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Dans le théâtre contemporain, « le poétique fait son entrée sur les décombres de la poétique » (Pavis, 2014 : 189). Autrement dit, selon cette hypothèse, les formes théâtrales prescrites, voire normées, sont en « ruines » dans la dramaturgie contemporaine. C’est précisément sur ces « restes » que peut advenir une dimension poétique. Cette idée selon laquelle des éléments informes permettent de marquer, et même de caractériser la poésie au théâtre, ne va pas forcément de soi. Si poésie et théâtre sont inextricablement liés de façon transhistorique, les relations qu’ils entretiennent se sont majoritairement exprimées par des marqueurs formels. Par exemple, selon les conceptions esthétiques des doctes en France, la versification régit l’écriture du poème dramatique dans la seconde moitié du XVIIe siècle, en garantissant notamment sa poéticité. Pour emprunter un exemple à la dramaturgie québécoise du XXe siècle, c’est le « langage exploréen » (Gauvreau, 1977 : 1483) qui est souvent considéré comme l’élément formel signalant la poésie du théâtre[1] gauvréen.

C’est cependant une tout autre actualisation des relations entre théâtre et poésie que je souhaite aborder dans cet article, en m’intéressant à des créations théâtrales où l’informe caractérise une poésie qui est recherchée à la fois dans le geste d’écriture et dans celui de mise en scène. Cette actualisation est défendue par plusieurs créateurs québécois contemporains, dans la mesure où ces derniers placent une singulière activité poétique au coeur de leurs recherches théâtrales. Comment se développe cette dynamique poétique fondée sur l’informe et qu’offre-t-elle théâtralement?

Cette activité est poétique au sens large, c’est-à-dire qu’elle accentue les processus de création qui sont à l’oeuvre – le verbe poiein signifiant en grec « faire », « façonner », « créer ». D’une part, cette activité poétique se déploie dans l’écriture textuelle de ces créateurs. En effet, leurs textes sont publiés dans des maisons d’édition et des collections spécialisées en théâtre; autrement dit, ils sont inscrits institutionnellement dans le champ théâtral. Cette activité poétique se développe d’autre part sur les scènes que ces créateurs investissent en personne, comme je le montrerai en analysant La trilogie des flous, écrite, mise en scène et interprétée notamment par Daniel Danis en novembre 2008 à l’Usine C, ainsi que la pièce (e), écrite, mise en scène et interprétée, entre autres, par Dany Boudreault en mai 2013 au Théâtre d’Aujourd’hui, le spectacle ayant été produit par sa compagnie, La Messe Basse. Créées sur deux scènes montréalaises, ces oeuvres sont respectivement publiées chez L’Arche et aux éditions Les Herbes rouges dans la collection « scène_s ». Dans La trilogie des flous, des personnages, qui ne sont pas clairement présentés dans une didascalie initiale, subissent plusieurs métamorphoses en traversant des espaces-temps : on passe d’un aviateur rescapé dans un pays imaginaire où la guerre s’invite à une relation amoureuse dans un Orient moderne, pour finir par la transformation plus ou moins rêvée d’un humain en animal au coeur d’un paysage enneigé. Dans (e), une instance à « trois têtes » (Boudreault, 2014a : 15) raconte comment ses expériences amoureuses et existentielles l’ont amenée à vivre dans d’autres corps, dans d’autres genres. Ce parcours est aussi jalonné de nombreux changements de forme.

Depuis plus de vingt ans, Daniel Danis « revendiqu[e] ouvertement le statut poétique de [sa] langue théâtrale » (Blonde, 2003 : 10). Toutefois, il explore également des formes dont la poéticité ne relève plus seulement de phénomènes de langue. À partir des « dispositifs scéniques poétiques » (Dodet, 2015 : 218) que Danis a développés en 2002 dans les rues de Chicoutimi en créant Lacrima terra, son écriture s’est fondée sur des allers-retours entre la chambre d’écriture et le plateau. Il n’hésite pas à approcher ce dernier en tant que metteur en scène, voire à l’intégrer comme poète-performeur dans La trilogie des flous, alors qu’il écrivait jusqu’au début des années 2000 des textes dramatiques sans intervenir directement sur le plateau. Ce mouvement est un réel moteur de création qu’il a précisé en ces termes :

Si je devais recommencer aujourd’hui, je poursuivrais ce geste-là au lieu d’aller directement vers le texte. Partir de la scène est un défi passionnant, et depuis une dizaine d’années j’écris des textes en concevant des projets scéniques, fidèles à mes préoccupations en arts visuels. J’écris de plus en plus expressément pour mes désirs de scène, sans avoir envie de monter d’autres textes que j’ai écrits pour le théâtre

(Danis, cité dans Dodet, 2015 : 218).

Quant à Dany Boudreault, il est diplômé en interprétation de l’École nationale de théâtre du Canada en 2008, alors qu’il avait déjà publié deux recueils de poésie aux Herbes rouges : Voilà en 2006, ainsi que Et j’ai entendu les vieux dragons battre sous la peau en 2004 – ce texte ayant été porté à la scène au Théâtre de Quat’Sous en 2005 par Marcel Pomerlo. Boudreault intervient d’ailleurs depuis 2011 à l’École nationale de théâtre pour donner des ateliers de poésie aux étudiants en interprétation[2]. Il a également signé deux textes de théâtre : Je suis Cobain (peu importe), mis en scène en 2010 par Charles Dauphinais, produit par le Théâtre Sans Domicile Fixe et à ce jour inédit, ainsi que Descendance en 2013, coécrit avec Maxime Carbonneau, qui en a assuré la mise en scène. Ce spectacle a également été produit par La Messe Basse. Dans cette constellation de créations diverses, (e) constitue, de l’aveu de son auteur, un accident : « Je me suis trompé. Je voulais écrire un recueil de poésie. L’écriture de (e) est un long dérapage salutaire » (Boudreault, 2014b : 115). Ce « dérapage » entre son écriture poétique et son travail d’interprétation est un glissement fortuit qui a amené Boudreault à signer aussi sa première mise en scène.

Selon mon hypothèse, l’activité poétique qui traverse (e) et La trilogie des flous interroge de façon féconde l’informe théâtral, dans la mesure où les processus de création valorisés par cette activité poétique sont partagés de façon accrue avec les lecteurs et les spectateurs. Cela a deux conséquences. Tout d’abord, le travail des formes qui opère n’est pas exactement « équivalent à ce que serait un travail d’accouchement ou d’agonie » (Didi-Huberman, 1995 : 21). Il s’apparente plus au travail d’une forme en devenir, au sens où le définit Gilles Deleuze :

Devenir, ce n’est jamais imiter, faire comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. Il n’y a pas un terme dont on part, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux termes qui s’échangent. Les devenirs ne sont pas des phénomènes ni d’imitation, ni d’assimilation, mais de double capture, d’évolution non parallèle, de noces entre les règnes

(1997 : 8-9).

Entendue comme une « double capture » du texte et de la scène, du théâtre et de la poésie, la forme en devenir équivaut à un mouvement « continu [et] délié de toute ligne directrice […] qui se voudrait fondée sur une intention signifiante » (Lesage, 2014 : 109). De plus, cette forme en devenir se joue de certaines conventions poétiques et théâtrales, ce qui souligne la part co-créatrice qui est offerte au lecteur et au spectateur.

L’écriture théâtrale valorisée en tant que processus

Dans La trilogie des flous comme dans (e), l’écriture se joue de règles de composition théâtrale normatives, ce qui apparaît par exemple dans le double sous-titre de (e) : « un genre d’épopée » et « poème dramatique ». Si les modalités épique et poétique viennent nourrir ensemble cette oeuvre théâtrale, tant textuelle que scénique, leur affichage montre aussi une mise à distance. Ce « poème dramatique[3] » en vers libres est émancipé de normes plus classiques, et si la formule « genre d’épopée » désigne une certaine manière épique, elle renvoie aussi plus discrètement au genre grammatical et à la question du gender qui sont centraux dans cette dramaturgie.

L’activité poétique valorise l’écriture en tant que processus singulier, ce mouvement étant redoublé dans les fictions où les identités, les corps et les formes sont fluctuants et sont sans cesse réinventés. Tout d’abord, chez Danis, les protagonistes de La trilogie des flous connaissent une ou plusieurs métamorphoses, ce qui déstabilise leurs rapports à la parole, au temps, à l’espace ainsi qu’à leur sensibilité respective. Cette dynamique est inscrite au sein des trois fictions  – JE NE, Sommeil et rouge et Reneiges qui ont été créées indépendamment avant de former La trilogie. Ces métamorphoses proposent diverses relations aux matérialités et elles travaillent à une spectralisation du dramatique dans l’écriture. Autrement dit, la fable ne cesse de se déliter dans La trilogie des flous, où, selon Marie-Christine Lesage, « [l]’auteur radicalise son approche poétique du drame, épure et déconstruit la fable jusqu’à créer trois poèmes dramatiques dont la forme expérimentale joue aux franges du texte théâtral » (ibid. : 106).

Si la déconstruction paraît dans la constitution de ce triptyque, les parties sont paradoxalement reliées sur un plan thématique par la démultiplication d’états transitoires, de métamorphoses plus ou moins réalisées, mais aussi plus ou moins rêvées. La trilogie des flous s’apparente à plusieurs égards à la forme du « jeu de rêve[4] » (Sarrazac, 2012 : 170), en ce que cette oeuvre présente « des personnages clivés, rêveurs et rêvés tout à la fois, actant[s] et conscience[s] en surplomb » (Garcin-Marrou, 2012) : « L’action n’est plus causale, [mais] brouillée par l’aléatoire et le principe d’incertitude propres à la logique associative du rêve ouvrant sur un monde inédit » (idem). Ainsi, à la fin de JE NE, l’aviateur devenu femme est arraché par des militaires au nouveau monde où il a été recueilli et dans lequel il s’est transformé à plusieurs reprises :

Deux soldats avancent, accroupis dans le temple oublié.

Fusils, nuages, visages de pierre figés.

Je vois la femme-je

monter sur ma poitrine

danser pour effrayer les soldats. […]

Semblable à une divinité

elle, fffemmme, … des bras apparaissent.

Une main agrippe ses cheveux

une autre brandit la machette et tranche son cou.

Elle tient sa tête au bout d’un bras.

Du cou giclent trois jets de sang

le premier dans la bouche de l’aviateur

un deuxième sur la langue pendue

le dernier sur la tête démise du singe-homme de pierre

(Danis, 2010a : 20).

Par cet événement, le je de l’aviateur est dissocié. Il voit la « femme-je » qu’il est devenu surgir à l’extérieur de lui : « fffemmme », puis être démembrée, à moins qu’elle ne participe aussi à ces actes violents, comme le laisse en partie supposer le tour actif de la formule « Elle tient sa tête au bout d’un bras ». Les corps présents, morcelés qui plus est, sont difficiles à attribuer, compte tenu de leurs mouvements, de ces dissociations et de ces constantes métamorphoses qui sont tous soulignés par un travail rythmique fort. Temps, espace et matières sont brouillés plus ou moins intensément, de même que les logiques qui président à ces actions. Tous ces éléments se trouvent placés en déséquilibre dans la fable de La trilogie des flous. Ce brouillage relève d’ailleurs des spécificités de l’oeuvre de Danis telles qu’elles sont apparues dans le contexte québécois dès les années 1990 – et telles qu’elles paraissent aujourd’hui encore, compte tenu des formes scéniques déstabilisantes que ses recherches ont prises. Lesage les précise en ces termes : « Tant par la forme que par la langue hautement poétique de ses oeuvres, la dramaturgie de Danis est d’abord apparue comme un ovni dans le paysage théâtral québécois, ouvrant sur un réalisme poétique voire magique et incantatoire tout à fait inusité » (citée dans Bouchet, 2014 : 20).

Dans (e), le flou constitue aussi un principe dramaturgique qui offre une expérience sensible accrue. (e) raconte la trajectoire « d’un personnage à trois têtes » (Boudreault, 2014a : 15). Incarné de diverses façons sur scène, il est représenté dans les didascalies par les noms des trois comédiens de la création : Robin-Joël Cool, Marie-Pier Labrecque et Dany Boudreault. Cette répartition éditoriale est proposée « à titre indicatif » (idem). Si le texte s’en trouve plus fermement figé sur la page qu’il ne l’était dans la circulation de la performance scénique, l’auteur rappelle bien en préambule l’importance de « l’idée chorale du texte » et de l’économie d’ensemble[5]. En présentant des moments d’alternance et de synchronicité, ce protagoniste choral parvient à montrer comment il a transformé sa marginalité existentielle en un devenir perpétuel, pleinement assumé. Ainsi, dans l’écriture de Boudreault, le devenir est autant thématique que formel. Au coeur d’un mouvement incessant, ce personnage prend forme sous nos yeux, à travers « trois vies »[6], riches de plusieurs épisodes et de transactions entre expériences masculine et féminine. Au fil des mots, des situations et des images, les apparences adoptées entre un corps biologique reçu et des corps fantasmés se multiplient, comme dans le « 1er épisode » de « L’homme-en-moi » :

Robin. – les enfants ne comprennent pas mon corps

alarment les vigies à ma vue

dans les sous-bois je veille alors

je me couche sur des brouillons de banlieue

me convaincs que je désirais depuis longtemps ma liberté

on pénètre en moi quand je dors de faim

pour ne pas souffrir je me dis que je suis rassasié

Marie-Pier. – (e)

Robin. – je croyais raconter cette histoire seul

Marie-Pier. – seul (e)

nous sera je

(ibid. : 49-50)

Ce « nous sera je » est un refrain qui vient réaffirmer la choralité de cette instance mouvante. À l’instar des corps, les mots y sont prompts au changement, ce que symbolise cette voyelle entre parenthèses qui marque le féminin tout en le dérobant – le genre féminin est bien indiqué en français, sans qu’il soit forcément audible, affirmé. L’écriture comme le spectacle proposent d’explorer ce que contient cette parenthèse, de partager les processus qui sont à l’oeuvre dans cette suspension. D’ailleurs, plusieurs références, médias et cultures sont mêlés à dessein, souvent avec beaucoup d’humour. Hermione de l’Andromaque de Racine, le film Aliens, la série Les machos ou encore plusieurs chansons de Nana Mouskouri illustrent l’importance du contexte des représentations dans la constitution de chacun. Ces références hétérogènes sont agencées de façon dynamique. Elles permettent de rappeler que chaque personne reçoit en quelque sorte la forme que les discours lui donnent. Boudreault s’inscrit ainsi dans le sillon des Gender Studies, qui « s’intéress[ent] au corps non comme réalité préalable, mais comme effet bien réel des régulations sociales et des assignations normatives » (Fassin, 2005 : 10). (e) entend faire partager l’aventure d’une co-constitution permanente avec les autres au sein de la fiction et dans l’imaginaire des lecteurs et spectateurs.

Augmenter les médiations entre l’oeuvre et le lecteur, le spectateur

En partant du compte-rendu qu’a réalisé Hugues Marchal de l’ouvrage Le corps de l’informe (2002) dirigé par Évelyne Grossman, Muriel Plana rappelle comment la question de l’informe force le chercheur à « passer d’une perspective interne à la création à une interrogation touchant à la réception » (2010 : 17) :

L’informe […] ne serai[t] qu’[un] éta[t] transitoir[e] de l’oeuvre novatrice dans l’attente de la reconnaissance de sa forme singulière par un public nouveau – d’abord, minoritaire, ensuite, dominant. Dans une logique plus moderniste que post-moderniste, l’oeuvre informe [...] aurait donc seulement une forme cachée, cachée parce qu’elle n’aurait pas encore créé son propre spectateur – un spectateur capable de « la décrire correctement » et prêt à reconnaître « sa structure » encore « informulée »

(idem).

Dans La trilogie des flous et dans (e), ce sont des médiations démultipliées entre l’oeuvre et les lecteurs, entre l’oeuvre et les spectateurs, qui permettent à ces derniers d’inventer progressivement une « reconnaissance de sa forme singulière ». Quelles sont ces médiations et comment sont-elles accrues?

Selon Tatiana Balkowski, « l’oeuvre de Danis est [poétique] parce qu’elle parvient à faire entendre ce qui est en retrait, sans même mettre en avant ce retrait » (2014 : 326-327). L’écriture de La trilogie des flous présente des failles qui font percevoir de nombreuses matières. N’étant pas sémiotisables, ces différentes matérialités qui traversent l’écriture théâtrale ne constituent pas des discours, ce qui les distingue des dynamiques interdiscursives soulignées dans (e). Ces matérialités délimitent un « espace performatif » (Schiau Botea, 2010 : 15) qui valorise tout à la fois les dimensions sonores, visuelles et physiques du texte poétique. La lecture proposée relève dès lors de rythmes et d’expériences différentes, car elles supposent d’être au moins en partie inventées par chaque lecteur. Chez nos artistes québécois, le texte théâtral constitue un « espace performatif » par sa façon d’ouvrir des brèches dans l’écriture théâtrale et d’engager des médiations singulières.

À l’instar de (e), La trilogie des flous présente un texte-matériau qui est foncièrement dépendant de la « polyphonie scénique » et de l’espace-temps de la performance. Ce texte-matériau participe chez Danis à la recherche d’une « écriture en 3D »[7]. L’écriture est donc une « exploration » en soi, elle n’est pas seulement un prétexte pour une proposition scénique. Les trois dimensions permettent de rompre avec une écriture dont la bidimensionnalité – au sens concret – entraîne une linéarité narrative qui appauvrit le drame, le récit, les personnages ou encore les possibilités signifiantes. L’aplat auquel l’écriture théâtrale est réduite sclérose, pour Danis, ses potentialités narratives, performatives et donc scéniques.

Tout d’abord, la tridimensionnalité de l’écriture théâtrale perturbe sa linéarité conventionnelle et les évidences narratives qu’elle suscite, comme le précise Pauline Bouchet :

Multiplier les dimensions dans l’écriture dramatique, c’est ouvrir le sens à la diffraction et des espaces dans la linéarité pour un indécidable qui provoque du mouvement dans la matière langagière. Pour cela, [Danis] préconise dans […] La trilogie des flous une pratique récurrente des points de suspension comme trouées dans l’espace concret de la page et comme suspension au sens concret d’une hésitation dans l’espace. Il s’agit de créer une béance dans le texte qui aère l’énonciation pour permettre la rupture d’une évidence linéaire. Les mots eux-mêmes sont présentés en déséquilibre pour déstabiliser l’espace de la page en même temps que celui d’une scène possible

(2014 : 321).

L’usage récurrent des points de suspension souligne ces trois dimensions : leur omniprésence parasite l’espace textuel, à savoir l’aspect graphique, « concret » de la page, et l’espace de la fiction puisque l’énonciation présente de nombreuses aspérités. La démultiplication des points de suspension constitue une faille intermédiale remarquable, d’autant qu’elle est soulignée par une note liminaire – qui vaut pour le triptyque – ajoutée par Danis lors de la publication du texte :

Les trois points de suspension : ponctuation qui suppose l’absence d’un seul mot.
Plus de trois points de suspension : ponctuation qui signifie l’absence de plus d’un mot.
Les mots et les syllabes entre crochets peuvent être prononcés ou non

(2010b).

Les points de suspension et les crochets constituent des conventions remotivées par l’écriture danisienne, qui en fait varier l’usage courant en langue française. Habituellement, les points de suspension indiquent dans le texte théâtral une interruption et ne précisent pas ce qui est coupé dans la parole de locuteur – du moins pas autrement que par le contexte qui laisse comprendre si c’est une hésitation qui est marquée ou bien une énumération qui se trouve tue, voire sous-entendue. Dans La trilogie des flous, ils forment une trame paradoxale de l’écriture théâtrale. Leur omniprésence montre en effet que l’écriture n’est pas seulement constituée de mots figés par l’auteur sur la page. L’écriture est aussi inchoative, dans la mesure où elle se réalise dans la lecture, qui est conçue comme un mouvement et qui tend à devenir nettement une co-énonciation. Cette dernière est tout à fait classique quand ce sont acteurs et metteurs en scène qui effectuent la lecture du texte théâtral, mais elle est bien plus rare si l’on considère tout autre lecteur.

La « béance » créée dans le texte est dynamique : par son mouvement, elle place « en déséquilibre » les éléments constituant l’écriture théâtrale, ce qui « déstabilise » l’expérience de lecture, et partant l’événement théâtral. Le renouvellement proposé par La trilogie des flous est donc de trois ordres : les repères généraux des lecteurs et des spectateurs vacillent, et les spectateurs connaissant l’écriture danisienne ne rencontrent pas un univers qui leur est familier. Selon Lesage, « il faut accepter de s’aventurer sur un territoire […] pour lequel il n’y a plus de cartes. Mais une géographie imaginaire inusitée s’offre à qui accepte de se laisser porter par le “liquide du récit” » (2014 : 107).

Développer le devenir scénique de l’activité poétique

Dans les deux créations étudiées, l’activité poétique démultiplie les potentialités scéniques. Si une fable déconstruite est proposée au lecteur, la présence de Danis sur scène est déterminante dans la circulation du récit qu’elle instaure. Dans La trilogie des flous, il incarne un véritable rhapsode, au sens où l’entend Jean-Pierre Sarrazac, donnant à entendre en partie son texte et performant le geste de l’écriture ainsi que celui de la lecture.

Premièrement, Danis matérialise l’écriture au plateau, en utilisant un « stylo 3D » dans Reneiges. Conçu spécialement pour cette performance, cet instrument permet d’écrire à même l’espace. Le geste d’inscription du poète-performeur est foncièrement lié à son énonciation sur scène, le « stylo 3D » travaillant de concert avec la voix de Danis en contrôlant l’échantillonnage et la granularisation de la voix du narrateur, comme l’explique l’équipe des concepteurs du Labo 3DVision. Les dynamiques déclenchées par l’écriture de Danis sont donc liées entre elles, les signes inscrits dans l’espace scénique étant également transférés sur un écran circulaire. Ce transfert montre comment l’écrit est conçu dans son mouvement et de façon transmédiale. De plus, Danis partage l’espace scénique avec deux « actants » : Louliko Shibao et Huy-Phong Doan. Ces actants, qui demeurent muets, montrent que ce n’est pas une représentation mimétique qui a été choisie, mais bien la multisensorialité, la qualité des mouvements et les différences de matières; Danis préférant souvent « actant » à « acteur » parce que « l’actant agit moins sur la matière que la matière ne le fait agir » (Dodet, 2015 : 221). Aussi l’activité poétique peut-elle être indépendante d’un sujet agissant.

Deuxièmement, si Danis manipule des feuilles sur scène, un livret est également distribué à chaque spectateur, avec une lampe individuelle, à son entrée en salle à l’Usine C. Cet objet permet de souligner la co-énonciation originale proposée par La trilogie des flous. De forme verticale, ses feuillets proposent une lecture de bas en haut, alors que la couverture en carton du livret et le grain de son papier permettent de distinguer ce dernier d’un livre de théâtre traditionnel. Comparant la version du texte qui est offerte aux spectateurs de La trilogie des flous et celle qui est parue chez L’Arche, Bouchet souligne comment le texte publié a été remanié pour substituer aux modalités scéniques un espace-temps fictif :

[L]e phénomène le plus récurrent et cela, dans tout le texte, c’est la disparition de points de suspension remplacés par les mots en entier. Il s’agit donc pour cette édition imprimée de remplir quelques trouées du texte et donc, d’une certaine façon, de clarifier davantage les énoncés et la situation d’énonciation. Les premiers ajouts significatifs concernent le tout début du texte et sont conséquents car ils ouvrent sur un espace extérieur à la scène de la performance de novembre 2008. En effet, il s’agit ici de remplacer l’évidence d’une scène concrète par l’ouverture vers une scène possible au moyen d’une description plus claire d’un cadre spatio-temporel. Ainsi, l’actant Danis sorti de nulle part dans sa performance propose ici, en tant qu’auteur dramatique, l’ouverture vers un passé, avant le présent de l’énonciation et réintroduit donc une forme de causalité et de linéarité dans le texte

(2014 : 326).

La comparaison entre ces deux états textuels permet donc d’évaluer comment la voix rhapsodique façonne La trilogie des flous. Si la performance rend évidente l’activité poétique de Danis, la version du texte publiée déplace plus nettement cette activité du côté du lecteur, instance qui redramatise la fable rhapsodique développée. Le livre publié comporte certes plus de mots que le livret distribué pendant la performance scénique, mais il reste en réalité très elliptique, d’autant qu’il ne contient quasiment aucune référence à la mise en scène[8]. À mon sens, ce choix éditorial ne permet pas au livre d’attester de cette activité poétique qui nourrit le texte et la scène dans La trilogie – l’ouvrage contenant d’ailleurs Mille anonymes et Ayiti tè frajil ou L’île saline. Quant à Boudreault et aux éditions Les Herbes rouges, tous deux ont souhaité que le texte (e) prenne place dans un « livre-témoin du spectacle, au plus près de la représentation, et non [qu’il soit] une partition du spectacle, le texte pour le texte, un autre objet » (Boudreault, correspondance avec Cyrielle Dodet, mars 2016). C’est pourquoi trois photographies du spectacle sont insérées à la fin de l’ouvrage, c’est sans doute aussi ce qui explique les différents paratextes renvoyant en partie à la mise en scène. Si ces deux éditions sont révélatrices d’une prise en compte différente du devenir scénique de l’écriture théâtrale, (e) demeure une proposition somme toute timide. Et ce constat peut être plus largement étendu dans le champ de l’édition de théâtre contemporain, comme s’en étonne, par exemple, Pierre Banos, en « constat[ant] que, pour [l]e théâtre post-dramatique qui met largement en cause les conventions théâtrales, les éditeurs ne recherchent pas davantage d’audaces typographiques, ces dramaturgies s’y prêtant pourtant » (2010 : 237).

Enfin, les potentialités scéniques sont également augmentées dans (e). D’une part, à l’instar du protagoniste, tous les personnages oscillent entre le type et la singularisation. Comme le montre la figure 1, le personnage de Marie-Chose a pour attribut de hauts talons pointus, à l’image de sa féminité acérée, de ses actes blessants, de la fourchette qu’elle plante dans la poitrine du protagoniste qui se vante de son aventure amoureuse avec son père, Le Roux. Mais Marie-Chose est incarnée à la fois par une actrice et un acteur, notamment grâce à des costumes réversibles. Ces transformations sont légères et efficaces : dans ce cas, elles empêchent une critique unilatérale de la femme castratrice. D’autre part, la scène bifrontale qui représente une allée de jeu de quilles est signifiante dans cette réflexion sur les genres, sur leur dualité et leur continuité. Des rideaux blancs agités sur le plateau, comme les voiles d’un navire affolées par les événements, constituent une toile centrale toujours provisoire (la mobilité des rideaux est visible sur la figure 2). Ces rideaux divisent souvent la scène, offrant aux spectateurs une visibilité partielle. Selon le côté où ils sont assis, les spectateurs ne voient pas la même chose, ils ne constituent pas leur regard de la même façon, ce qui problématise l’acte de voir, comme le souligne Georges Didi-Huberman :

L’acte de donner à voir n’est pas l’acte de donner des évidences visibles à des paires d’yeux qui se saisissent unilatéralement du « don visuel » pour s’en satisfaire unilatéralement. Donner à voir, c’est toujours inquiéter le voir, dans son acte, dans son sujet. Voir, c’est toujours une opération de sujet, donc une opération refendue, inquiétée, agitée, ouverte

(1992 : 51).

Le spectateur est troublé dans ses perceptions, qui sont souvent à redéfinir pour un temps limité puisque tout est inquiété et se rejoue sans cesse dans cet espace.

e, en guise de conclusion

L’activité poétique dans les recherches théâtrales de Danis et de Boudreault façonne donc une forme en devenir, au niveau textuel, sur le plan scénique ainsi que dans l’entrelacs dynamique entre l’écriture et le plateau. La performativité de cette activité souligne non seulement les processus de création à l’oeuvre dans l’écriture et sur scène, mais aussi la dimension co-créatrice que ces processus développent. Par ces fables fluctuantes, grâce aux recours singuliers à la choralité, aux jeux interdiscursifs et aux failles intermédiales, le lecteur et le spectateur sont sollicités de façon accrue. Dans La trilogie des flous, le spectateur est même invité à devenir lecteur pendant la performance. Cette co-création se manifeste par la présence au plateau de l’auteur-metteur-en-scène-poète-performeur. L’auteur en train de créer appartient ainsi plus ou moins pleinement à la fiction, plus ou moins entièrement à la scène. Cette position créatrice intermédiaire travaille de façon féconde l’informe théâtral. En effet, sur « les décombres de la poétique » (Pavis, 2014 : 189), l’auteur de théâtre apparaît comme une figure aux potentialités nombreuses et aux contours informes, dont la présence et le geste poussent les récepteurs à la création. Cette prise en charge complexe de l’activité poétique au théâtre constitue, à mon sens, une des voies permettant au théâtre d’être vivifié par « de nouveaux poètes » (Py, 2000 : 32). Cette voie est dynamique et pavée d’incertitudes, à l’instar de « e », lettre que Danis et Boudreault ont respectivement choisie pour titre[9]. Cette voyelle constitue en effet une image précise rendant compte de leur activité poétique. Dans e : roman-dit comme dans (e) : un genre d’épopée, cette voyelle est un matériau langagier essentiel, tout autant que sa célèbre suppression dans La disparition de Georges Perec. Chez nos créateurs québécois, le mystère de cette voyelle – qui est la plus usitée en langue française – est remotivé d’un point de vue dramaturgique, et ce dans un mouvement continu. Si l’activité poétique au théâtre constitue une forme en devenir, c’est toujours une forme mouvementée.

Figure 1

(e), avec Marie-Pier Labrecque et Robin-Joël Cool. Théâtre d’Aujourd’hui, Montréal, 2013.

Photographie de Jérémie Battaglia

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Figure 2

Dessins préparatoires réalisés par Patrice Charbonneau-Brunelle, chargé de la conception visuelle de la mise en scène de (e), 2013. Les rideaux délimitent un espace scénique bifrontal et peuvent être tirés.

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