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L’interprétation des contrats est quotidiennement utilisée devant les tribunaux pour trancher les litiges entre des parties contractantes. Pourtant, la doctrine civiliste s’intéresse peu à ce sujet et la jurisprudence peut sembler prendre plusieurs directions incompatibles avec la théorie classique[1]. Dans son ouvrage, Vincent Caron s’attaque à cette théorie qu’il prend le temps de déconstruire avec minutie. Après avoir sévèrement critiqué la théorie interprétative classique, l’auteur se lance comme défi de développer une théorie « plus complexe, mais qui a une meilleure capacité explicative, qui cherche à rétablir une certaine honnêteté intellectuelle et qui correspond mieux à la réalité vivante de ce que fait l’interprète » (p. xi).

Dans la première partie de son ouvrage, Vincent Caron se penche sur la théorie pragmatique de l’interprétation juridique en explicitant le triangle de la signification du professeur Benoît Frydman, qui est composé de l’émetteur (1), du message (2) et du destinataire (3)[2]. Les trois sommets exercent tous une influence sur la signification du message. Vincent Caron les reprend pour élaborer sa théorie pragmatique de l’interprétation contractuelle. Adaptés à la logique de l’interprétation contractuelle, ces sommets deviennent les contractants (1), la logique (du droit et du contrat) (2) et l’interprète (3). On remarque alors que, en plus des contractants, la logique et l’interprète sont appelés à jouer un rôle dans l’émergence du sens selon la théorie pragmatique. Cette dernière, adaptée à l’interprétation contractuelle, englobe à travers ses sommets différentes théories interprétatives. Ainsi, le sommet des contractants (1) utilise l’autorité comme fondement de ses arguments et se sert de l’intention commune à titre de lieu commun. Pour sa part, le sommet portant sur la logique (du droit et du contrat) (2) fait appel à la raison comme fondement de ses arguments et à la cohérence du système en guise de lieu commun. Enfin, le sommet de l’interprète (3) a recours à l’utilité comme fondement de ses arguments et à la mise en balance des intérêts en tant que lieu commun (p. 65).

Dans la deuxième partie de son ouvrage, Vincent Caron compare la théorie classique de l’interprétation des contrats à un temple, lequel serait supporté par deux colonnes : la doctrine du sens clair et l’intention commune des parties. La doctrine du sens clair pose le principe (tautologique) qu’il ne faut pas interpréter ce qui ne nécessite pas d’interprétation. Selon ce principe, ce n’est qu’en présence d’un doute ou d’une ambiguïté que l’écrit peut être interprété. Vincent Caron critique[3] cette doctrine au motif qu’il n’existe pas de texte clair en soi et que cette idée témoigne d’une méconnaissance de l’activité interprétative. Également, l’auteur formule la critique suivante : affirmer qu’un texte est clair présuppose une interprétation et la distinction entre « clair » et « ambigu » est discutable. Cette doctrine va d’ailleurs à l’encontre de l’article 1425 du Code civil du Québec d’après lequel l’interprète ne doit pas « s’arrêter au sens littéral des termes utilisés ». L’auteur distingue ensuite trois fonctions de la doctrine du sens clair qui expliquent pour quelles raisons cette dernière est parfois encore utilisée. À l’image de son homologue en matière d’interprétation des lois, la doctrine du sens clair joue un rôle de régulation[4], de justification[5] et de dissimulation[6].

La seconde colonne du temple, soit celle de l’intention commune des parties, est ensuite analysée par Vincent Caron. Selon la théorie classique, l’interprète doit trouver l’intention commune des parties au moment de la formation du contrat, laquelle repose sur les fondements suivants : la liberté contractuelle, l’autonomie de la volonté et la rationalité des contractants. Le premier fondement fait l’objet d’une analyse critique par l’auteur, celui-ci soulignant son caractère artificiel : nous ne sommes pas toujours libres de contracter[7] et notre liberté de choisir notre cocontractant est souvent limitée[8], tout comme le contenu du contrat[9]. En ce qui concerne l’autonomie de la volonté, l’auteur affirme qu’elle ne justifie plus la force obligatoire et le caractère juste du contrat. Il critique également le concept de la rationalité des contractants qui, à son avis, « hypertrophie artificiellement l’autorité accordée à l’auteur » et « atrophie proportionnellement la reconnaissance du rôle joué par la cohérence du droit dans l’émergence de la signification » (p. 121). Vincent Caron exprime d’abord ses doutes quant à la recherche de l’intention commune au moment de la formation du contrat dans certaines situations, notamment dans les contrats d’adhésion où une partie en position de force dicte ses conditions, dans les cas où les parties n’ont pas tout prévu ou encore dans les cas où elles ont changé depuis la formation du contrat[10]. L’auteur analyse ensuite les fonctions de l’intention commune. La recherche de l’intention commune des parties a des fonctions de régulation[11], de justification sur le plan de la forme[12] et du fond[13] ainsi que de dissimulation[14]. Bref, il est possible de constater que les deux « colonnes du temple » (le sens clair et l’intention commune des parties) permettent de camoufler le véritable rôle de l’interprète et participent à la dissimulation de sa fonction créatrice.

Vincent Caron poursuit sa critique en analysant les poutres du temple qui se trouvent à être la division classique entre les méthodes subjectives et les méthodes objectives. Ainsi, dans la théorie classique, quand l’interprète ne réussit pas à trouver clairement l’intention commune des parties, il dispose de plusieurs moyens pour arriver à la découvrir (méthodes subjectives). C’est seulement lorsque ces moyens ne lui permettent pas de déceler l’intention commune des parties qu’il peut utiliser d’autres moyens indépendants de la volonté des contractants (méthodes objectives). La méthode textuelle, qui étudie les termes employés, la méthode logique, qui examine le contexte d’emploi des termes, et la méthode téléologique, qui se penche sur le but poursuivi par les contractants, font partie des méthodes subjectives. Celles-ci tentent de déterminer la volonté commune des contractants et sont édictées aux articles 1425 à 1431 C.c.Q. Selon la théorie classique, lorsque les méthodes subjectives sont infructueuses, l’interprète peut alors passer aux méthodes objectives contenues aux articles 1432 et 1434 C.c.Q. L’emploi des usages, le recours à l’équité et l’application des règles de lecture forcée composent les méthodes objectives. Vincent Caron critique cette façon de classifier les méthodes subjectives et les méthodes objectives, considérant qu’elle « hypertrophie le rôle de la volonté au détriment des autres facteurs de sens » (p. 173). Dans sa thèse, il utilise à titre d’exemples les articles 1426, 1427 et 1428 C.c.Q. qu’il justifie par d’autres facteurs de sens que la volonté des contractants. La théorie classique, qui justifie l’existence de ces articles par la volonté des parties, se trouve ainsi à amplifier le rôle de l’autorité de l’auteur en limitant le rôle de la cohérence et de l’interprète dans le processus interprétatif. Tout en soutenant que la théorie interprétative classique hypotrophie les autres facteurs de sens, Vincent Caron relève que, en plus du fait de reléguer au second rang les facteurs indépendants de la volonté, la théorie classique justifie le recours à ces méthodes par des présomptions de volonté. L’emploi des méthodes objectives s’explique dans la théorie classique par la recherche de la volonté, les parties étant présumées vouloir ce qui est déterminé par les méthodes objectives. Pour critiquer la théorie classique, l’auteur a procédé à une analyse quantitative de près de 500 décisions qui citent l’article 1432 C.c.Q.[15]. Étant donné le nombre insuffisant de décisions de la Cour d’appel, il a étendu sa recherche aux juridictions de la Cour supérieure et de la Cour du Québec (Chambre civile et Division des petites créances)[16]. Puis il a examiné les données obtenues et les a compilées sous forme de tableau selon le rôle joué par l’article 1432 C.c.Q.[17] et d’après le moment où il a été utilisé à l’étape de la justification[18]. Vincent Caron en arrive à la conclusion que la théorie classique devrait être nuancée, car l’article 1432 C.c.Q. était cité dans bon nombre de cas sans que la Cour ait préalablement eu recours aux méthodes subjectives. Dans certaines décisions, on se servait même exclusivement de cet article pour trancher le litige. De plus, l’auteur souligne que cet article a non seulement une fonction décisive[19], mais aussi à l’occasion une fonction fortifiante de l’argumentation[20] ou encore une fonction stylistique[21].

Dans la troisième partie de son ouvrage, Vincent Caron construit sa pyramide de sens. Il s’agit d’une ébauche de la théorie pragmatique de l’interprétation contractuelle. La démarche de l’auteur se veut alors descriptive plutôt que prescriptive. Il amorce cette partie en abordant la production de la norme, puis sa justification. Il est important ici de faire la distinction entre les deux : la production de la norme découle du choix de l’interprète, tandis que sa justification est liée à l’argumentation qui s’ensuit.

Pour élaborer sa théorie de la production de la norme, Vincent Caron débute en faisant un détour par la théorie structurante du droit de Friedrich Müller, qu’il adapte à l’interprétation des contrats. Cette théorie fait la distinction entre la norme et le texte de la norme : l’interprète utilise le texte seulement comme point de départ pour élaborer la norme et il en dégage les différents sens possibles. Par la suite, le juge concrétise la norme : il produit la norme générale dans un cas déterminé. Cette théorie reconnaît donc le choix de sens opéré par l’interprète et se trouve, par le fait même, à accepter l’influence de ce dernier relativement à l’interprétation. Ainsi, Vincent Caron mentionne que, dans la théorie pragmatique de la production de la norme, le juge doit s’intéresser à trois facteurs : la volonté de l’auteur, la logique de l’ordre juridique établi et la légitimité du résultat. Ces facteurs interviennent simultanément et constituent le triangle de la production de la norme juridique qui contient les « mobiles psychologiques » de l’interprète.

Par la suite, Vincent Caron met au point le triangle de la justification de la norme juridique. Ce triangle permet d’illustrer les arguments utilisés par les interprètes pour convaincre leurs lecteurs du choix de la norme. Selon l’auteur, il n’y a donc pas nécessairement de concordance entre la justification de la norme et les « mobiles psychologiques » de la production de la norme. Dans le triangle de la justification soumis par l’auteur, l’interprète a le choix d’utiliser des arguments de volonté (1), des arguments de logique (2) ou des arguments de légitimité (3). Vincent Caron place les arguments de texte à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du triangle, étant donné que « le rapprochement de cet argument à un pôle de signification varie en fonction de son contexte d’utilisation » (p. 219). Les arguments de volonté découlant de la formation du contrat se manifestent à travers la volonté commune et individuelle des parties, tandis que ceux qui résultent de l’exécution du contrat apparaissent dans l’interprétation déjà faite du contrat par les parties et à travers la renonciation et la modification implicite du contrat. Les arguments de logique, pour leur part, englobent les arguments de cohérence du système juridique au fil des principes généraux du droit et des adages, de la loi, de la jurisprudence, de la doctrine et des usages. Les arguments de logique se manifestent également par l’entremise des arguments de cohérence contractuelle. Ces derniers peuvent provenir de la logique à l’intérieur même du contrat ou encore de la qualification ou de l’objet du contrat. Les arguments de légitimité, quant à eux, se manifestent à travers les effets de l’interprétation. Ceux-ci peuvent être économiquement raisonnables, socialement raisonnables et équitables. Les arguments de légitimité incluent aussi les règles d’interprétation stricte d’origine doctrinale ou prétorienne et les règles d’interprétation stricte codifiées (par exemple, l’article 1432 C.c.Q.). Ainsi, le juge appelé à interpréter un contrat dispose de plusieurs outils argumentatifs pour justifier son interprétation.

Vincent Caron termine son ouvrage en illustrant sa pyramide à l’aide de décisions judiciaires. Il applique donc son triangle de la justification à plusieurs décisions de la Cour d’appel du Québec. Ainsi, il catégorise douze juges de la Cour d’appel en fonction du type d’arguments utilisés pour rendre leurs décisions[22] : les arguments de texte, les arguments volontaristes, les arguments de logique, les arguments variés et les arguments inclassables. L’auteur en arrive à la conclusion que chacun des juges possède sa propre façon de justifier son interprétation. Il démontre, par conséquent, de manière éloquente qu’il n’existe pas une seule théorie d’interprétation, mais qu’il y a plutôt coexistence de plusieurs théories. Contrairement à ce que prétend la théorie classique, la justification de la norme ne découle pas systématiquement d’arguments de volonté. Chaque interprète se situe dès lors à un endroit différent sur le triangle de la justification. Il serait pertinent de mentionner que, dans cette partie de son ouvrage, l’auteur s’est concentré sur la justification de la norme et non sur sa production. Cette dernière étant conditionnée à des opérations intellectuelles inaccessibles à l’observateur, il est uniquement possible de spéculer à leur endroit.

La thèse de Vincent Caron, à la base de son ouvrage, permet ainsi de résoudre les problèmes que soulève la théorie classique de l’interprétation des contrats[23]. De façon structurée, méthodique et intelligible, l’auteur fait appel à plusieurs analogies pour bien illustrer ses propos. D’ailleurs, il a reçu le prix Thémis de la meilleure thèse en 2015. À notre avis, son ouvrage est un incontournable pour les avocats, notaires, juges, professeurs et étudiants qui s’intéressent à l’interprétation des contrats et qui recherchent une présentation de l’état positif du droit.