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Le XXe siècle aura mené de grandes entreprises définitoires qui devaient permettre de mieux comprendre le monde et d’en fixer l’ordre : Qu’est-ce que la littérature? Qu’est-ce que l’histoire? Qu’est-ce que l’art? Qu’est-ce que le théâtre?[1] Il se sera terminé, à l’image de la chute du mur (de Berlin) en 1989, par l’effondrement des cloisons de toutes sortes qu’il avait érigées. Ces deux mouvements, en apparence contradictoires, correspondent, d’une part, à la volonté d’affirmer et de défendre des ontologies claires dans un contexte de changements incessants et, d’autre part, à une dynamique difficilement répressible de transferts, d’emprunts, d’hybridations et d’« entremêlements » (« [e]ntangled », Salter, 2010) qui transforme continuellement les pratiques, en brouille les contours et modifie leurs relations avec ce qui les entoure. Le théâtre du Long XXe siècle – 1880 à aujourd’hui – en offre une belle illustration; tout en développant une stratégie d’affirmation identitaire qui devait convaincre le public du caractère unique et insurpassable de l’expérience théâtrale, la scène n’a cessé de s’enrichir de techniques, technologies et savoirs venus d’autres pratiques.

Débutons par la quête ontologique. Dans le sillage de L’essence du théâtre, essai phare d’Henri Gouhier paru en 1943[2], s’est progressivement dégagée cette idée que le théâtre était l’art de la coprésence non médiatisée, c’est-à-dire « immédiate » et « vivante » – sans relais technologique – de l’acteur et du spectateur, dans un même lieu en même temps. De là découlerait la supériorité ontologique du théâtre sur les autres pratiques représentationnelles, à commencer par le cinéma : « Le cinéma ne nous parlera jamais que par images interposées : l’âme du théâtre, c’est d’avoir un corps » (Gouhier, 2002 : 21). Pour Gouhier et le courant essentialiste moderne dont il est la première grande figure, rien ne saurait surpasser cette relation directe du corps de l’acteur et du corps du spectateur, qui fait du théâtre l’art de la représentation par excellence : « Représenter, c’est rendre présent par des présences » (ibid. : 16). La vision de Gouhier n’avait rien de bien original. Dès le début du XXe siècle, des voix s’étaient élevées soulignant le caractère artificiel, factice ou « reproduit » du cinéma, qui ne pouvait mener qu’à son propre déclin, irréversible et imminent. Daniel Frohman, célèbre producteur de Broadway et directeur de la compagnie de cinéma Famous Players, affirmait ainsi, fort de sa double expérience, que le cinéma était à son zénith... en 1915! Il étayait cette première affirmation par une seconde tout aussi discutable, dont on trouve l’écho chez Gouhier, en soulignant que : « seul l’acteur vivant peut communiquer le magnétisme de l’acteur au public[3] » (cité dans Anonyme, 1915). Le mérite de Gouhier est donc surtout d’avoir donné une cohérence et une légitimité à une masse d’idées confuses et à des préjugés où se mêlaient angoisses face au changement, convictions religieuses – supériorité du naturel sur l’artificiel (ou du divin sur l’humain) –, résistance au(x) progrès, sentiment antimécaniste et conservatisme. Il est parvenu à produire un discours brillant, convaincant autant que rassurant. Sa stratégie ontologisante, puisque c’est de cela dont il s’agit, a profondément marqué le discours théâtral du XXe siècle avec, pour effet durable, l’image idyllique d’un théâtre millénaire qui résistait aux aléas des modes et au tourbillon des innovations. Ce parti pris « essentialiste » n’a pas eu que des effets positifs : adoptant une logique simplificatrice déconcertante, il a fait de la coprésence l’antithèse du médiatisé (et du technologique), conférant au théâtre le statut d’ultime refuge « d’une culture réelle et authentique dans un monde de vacuité mass-médiatique et télévisuelle[4] » (Boenisch, 2006 : 103). Le théâtre était l’art du vrai dans la durée, tandis que les médias, cinéma en tête, et leur arsenal technologique relevaient du factice et de la mode. Tout cela a eu pour conséquence notable de minimiser, voire d’occulter pendant des décennies, dans les discours théorique et historique sur le théâtre, la présence des technologies sur scène et leur rôle dans les processus de conception et de production des spectacles, en dépit de leur influence manifeste et grandissante tout au cours du Long XXe siècle. Cette « autre coprésence » occultée, celle de l’humain – vivant et doué d’intentionnalité – et du non-humain[5], fait cependant l’objet de nombreuses recherches depuis une vingtaine d’années. Les résultats sont clairs : la présence considérable des technologies (surtout électriques, puis numériques) a non seulement enrichi les capacités médiatrices du théâtre, elle les a radicalement transformées, qu’on pense aux progrès de l’éclairage, au développement de l’usage de la bande-son, à la sonorisation générale des salles[6], au recours aux projections vidéographiques et effets 3D, etc. Il aura néanmoins fallu attendre l’avènement des technologies numériques pour que s’impose l’idée de l’inséparabilité de l’humain et du non-humain au sein de la pratique. La chose ne s’est d’ailleurs pas faite sans heurts, la pensée essentialiste était si fortement ancrée dans le discours théâtral que la valorisation du non-humain n’a pu se faire qu’au prix d’un violent et retentissant affrontement d’idées. En effet, le débat Auslander-Phelan, du nom de ses deux principaux protagonistes, Philip Auslander et Peggy Phelan[7], a enflammé les dernières années du XXe siècle chez les Anglo-Saxons. Il a débouché sur une nouvelle approche du théâtre et de la représentation en général, comme le précise Philip Auslander dans son percutant essai Liveness: Performance in a Mediatized Culture. Il y écrit notamment que

la relation historique du vivant [liveness] et de la médiatisation doit être vue comme une relation de dépendance et d’imbrication plutôt que d’opposition. […] Loin d’être envahie, contaminée ou menacée par la médiation, la représentation vivante porte toujours déjà en elle les traces de la possibilité de la médiation technique (c’est-à-dire de la médiatisation), ce qui la définit en tant que pratique vivante[8]

(2008 : 56).

Ses affirmations sont confirmées par les travaux menés par différents groupes de recherche, depuis le milieu des années 2000, sur le rôle de l’éclairage (électrique) et des technologies de reproduction sonore et visuelle dans la conception et la présentation des spectacles en Europe et en Amérique du Nord à partir des années 1880[9]. S’y révèle une pratique hautement et sans cesse plus technologisée qui montre bien que le vivant et le médiatisé n’étaient (et ne sont) pas voués à s’exclure mutuellement, ce qu’illustre d’ailleurs très clairement la scène actuelle.

Si, au cours de ces dernières années, la plupart des chercheurs en théâtre se sont surtout intéressés aux transformations technologiques de la scène et à leurs effets sur l’expérience spectatorielle ainsi qu’aux phénomènes d’entropie qu’elles induisent, quelques autres ont interrogé certains phénomènes de transfert et d’hybridation qui ne sont pas moins déterminants. Deux d’entre eux, Jay David Bolter et Richard Grusin, ont rassemblé leurs réflexions dans un autre essai marquant du tournant du dernier siècle, Remediation: Understanding New Media (1999). Ils y proposent un modèle dynamique qui permet de comprendre l’apparition incessante de médias nouveaux et le déclin ou la (quasi) disparition continus de médias existants. Ce modèle, qui s’applique également aux arts (dont le théâtre) – qui, d’un point de vue intermédial, sont assimilables à des médias –, a pour principal mérite de prendre en compte l’ensemble des facteurs qui produisent les changements médiatiques. Le modèle repose sur une logique dite de remédiation : un média est donc ce qui remédie. Tout média « s’approprie les techniques, les formes et la signification sociale d’autres médias et tente de rivaliser avec eux ou de les refaçonner au nom du réel. Dans notre culture, un média ne peut jamais opérer isolément parce qu’il doit entrer en relation, de respect ou de rivalité, avec d’autres médias[10] » (Bolter et Grusin, 1999 : 65). Les processus de remédiation concernent donc autant le matériel que l’immatériel, des objets que des valeurs et des agents, des façons de faire, des comportements ou des savoirs, l’humain et le non-humain. Ainsi, le théâtre s’est non seulement enrichi de projections visuelles et sonores ou d’effets d’éclairage issus d’autres pratiques, mais il emprunte aussi abondamment à d’autres formes expressives, à commencer par le roman, avec l’apparition de la narration ou de la poésie[11], la danse, le cirque, le spectacle de magie, le concert rock, etc.

Informe et remédiation

Tout cela soulève une question de fond : si on a, à présent, une idée assez claire des facteurs conjoncturels qui ont mené à l’émergence de la pensée essentialiste et à sa radicalisation (à mesure que s’imposaient les rivaux du théâtre), on s’est peu interrogé sur les fondements de la dynamique remédiante, comme si celle-ci allait de soi, comme si elle obéissait à un déterminisme technologique, comme s’il existait un telos médiatique. Henry Jenkins, auteur de La culture de la convergence : des médias au transmédia, autre ouvrage marquant sur le monde des médias, est de ceux qui rejettent l’option téléologique, attribuant plutôt aux stratèges de l’industrie des médias cette idée d’un fatum évolutionniste. Misant sur le fantasme d’un média qui, en tout temps et en tout lieu, serait capable de tout médier, il suggère que chaque innovation technologique – tapageusement marquée par le lancement de l’appareil dernier cri – nous approcherait davantage de ce média absolu. Ce faisant, il dénonce à la fois la stratégie et le fantasme, qualifiant tout cela d’« illusion de la boîte noire » (Jenkins, 2013 : 33), la boîte noire métaphorisant le pouvoir magique de l’appareil rêvé. Pour séduisant qu’il soit, l’argument de Jenkins se fonde sur un aspect très particulier de la logique remédiante : son exploitation commerciale. La remédiation relève toutefois de causes plus fondamentales et globales : elle correspond à un besoin puissant, profond, continu et irrépressible de rendre compte autrement de pans connus de l’expérience humaine ainsi que de pans nouveaux, ou jusque-là insoupçonnés, de cette expérience. Pour cette raison, elle transcende les conjonctures et ne saurait être réduite à des principes déterministes ou à des intérêts corporatifs, si puissants soient-ils. Il y a, en effet, toujours eu remédiation – le théâtre ayant continuellement remédié des éléments d’autres pratiques et ayant toujours été lui-même remédié –, or les choses changent au tout début du Long XXe siècle alors que se produit une forte poussée remédiante qui n’a cessé de s’amplifier. Celle-ci est indissociable de la quête symboliste, de l’avènement des spectacles de spirites, de l’émergence de la psychanalyse et de l’invention du phonographe. L’objet de la médiation n’était plus seulement la vie qu’on voit, mais aussi l’autre vie, « non vue » (« unseen », Thacker, 2013 : 81), et, plus encore, l’outre-vie : le phonogramme comme le spirite donnent en effet accès au monde des morts. Au théâtre, cette double quête – exprimer autre chose par d’autres voies – correspond au fondement même des explorations dramaturgiques des avant-gardes, mais aussi de celles de metteurs en scène et de dramaturges célèbres de la modernité, qu’on pense à Maurice Maeterlinck et à son traitement révolutionnaire du sonore, en particulier dans la pièce Les aveugles (1890)[12]. On aura alors assisté à une forte technologisation de la scène ainsi qu’à une multiplication sans précédents des « genres » théâtraux avec, notamment, l’apparition, de la féerie, du burlesque, du vaudeville américain ou du Grand-Guignol qui font exploser les modes et les objets de l’énonciation. S’il y a toujours eu remédiation au théâtre, il faut donc admettre que l’ampleur de celle-ci a varié dans le temps et dans l’espace, tout se passant en effet comme si le besoin de « communiquer » davantage et autrement se faisait plus pressant, plus vital, dès la fin du XIXe siècle.

L’idée d’informe que développe Georges Bataille dans les années 1920, en marge du mouvement surréaliste et en lien avec lui, relève de cette mouvance générale et l’éclaire. Ce qu’on pourrait assimiler à une quête de l’« insaisi » donne lieu, chez le philosophe, à une poétique inachevée et inachevable de l’inexprimé. Il n’existe malheureusement pas d’illustrations satisfaisantes de l’informe[13], tout comme il n’y en pas de définition stable ni claire. Toutefois, il s’est dégagé, au fil des réflexions, des qualités récurrentes parmi lesquelles on retient l’hétérogénéité, l’insaisissabilité et le caractère processuel. Ce dernier aspect est particulièrement intéressant pour l’approche intermédiale que nous adoptons ici.

Chez Aristote, rappelons-le, la matière est indifférenciée et c’est grâce à la forme (apposée et imposée par l’humain) que s’y instaurent des singularités reconnaissables, évaluables et classables. Bataille a bien cela en tête. À l’entrée du mot « informe » de son dictionnaire critique, il écrit : « Ainsi informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme » (Bataille, 1970; souligné dans le texte). C’est sur cette action de déclassage, qui nécessite donc à la fois la présence et la négation de la forme, que se concentrent Rosalind E. Krauss et Yve-Alain Bois dans leur ouvrage L’informe : mode d’emploi (1996). Si l’informe n’était que l’absence de forme, les choses seraient relativement simples, mais il existe une permanence de l’informe alors que la forme, elle, est nécessairement conjoncturelle et provisoire : elle porte en elle sa propre obsolescence. Il y a donc, selon cette perspective, une dimension destructrice à la « mise en forme » qui serait paradoxalement l’ouverture sur autre chose et sur un inévitable retour de et à l’informe. Pour Bataille, cela tient au carcan des mots et à leur relative fixité. Voilà pourquoi son « dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais la besogne des mots » (Bataille, 1970), et c’est par cette « besogne » que le lecteur, l’auditeur ou le spectateur s’ouvrirait à la présence de l’informe, en vivrait l’expérience : l’informe comporte donc une forte dimension performative en même temps qu’il appelle à une redéfinition des agentivités.

Concrètement, Bataille propose donc, au-delà de la défiance à l’égard des mots, de se libérer de l’emprise exclusive du signe et de la solidarité signifiant / signifié qui, en limitant, emprisonnant et fragmentant l’informe, le réifie pour substituer à l’expérience du monde la fréquentation de formes inventées. Si on ne prétendait pas, par ces formes, exprimer l’informe, cela ne causerait pas de problème, cependant tel n’est en général pas le cas. L’idée que défend Bataille n’est pas nouvelle, elle n’a pas cessé d’occuper les philosophes occidentaux depuis Parménide : comment, en effet, discrétiser (en unités stables comme les mots) une totalité en mouvement sans la transformer, sans en suspendre la vitalité, sans la réduire? L’informe de Bataille ne fait donc pas que remettre en cause la cohérence du signe, il amène à dénoncer la propension du logos à tout coloniser. La représentation traditionnelle, qui en est la manifestation la plus emblématique, ne s’avérerait en fin de compte qu’autoconstruction, qu’artifice narcissique et autarcique (de ses auteurs); elle n’exprimerait qu’elle-même. Disons-le autrement : les signes – particulièrement les signes linguistiques auxquels pense Bataille – sont des outils d’asservissement du non-humain à et par l’humain. Dans La ressemblance informe ou Le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Georges Didi-Huberman insiste précisément sur cette dimension anthropomorphique de toute forme, de même que sur l’enfermement sur soi qu’elle opère :

On comprend alors que l’informe procède aussi, et peut-être surtout, d’une mise en mouvement de notre propre désir de regarder face à face ce qui décompose la – notre – « Figure humaine ». Une mise en mouvement de notre désir de regarder en face, au moins accidentellement, et dans une proximité si forte qu’elle confine au toucher, notre propre deuil de la « Figure humaine »

(1995 : 164; souligné dans le texte).

S’il y a deuil, c’est parce qu’accéder à l’informe, c’est accéder à une autre dimension où l’humain n’est ni central ni nécessaire, c’est abandonner les repères connus fixés par lui, quitter les territoires habituels où il ne fait que se projeter lui-même. Nécessaire et libérateur, ce deuil douloureux qu’appelle Bataille marquerait le passage d’un univers colonisé, présumé maîtrisé, à un nouvel espace-temps qui transformerait aussi radicalement le statut de l’humain, ainsi que son rôle et sa place dans et par rapport à ce qu’il observe. La pensée de Bataille n’est donc pas sans résonance avec les percées de la physique quantique qui bouleversent son époque, ce que Timothée Schellenberg, auteur d’une ambitieuse thèse sur l’informe et la littérature, atteste en nuançant le propos de Didi-Huberman : l’informe ne signifie pas l’exclusion totale de la « Figure humaine » puisque, pour Bataille, celle-ci ne « saurait s’absenter absolument de notre monde » (Schellenberg, 2010 : 26) : « Aussi commence-t-on à percevoir que la littérature dans son rapport avec un dehors informe, loin de se constituer hors de toute visée représentative, chercherait plutôt à atteindre un hétérogène à l’ordre du discours et de ses formes » (idem).

Qu’est-ce que cet hétérogène et comment l’atteint-on? Si Schellenberg ne répond pas directement à la question, sa thèse a le mérite notable de recadrer la démarche de Bataille dans le champ de la littérature et du discursif précisément parce que ce dernier fonde sa quête sur la langue et s’y confine, encouragé en cela par les avancées de la linguistique et les expérimentations surréalistes qui galvanisent son époque. Après s’être risqué dans tous les genres (d’écriture), c’est-à-dire après avoir tout essayé, Bataille avoue « [s]ombr[er] dans la philosophie, [pour] tente[r] de dire en des termes possibles ce que seule aurait le pouvoir d’exprimer la poésie, qui est le langage de l’impossible » (1971 : 514; souligné dans le texte). Si la poésie est peut-être effectivement, grâce à sa polysémie et sa dimension performative, le « langage de l’impossible », elle n’est pas celui de l’informe, bien qu’elle s’en approche.

L’enjeu majeur de l’informe réside donc dans sa communicabilité qu’on peut résumer à cette interrogation : comment permettre la présence et l’expression du non-humain dans une dynamique communicationnelle née de l’humain, pensée et contrôlée par lui? C’est sous cet angle que je désire aborder ce projet toujours inachevé de poétique de l’inexprimé, en ayant en tête les phénomènes de remédiation observables sur la scène théâtrale contemporaine et les dernières avancées de la pensée intermédiale, plus précisément les dynamiques hypermédiales ainsi que le concept d’excommunication développé en 2013 par les spécialistes américains des médias Alexander R. Galloway, Eugene Thacker et McKenzie Wark.

De l’informe à l’excommunication : la quête continue

L’argumentaire de Bataille, aussi bien que ses références, témoignent bien d’une vision d’époque et de la conception relativement simple de la communication qu’elle avait développée et que Claude Shannon a illustrée avec son célèbre schéma linéaire[14]. Toutefois, le concept d’informe n’est pas daté pour autant, il flotte, dans la pensée de l’informe, l’idée forte d’une vérité cosmique dont l’humain (occidental) se serait éloigné par excès de narcissisme – l’omniprésente « Figure humaine » –, un narcissisme qui aurait conduit à croire que le langage pouvait tenir lieu de médiateur universel, objectif et suffisant. Cet espoir, qui explique en partie la place considérable qu’a occupée la linguistique au sein des sciences humaines pendant quelques décennies, a cependant été déçu. L’échec du langage, y compris celui du langage poétique, à exprimer l’informe ne prouve cependant qu’une chose : un langage, en l’occurrence la langue, ne peut y parvenir seul. Mais qu’adviendrait-il si, dans le but d’accéder à « un hétérogène à l’ordre du discours et de ses formes », pour reprendre la formule de Schellenberg (2010 : 26), on mobilisait simultanément divers langages et modes d’expression et de partage?

Le théâtre offre, à cet égard, un cas d’étude intéressant, surtout à une période marquée par les phénomènes d’hybridation et de remédiation qui en accroissent considérablement les capacités médiatrices. Sa nature hypermédiale[15] – c’est un média fait de médias autonomes – impose justement une multiplication et une combinaison toujours autres des modes expressifs les plus divers. Le texte théâtral, qui est l’un de ces modes, se « choralise » (Chante avec moi d’Olivier Choinière, 2010), se « poétise » (4.48 Psychose de Sarah Kane, 2000), se « romanise » (par l’omniprésence d’une voix narrative), parfois tout cela en même temps – comme dans Septembres (2009) de Philippe Malone ou dans de nombreuses pièces des jeunes dramaturges québécois actuels tels qu’Étienne Lepage ou Sarah Berthiaume. Le spectacle théâtral est de plus en plus vécu comme une expérience plurielle et synesthésique, propre à chaque personne. Il faut écouter les bandes-son que conçoit Scott Gibbons pour Romeo Castellucci, lire les plans d’éclairage de ce dernier, revoir dans le détail ses scénographies et costumes, penser en même temps à l’enfer et à Dante, au jeu des acteurs, pour prendre un peu la mesure de tout ce qui s’est vécu et transmis pendant la représentation d’Inferno, Purgatorio et Paradiso[16]. Tout cela n’est évidemment pas de l’ordre du dicible mais, de toute évidence, quelque chose s’est passé, a été partagé en résonance avec autre chose qu’on ressent mais qu’on ignore et qui nous dépasse – et qu’on n’éprouve pas nécessairement le besoin de verbaliser… au grand désarroi de certains critiques. Rappelons d’ailleurs que si le discours théorique, en théâtre, commence à peine à être en phase avec la pratique, le discours critique peine à se faire l’écho de la complexité de l’expérience spectatorielle contemporaine et à élucider ce qui la produit. Or, au-delà de ces considérations, ce qui frappe surtout dans la scène d’aujourd’hui, c’est l’agentivité inédite du non-humain et la possibilité qu’elle offre d’une expérience de partage dont le modèle communicationnel traditionnel ne parvient pas à rendre compte, comme si cela le dépassait, se passait littéralement hors de lui.

Dans leur important essai Excommunication: Three Inquiries in Media and Mediation (2013), qui contient quelques références à Bataille – particulièrement ses réflexions sur le sacré –, Galloway, Thacker et Wark posent cette question en apparence anodine : « Est-ce que tout ce qui existe existe pour être présenté et représenté, pour être médié et remédié, pour être communiqué et traduit?[17] » (2013 : 10.) S’appuyant sur quelques exemples probants, ils répondent, sans surprise, à leur question par la négative avant d’entreprendre de conceptualiser ce qui existerait et serait transmissible (ou exprimable ou partageable), mais en situant d’emblée cela hors de la dynamique communicationnelle connue. C’est ainsi qu’ils développent le concept radical d’excommunication qui ouvre sur d’autres modalités de médiation dont Galloway esquisse une première cartographie (2013). À la différence de Bataille, qui restait confiné au cadre communicationnel traditionnel et dans ce qu’on pourrait qualifier de médiation de la communication, Thacker propose une rupture paradigmatique majeure :

La fonction des médias n’est plus de rendre l’inaccessible accessible ou de connecter ce qui est séparé. Les médias révèlent plutôt l’inaccessibilité en elle-même et d’elle-même – ils rendent accessible l’inaccessibilité – dans son inaccessibilité[18]

(2013 : 96).

La poétique de l’inexprimé, que j’évoquais au début de cet article, résulterait donc peut-être d’une médiation double et paradoxale : la médiation de ce qui n’a pas encore été médié, mais aussi la médiation de ce qui, par définition, ne peut pas être médié et ne le sera jamais. Autrement dit, il s’agit d’une médiation qui révèle un non-médiable seulement saisissable hors communication, dans l’excommunication. C’est probablement là que réside le principal écart par rapport à la théorie de l’informe élaborée par Bataille, écart résultant d’un a priori fort selon lequel l’inexprimé ne peut parvenir à la conscience qu’en étant médié en ou dans autre chose; tout n’est pas médiable mais certains médias, que Thacker appelle les « médias sombres » (« dark media », 2013) peuvent rendre perceptible cette non-médiabilité. C’est en ces termes que les trois théoriciens synthétisent la nouveauté de leur entreprise : « Notre but […] n’est pas tant de forger une théorie de la médiation en termes de communication, pour laquelle on a déjà beaucoup écrit, mais une théorie de la médiation comme excommunication[19] » (Galloway, Thacker et Wark, 2013 : 11).

Pour toute communication, il y aurait « une excommunication qui lui est antérieure, qui la conditionne et qui la rend naturelle[20] » (idem), et qui, évidemment, « excède les formes de communications normatives – et humaines[21] » (Thacker, 2014 : 80). Thacker, comme Galloway et Wark, en arrive ainsi à la conclusion que, si la communication est limitée à l’humain, l’excommunication relève du non-humain : « Soit le non-humain brise la communication normative humaine par une rupture excommunicationnelle, soit la communication elle-même est si radicalement transformée et devient si étrangère que parler de communication n’a plus tellement de sens[22] » (idem).

La transformation profonde des pratiques médiatrices du théâtre dont nous sommes témoins, depuis l’avènement des technologies électriques et, plus encore, depuis celui plus récent – à un siècle d’écart – des technologies numériques, résulte du bouleversement de la dynamique agentielle qui y prévalait historiquement. La prolifération des remédiations n’a pas seulement conforté la place des technologies – donc du non-humain – dans la production et la présentation du spectacle théâtral, elle a aussi instauré une nouvelle écologie et mobilisé d’autres modes expérientiels. Bataille n’est plus là pour l’attester, mais on peut se demander si notre théâtre post-postdramatique – ou intermédial –, par sa dynamique hypermédiale qu’alimente une forte poussée remédiante, ne nous fait pas, parfois, toucher, sentir, éprouver un peu de cet informe, nous rendant sensible son inaccessibilité même.

Ces riches univers animés, lumineux et sonores qu’offrent certaines de nos scènes ouvrent sur autre chose – qu’on ne cesse d’ignorer tout en en éprouvant la présence – et correspondent paradoxalement à ce que, rappelle Thacker, la théorie traditionnelle de la communication assimilerait à des « échecs performatifs » (« performative failures », 2014 : 101), mais qui, dans la perspective de l’excommunication comme dans celle de l’informe, s’avèrent d’une remarquable fécondité.