Corps de l’article

Plusieurs productions des années 2000 – comme Deutschland 2 de Rimini Protokoll ou Kitchen (You’ve Never Had It So Good), Prater Saga 3: In This Neighbourhood et The Devil Is A Goldmine de Gob Squad – partiellement ou totalement désertées par la mémoire verbale ont incité Viktoria Tkaczyk, dans le numéro 201 de la revue Théâtre/Public, à appeler « une étude plus précise de la valeur accordée à la mémorisation mot à mot dans le théâtre contemporain et dans la performance » (Tkaczyk, 2011 : 119). Alors que de nombreuses recherches portent sur l’abandon de la suprématie du verbe sur la scène contemporaine, il est en effet étonnant que le rapport de l’acteur à la mémorisation verbale n’ait été qu’effleuré dans la foulée.

« Il y a une chose qui est incroyable en général chez l’acteur : sa mémoire est indestructible », lance Daniel Danis (cité dans Faucher, 2011) au cours d’une table ronde tenue à Montréal sur la question mémorielle. L’auteur et metteur en scène prend alors acte du défi que la mobilité énonciative représente pour les comédiens sans hésiter, par la suite, à préciser qu’il préfère collaborer avec des performeurs, ces derniers réussissant mieux à penser à partir d’un tissage d’images et d’actions à effectuer qu’à partir de mots : « Au moment où [l’acteur] a appris un texte avec une rythmie précise, lui faire changer cette rythmie-là est impossible » (idem). Dans le même ordre d’idées, l’auteur et metteur en scène Christian Lapointe encourage les interprètes avec qui il collabore à se laisser guider par leur texte au moment de l’énoncer :

Tout ce que je dis, je l’ai appris. Dire que tout ce que je dis je l’ai appris, je l’ai appris aussi. Et cette dernière phrase aussi. Apprise. Tout comme celle-ci ou la prochaine. Mais je me dois d’être, du mieux que j’en suis capable, dans l’ici et maintenant. C’est pour cela que le trou de mémoire est mon meilleur ami. Je ne dis pas ce que j’ai appris. C’est ce que j’ai appris qui me dit

(Lapointe, 2011 : 110).

C’est ainsi qu’à l’heure où même les théâtres dits « de texte » se réfléchissent et s’inventent en tant que formes expérientielles, on en vient à se demander s’ils rendent plus difficile la reconnaissance de la mémorisation mot à mot comme assise principale de l’énonciation. Et si une tendance de l’énonciation contemporaine reposait plutôt sur un rapport oblique, voire informe de l’acteur à son texte?

Pour mieux interroger cette mouvance du théâtre actuel, nous chercherons à cerner comment les théories et pratiques de l’énonciation[2] chez Daniel Danis et Christian Lapointe – deux créateurs québécois emblématiques du questionnement mémoriel qui, en plus de réfléchir au jeu de l’acteur, écrivent, mettent en scène et performent – appellent une relation informe du comédien à la partition[3] à apprendre. À l’instar de Muriel Plana, nous entendrons l’informe comme un état transitoire dont la structure demeure informulée et non pas comme une absence de forme « puisque tout a nécessairement une morphè, même minimale » (Plana, 2010 : 15). Une relation informe serait donc provisoirement indéterminée et privilégierait un dire ouvert à ce qui pourrait advenir plutôt qu’une énonciation invariable de représentation en représentation.

Notre réflexion sera fondée sur les principales théories du jeu de l’acteur du XXe siècle et sur des ouvrages de théorie théâtrale, notamment L’oralité dans le théâtre contemporain (Chénetier-Alev, 2010). Nous explorerons, sur ces bases, la tendance du théâtre contemporain à privilégier, comme l’ont proposé Eugenio Barba, Antonin Artaud, Jerzy Grotowski et Peter Brook, un jeu reposant sur la filtration des connaissances plutôt que sur leur accumulation. Les discours, textes dramatiques et mises en scène de Danis et de Lapointe seront considérés comme autant de matériaux pouvant révéler leur conception de l’énonciation actoriale. Plus précisément, l’étude de l’essai Petit guide de l’apparition à l’usage de ceux qu’on ne voit pas de Lapointe (2011) ainsi que de l’intervention de Danis lors de la table ronde « La mémoire intime au théâtre » nous permettra de dégager les fondements de l’énonciation privilégiés par ces créateurs. Les techniques d’apprentissage du texte échappant le plus souvent à notre appréhension immédiate du jeu, il conviendra en effet de mobiliser les théories des auteurs-metteurs en scène –, et ce malgré l’aridité d’une telle mise en place théorique – afin que soient révélées partiellement les coulisses du rapport à la partition qu’ils favorisent. Compte tenu de l’écart qui peut s’immiscer entre un discours et une pratique, nous éviterons néanmoins de conclure sur la seule base des réflexions de Danis et de Lapointe sur le rapport informe de l’acteur à son texte. La deuxième partie de l’article sera l’occasion de montrer, par l’analyse de Mille anonymes (Danis, 2010) et de l’une des pièces du Cycle de la disparition de Lapointe, soit Sepsis (Lapointe, 2014), que la pratique dramaturgique de ces créateurs permet aussi d’amener leurs comédiens à conserver une mobilité énonciative. La parole de certains interprètes sera également convoquée en ce sens. À terme, nous espérons éclairer ce que la valorisation de l’informe transforme dans la conception du travail énonciatif des comédiens.

L’épreuve de la théorie

Difficile, pour qui étudie les visions de l’énonciation actoriale de Danis et de Lapointe, de passer sous silence l’importance théorique et méthodologique qu’ils accordent à la pré-condition créative, aussi qualifiée de « pré-expressivité » par le chercheur et metteur en scène Eugenio Barba (1988 : 66) et de proto-performance par les Performance Studies (Schechner, 2007 : 225). À en croire leur pédagogie respective, l’énonciation de l’acteur requiert un espace de création indépendant du contact avec la partition. Définie comme l’étape qui « précède ou donne naissance à la performance[4] » (idem), la proto-performance constitue un ensemble de points de départ de la création actoriale.

Chez Danis, le travail « poético-performantiel » (Compagnie Daniel Danis, 2008), qualifié de la sorte pour marquer une distance avec les écrits de l’auteur qui engagent l’autorité d’un texte[5], se caractérise par un cheminement pré-expressif fondé sur le développement d’une « imagerie intérieure » (Danis, cité dans Faucher, 2011). Danis postule que tout être humain est habité par des images prénatales et de nombreux corps qu’il a oubliés à la naissance. Il reconnaît de la sorte, à mots couverts, l’existence d’un savoir enseveli et retenu dans le corps. Cette conviction le pousse à élaborer, pour chacun de ses projets, des protocoles de recherche fondés sur des séries exploratoires qui permettraient de déplacer les limites de la perception usuelle. Au cours du processus de création de Mille anonymes, les acteurs ont participé à des ateliers de déplacements filmés en s’éclairant à la chandelle. Confrontés à une image d’eux-mêmes projetée sur un carton noir texturé, ils ont pu faire l’expérience d’une manière différente de se mouvoir et de se percevoir. Le travail des artistes qui collaborent avec Danis s’apparente ainsi à une activité de recherche :

La position de départ, et c’est là-dessus que je dois poursuivre le travail avec les acteurs, est de leur faire bien comprendre, […] au [tout] début d’un processus, qu’ils sont des artistes et que je ne les convoque pas comme des acteurs. Je ne veux pas qu’ils reproduisent quelque chose. Je veux qu’ils cherchent un espace-temps

(idem).

La phase de développement pré-expressif du Cycle de la disparition de Lapointe s’articule, quant à elle, autour de la notion de dépouillement. Le metteur en scène invite ses acteurs à « faire rituel » en « lav[ant] [leur] corps de leurs anecdotes » (Lapointe, 2009 : 57). Concrètement, par l’intermédiaire d’exercices de conscientisation qui confrontent les acteurs à l’idée de leur propre mort[6], le metteur en scène les pousse à dépasser leurs préoccupations habituelles, à sonder « cette voix naturellement basse qui révèle l’être tout entier » (Lapointe, 2011 : 97) pour mieux se re-former.

L’étape de pré-condition créative implique donc, corrélativement au développement de nouvelles formes de conscience corporelle, une déformation, une forme de négation du je quotidien qui entraîne les artistes vers l’informe. Chez Danis, la découverte d’images immémoriales et de corps inconnus par le recours à l’inconscient préside au jeu de l’acteur alors que chez Lapointe, le corps des acteurs doit être « nettoyé du quotidien, chauffé à blanc et prêt à réagir à tout ce qui vit » (ibid. : 82) autour d’eux.

Au terme de cette première phase de recherche qui se déroule loin des textes, les auteurs-metteurs en scène encadrent le rapport des acteurs à leur partition. À cet égard, Lapointe fait valoir la création d’un sur-texte par l’acteur : « Il sera important de ne pas négliger l’impact qu’aura l’ajout d’un texte interne à celui qui est proféré. Certains l’appelleront sous-texte, mais il m’apparaît plus juste de parler d’un sur-texte. Une partition qu’on surimpose à celle qui est existante » (ibid. : 83). Chez Lapointe, ce sur-texte n’est pas tributaire de la fiction, mais bien de la révélation de la situation de communication théâtrale. Le comédien doit s’efforcer de « profaner la partition initiale » (Lapointe, 2009 : 58) pour parler « de ce qu’il est en train de faire plutôt que de [la] situation fictionnelle qui lui est étrangère » (Lapointe, 2011 : 85). Au moment d’apprendre son texte, l’acteur ferait donc toujours « quelque chose en moins » – ce qu’on pourrait aussi concevoir comme un « quelque chose en plus » – par rapport à la partition, comme le souligne le comédien Sylvio Arriola (2014 : 111), collaborateur de longue date de Lapointe ayant joué dans Sepsis comme dans Mille anonymes de Danis. L’interprète du Cycle de la disparition est notamment invité à ne pas cultiver à l’avance d’orientation précise de la parole; il n’assimile pas exclusivement les modalités d’adresse suggérées par la fiction, mais bien une somme de directions possibles qu’il pourra éventuellement décider ou non d’emprunter :

Évidemment il vaut mieux ne pas choisir les changements des directions d’adresse de la parole. Les figer ne permettrait pas d’être au temps présent de façon optimale. Malgré qu’au cours des répétitions on laissera le texte, la partition, révéler les différentes avenues vers où elle nous envoie, on remarquera que se creusent un sillon, une tangente où tel moment semble en général plus dirigé vers l’intérieur, tel autre plus dirigé vers l’extérieur, etc. On se gardera bien de ne pas en tenir compte, mais aussi de percevoir le parcours, qui s’est révélé à nous en répétition, comme immuable

(Lapointe, 2011 : 102).

Le texte est présenté comme une matière organique cocréatrice qui révèle à l’acteur divers chemins possibles. C’est pourquoi le comédien du Cycle de la disparition s’attache moins à retenir le mot à mot de la partition que les potentialités directionnelles de la parole, données entre lesquelles il naviguera sur scène pour mieux faire entendre un commentaire sur le texte et construire sa présence actoriale. Confronté, par exemple, à des répliques comme « Le plus difficile c’est d’accepter qu’on n’a pas le contrôle » (Lapointe, 2014 : 71), le comédien pourrait enregistrer les références implicites aux difficultés de son travail d’interprète sans pour autant décider à l’avance de les laisser transparaître ou non sur la scène au moment de raconter l’histoire.

Cette utopie de l’abandon du cérébral se laisse lire en des termes différents chez Danis. Aux yeux de ce dernier, « les idées et les mots ne précèdent jamais l’image » (Danis, 2004 : 45). Les impressions figuratives permettraient mieux que le verbe de rejoindre l’inconscient, de faire naître le rêve. La question de l’appréhension du texte est alors posée : comment faire de l’image le principal embrayeur de l’énonciation? Danis répond que, pour « parle[r] en images » (ibid. : 24), l’acteur doit s’assurer d’être constamment en travail entre les mots du texte et les images qui se forment à leur rencontre, le corps de l’acteur s’avérant, pour ce faire, essentiel. Il n’est donc pas étonnant que la partition – dont le metteur en scène parle en termes de « dramatextile » (ibid. : 44) – soit conçue comme un objet capable d’insuffler la vie à l’acteur :

Je cherche une écriture ronde pour habiller le corps de l’acteur plutôt que de lui concocter une mémoire buccale. […] Ce texte-textile alchimique pourrait s’activer sur les trente-trois pièces osseuses de la colonne vertébrale des acteurs. Semblables à des calendriers de pierre des sociétés archaïques disparues, fibres et os se fondraient totalement pour que se fassent entendre mille personnages anonymes

(idem).

Le rapport à la partition est ici entrevu comme l’entrecroisement d’un acteur et d’un textile, Danis renouant par le fait même avec l’étymologie du mot « texte », soit « tissage ». À l’instar de la relation organique privilégiée par Lapointe, Danis désire que l’écriture ronde « habill[e] le corps de l’acteur » de façon à diminuer l’importance de la « mémoire buccale » dans son jeu. Ainsi s’insinue, chez les deux auteurs-metteurs en scène, l’idée d’une biosensorialité du texte qui écarte partiellement le sens des composantes verbales au profit de leur potentiel de prise en charge du corps; l’acteur apprendrait moins le mot à mot de son texte qu’il ne serait mû, imprimé par lui. Danis chérit même le désir – utopique? – d’éliminer la parole de l’acteur de la scène théâtrale pour mieux donner à entendre sa pensée :

Je vais d’ailleurs bientôt entamer une recherche [avec des neurologues] sur l’acteur et le cerveau. Je voudrais au terme de l’expérience qu’on arrive à la possibilité qu’un acteur ne profère aucune parole et qu’on puisse entendre sa pensée! Nous commencerons le protocole de recherche avec des technologues québécois

(ibid. : 23).

L’auteur-metteur en scène incite en ce sens les comédiens avec lesquels il travaille à enregistrer un sur-texte qui leur permettra de parler, tout en souplesse, non pas à partir du mot à mot d’un texte appris dans un rythme énonciatif précis, mais plutôt à partir d’un « saut d’images » (idem) révélant aux spectateurs un parcours singulier dans la partition plutôt qu’une suite de mots imposée.

Cette place de choix faite à la création d’un sur-texte mérite d’être réfléchie plus avant. Si elle témoigne de la primauté accordée à un rapport informe au texte écrit par l’auteur, elle met parallèlement en valeur une structure qui impose une forme de précision, et non une totale liberté de la psyché et du corps. En privilégiant l’activation d’une prise de position singulière sur la partition plutôt que sa fixation mémorielle immédiate, Danis et Lapointe poussent leurs acteurs à maîtriser autrement leur texte. Tous deux cessent de désigner l’apprentissage des mots comme point de départ, destituant par le fait même la mémorisation verbale de sa position de clé de voûte de l’énonciation. Ils modifient l’exercice mémoriel en réévaluant sa fonction et ses points d’ancrage, en substituant à

la répétition horizontale, celle des mots ordinaires qu’on redit, une répétition de points remarquables, une répétition verticale où l’on remonte à l’intérieur des mots[; en substituant à] la répétition par défaut, par insuffisance du concept nominal ou de la représentation verbale, une répétition positive, par excès d’une Idée linguistique et stylistique

(Deleuze, 2011 : 34-35).

En faisant du rapport de l’acteur à son texte une épreuve corporelle sélective, les metteurs en scène façonnent l’épreuve mémorielle comme « une tâche de la liberté » (ibid. : 13) non exclusivement tournée vers le passé. Le véritable espace-temps du surgissement de l’énonciation actoriale serait donc celui de la représentation, là où tout est encore à venir.

Sur scène comme en répétition, l’une des quêtes de l’acteur contemporain serait d’être étonné par son énonciation, le texte ne devant pas y être posé comme déjà-là. Danis, par exemple, souhaite que ses collaborateurs se concentrent sur une série d’actions imagées à accomplir, comme « faire circuler les sons du mot “vache ” (Danis, 2007), plutôt que sur l’incarnation d’un personnage. L’acteur du Cycle de la disparition doit, quant à lui, laisser venir l’étonnement en centralisant son attention sur le dispositif extérieur (les autres acteurs, les spectateurs, la scénographie, etc.) plutôt que sur sa partition afin de se révéler « geste plutôt que figure fictionnelle » (Lapointe, 2009 : 57). Lapointe insiste, en ce sens, sur l’importance des réflexes physiologiques de l’acteur et sur l’attention qu’il doit porter aux sons et à la musique de son énonciation. Pour arriver à faire entendre une parole (résultat d’un rapport à l’expérience) et non une récitation (résultat d’un rapport au texte), les comédiens sont invités à dérober le texte à la scène parce qu’il s’y transforme en « retardateur d’expérience » (Danis, 2007). Il y a là, semble-t-il, une manière de placer l’émotion – du latin emovere (e : « hors de », suivi de movere : « mouvement ») qui renvoie à un mouvement de sortie de soi – au centre de l’énonciation de l’acteur afin de faire découvrir aux spectateurs un dire qui n’est pas saisi comme reproduction. L’énonciation actoriale que les auteurs-metteurs en scène conceptualisent s’appuie moins, en effet, sur l’idée d’une communication précise que sur une dynamique corporelle soumise à d’éventuelles pertes de contrôle : l’acteur se « doi[t] d’être dans l’instant de chaque mot qu’expulse [son] corps sans avoir le parfait contrôle de l’expulsion » (Lapointe, 2011 : 111).

Peu nous importe l’opérabilité d’une telle offrande du corps de l’acteur; c’est plutôt l’appréhension du dire scénique comme glissement de présence qui retient notre attention en ce qu’elle offre des indices de la valeur que les deux praticiens accordent à l’informe dans l’énonciation : retarder la fixation de la forme serait primordial, car elle entretient l’illusion de l’ordre, de la norme mortifère et de l’aliénation (Plana, 2010 : 29-30). Il s’agirait donc moins de partager une vision du réel qu’une expérience de la pensée en mouvement, moins de respecter fidèlement les mots du texte que de les déployer instinctivement en regard du contexte. Alors que Danis soutient ne pas accorder d’attention aux détails du texte, mais au mouvement qui émerge de l’énonciation des acteurs[7], Lapointe insiste sur le double rôle d’émetteur et de récepteur du comédien qui met constamment son dire en mouvement : « Comme récepteurs, nous nous efforcerons d’entendre comment l’assistance écoute et, ainsi, de modifier notre présence pour garder cette écoute, afin de continuer à parfaire notre travail principal qui en est assurément un d’émetteur de signaux » (Lapointe, 2011 : 90). Autant dire que l’énonciation actoriale est dépendante des dynamiques relationnelles qui opèrent autour d’elle et à travers elle.

Des pièces perfor[m]ées

Écrites parallèlement à l’élaboration des projets théoriques[8], les pièces Mille anonymes de Danis et Sepsis de Lapointe contiennent, aux dires de leur auteur, des indications de jeu. Danis souligne qu’une lecture plus technique de ses textes ouvre des chemins interprétatifs qu’il importe de considérer :

Il ne faut pas se fier uniquement à ce que je dis, à ce que je raconte. L’histoire, c’est un leurre. […] Si on se fait happer par l’histoire, on peut perdre le sens du travail de l’aspect formel alors que c’est là-dessus que je travaille le plus fortement. […] Les titres sont des indicateurs, les enchaînements de certains mots qui reviennent sont des indicateurs. Je donne aux metteurs en scène, aux spectateurs et aux acteurs des clés à l’intérieur du texte

(Danis, 2007).

Quant à Lapointe, il rappelle à ses collaborateurs que plusieurs répliques de ses textes parlent de l’action de jouer, les invitant à « utiliser la fiction pour évoquer la théorie qui sous-tend la pratique » (Lapointe, 2011 : 85) afin d’accroître leur présence scénique. Les deux praticiens travaillent au point d’articulation des mouvements textuel et scénique, révélant même, à l’orée de leurs pièces, la signification précise de certaines marques graphiques utilisées. Si Danis écrit que les points de suspension indiquent l’absence de certains mots – insistant d’entrée de jeu sur le caractère troué, informe de sa partition – et que « les mots et syllabes inscrits entre les crochets peuvent être prononcés ou non » (Danis, 2010 : 55), Lapointe souligne que le signe | indique la scansion rythmique. Ces exemples ne constituent que quelques preuves de l’attention qu’ils portent aux conditions d’énonciation au moment d’écrire. Bien plus nombreuses sont les stratégies discursives utilisées pour orienter l’énonciation des acteurs, de telle sorte qu’il semble possible d’évaluer l’épreuve mémorielle qui sous-tend le dire des comédiens à partir des partitions.

Un des premiers phénomènes à analyser en ce sens est l’organisation générale des pièces qui paraît, d’entrée de jeu, formaliser les tensions dialectiques entre forme et informe, mémoire et oubli, souvenir et perte, parole et silence. Mille anonymes porte sur l’apparition – et la (re)disparition – d’une société oubliée. Alors qu’une poutrelle de bois tombe et fait résonner une cloche millénaire, « le souffle endormi de [mille] empierrés » (ibid. : 57) s’éveille pour donner accès à la mémoire intermittente d’hommes, de femmes et d’enfants qui, « tromp[ant] la mort » (ibid. : 99) l’espace d’un moment, revivent leur passage vers « l’éternité » (idem). Atomisée, cette pièce de Danis se compose de trente-trois planches numérotées, autant d’images scéniques que d’« éternuements » (ibid. : 57) provoqués par les vibrations originelles de la cloche millénaire : à la planche 1 (« Son d’une cloche millénaire ») succède la planche 2 (« Retour des temps ») puis la planche 3 (qui, à l’instar de certaines autres, n’est pas nommée), et ainsi de suite. À la manière d’instantanés, chacun de ces tableaux disparates dépeint les anonymes dans une situation particulière, comme si était programmée, par association libre, la traversée d’un musée d’art. Or, les trente-trois planches sont trouées, grevées d’oublis qui en effacent quelques titres, transpercent les phrases et détruisent plusieurs noms de personnages, comme « ….E » (ibid. : 58). L’organisation structurelle de Mille anonymes révèle de la sorte la part active de l’effacement dans la traversée mémorielle qui la constitue.

Sepsis de Lapointe se fonde aussi sur la résurgence de voix d’entre les morts. Se remémorant des événements de leur vie passée, les revenants A, E, I, O, U et Y s’engagent dans une errance mémorielle. Organisée en trois temps principaux, la pièce juxtapose un premier mouvement de prise de parole individuelle des revenants – lui-même découpé en six sous-sections, soit les voyelles –, un deuxième mouvement où des bribes des six histoires d’abord autonomes s’entrecroisent et se superposent, puis un troisième qui donne à entendre une seule et même partition fabriquée à partir de certains éclats des histoires originelles. Le ressassement des mots au fil de la pièce s’accompagne donc d’une dépersonnalisation progressive des voix, les témoignages individuels des revenants se condensant progressivement en une parole chorale. Dans Sepsis, plus les voix parlent, plus elles perdent les marques de leur existence autonome, l’expérience mémorielle les conduisant à nouveau vers le vide et l’indistinction de la mort. « Mais je ne parle de rien / Et je ne sais plus de quoi je parlais / Je ne me rappelle de rien | que de ça / Il n’y a pas de destin individuel » (Lapointe, 2014 : 66), lance d’ailleurs A avant que E ne prenne la parole.

La forme éclatée de ces pièces rend sensible une force d’interruption à l’oeuvre qui interroge les modes d’interprétation de l’acteur. Comment s’approprier des textes dans lesquels l’informe joue un rôle aussi important, dans lesquels quelque chose échappe à la lecture, résiste, ne semblant pas arriver à se dire? Il y a lieu de croire que si des sujets toujours en partie étrangers à eux-mêmes peinent à raconter des événements qui leur échappent aussi, les repères énonciatifs s’en trouveront déjoués. L’étude des composantes de l’oralité présentes dans les deux pièces du corpus permet de corroborer cette hypothèse.

Les composantes de l’oralité

Dans son ouvrage L’oralité dans le théâtre contemporain (2010), Marion Chénetier-Alev propose une méthodologie d’investigation de l’oralité – qui n’implique pas de faire abstraction du jeu dramatique ni de la mise en scène – qu’elle redéfinit comme l’« ensemble des procédés qui façonnent l’énonciation spécifique d’un texte, et orientent le mode d’appréhension qu’en a le lecteur au point de l’engager dans une expérience auditive, articulatoire, respiratoire et temporelle particulière » (Chénetier-Alev, 2010 : 70). L’oralité proviendrait de la capacité des dramaturgies à inscrire une part de leurs contraintes énonciatives en leur sein. Elle correspondrait à une ossature rythmique et prosodique qui circonscrirait une mise en mouvement spécifique de l’énonciataire. C’est cette probable mise en mouvement du phrasé intérieur des lecteurs(-acteurs) que nous nous attacherons à étudier en évaluant, notamment, l’influence de l’informe dans les pièces ici à l’étude.

Chez Danis, ce sont des revenants anonymes, « [d]es fantômes de la mine » (Danis, 2010 : 71) qui prennent la parole. Changeant fréquemment de planche en planche, et définies le plus souvent par leur fonction ou leur statut – « Femme aux animaux de la basse-cour » (ibid. : 58), « Enfant » (ibid. : 86), « Le couleur de métal » (ibid. : 89) –, ces entités demeurent mystérieuses tout au long de la pièce. Les mots de la partition, souvent difficilement attribuables à une entité plutôt qu’à une autre, ne constituent pas des signes distinctifs ou déterminatifs fiables des personnages. Si les noms génériques des entités pointent vers des lieux d’énonciation, ils n’identifient pas nécessairement l’énonciateur qui prend en charge les répliques[9]. Les contours des anonymes se montrent poreux, mouvants, comme il en va, par ailleurs, du contexte spatiotemporel de l’énonciation. Chaque planche de Mille anonymes débute par une indication (« Là où », « Au temps de », « À l’aube », « Hiver »...) qui situe, au gré des saisons, une pantomime (au sens large d’expression par les gestes, mimiques et attitudes) – donnée en italique – dans l’univers mythique de Danis : « Là où des animaux de basse-cour en fonte pendent et tournent sur eux-mêmes. Une femme lance à la volée des graines de céréales » (ibid. : 63). Il demeure néanmoins ardu de décrire précisément, malgré tous les indices offerts, l’espace-temps général de Mille anonymes, le temps dépeint étant à la fois celui du passé, qui précède l’éveil des empierrés, celui du présent, qui dessine certains événements de leur vie, et le temps futur de leur fatale disparition. Les personnages ne sont plus seulement les narrateurs rétrospectifs d’une histoire révolue; ils la traversent à nouveau.

Une telle condensation des entités, des lieux et des temps est aussi manifeste dans Sepsis, qui se situe « en un temps où les corps sont donnés à voir autrement » (Lapointe, 2014 : 61), dans une morgue où les morts ne sont que de passage. Se rapportant aussi bien au pré qu’au post mortem, ces voix revivent leur mort à partir d’une limite spatiotemporelle instable qui ne peut être clairement délimitée. Ici encore, il s’agit d’une temporalité marquée par un principe de coïncidence et non de succession.

Conséquemment, les lecteurs – et éventuellement les spectateurs – font face à plusieurs itinéraires possibles, car la parole est soumise aux doutes; chaque choix ne peut être pleinement justifié, devenant la plupart du temps arbitraire. Les énonciateurs – source d’une multitude d’identités –, au même titre que les lieux et les temps d’énonciation – toujours déjà autres –, s’avèrent essentiellement différentiels, tout aussi imprévisibles dans ce qu’ils pourraient avoir été que dans ce qu’ils pourraient devenir, ce qui complexifie la détermination d’une progression dramatique. Ou, pour le dire avec les mots d’Isabelle Barbéris : il s’agit de « [d]ramaturgies de la “dé-connaissance” » (Barbéris, 2010 : 143), car si le texte met en mouvement les lecteurs, c’est pour mieux les placer dans un état de continuel recommencement.

La langue elliptique

Qui plus est, ces pièces reposent sur des constructions linguistiques trouées qui, on peut le croire, augmentent aussi le défi mémoriel des comédiens. Dans Mille anonymes, des points de suspension indiquant – comme nous l’avons mentionné précédemment – l’absence d’un ou de plusieurs mots et des crochets qui encadrent une zone de flottement poussent l’acteur à décider lui-même s’il en prononcera le contenu. Danis crée de la sorte une partition ouvertement minée en criblant son texte de marqueurs qui engagent un flou non seulement rythmique, mais également verbal. Il invite le lecteur à choisir ce qu’il veut bien lire / dire en plus de l’inciter à remplacer, grâce à son imaginaire, les mots manquants[10]. Dans certaines répliques de Mille anonymes, seuls quelques mots sont fixés, les didascalies étant souvent plus complètes et développées que le texte à prononcer. Un discours spasmodique se trouve dessiné sur la page, condensé en quelques sons isolés, ce qui permet aux acteurs de jouer davantage sur l’inattendu sonore :

En mangeant nos …………

………… on …………………

des secousses ……………..

…………. pas eu ………….

Grande secousse

Après la [secousse]

[nous sommes] demeurés

[dans le noir]

(Danis, 2010 : 78; avec crochets dans le texte).

Lapointe maintient aussi l’énonciation dans un état d’indécision en retirant la ponctuation de ses textes[11]. Tantôt groupés, d’autres fois entrecoupés par des temps de silence, les mots enchaînés irrégulièrement forcent les lecteurs(-acteurs) à trouver eux-mêmes l’unité syntaxique des énoncés. À d’autres moments, alors qu’une phrase se dessine plus clairement sur la page, Lapointe semble délibérément y laisser une béance à compléter :

Ce même garçon qui avait tout abandonné | sa

maison | sa famille | ses amis | son chien | ses

études | sa petite amie | ses économies | son

goût pour les sports extrêmes et ses rêves de

devenir astronaute ou écrivain ou

(Lapointe, 2014 : 64).

Ces enchaînements entamés, mais non terminés, causent une mise en suspens des idées. Ils accentuent l’idée de « démaîtrise » et semblent inviter les lecteurs à imaginer la suite des phrases. Les deux pièces se caractérisent ainsi par des parcours énonciatifs non fixés.

En ce sens, on répète volontiers que les lecteurs et les spectateurs de la dramaturgie contemporaine doivent inventer leur propre forme, fabriquer leur propre vision du texte puisque les potentialités de montage et d’interprétation s’y avèrent multiples. Or, il semble que cette question de la fonction cocréatrice du lecteur et du spectateur se pose différemment lorsqu’il est question de l’acteur. Si le lecteur peut s’amuser à fixer la forme, à compléter les trous du texte grâce à son imagination afin de mieux en déterminer une signification, l’acteur, tout en cheminant à travers les régimes brouillés d’énonciation, ne doit-il pas tenter de maintenir et de transmettre cette instabilité de la modélisation de la parole? Ces remarques faites, il convient d’insister sur le travail que l’acteur effectue sur sa partition pour conserver le spectre des possibles et éviter la fermeture du sens. Quels sont ses appuis textuels alors que les contours des personnages, des lieux et du temps sont flottants et – surtout – que le trajet de l’énonciation est instable?

L’organicité de la parole

L’appréhension des partitions à l’étude semble indissociable de la question du mouvement, du geste de dire, la parole se trouvant diversement organisée par le langage des corps. Il y aurait, en ce sens, beaucoup à dire sur l’organicité des textes de notre corpus. Plusieurs travaux sur la question, ceux de Chénetier-Alev en tête, ont d’ailleurs contribué à souligner le rôle fondamental des dimensions iconique et sonore de la langue comme autant de facettes susceptibles de « suscit[er] une sorte d’écoute seconde qui se détache du contenu des répliques » (Chénetier-Alev, 2010 : 256). S’appuyant notamment sur les thèses de Marcel Jousse et d’Henri Meschonnic, ces travaux rappellent que le rythme joue un rôle clé dans l’établissement du sens d’un discours en ce qu’il organise le mouvement de la parole. À en croire Chénetier-Alev, il constituerait même « le moyen le plus efficace, non seulement d’inscrire dans les textes un mode d’énonciation particulier, mais également de le transmettre » (ibid. : 228). Il englobe le travail lexical, syntaxique et prosodique de l’auteur, mais aussi la surface visible de l’oeuvre, ce qui le rend « susceptible de modeler la lecture des textes, de façonner la diction intérieure du lecteur » (ibid. : 256; souligné dans le texte) pour lui faire épouser la spécificité de chaque écriture.

La partition de Mille anonymes appelle cette « sorte d’écoute seconde » se détachant du contenu immédiat des répliques. Sur le plan iconique, en plus des indices rythmiques de dictions différentes inscrits dans chacun des tableaux, il arrive fréquemment que la disposition des mots sur la page performe le contenu de la parole. La planche 13, par exemple, met en scène un enfant-statue qui raconte :

Sous

la pluie

mes

cheveux

en

mèches

dégouttent

sur

mon

nez

dans

mon

cou

sur

mes

épaules

sur

mes

seins

(Danis, 2010 : 75).

L’organisation des mots redouble l’effet de la tombée de la pluie en donnant à voir une parole qui coule verticalement sur la page. De la sorte, un rythme est visuellement installé alors que les mots de Danis génèrent des images qui se laissent interpréter par le regard; les mots n’ont plus seulement une valeur verbale, ils sont aussi porteurs d’idées à saisir visuellement. À cette dimension iconique se greffe la puissance sonore des mots. Puisque l’architecture de la pièce repose sur un nombre réduit de lexèmes et de syllabes – souvent isolés les uns des autres –, leur dimension sonore occupe une place des plus importantes : « …………. de l’argent et ……….è….. ……o……..chu…………. » (ibid. : 83). Comme l’illustre ce passage, le rythme énonciatif spasmodique exhausse les sonorités au détriment des mots immédiatement signifiants. À cette mise en relief des sons s’ajoutent notamment des jeux de rimes analogiques, des répétitions de mêmes termes (« Terr[ible]! Terr[ible]! Terrible! » [ibid. : 100; avec crochets dans le texte]) et des néologismes (« bougement » [ibid. : 58]; « Fantô……. mine » [ibid. : 71]) qui donnent à entendre une autre scène sous le texte.

Lapointe travaille également Sepsis aux confins de l’image et du son. Visuellement, outre les barres verticales, l’organisation plus ou moins condensée des mots sur la page inscrit trois grands rythmes distincts qui tracent des expériences temporelles et énonciatives différentes, empêchant les lecteurs(-acteurs) – tout comme les spectateurs éventuellement – de s’installer dans une position immuable (figure 1). L’augmentation progressive du nombre de mots entassés sur les pages et la diminution graduelle de la quantité de didascalies de « Temps » induisent une impression d’accélération. Il n’y a qu’à regarder la partition pour ressentir cette course effrénée de la parole vers son exténuation, vers l’unique point (final) de la partition, hypothèse visuelle que viendra d’ailleurs confirmer la disparition des six voix. Enfin, une attention à la dimension sonore, fondée essentiellement sur les nombreuses répétitions de mots, vient redoubler la tension visuelle d’un effet musical envoûtant. Sepsis progresse moins de manière linéaire que par le truchement de légers mouvements de va-et-vient qui, globalement, accélèrent. Tout au long de la pièce, l’attention du lecteur peut se laisser bercer, à l’instar de l’écoute d’un morceau de musique, par la résonance des mots repris d’une section à une autre, donnant l’impression que le temps tourne sur lui-même. Cela semble transformer le rapport à la partition de Lapointe en quête musicale plutôt qu’en quête sémantique (voir la figure 1 et les répétitions qui y sont soulignées par les différentes couleurs).

Figure 1

Extraits de Sepsis de Christian Lapointe. La couleur du texte a été modifiée afin de mettre en évidence les répétitions entre les trois mouvements de la pièce.

-> Voir la liste des figures

A priori, cette récurrence des mêmes termes tout au long de Sepsis peut sembler faciliter la tâche des acteurs, ces derniers n’ayant à apprendre qu’un nombre restreint de mots. Or, bien au contraire, la réutilisation des mêmes mots retarde constamment la fixation du sens, puisque chaque répétition engage leur décontextualisation. Les multiples répétitions entraînent donc un brouillage et une multiplication des interprétations possibles. Elles forcent la mémoire de l’acteur à suivre une dynamique au sein des phrases plutôt que d’en fixer d’emblée la signification, à troquer l’objet « mot » pour un flux de mots, le comédien ne pouvant mémoriser ceux-ci dans un seul rythme précis, puisqu’il doit minimalement les énoncer dans trois contextes différents. Flexible, mobile, informe, la mémoire du comédien doit approcher les mots de la partition comme des équations ouvertes signifiant moins dans l’ordre du texte que dans l’épaisseur des répétitions.

Vers un nouveau mode cognitif

Sur ces bases, nous tenterons de décrire le mode cognitif d’appréhension de ces textes qui ne constituent pas des « totalité[s] narrative[s] et cérébrale[s] facile[s] à saisir » (Lehmann, 2002 : 27; souligné dans le texte). Si, comme l’écrit Marie-Madeleine Mervant-Roux, « le rôle, immense, du comédien [jouant un certain type de dramaturgie contemporaine] consiste à incarner le “vide” » (Mervant-Roux, 2004 : 23), il faut se demander : comment?[12]

On pourrait voir dans la souplesse et la mobilité énonciatives un premier aspect du jeu de l’acteur contemporain engagé par ces textes qui, en effet, défient la mémoire. Face à ces dramaturgies de l’informe, les acteurs ne peuvent s’en remettre à une mémorisation verbale immédiate : un processus associatif qui réunit l’écriture et son geste tout comme les mots et leur matérialité doit être traversé, notamment grâce au travail collaboratif des mémoires auditive et visuelle. Les dispositifs textuels contemporains exhaussent la place accordée à l’expérience sensible, les acteurs trouvant dans le corps du texte, dans les articulations qui le constituent et les effets qu’il engendre (accélération, décélération, mouvement de résistance, etc.), leurs principaux points d’attache : « c’est [le] propre effort [de l’acteur] qui devient le moteur du saisissement qui l’attache au texte et l’arrache à lui-même, à son intériorité » (Chénetier-Alev, 2010 : 460). L’investissement physique de l’acteur, qui mobilise tant la pensée-écran[13] que la pensée-son, devient donc le moteur central du jeu contemporain. Sans engagement sensible, difficile d’accéder à la langue de l’auteur, d’en transmettre la puissance émotive, mais aussi de la mémoriser. L’informe appellerait une expérimentation active des acteurs qui passe notamment par un autre type de regard et d’écoute de la partition, ce que nous a confirmé Sylvio Arriola lors d’un entretien :

L’acteur doit développer de nouvelles stratégies d’apprentissage quand le texte n’appartient plus à la tradition psychologique. […] J’apprends mon texte en courant. […] [Ça m’amène] à dire le texte sans réfléchir, sans intention, […] à l’ancrer dans mon corps, à n’en réfléchir que le souffle […]. Ça m’aide. J’aime apprendre mon texte dans des conditions extrêmes

(Arriola, entrevue du 18 septembre 2015).

Informer le pourquoi

On en vient alors à se demander pourquoi. Pourquoi Danis et Lapointe privilégient-ils un rapport flexible et souple de l’acteur aux mots de sa partition? Que rend possible l’informe? L’étude des représentations de Mille anonymes et de Sepsis, toutes deux mises en scène par leur auteur, permet d’envisager quelques pistes de réponse. Dans la captation de la mise en scène de Danis[14], le dire actorial se trouve en constante modification, accusant les différences de dynamique déjà identifiables dans le texte écrit. Fluctuant sans cesse, les accents (québécois, français), les tonalités (lyrique, ironique, dramatique), le débit (rapide, lent) et le volume (chuchotement, cri) donnent à entendre une énonciation clignotante qui fait ressortir la dimension sonore. Dans le même ordre d’idées, l’interprétation en apparence froide et détachée des acteurs de Sepsis frappe d’abord par son étrangeté, les acteurs semblant jouer la matérialité phonique et rythmique des mots et non leur inscription dans un discours[15]. Les nombreux silences qui entrecoupent les énoncés accentuent aussi l’impression d’anormalité qui se dégage du dire actorial. À l’instar de Mille anonymes, les mots paraissent surgir du vide avant d’y sombrer à nouveau. Certes, on pourrait entendre dans ces ruptures énonciatives répétées, qui mettent en évidence la place accordée aux silences, aux hésitations, aux bégaiements et surtout aux recommencements, la mise en scène du difficile exercice mémoriel de l’acteur. Une langue perforée pour une mémoire performée? Peut-être. Mais ce qui apparaît plus probant encore est le lien qui se dessine entre la récurrence de ces « trous » énonciatifs scéniques et la volonté des auteurs-metteurs en scène de solliciter les spectateurs.

Notons en ce sens que les matériaux d’écriture scénique utilisés par les auteurs-metteurs en scène font simultanément appel à différentes sphères cognitives des spectateurs. Des éléments verbaux sollicitent leur mémoire linguistique, des éléments sonores mobilisent leur mémoire auditive[16] alors que des éléments visuels stimulent leur pensée-écran[17]. Les spectateurs doivent plus que jamais mobiliser des perceptions plurisensorielles pour appréhender Mille anonymes et Sepsis, ce qui témoigne bien du désir qu’ont Danis et Lapointe d’amener les spectateurs à enregistrer de plus nombreuses traces mnésiques. Plusieurs études ont en effet prouvé que plus les sphères cognitives impliquées dans une activité sont nombreuses et variées, plus la mémoire est stimulée (voir, entre autres, Noice, 2013 : 320).

Or, nous l’avons vu, la langue demeure une instance importante dans ces deux spectacles. Il ne faudrait donc pas croire que le verbe est relégué au second plan dans la pratique de Danis et de Lapointe. Bien au contraire, une des particularités de leurs mises en scène réside dans la relation établie entre les spectateurs et les mots prononcés sur scène. En effet, si la langue donnée à entendre dans les productions paraît étrange, on a aussi, paradoxalement, l’impression de la connaître, si bien qu’on se surprend à pouvoir combler les « trous » de la partition. Les spectateurs de Mille anonymes peuvent certes faire le choix de se laisser bercer par les bégaiements, les hésitations et l’énonciation syncopée des acteurs sans essayer de compléter les béances syntaxiques de la langue qui leur parvient par éclats. Toutefois, force est d’admettre que les mots prononcés sur scène par un acteur activent, la plupart du temps, une mémoire de la langue chez le public. Parions en ce sens que la majorité des spectateurs de Milles anonymes ont été en mesure de combler les ellipses syntaxiques données à entendre, en recourant plus ou moins consciemment à leur mémoire verbale. C’est du moins l’expérience spectatorielle qui a été la nôtre : notre connaissance de la langue française et notre mémoire verbale nous ont permis de compléter plusieurs phrases entamées par les anonymes de la pièce de Danis. La logique s’avère similaire dans Sepsis. Au moment où les phrases des revenants se trouvent entrecroisées, voire superposées dans le deuxième mouvement de la pièce, on se surprend à se souvenir des mots entendus dans la première partie et à utiliser cette mémoire pour mieux associer les bribes aux récits individuels des entités.

Les spectateurs se retrouvent conséquemment dans une position ambiguë caractérisée à la fois par le sentiment d’être étrangers, extérieurs à la langue, et l’impression de la connaître, de la saisir, voire de pouvoir la souffler à l’acteur. Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricoeur affirme que les traces mnésiques d’un individu peuvent s’actualiser si a lieu « une médiation incessante entre un moment de distanciation et un moment d’appropriation » (Ricoeur, 2000 : 645). Suivant cette pensée, les spectateurs-auditeurs de Sepsis et de Mille anonymes se retrouveraient dans une posture idéale pour que leurs propres réflexes mémoriels soient sollicités. C’est ainsi que, chez Lapointe et Danis, l’énonciation scénique trouée, elliptique, à la fois étrange et accueillante, inouïe et commune, semble permettre le glissement d’une mémoire vers une autre, celle de l’acteur vers celle des spectateurs. En écoutant attentivement ceux qui jouent, en essayant de combler eux-mêmes les « trous » du texte, les spectateurs de la performance réactivent mentalement, pourrait-on dire, l’ancienne fonction du souffleur qui aidait l’acteur à retrouver la forme, la mémoire.

De l’informe à l’à-venir

Cet article s’est engagé à éclairer les implications de l’informe dans les conceptions contemporaines de l’énonciation actoriale québécoise, afin d’interroger, entre autres, le rapport trop peu commenté des comédiens à leur exercice mémoriel. À terme, il semble que reconnaître la place de l’informe dans les théories, mais aussi dans les pratiques dramaturgiques, permet d’insister sur la reconstruction créative qui fonde l’acte mémoriel de l’acteur et d’échapper à l’idée d’une mémoire verbale impérialiste et ordonnée, en misant moins sur l’emmagasinement précis d’informations dans un dépôt d’archives que sur leur filtration et leur transformation par l’activité mnésique. Qui plus est, les praticiens façonnent le dire comme un point de jonction non plus seulement avec l’intrigue fictionnelle, mais aussi avec les spectateurs. Les théories et dramaturgies de l’informe de Danis et de Lapointe déplacent l’étape de la mise en forme vers les spectateurs. Le rôle de l’acteur serait ainsi plus que jamais de se situer au confluent de la scène et de la salle.

Danis et Lapointe font de l’informe le point de départ d’une série de nouveaux commencements, créant de l’espace pour ce qui pourrait arriver plutôt que pour ce qui est déjà advenu. Leurs stratégies de déterritorialisation, d’éclatement de la chronologie et de remise en mouvement de la signification des mots ajoutées au rapport particulier qu’ils instillent entre la scène et la salle convergent vers ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont avancé au sujet de l’utopie qui « ne se sépare pas du mouvement infini : elle désigne étymologiquement la déterritorialisation absolue, mais toujours au point critique où celle-ci se connecte avec le milieu relatif présent » (Deleuze et Guattari, 2005 : 95-96). L’utopie serait donc un nulle-part, car n’importe où, un temps autre qui, grâce à sa connexion au présent, fait un pas dans l’à-venir. Danis et Lapointe attirent notre attention sur des formes imprévisibles qui sont toujours à même de se renouveler. Ils figurent de la sorte une idée de « Nouveau[x] Monde[s] qui, contemporain[s] de l’Ancien Monde, invite[nt] à la possibilité intemporelle de la novation » (Lacroix, 2004 : 249), de Nouveaux Mondes où réfléchir et ressentir sont inextricables.