepage, 2009 : 66-67).

Or, comme le montre cet extrait du tableau « About rape », l’insensibilité signalée par Guay est constamment remise en mouvement par le discours des personnages. L’insensibilité première fait volte-face subitement dans les paroles de Véronique pour faire place à une grande fragilité, à un désir de dire en quoi l’apparent engourdissement du personnage cache de la douleur. L’insensibilité est mise en danger parce qu’elle est déplacée du côté du simulacre et de son aveu. La rupture de ton et la frontalité de l’adresse du personnage de Véronique participent de surcroît d’un mécanisme qui est à l’oeuvre dans plusieurs tableaux et qui a pour effet de provoquer, chez le lecteur-spectateur, des retournements de sens qui brisent un possible pathos au profit d’une cruauté éclairante. Bien que Guay parle du cynisme en le qualifiant de « forme de violence dépassionnée » (Guay, 2010 : 60), il est nécessaire de préciser que l’acte de langage même des dix personnages de la pièce, monologique ou non, nous paraît toujours sous-tendu par une passion, un désir ou un sentiment, que ce soit de la tristesse, de la peur ou de l’envie, pour ne nommer que ceux-là.

Il n’est pas seulement question de cynisme, la pièce de Lepage ouvre le discours et l’apporte à la scène, aux yeux des lecteurs-spectateurs. Le cynisme, lui, enferme le discours, le guide jusqu’à l’asphyxie de la pensée, dans un pessimisme désabusé. Catherine Mavrikakis dira à propos du Bardamu de Céline, qui est pour elle emblématique du cynisme :

Tout le travail de Bardamu sera donc, non pas de s’ouvrir à sa conscience et à sa réflexion, mais de tenter de survivre sans trop penser. Il lui faut donc arrêter de tenir un discours qui place le sujet dans un paradoxe qui montre la défaite de la pensée et sa douleur. Il s’agit de continuer à vivre, à perpétuer quelque chose comme soi, à pousser la vie vers sa permanence et sa reproduction. L’insistance d’exister. C’est cela, très précisément cela, que Bardamu appellera non sans ironie la pensée

(Mavrikakis, 2005 : 14).

Cependant, il y a toute une ouverture à la conscience et à la réflexion dans Rouge gueule. Ce que disent les personnages du dramaturge provoque, certes, mais est mû moins par un cynisme que par une réaction physique à la violence du monde. Tout fonctionne comme si les personnages sont réactifs et non victimes des contextes et des événements, et que dans l’espace du théâtre, le langage est tout ce qui leur reste; le langage est ce qui se répète jusqu’à dire ce qui est inacceptable et inavouable dans le vivre-ensemble.

Plus qu’un instrument de communication et que le contenu de l’expression des personnages, le langage permet, ici, de faire l’expérience de la désubjectivation. La violence faite au langage normé, courant et acceptable négocie à la fois le rapport de la langue au réel et le rapport qu’entretient la pièce avec le réel. La négociation dans le langage est ainsi cet instant de la rencontre éphémère entre le langage et les corps – corps du lecteur-spectateur et du personnage – dans l’espace dramatique, opérant à l’instar de cette oralité que pense Chénetier-Alev. À cet instant de concordance précis, le langage devient expérience partagée. Le sujet se voit alors « sans identité, toujours décentré » (Deleuze et Guattari, 1972 : 27), il s’ouvre à la multiplicité de ses individuations possibles. Ainsi, la force de frappe du langage de Lepage est à son paroxysme : l’altérité remplace l’aliénation, le je est le lecteur-spectateur et le personnage, la violence du langage frappe l’un et l’autre, sans distinction.

Il faut ainsi comprendre le langage dramatique de Lepage d’abord et avant tout comme une invention. Dans Rouge gueule, il ne calque ni n’imite le réel. De façon synchrone et certainement intéressante, le dramaturge Simon Boudreault écrivait, en 2010, dans l’avant-propos de sa pièce Sauce brune, qu’il a « voulu créer une langue québécoise surréaliste où les sacres prennent toute la place. / Une langue imparfaite où l’absence de loi traduit l’urgence de dire. / Où sacrer est tout ce qui reste » (Boudreault, 2010 : 8). De la même façon, la langue « surréaliste » de Lepage permet la création de nouveaux rapports entre la fiction et le réel. Les blasphèmes répétés, le cri et la présence de l’anglais ne relèvent donc pas de l’aliénation d’une langue ou d’une pauvreté : le rapport au réel n’est possible que dans la torsion violente du langage.

Au coeur de cet espace de fiction, le langage de Lepage est également désubjectivé, au sens où l’entend Gilles Deleuze. Le penseur écrit, de pair avec Félix Guattari :

[La désubjectivation, c’est n]on pas en arriver au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus aucune importance de dire ou de ne pas dire je. Nous ne sommes plus nous-mêmes. [...] Nous avons été aidés, aspirés, multipliés

(Deleuze et Guattari, 1976 : 7).

Il y a donc du sujet dans ce langage, des individualités, des personnages dont la voix porte un langage. Dans l’espace dramatique parlent une dizaine de je, mouvants et interchangeables, dont les histoires sont attribuables à l’un et à l’autre, des je remplis d’altérité et d’indécidabilité, et ce, malgré la tangibilité de leurs histoires. C’est cette subjectivité particulière et sans cesse en mouvement qui arrive dans le théâtre du dramaturge.

Si nous avons donné de l’importance précédemment à l’oralité, c’est qu’elle est révélatrice d’un certain rapport au corps dans le langage de Lepage. Les corps, ces corps-sujets, résistent au langage tel que nous le définissions : ils n’y échappent pas puisque les mots passent par la voix, par la bouche, mais ils ne constituent cependant qu’un espace de rencontre éphémère où se négocie le rapport entre la fiction et la réalité, par le biais du langage. Le théâtre est donc le lieu nécessaire d’une telle langue puisqu’il permet l’impact entre la violence dans le langage de Rouge gueule et le lecteur-spectateur. Plus encore, il est cet espace de possibilité de l’expérience, comme nous l’avons souligné précédemment. Le je des discours des personnages est attribuable à de multiples altérités, et recouvre à la fois les sujets de la fiction et les lecteurs-spectateurs à qui s’adresse le langage. La responsabilité est ainsi partagée puisqu’elle est à la fois portée par chacun et les percute tous. Le théâtre se voit alors être le lieu d’une décharge.

Nous voulons également penser le langage comme un médium portant le cynisme et la violence. Le terme « porter » nous paraît particulièrement juste dans la mesure où il sous-entend un certain mouvement, et c’est par celui-ci que nous voulons penser la négociation entre le réel et la fiction du langage de Lepage. L’implication politique de celui-ci est également importante pour la réflexion : définissant une manière d’être et un mode d’organisation d’un microcosme dramatique, le langage qualifie également un rapport de la pièce à la violence médiatisée du monde qui nous semble singulier et sur lequel nous reviendrons.

Par là même, dire ce qui ne se dit pas et adresser cette parole modifie les balises de la communication reliant les membres de ce monde obscène. Le langage est obscène en ce sens qu’il rend compte de l’indicible et du tabou, puis parce qu’il frappe hors du quatrième mur. Dès lors que le langage défait les limites de la scène, il ne reste souvent aux personnages que le cri et l’animalité. Les personnages hurlent ce qui échappe au langage, pour la création de nouveaux repères, pour la mise en commun des temps – mythique et contemporain – dans le monde du théâtre. Cela ne va pas sans rappeler ce que met en scène Daniel Danis dans Le langue-à-langue des chiens de roche, dans le jappement de ses personnages, dans cette fuite des limites de la société et du langage :

Djoukie. – Va-t’en, je peux te mordre la langue. Je suis la fille d’un chien.

(Djoukie jappe, Niki se met aussi à japper, à hurler. Ils se répondent en jappant.)

Niki.– Tu entends, maintenant les chiens nous répondent.
Moi aussi je suis un enfant-de-chienne

(Danis, 2007 : 62).

Chez Danis, les personnages de Djoukie et de Niki s’échappent en prenant possession d’un autre langage, mais plus encore en se recréant des origines, une généalogie devant leur douleur partagée.

Toutefois, chez Lepage, quand la voix manque, c’est qu’il est trop tard. Le personnage de Mélanie, dans le tableau[7] « Not again!? » qui clôt le texte, rejoue le propos du premier tableau – un monologue furieux adressé à un homme à la suite d’une rupture imaginaire –, mais cette fois-ci, jusqu’à l’extinction de la voix. Une fois sans paroles, le personnage ne quitte pas la scène : c’est plutôt sa mort qui prend toute la place, dans le silence et le « calme » (Lepage, 2009 : 107), dans l’incapacité de la voix à advenir encore.

Mélanie. – [...]Tu te souviendras même pus de ton nom

(Elle se racle la gorge)

Quand je vais en avoir fini avec toi

tu vas avoir les couilles sèches

pis la graine érodée

Pis

je

(Elle s’étouffe de plus en plus)

Ben fais quelque chose

maudit cave

Tu vois ben que chus en train de m’étouffer

Regarde-moi pas comme ça

Va me chercher de l’eau

quelque chose

(Elle n’arrive plus à parler)

Je

J

Qu

Qu’est-ce tu fous

maudite graine

maudit tabarnak

je

je

come on

(Ça devient grave)

[...]

(Elle s’écroule)

[...]

(Elle ne respire plus)

[...]

(Elle expire finalement

Elle soubresaute

Expire encore

Se dépose

Se calme

Spasmes

Gigote

Expire

Calme

Long calme

Spasmes

Expire

Calme

Calme

Calme

C’est fini)

(ibid. : 104-107).

Sans ponctuation, le langage s’éteint entre les jurons et la mort – (re)jouée? – qui vient asphyxier toute la vie. La violence du langage se fait prendre au jeu; ça dérape, ça va trop loin et le réel reprend le dessus. Le sujet disparaît dans la dissolution de son propre je pourtant jusque-là omniprésent – bien que désubjectivé – dans le discours.

Le fantasme de mort de la personne imaginaire à qui s’adresse Mélanie s’inverse : les coups portés par sa langue la tuent, le canon de son fusil se retourne contre elle et s’enfonce dans le fond de sa gorge, et ce, jusqu’à ce que ce « calme » soit entendu par le lecteur-spectateur comme les trois balles d’un revolver, dans l’espace de sa détresse. On retrouve également cet effet de martèlement de la répétition dans le premier tableau – « Clint Eastwood » – où les jurons arrivent comme des balles, présages de ce « fusil imaginaire » (ibid. : 11) pointé « vers la foule » (idem) :

(Elle pointe son fusil imaginaire vers la foule

et commence à tirer)

[...]

(Elle souffle le canon

Elle mine de rengainer

comme Clint Eastwood)

(idem).

Tout recommence et la boucle se referme à même la structure de Rouge gueule, offrant pourtant la liberté au metteur en scène d’agencer comme il le voudra les différents tableaux, sans indications rigides de l’auteur.

Cette scène liminaire nous semble emblématique de la pièce de Lepage en ce qu’elle a d’imitation et de jeu : on joue à la victime, à la vengeance, à l’amour, à la mort. Les voix imitent celles des autres, de la culture populaire et des petits voyous, de la télévision et de la publicité de masse. Les voix se répondent sans s’adresser la parole, elles se répètent aussi parfois. Les personnages jouent à avoir mal, à avoir peur, ils déclament de faux poèmes, des bouts d’un tragique qui sonne faux dans leur bouche pour en imiter la grandeur. Pourtant ils « parle[nt] des vraies affaires » (ibid. : 15), se disent « loin de la conversation de salon / C’est du thick / On rit pus » (idem). Il y a de l’humiliation et du rire, il y a des cris et des hurlements, le corps des personnages est malmené, battu, masturbé. « [É]tat de guerre » (Pavlovic, 2009 : 5) il y a, malgré la dissimulation et le simulacre.

Porter sur soi : un corps

Publié dans la revue Jeu en 2010, l’article « Consensuelle provocation : Rouge gueule » d’Hélène Jacques porte un dur regard sur l’oeuvre :

La véritable provocation ne résiderait-elle pas ailleurs, dans une représentation en rupture avec le monde sous-tendu par la violence, qui ne fonctionnerait pas selon le même mode? Ne peut-on pas provoquer, faire réfléchir autrement qu’en gueulant, c’est-à-dire en rompant avec la logique de l’attaque du spectateur? La subversion ultime, aujourd’hui, ne correspondrait-elle pas à choisir le contre-pied de la violence et du cynisme ambiants?

(Jacques, 2010 : 89.)

Cet extrait qui écorche au passage la pièce de Lepage pose cependant une question au coeur de notre réflexion, à savoir s’il s’agit de représentation ou de présentation du réel. La problématique du rapport au réel – entre la pièce et son contexte de représentation – semble ici habiter la critique, tout autant que les effets que crée ce rapport sur le lecteur-spectateur. Comme nous l’avons souligné rapidement, le cynisme dans la pièce de Lepage obéit plutôt à la logique du reste : il percute les personnages depuis le langage, l’espace d’une parole, sur scène, il habite leur voix avant de se répercuter vers l’extérieur de la scène. La représentation théâtrale n’est donc pas en rupture totale avec le « cynisme ambiant » dont parle Jacques, mais il le détourne, le retourne vers l’extérieur de la scène. Il est donc question d’un trop-plein de violence accueilli sur le corps des personnages, de l’attaque du réel sur eux, attaque pour laquelle ne reste, en réponse, que le langage. Les personnages ne sont pas des victimes, ils sont des réceptacles. Nous voulons ainsi penser le réel, dans la présente étude, comme ces images, pour le lecteur-spectateur et dans la fiction, du monde dans lequel il vit et dans lequel il s’identifie.

En ce sens, la scène se fait l’exutoire, certes, d’une certaine violence retenue, mais elle est aussi le lieu où les personnages la portent sur eux. La violence du langage se voit ainsi prendre sur elle une part du cynisme : elle en négocie son rapport au réel par cet effet de reste au sein du langage. Le tableau intitulé « My name carved in a star » expose avec finesse ce mouvement de prise en charge :

Jean. – J’ai aucun intérêt

à ce que d’autres viennent après moi

Je vois pas pourquoi

y faudrait que je ménage un avenir

à ceux qui vont me suivre

pour qu’ils le ménagent à leur tour

pour les suivants

et encore et encore

jusqu’à ce que les dernières miettes tombent

entre les doigts des dernières mains

pis qu’on se regarde avec un sourire épais

en se disant qu’au moins

c’est pas la faute à personne?

Je veux ben

moi

que ce soit de ma faute

Y a pus moyen de faire rien de grave

On est tellement petit

qu’on peut même pus être coupable de rien

Je veux ben

moi

être coupable de tout

Je prends sur moi la responsabilité totale

Chus là

Chus coupable de tout

Le seul homme au monde

qui ait encore du sens

parce que j’enlève

tout le sens

(Lepage, 2009 : 99-100).

Le personnage de Jean dit être prêt à prendre sur lui, sur son dos, la « responsabilité totale », la culpabilité de tous, alors que la première partie de son monologue est chargée de cynisme, d’un désintérêt pour la continuation de la vie et de la pensée. Cependant, une fois dans ce langage, le cynisme est renégocié dans un désir de faire du sens. Ici, la littérature de Lepage n’offre pas de porte de sortie, mais elle montre la laideur du monde, dans lequel le personnage de Jean inclut le lecteur-spectateur – par l’utilisation répétée du pronom « on ». Elle ne redonne pas de sens, mais en pense son impossibilité. En cela, la pièce est en rupture avec un désir de voir advenir, par l’art, une réparation. S’il ne reste chez les personnages que le langage, que cette bouée de sauvetage, il n’en demeure pas moins que la réponse est imparfaite, et que l’esquisse comporte des ratées. Réfléchissant sur la culture et la littérature, Mavrikakis dira justement, à ce titre :

La culture est, de par sa nature même, déception puisqu’elle doit mettre en échec les représentations préfabriquées du monde. Un art qui redonnerait un sens plein à la vie et à la société courrait le risque de flirter avec le totalitarisme. La culture et l’art ne peuvent être pensés sans leurs ratages, sans un certain esprit de sacrifice face au social avec lequel (et il n’y a là rien de romantique) les intellectuels ne peuvent pas toujours pactiser

(Mavrikakis, 2012 : 8).

Nous voulons donc penser qu’il n’y a pas de rupture totale avec le réel dans Rouge gueule, mais qu’au contraire, l’art de Lepage repose dans un certain acte de monstration, sans didactisme.

Le dramaturge et metteur en scène français Joël Pommerat, dans son essai Théâtres en présence, dit avoir « envie d’aller au théâtre pour voir un instant où ça cesse, où ça cesse enfin de jouer, de composer » (Pommerat, 2007 : 13). Le doute, ce brouillage entre les limites, est mis en scène à même les mots de Rouge gueule. Pommerat ajoute :

Nous sommes dans une société qui quête profondément (à tort ou à raison) l’origine des choses. [...] Cette métaphore qu’on emploie souvent pour dire que la vie est un théâtre n’est pas si fausse et ce monde d’aujourd’hui, ce monde de communication a développé ce processus de brouillage par la représentation. On ne cesse pas de se mettre en scène, de mettre en scène sa parole, son rapport aux autres. L’inverse d’une spontanéité

(ibid. : 14).

Pommerat s’affaire néanmoins à désarticuler un certain miroir à la visée didactique : pour lui, la violence est donnée moins pour la reconnaissance et la démonstration que pour la monstration. Il semble juste de rapprocher ses propos avec l’objet de notre étude. En effet, d’une part, sans n’être qu’une caisse de résonance, le théâtre est l’espace où se répercute et est portée une certaine part de réel, de la société dans laquelle s’inscrit la pièce. D’une autre part, la véritable rupture réside en l’oralité de ce texte dramatique.

Par l’oralité de l’écriture, rappelons que nous entendons, suivant les recherches de Chénetier-Alev (elle-même dans le sillage de Paul Zumthor), une écriture renvoyant à « la présence d’un certain nombre de procédés qui tendent à transposer, dans le texte, ou bien les caractéristiques des langages parlés (langue populaire ou codes de la conversation), ou bien celles des “littératures orales”, mais toujours au prix d’une inévitable dénaturation » (Chénetier-Alev, 2010 : 44). Il y a donc « deux oralités » (Zumthor, 1983 : 33) qui se réalisent dans la voix, pour emprunter l’expression de Zumthor : une expression individuelle et une expression reliée à une tradition, à la connaissance médiatisée de celle-ci. Sans détailler ici ces procédés propres à l’oralité dans l’oeuvre à l’étude, notons seulement que chez Lepage, le langage de tous les jours, familier et parfois ordurier s’écrit avec précision. Sa langue jouit d’une connaissance du joual depuis Michel Tremblay : elle connaît son histoire et en négocie un nouveau rapport au sein de la fiction. Ce phénomène est également manifeste chez de jeunes dramaturges qui sont contemporains de Lepage[8] dans la mesure où ces auteurs maîtrisent et connaissent les codes et les usages du joual et les investissent, de façon personnelle et forte, dans leurs créations théâtrales.

Le monde de Lepage traduit un langage parlé plein, quoique fragile, et surconscient de la bassesse apparente de ce langage, bien que non aveugle à sa force de frappe. Ajoutons que la double oralité dont il était question précédemment se retrouve aussi dans la voix des personnages de Lepage et les situe à la fois sur une scène d’énonciation personnelle (près de la douleur personnelle exposée du in-yer-face) et sur une scène sociohistorique (la conscience de la guerre, des horreurs, de la violence médiatisée). Chénetier-Alev décrit également, dans ses recherches, l’oralité en littérature comme

liée à l’émergence d’une étrangeté radicale, celle qui, loin de maintenir la cohésion du groupe de manifester son appartenance à la communauté, s’en sépare, en soumettant ses normes linguistiques à un traitement arbitraire pour leur faire exprimer ce qu’elle-même cherche à trouver

(Chénetier-Alev, 2010 : 57).

Elle ajoute :

[L’oralité] ne s’adresse plus à une collectivité pour que celle-ci, l’écoutant, s’y retrouve, s’y abrite, s’y conforte, et que chacun à cette audition se reconnaisse membre de l’ensemble. Elle parle à chacun en particulier (même lors d’une lecture publique), et toujours pour remettre en question les représentations traditionnelles

(idem).

L’oralité se trouve à être ainsi, selon la pensée de Pierre Ouellet, un « espace propre à la co-existence, qu’il faut à tout instant “re-fictionner” ou imaginer autrement dans des paroles et des images où se noue, se dénoue et renoue le lien social » (Ouellet, 2003 : 19). Cet espace créé par la voix du texte dramatique est le lieu de la véritable rupture d’avec le réel. L’oralité est construite chez Lepage comme ce qui met à distance le réel puisqu’elle aménage le lieu de l’Autre, le lieu où le réel est mis en jeu par un effet d’étrangeté. L’exacerbation des jurons, les différents procédés de répétition et d’écho et la construction de tableaux aux adresses incertaines ou trompeuses balisent l’espace dramatique et ne cherchent pas à être le miroir du public à qui s’adresse la pièce.

Plus largement, et sans oublier les répercussions du in-yer-face dans son écriture, la pièce Rouge gueule s’inscrit, ce faisant, dans une pensée plus large du théâtre et de sa posture contemporaine.

L’oralité est au coeur de[s] écritures [qui] réagissent à la violence exercée à l’encontre du corps et de la pensée par le langage normé en développant toutes les ressources verbales propres à diffracter le sens, et à l’ancrer de nouveau dans l’expérience sensible

(ibid. : 15).

Chez Lepage, cette réaction au langage normé se fait moins sentir, bien qu’il le torde et en occupe la marge. Cependant, la diffraction du sens, dans la syncope et une certaine poétique du banal et du familier, ancre véritablement sa pièce dans une expérience théâtrale renouvelée ou, du moins, différente par rapport aux pratiques théâtrales du Québec contemporain.

On ne peut parler du rapport au réel sans aborder de surcroît la question de la connaissance du monde dont font preuve les personnages de Rouge gueule. Le motif de la guerre prend, en ce sens, une ampleur assez importante pour que l’on s’y attarde plus longuement. Dans le tableau « Bad habit », le personnage de Bamoko raconte, dans un français assez sobre et avec une apparente gravité, l’histoire de sa famille ayant vécu les horreurs de la guerre. Avec résilience et empathie, il en décrit la violence jusqu’à traiter de ses tentatives de suicide répétées et en brandissant une bouteille d’« antidépresseurs » (Lepage, 2009 : 65) ou d’« anxiolytiques » (idem). Or, à la fin de la scène, le ton et le vocabulaire changent du tout au tout et la situation prend une autre direction :

(Soudainement
il rit)

Bamoko. – Ben non
C’t’une joke
Chus né icitte
C’est des Tic-tacs

(idem).

Le lecteur-spectateur a été floué, et l’Histoire tourne au mensonge. On rit jaune. La violence – ici celle de la guerre – est prise dans le langage du personnage, sur son dos. Bamoko semble incapable de ne pas jouer avec l’Histoire, de ne pas la mettre comme une veste sur son récit de vie, même le temps d’un mensonge. Si l’on se fie au titre, il en va d’une mauvaise habitude, d’une scène répétée, rejouée. De la même façon que pour le cynisme, le langage prend ici sur lui, le temps d’une scène, l’écho de la violence et la renvoie durement au visage des lecteurs-spectateurs. La répétition de la violence, sa banalisation, ne rend cependant pas le propos banal. On ne rit pas de la guerre; elle prend toute la place. La violence n’est pas domestiquée, elle n’est pas contrôlée, et ce, même si la langue propose un simulacre de son contrôle dans sa précision.

Porter en soi : un secret

Tel qu’évoqué au début de notre étude, la voix et son rapport au corps tronqué, privé de ses membres par la forme du texte même, puis aux corps coupés d’histoire – les personnages sont pris sur le vif de leur existence – offrent un terrain intéressant où relier le mensonge et le langage. En considérant le langage de la scène non pas comme une mimèsis, mais dans sa maîtrise et son invention pour la scène, nous voulons penser de surcroît le langage dans la pièce de Lepage comme un langage du mensonge, un langage tronqué comme la voix qui le porte, un langage violemment coupé, hachuré, et ce, même dans la forme de la pièce. Dans Rouge gueule, la coupe est toujours accompagnée d’un retour : si l’on interrompt ici, c’est pour mieux y revenir là. Ça s’arrête brusquement, dans le théâtre de Lepage, comme un coït interrompu, comme ce Michel du tableau « Fists of fury » qui ne réussira pas à faire taire son désir pour la sodomie et qui le paiera au prix de l’interruption de son langage, sans avertissement (ibid. : 24-29). La figure de l’écho prend, de nouveau, de l’importance : que l’on pense à la structure en boucle du livre dont il était question précédemment ou aux motifs qui refont surface d’un tableau à un autre.

Ce jeu sur la répétition n’est toutefois pas cantonné aux domaines du vocabulaire et de la forme : le retour, ce « [d]éjà-vu » (ibid. : 56), se pose en tant que marqueur de l’aveu, aveu de la pièce sur elle-même comme de la banalité et de la répétition des histoires. L’aveu est ici ce qui gravite autour de la création négociant un nouveau rapport au réel dans la pièce : ce sont les pointes métatextuelles du théâtre dans le théâtre qui, sur la scène, dévoilent son incapacité à être totalement en rupture ou en position de pouvoir devant le réel. À cet égard, il faut revoir les titres des tableaux « Not again!? » (ibid. : 101) et « Bad habit » (ibid. : 64) ou encore la didascalie « Déjà-vu » (ibid. : 56) en ouverture du tableau « National sport », didascalie qui précède une scène répétée et (re)connue du lecteur-spectateur. Or, ces marqueurs se font évidemment muets au moment où est représentée la pièce : ils sont, de la même façon que l’était le calme de l’étranglement final du personnage de la dernière scène, l’extinction du reste, le pas de trop vers le silence. La violence est ainsi marquée, silencieusement, comme répétée, comme reconnue ou rejouée. Elle est le mensonge derrière l’apparence de vérité, elle est ce qui est porté en soi comme un secret. La théâtralité joue des marqueurs extratextuels à l’extérieur de la scène – ob-scène – qui ne sont ni des indications scéniques, ni de simples précisions ou didascalies. Le statut de ces éléments, et surtout l’objet de leur adresse, est ambigu. Au demeurant, il nous semble que le lien entre ces éléments du texte et la dissimulation est un révélateur de l’importance du jeu entre le (non-)vu et le (non-)dit dans la pièce de Lepage.

Cela n’est pas sans rappeler l’écriture didascalique poétique de Kane. L’auteure britannique, ayant recours à la notion d’image scénique, a développé « une dramaturgie où les voix didascaliques prennent en charge l’essentiel de l’adresse » (Chénetier-Alev, 2010 : 169). De la même façon, par ses didascalies aux fonctions et à l’adresse ambiguës, Rouge gueule instaure un décalage entre le lecteur et les personnages, entre le niveau du lecteur et celui des répliques. Comme le souligne Chénetier-Alev, à propos des didascalies de Kane, « ce décalage, loin de produire une distanciation vis-à-vis des personnages, cherche [...] à impliquer davantage le lecteur dans la représentation, à en faire un témoin direct » (idem). Cependant, chez Lepage, les didascalies n’apparaissent pas dans l’énonciation ni de manière aussi insistante que chez Kane. Rappelons qu’en ouverture des pièces Blasted (Anéantis), Phaedrea’s Love (L’amour de Phèdre) et Cleansed (Purifiés), la dramaturge précise explicitement que les « didascalies entre parenthèses fonctionnent comme des répliques[9] » (Kane, 2001), ajoutant ainsi aux fonctions plus traditionnelles des didascalies en italiques ce décalage dont parlait Chénetier-Alev dans la mesure où les personnages doivent faire corps dans une grande proximité avec cette forme didascalique.

De plus, ce qui ne se dit pas, ce qui n’est pas porté à la scène, dans le cas des titres des dix-sept tableaux de Rouge gueule, semble demeurer étranger au langage des personnages. Certes, l’utilisation de l’anglais n’est pas nouvelle dans la dramaturgie québécoise et teinte le langage de plusieurs auteurs contemporains. Toutefois, le rapport qu’entretient le langage de Lepage à l’anglais est nouvellement négocié dans la pièce. Non plus du côté de l’aliénation, l’anglais s’inscrit plutôt comme la présence de l’altérité dans le langage. La présence violente d’une deuxième langue qui martèle le discours impose ainsi également un nouveau rapport au réel qui serait du côté de l’ouverture.

De plus, ce qui frappe dans la pièce de Lepage, c’est le rapport au jeu et à la dissimulation que noue la présence de l’anglais dans le texte. L’utilisation de l’anglais pour nommer les scènes donne, en effet, l’impression que ce qu’on ne voit pas et qui n’est donc pas porté par les personnages fait écho au langage – parce que non exempt d’expressions et de passages anglophones, nous y reviendrons –, mais en demeurant toujours Autre. Il y a une certaine violence dans cette distance entre la langue maternelle mise en bouche et portée à la scène et une autre que l’on garderait, en silence, mais qui aurait toutefois la valeur de nomination et de direction des paroles des personnages. La distance créée entre les langues, dans cette brèche entre l’anglais et le français du texte de Lepage, rappelle la présence d’autres discours à même la voix des personnages et renforce cette idée de jeu sur le visible et la présence au sein de la pièce.

Il semble que cette coprésence linguistique au sein de la langue de Rouge gueule contribue à répondre à un certain cynisme dans la mesure où elle nourrit la voix d’une altérité qui met en mouvement le langage. Ainsi, la double présence des langues dans l’oralité de Lepage, et plus particulièrement la tension entre ce qui est dit et ce qui ne l’est pas, est un lieu de f(r)iction où le lecteur-spectateur se positionne activement, encore une fois, en témoin direct. À la suite de l’étude de Jeanne Bovet sur le plurilinguisme dans le théâtre québécois, selon laquelle « les représentations dramaturgiques du plurilinguisme ouvrent [la] scène québécoise à de nouvelles fictions identitaires » (Bovet, 2007 : 58) qu’elles opèrent sur le mode du conflit ou sur le mode du contact, nous proposons que la présence de l’anglais tout au long de la pièce du dramaturge montréalais n’est pas neutre. Une recension complète des occurrences de l’anglais dans le discours des personnages rend compte de l’utilisation quasi exclusive de cette langue à des fins d’insultes, l’expression « fuck » et ses déclinaisons (« fucker », « fuck you », « fuck off », « fuck man », « middle finger response ») constituant presque la totalité du vocabulaire appartenant à l’anglais. Elle est donc une langue d’attaque, une part violente du langage, sorte de modalité de la répétition dans le texte de théâtre. On se rappellera l’extrait « Caught up » au coeur duquel le personnage d’André hausse de plus en plus le ton pour dire, au milieu de la scène :

Qu’est-ce que tu fais?

Non

Non

Écoute-moi

Ignore-moi pas

Allô?

Allô

allô

allô

Je te parle

Tu parles-tu français?

Speak English?

Voyons donc

T’es même pas majeure

(Lepage, 2009 : 92).

Le lecteur-spectateur le saura plus tard : André se masturbe en regardant une revue pornographique et nous avons droit à une incursion dans son univers, sorte de porte ouverte sur son fantasme, l’oeil collé au trou de la serrure. Le recours à l’anglais devant le silence frappe ici : comme si, devant la violence du langage d’André, devant son goût de provoquer, il fallait une réponse dans un langage ou un autre, ou du moins la nécessité d’une certaine compréhension. Le langage ordurier renvoie au sexe et au fantasme, et la diglossie devient une zone de contact : du contact entre les langues – du contact textuel –, mais aussi du contact d’une peau avec une autre – du contact sexuel.

Un cas d’exception, le tableau « About rape », utilise de façon plus condensée l’anglais jusqu’à faire un discours à la lisière entre les deux langues, créant un langage d’attaque qui se construit, par la voix du personnage de Véronique, jusqu’à la perte de sens. Elle dira, à la fin de la première partie de son monologue :

Tu comprends ce que je te dis? T’es bon parce que moi je sais même pas de quoi je parle pourquoi tu me dis pas ta yeule ta yeule Véro shut the fuck up girl tu te prends pour qui tu te rends même pas compte que t’es juste bored tu parles tu parles tu parles tu connais rien you don’t know shit tu dis des affaires horribles pis ça t’écoeure même pas parce que tu t’en rends même pas compte t’es juste une petite conne bored qui fait sa fraîche pourquoi tu me dis pas t’es juste une petite conne bored qui fait sa fraîche?

(Ibid. : 67-68.)

Notons également qu’exceptionnellement, la jeune femme est écoutée par un autre personnage – « Véronique / assise à l’écart / Francis l’écoute attentivement » (ibid. : 66) –, bien que le sujet de son adresse ne soit pas tout à fait clair tout au long de son monologue. Si l’adresse n’est pas définie, l’auditeur sera toutefois l’objet de l’attaque finale de la scène, dans laquelle il sera silencieux jusqu’à la fin, cible de la violence de ce langage. Malgré le martèlement et le rythme guerrier des paroles de Véronique, on retrouve une grande fragilité à même le passage, pourtant érigé en véritable canon d’un langage prêt à tout détruire.

Alors que les personnages jouent à se faire peur, qu’ils disent leur désabusement dans un langage qui remet en question et en mouvement ce dernier, la violence de leurs attaques verbales est souvent teintée de fragilité. En cela peut-être les personnages sont constamment « plus ou moins en état de guerre » (Pavlovic, 2009 : 5) : prêts à la défense ou à l’attaque, sur leurs gardes, déstabilisés. Un tremblement dans le langage fait souvent surface dans le texte de Lepage, venant de ce coup ébranler la force apparente du langage des personnages. La violence est reçue, emmagasinée pour un temps puis rejetée dans les mots, des coups sont portés. Mais la fragilité reste ce qui surgit comme un lapsus en une parole qui passe trop vite dans la bouche et en échappant à la conscience pleine. Dans le monologue de Véronique, « About rape », on peut lire :

Qu’est-ce que ça fout qu’est-ce ça peut ben te faire jamais je vais me faire violer t’es malade j’ai ben trop peur d’avoir mal chus ben trop fière de m’ennuyer je veux rester une petite conne qui fait sa fraîche je le sais chus une petite conne qui fait sa fraîche je le sais chus une petite conne une petite agace une vierge agace une reine vierge agace qui fait sa fraîche. Pis ça? Si tu veux me fermer la yeule t’as juste à m’embrasser go kiss me now ferme-moi la yeule shut me up

(Lepage, 2009 : 68).

Dans cette scène, la fragilité mine l’hypothèse du cynisme en invalidant une présence au monde complètement désabusée de la part des personnages. Que ce soit en déjouant les attentes du lecteur-spectateur – on ouvre une bouteille de Coke plutôt qu’une cannette de bière dans un party – ou par une rupture de ton dans un monologue, l’instabilité dont il est question ici participe de la mise à distance du réel en déviant l’horizon d’attente. Le langage, par ses ruptures, contribue ainsi à négocier ce rapport.

Porter un coup : la scène

Quand la violence est portée par le langage, que ce dernier s’en fait le réservoir l’espace de la représentation, il reste néanmoins une bouche, des yeux grands ouverts sur la violence médiatisée qui fait écho dans les discours des dix personnages. Les restes du réel habitent le langage et sont projetés vers le lecteur-spectateur; on l’entend, il gueule, il crie, il rit jaune. Nous l’avons montré, par la bouche des personnages passe une grande part de la violence engagée par les discours de Rouge gueule. La violence du langage de la pièce tend aussi à faire voir les coups portés, à les montrer, littéralement, dans le théâtre. Des arrêts sur images, sortes de ruptures dans le temps dramatique, viennent fixer toute la violence de ces tableaux, fortement. Dans la scène « National sport », certainement la plus explicite en termes d’agression physique, les didascalies indiquent, en ouverture :

André arrive

Il tient un bâton de golf

Il s’approche de Dave

brandit son bâton

puis stop

Tout fige

André se retourne vers le public

(ibid. : 56).

Toute la scène se déroulera l’espace de ce temps suspendu (ou métadramatique), donnant à voir et à entendre l’explication ou la prémisse de l’action que posera, finalement le personnage : « André fonce d’un coup sur Dave / et lui défonce le crâne / à grands coups de bâton de golf » (ibid. : 63). Cette brutale manifestation de la colère et de la vengeance surprennent : la rupture se fait dans le ton, mais également dans la tangibilité de l’action. Alors que Lepage nous donnait accès à des tranches de pensée et de fantasme, voilà qu’il laisse tomber le rideau complètement et nous montre l’étendue de cette violence portée par les personnages. Il n’y a plus de dissimulation : le personnage d’André est mis à nu et son fantasme – mais en est-ce seulement un? – prend la scène. Le coup est porté, il est porté à la scène.

En gardant en tête également la mort de la jeune femme du tableau final de Rouge gueule, il faut se demander comment ces images-chocs qui dépassent la violence dans la voix négocient le rapport au réel de la pièce. Dans le dossier « Le théâtre et le mal », dirigé par Catherine Naugrette dans la revue Registres, Marie-Christine Lesage réfléchit sur l’image scénique et la violence depuis le théâtre de Kane. Elle se demande :

Comment la forme excessive, exhibée qui est celle du monstrueux en scène peut-elle être arrimée à du sens, c’est-à-dire à un espace de vérité en rapport avec le monde humain qui est ainsi exploré, fouillé, excavé? Vérité d’une part sombre ou maudite qui ne s’embarrasse pas d’injonctions morales, mais qui tente de révéler les lieux du désordre intérieur de l’homme

(Lesage, 2004-2005 : 41).

Une sorte d’anthropologie de la cruauté et de la méchanceté semble ici s’exposer à même les images scéniques. La critique lie cependant cette exposition de la violence à une certaine vérité, à une valeur d’exposition du vrai qui serait mis au jour sur la scène. En d’autres termes, la violence n’est pas symbolique et, pour reprendre les mots de Rouge gueule, « [l]e jugement / c’est trouver que les choses qu’on voit / sont exactement / les choses qu’on voit / [l]es pyramides / c’est des pyramides / [u]ne claque s’a yeule / c’t’une claque s’a yeule » (Lepage, 2009 : 17). Le personnage parle de jugement, mais on pourrait entendre les actions ou même le propos. Dans Rouge gueule, si la monstration d’une telle violence est dénuée de symbolique, c’est pour en exposer la perte de sens et ainsi produire du sens, sur la scène. « D’ailleurs, ces analyses font écho à une notion que Sarah Kane développe : l’image scénique. C’est peut-être là, la grande affaire de ce théâtre de la violence : le recours à l’image comme puissance de production du sens (et partant, à l’écriture didascalique, qui se fait poétique) » (Hervé, 2006).

En ce sens également, le théâtre de Lepage et celui de Kane peuvent être rapprochés. Il nous semble que le mécanisme de la reprise et de la répétition éclaire cette présence de la violence dans les images scéniques créées hors temps et sur scène. On rejoue des éléments d’un réel (re) connu. La scène est déjà vue en cela qu’elle reproduit et répète une violence du monde dont les personnages sont le réceptacle le temps d’élever la voix dans le théâtre. Comme l’était le reste du cynisme et de la violence dans le langage des personnages, il y a un écho de la monstruosité du réel dans les actions finement inscrites comme rejouées par les didascalies poétiques.

Parlant de l’esthétique et du rapport entre la communauté et le théâtre en temps de crise, Naugrette dira que c’est « d’ailleurs non seulement l’esprit d’un individu, mais l’esprit d’une époque qui trouve à travers l’art un moyen de s’extérioriser » (Naugrette, 2010 : 15). Dans le tableau dont il était question plus haut, la douleur individuelle du personnage d’André habite le discours. Ce dernier ne trouve pas d’issue ou de réponse; c’est la pulsion (de mort) qui prend le dessus devant l’incapacité qu’a sa voix de régler ou de réparer sa douleur ou sa détresse.

En fait

c’est

des frustrations personnelles

C’est ça

C’est des frustrations personnelles

accumulées depuis des années

pis comme je suis pas assez intelligent

pour me rendre compte que c’est mon problème

je me venge

gratuitement

sur quelqu’un qui m’a rien fait

(Lepage, 2009 : 57).

En outre, comme nous l’avons annoncé au début de cette étude, deux oralités se réalisent dans la voix, suivant les travaux de Zumthor, et il nous semble ici que celles-ci se réalisent dans ce passage et répondent aux propos de Naugrette amenés précédemment. Il y a, d’abord, une expression individuelle, c’est-à-dire cette porte ouverte sur la conscience d’André et sa douleur. Puis, en cooccurrence, une expression reliée à une tradition, à la connaissance médiatisée de l’oralité, ici ce « National sport », cet élément partagé à même ce qui est obscène, cette extériorisation d’une violence plus grande que le théâtre dont il se fait le réceptacle. N’oublions pas que Lepage nous parle du « sport national » : entre le golf et la baise, c’est une violence sans pitié qui est montrée, exposée, sans détour, et il en va de l’expérience de cette violence dans une arène dramatique. Si Naugrette parle de « l’esprit d’une époque » (Naugrette, 2010 : 15), nous préférons nuancer le propos en empruntant les mots de Lepage : « Je dis seulement que le théâtre est un lieu de l’incertain. Il brasse les cartes. C’est un lieu de disjonction collective » (Lepage, cité dans Couture, 2011 : 81). Préférer la « disjonction collective » à « l’esprit d’une époque » nous semble juste dans la mesure où le premier syntagme rend compte de ce mouvement de rencontre entre le réel et le théâtre – voire le langage – que nous tentons de mieux comprendre. Et si le cynisme est remis en mouvement et renégocié, il en va de même pour la fonction du théâtre et une certaine posture critique qui en est revenue de la force du théâtre. L’auteur ajoute :

Il m’apparaît de plus en plus évident que le milieu du théâtre, tel qu’il se présente aujourd’hui, est un milieu autocentré qui s’adresse à une élite instruite et initiée. D’une manière un peu simpliste, on pourrait même penser que le théâtre a plus une fonction de reproduction du système que de contestation. Les enjeux qu’il met en scène sont souvent compris et déjà acceptés de son public – malaise de la modernité, violence dans le social, recherche d’espoir dans un monde sans Dieu, destruction du monde par le capitalisme, inégalités, racisme, sexisme, etc. Au contraire, même, il conforte en donnant à croire que quelque chose se passe

(idem).

« [C]roire que quelque chose se passe » : n’est-ce pas là toute l’essence de Rouge gueule?