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Lorsqu’une personne doit recourir au système judiciaire pour obtenir justice, il lui faut se montrer diligente, car le temps est son ennemi. La législation de la plupart des États fixe des délais, ceux-ci variant selon la nature de l’injustice subie et le remède demandé. Leur non-respect par le justiciable éteint son droit de recourir aux tribunaux : dans les pays de tradition de droit civil, il s’agit de la prescription extinctive. Les critiques de la prescription soutiennent (avec raison) qu’il est profondément injuste de priver une personne agressée sexuellement durant son enfance d’obtenir réparation une fois qu’elle est devenue adulte et alors pleinement consciente des torts qui lui ont été causés. C’est d’ailleurs une situation particulière en matière de prescription. Les défenseurs de l’institution répliquent en donnant l’exemple de l’agence de recouvrement qui tarde à demander son dû à un entrepreneur en construction ou à un consommateur. Or, un justiciable pourrait aussi attendre, sans sa faute, trop longtemps pour demander une réparation contre un entrepreneur en construction qui l’a floué. Pourquoi avoir prévu ainsi que le simple écoulement du temps fait perdre le droit de demander justice? Pourquoi existe-t-il actuellement une tendance à la réduction des délais de la prescription extinctive pour les droits personnels dans les systèmes juridiques de droit civil? Au Québec par exemple, le délai de droit commun en matière de droits personnels, applicable en l’absence d’une disposition législative particulière, a été réduit en 1994 de 30 à 3 ans. La France a également raccourci ses délais en 2008[1].

Malgré son importance capitale, le sujet demeure un parent pauvre dans la littérature juridique civiliste contemporaine. Les auteurs du xxie siècle n’insistent pas sur la naissance et les fondements de la prescription extinctive. Ils se concentrent plutôt sur l’exposé des règles techniques du droit positif, comme le point de départ des délais, leur durée, leur suspension, leur interruption et la renonciation possible. Les fondements des règles de la prescription sont systématiquement repris sans véritable discussion; ils semblent même tenus pour acquis. De plus, dans les quelques paragraphes consacrés à ce thème dans leurs ouvrages respectifs, les auteurs ne s’entendent pas sur les causes et les circonstances de la naissance de l’institution : ancien droit romain, fin de l’Empire, apport de l’empire d’Orient, ancien droit français, institution autonome ou simple excroissance de la prescription acquisitive qui a fini par s’émanciper? Par contre, ils s’accordent pour dire que la prescription extinctive est une institution fondamentale[2].

Conséquemment, nous voulons, dans la présente étude, mettre en évidence les causes véritables et les circonstances réelles de la naissance de la prescription extinctive des droits personnels, préciser ses fondements et suivre l’évolution de cette notion, de sa conception jusqu’à aujourd’hui. Sur le plan méthodologique, notre étude consiste essentiellement en un compte rendu doctrinal et historique qui n’a pas pour prétention de révolutionner l’état des connaissances. Nous souhaitons principalement remettre au goût du jour et rapporter des informations qui ont été traitées en profondeur par les auteurs classiques du xviiie, du xixe et du début du xxe siècle, et qui semblent maintenant tomber dans l’oubli, autant pour les auteurs que pour les informations. Ces derniers révèlent pourtant une foule d’éléments pertinents et intéressants pour mieux comprendre le droit positif actuel. Comme les périodes historiques visées sont parfois très longues et en raison de la barrière de la langue (latin, grec ancien), nous avons décidé, en toute connaissance de cause, de nous restreindre à l’étude de ces sources dites « secondaires ». À plus long terme, ces résultats nous serviront pour confronter le droit positif en vigueur et déterminer si ce droit est compatible avec la réalité sociale moderne, mais surtout avec ses exigences d’accès à la justice et de respect des droits fondamentaux de la personne, des victimes et des consommateurs. Notre étude est essentiellement consacrée au droit civil québécois et français, à l’ancien droit et au droit romain. Nous ferons également quelques incursions en common law canadienne et anglaise, de même que dans les lois adoptées dans ces États. Cela nous permettra de consolider certains acquis et même de découvrir de nouveaux fondements. Enfin, malgré quelques commentaires sur la prescription acquisitive et la prescription extinctive de droits réels, qui se rapportent toutes deux essentiellement au droit des biens, nous nous concentrerons sur la prescription extinctive des droits personnels, sur le droit des obligations, les droits de créance et le droit d’une personne d’exiger une prestation d’une autre personne[3]. La prescription des droits réels, tant acquisitive qu’extinctive, fera l’objet d’une étude ultérieure.

1. Les fondements de la prescription

Comme plusieurs institutions du droit, la prescription est apparue à la suite du constat de sa nécessité. Afin de mieux faire saisir le concept, nous estimons nécessaire de nous référer aux impératifs ayant motivé son adoption. Après avoir traité des fondements les plus fréquemment mentionnés par la doctrine civiliste ainsi que de certains plus méconnus, nous étudierons plus en détail chacune des grandes lignes parmi lesquelles ils peuvent être divisés. Aux fins de complément et de comparaison, nous présenterons les justifications apportées par la common law à l’existence de la prescription.

1.1 Généralités

La prescription est expliquée et justifiée par les mêmes éléments chez les auteurs modernes. Ces fondements peuvent se regrouper autour des axes principaux suivants, qui se trouvent dans une forme ou une autre dans la plupart des ouvrages de droit civil généraux et de droit des obligations qui abordent la question, de même que dans les ouvrages plus spécialisés[4] :

  • Ordre public :

    • Stabilité des rapports de droit;

    • Stabilité des patrimoines;

    • Ordre social général;

    • Assure le repos et la tranquillité;

  • Présomptions et preuve :

    • Présomption de paiement;

    • Présomption de renonciation;

    • Préservation de la preuve contre les effets du temps;

    • Diminuer l’obligation de conservation de la preuve;

    • Élimine les risques liés aux pertes de titres ou aux vices de forme;

  • Sanction du créancier et protection du débiteur :

    • Sanction envers le créancier négligent;

    • Protection du débiteur par rapport à son créancier négligent.

Cette conception générale des fondements de la prescription semble directement héritée des auteurs classiques[5], à qui, comme nous l’avons mentionné en introduction, plusieurs auteurs modernes font simplement référence sans développements plus poussés.

Outre les grands axes mentionnés plus haut, des fondements plus précis ou uniques sont également indiqués, notamment :

  • un droit « fondamental » de connaître son sort à la suite d’un incident générateur de droit[6];

  • un consentement tacite de celui qui laisse son droit prescrire[7];

  • une protection du débiteur vulnérable contre l’accumulation des dettes[8];

  • un mécanisme d’adéquation du droit aux faits[9];

  • un désengorgement des tribunaux, en réduisant le nombre de poursuites et en évitant des procès souvent longs, à l’issue trop aléatoire et incertaine[10].

Enfin, bien que ce fondement soit mentionné en matière de prescription extinctive en droit criminel, ajoutons, mutatis mutandis, un droit à l’oubli pour le responsable du préjudice causé :

Le droit à l’oubli doit se comprendre comme un droit de l’auteur de l’infraction à être oublié. Deux justifications peuvent être invoquées. La première, essentielle, est que, au-delà d’un certain temps, il est préférable de fermer les plaies du passé plutôt que les rouvrir. La seconde tient dans la forme de sanction que subit le délinquant d’avoir vécu longtemps dans l’angoisse d’être pris[11].

Ces fondements permettent de distinguer la prescription des autres limites de temps imposées par la loi qui lui ressemblent parfois, comme les délais de déchéance ou les délais préfix, qui sont motivés par une volonté d’encourager, voire de forcer le justiciable à agir rapidement dans certains cas pour des motifs d’intérêts publics supérieurs[12].

1.2 Ordre public et stabilité du droit

Le premier des fondements de la prescription, et le plus évident, est sa nécessité dans l’intérêt général de la société. Sur cet aspect, la prescription a été décrite comme « une de ces institutions bienfaisantes et salutaires sur lesquelles repose la tranquillité de tout un chacun[13] ». L’ordre social a intérêt à ce que les rapports de droit soient clairs et stables, et que le droit corresponde aux situations de fait[14]. La stabilité des patrimoines s’avère un objectif important à cet égard[15]. L’absence de prescription créerait en effet une incertitude constante des personnes par rapport à leurs droits : la prescription vient donc apporter une certitude, une tranquillité d’esprit salutaire et nécessaire. Cette stabilité est d’autant plus essentielle si l’on considère que, sans la prescription, les dettes pourraient se transmettre aux héritiers et ayants droit lointains, ce qui créerait ainsi davantage de situations problématiques[16].

La prescription implique une certaine part d’injustice et d’immoralité. Elle est même, en quelque sorte, opposée à l’équité naturelle[17]. Un créancier sera, au bout du compte, privé de son droit, ce qui constitue une certaine injustice et protège parfois des débiteurs malhonnêtes. Cette injustice est toutefois justifiée compte tenu de toute la nécessité générale de la prescription dans le maintien de l’ordre public[18]. C’est pourquoi la bonne foi n’est habituellement pas une condition sine qua non en matière de prescription extinctive[19]. C’est également pour cette raison que le droit se montre généralement réticent à reconnaître toute cause de suspension ou d’interruption, même dans des situations exceptionnelles[20] : toute mesure qui restreint le cours de la prescription est une mesure d’exception qui doit être traitée comme telle[21].

Ce fondement de la prescription ne fait toutefois pas l’unanimité. Son caractère même d’ordre public est mis en doute, étant donné que l’on peut, en règle générale, y renoncer[22]. Cependant, ce paradoxe sera réconcilié en distinguant l’institution de la prescription, qui est d’ordre public, et son application dans les cas spécifiques, qui est d’intérêt privé et à laquelle un débiteur pourra être amené à vouloir renoncer, notamment en raison de sa conscience[23].

1.3 Présomptions et préservation de la preuve

La finalité probatoire de la prescription s’envisage comme une dispense de preuve prévue par la loi pour le justiciable qui est dans une situation légitime, mais autrement incapable de le prouver[24]. Ce sont surtout les courtes prescriptions qui ont été considérées par les auteurs français comme fondées sur des présomptions (irréfragables) de paiement. Précisons que les courtes prescriptions existaient généralement en matière commerciale. La rapidité et la fréquence des transactions dans ce domaine faisaient en sorte qu’il était présumé que les créances étaient habituellement réclamées et payées rapidement, sans quittance formelle[25].

La présomption de paiement peut être perçue de façon plus large, comme une présomption générale que celui qui jouit d’un droit le fait à juste titre, et qu’à l’inverse celui qui se tait à propos d’un droit n’en jouit plus[26]. L’objectif de la prescription à cet égard est double. Il consiste, dans un premier temps, à éviter que les tribunaux aient à trancher des litiges dont les faits générateurs seraient si anciens qu’il deviendrait impossible aux parties de présenter des éléments de preuve, les pièces ou les quittances ayant été perdues ou détruites à la suite du passage du temps et les témoins pouvant être morts[27]. Le second volet de cette fin probatoire de la prescription est de libérer les créanciers de l’obligation d’avoir à conserver éternellement des archives de toutes leurs transactions, afin de se prémunir contre un éventuel litige fondé sur une créance ancienne, que l’on croyait oubliée[28]. Cet aspect probatoire de la prescription amène un autre effet pratique bénéfique, soit de désengorger les tribunaux de litiges anciens qui pourraient se révéler fastidieux et interminables[29].

La présomption de paiement est un élément important à l’origine de la notion moderne de la prescription. Néanmoins, même chez les auteurs classiques, cette présomption ne faisait pas l’unanimité. En principe, une présomption doit reposer sur des faits démontrés, ce qui, en raison du passage du temps, devient pratiquement impossible en matière de prescription[30]. Il est cependant difficile, en droit positif, de soutenir cette qualification. La distinction a longtemps été importante en droit français, puisque certains effets de la prescription pouvaient être repoussés selon qu’il s’agissait ou non d’une présomption de paiement[31]. Une réforme du droit français de la prescription en 2008 a toutefois éliminé cette distinction[32].

1.4 Sanction contre le créancier négligent et protection du débiteur

Les justifications de cet aspect de la prescription sont multiples, mais elles peuvent s’expliquer principalement sous deux angles, à savoir celui de la punition du créancier et celui de la protection du débiteur. Premier angle, l’aspect de la punition du créancier est couramment repris et se comprend par le fait que celui qui ne fait pas preuve de diligence dans la poursuite de ses droits et qui se désintéresse de ses créances ne mérite pas la protection de la loi[33]. C’est ce que dit une formule connue : « Celui qui néglige ainsi ses droits est au-dessus du besoin[34]. » Cette préoccupation existait dès le droit romain[35]. Second angle, l’aspect de la protection du débiteur se justifie par le fait que la négligence du créancier n’a pas uniquement des conséquences à son égard, mais est également susceptible de porter préjudice à son débiteur. Le cas le plus souvent avancé est celui de la prescription des arrérages et des dettes périodiques[36]. Le créancier qui, longtemps inactif, déciderait subitement de poursuivre son débiteur pour la totalité de sa dette accumulée placerait ce dernier dans une situation souvent insoutenable, le menant potentiellement à la ruine, et pour cela il doit être empêché de le faire. La prescription vient également protéger le débiteur d’avoir à payer plus d’une fois à un créancier qui, par malhonnêteté ou par oubli, lui réclamerait une seconde fois une dette déjà payée[37].

1.5 Mécanisme d’adéquation du droit aux faits

Bien que cette raison d’être soit secondaire par rapport aux autres, la prescription fait en sorte que la réalité juridique corresponde à la réalité factuelle. Nous pouvons y voir une condition nécessaire au maintien de la suprématie du droit, celui-ci devant s’adapter, se plier à certaines situations factuelles immuables, afin de demeurer conforme à la réalité[38]. C’est pour le droit une façon d’admettre qu’il ne peut se soustraire à la réalité du temps[39]. Vue sous cet angle, la prescription extinctive ne cherche pas à éteindre des droits, mais bien à consolider des situations de fait[40].

1.6 Fondements révélés par les systèmes de common law

Les systèmes de common law peuvent-ils éclairer notre étude, en consolidant les fondements déjà trouvés ou encore en nous révélant des assises différentes? Les fondements et les principes que nous présentons ici correspondent aux justifications avancées par les auteurs à propos des statutes of limitation, l’équivalent fonctionnel dans les systèmes juridiques de common law des règles de la prescription extinctive en droit civil[41]. Certaines de ces justifications s’avèrent pratiquement identiques à celles qui sont avancées en droit civil. Par exemple, il existe en droit de tradition anglaise la notion de peace and repose selon laquelle le débiteur, après un certain temps, a droit à une certaine tranquillité d’esprit[42]. L’impact du passage du temps sur la qualité de la preuve fait également partie des justifications traditionnelles[43].

Le droit de tradition anglaise révèle toutefois des fondements inédits, mais parfaitement compatibles avec ceux qui sont mentionnés en droit civil, qui permettent de consolider la pertinence de la prescription. Rejoignant le motif plus rarement mentionné en droit civil de l’adéquation du droit aux faits, nous trouvons dans la littérature l’impact de l’évolution de la société sur le regard posé par le juge sur les mêmes évènements mais à des époques différentes[44]. Selon ce fondement, la prescription favorise l’équité des jugements rendus en contribuant à ce que ceux-ci reflètent réellement l’état du droit et les valeurs de la société au moment où les faits sont survenus.

La présomption de renonciation à poursuivre constitue un fondement en soi à la prescription en droit civil. En common law, elle est à l’origine de la doctrine of acquiscence, qui permet au juge de déclarer un recours prescrit à deux conditions : un créancier ne poursuit pas son débiteur et son inaction ou l’acte duquel on induit la renonciation à poursuivre survient en toute connaissance de cause[45]. Également, la doctrine of laches[46], basée sur la punition du créancier négligent, entraîne le rejet d’une demande fondée sur un recours en equity si le créancier a laissé s’écouler une période de temps suffisamment longue après laquelle le débiteur pouvait croire qu’il n’était plus sujet à poursuite et qu’il a modifié sa situation juridique et patrimoniale en conséquence.

Le droit de tradition anglaise révèle un fondement complètement inédit en droit civil. Comme elle circonscrit le risque de poursuites, la prescription contribue à rendre la responsabilité civile (particulièrement celle des commerçants) assurable à un prix raisonnable[47]. Ce fondement confirme que l’analyse économique du droit a souvent été considérée dans les origines et l’évolution de la responsabilité civile en common law[48]. Même si elle est fondée sur cette évolution particulière de la common law, cette justification s’avère pertinente dans le contexte du droit civil. La logique veut que les principes actuariels et la méthodologie dans le domaine des assurances soient plutôt uniformes, considérant le besoin grandissant d’obtenir des couvertures d’assurance semblables d’un État à l’autre dans le contexte actuel de mondialisation des marchés[49].

De tous les fondements invoqués tant en droit civil qu’en droit de tradition anglaise, il se dégage un grand dénominateur commun : la stabilité et la certitude du droit[50]. Un système juridique moderne ne peut laisser perdurer l’incertitude qui régnerait en permanence si les situations juridiques entre débiteurs et créanciers n’étaient pas, éventuellement, cristallisées dans le temps et closes par l’effet de son passage. Il apparaît donc clair que la prescription est nécessaire dans un ordre juridique fonctionnel et équitable. Demeurent désormais entière la question de son évolution dans le temps, au gré des changements socioculturels, et celle de la durée des délais, que nous abordons ci-dessous.

2. Les origines et l’évolution de la prescription

La prescription serait à l’origine de droit naturel. Le droit civil ne l’a pas créée mais bien aménagée en fonction de la réalité de la société[51]. Nous suivrons l’évolution de la prescription dans un ordre chronologique et logique. Avant d’étudier l’institution en question telle qu’elle a été traitée en ancien droit français, nous croyons qu’un détour par le droit grec antique et le droit romain s’impose. Par la suite, l’évolution de la prescription en France et au Québec précédera celle qu’elle a suivie en droit de tradition anglaise.

2.1 Les véritables origines en droit grec antique

La prescription extinctive des actions n’a pas été pas créée par le droit romain, celle-ci allant à l’encontre du principe de base de la perpétuité des actions[52]. La véritable origine du concept de prescription extinctive est plutôt le droit de la Grèce antique. Bien que les sources historiques concernant le droit grec antique soient infiniment moins abondantes et détaillées que celles qui portent sur le droit romain, il semble clair que les anciens Grecs ont connu la prescription extinctive des actions personnelles. L’institution porte le nom de prothesmia et regroupe tous les concepts apparentés, comme la forclusion et la déchéance[53]. Le délai général semble avoir été de 5 ans[54].

Le droit romain a toujours été confronté aux traditions locales des nouvelles provinces de l’Empire. Il a sans cesse toujours dû faire preuve d’une certaine adaptabilité dans ces circonstances, mais l’apport des traditions locales s’est surtout fait sentir durant dans la période postérieure à l’édit de l’empereur Caracalla étendant la citoyenneté à tous les sujets libres de l’Empire. La prescription extinctive se serait graduellement répandue dans l’ensemble de l’Empire romain à travers les coutumes des citoyens romains d’origine hellénistique[55]. C’est là un cas où la coutume juridique locale est devenue le droit romain[56].

La prescription extinctive aurait surtout été motivée par une finalité probatoire, le temps étant considéré comme la « meilleure preuve à opposer aux imposteurs ». Cette finalité s’avère d’autant plus importante considérant la place centrale de la preuve testimoniale dans les procès athéniens, et le fait que « les témoins ne peuvent pas vivre pour toujours[57] ». On a voulu éviter qu’une personne malhonnête n’attende la mort de témoins clés pour intenter une action mal fondée[58]. La prescription grecque aurait également été motivée par un désir de préserver l’harmonie entre différentes communautés après leur intégration, d’empêcher que de vieilles querelles entre communautés ne ressurgissent après plusieurs années afin de maintenir un climat favorable à la vie civique[59].

2.2 Le droit romain

Nous observons un consensus sur la présence de la prescription en droit romain, de même que sur les grandes lignes de son évolution historique, et cela, autant dans les ouvrages modernes[60] ou classiques[61] sur la prescription que dans les ouvrages spécialisés en histoire du droit[62]. Les grandes lignes peuvent se résumer ainsi :

  • À l’origine, les droits et les actions civils sont pratiquement tous imprescriptibles, la perpétuité des actions étant un principe de base en droit romain;

  • La perpétuité ne vaut généralement que pour les actions de droit civil strict;

  • Les actions prétoriennes sont, en règle générale, prescriptibles par un an, puisqu’elles doivent être terminées à l’intérieur du mandat du préteur qui accorde l’action[63]. Les préteurs peuvent utiliser leur pouvoir discrétionnaire pour débouter une action vétuste;

  • Le premier type de prescription à être reconnu sera la prescription acquisitive, appelée usucapio. Ce type de prescription est connu déjà sous l’antique Loi des Douze Tables, mais est d’application limitée aux citoyens romains;

  • Apparaît ensuite, en droit prétorien, la praescriptio longi temporis, qui est essentiellement une défense contre une action en revendication, que l’on oppose (pré-inscrit) en tête de formule, à la manière d’un moyen préliminaire. Cette prescription est davantage un dérivé de l’usucapio et de la prescription acquisitive. Elle permet au possesseur de repousser l’action du véritable propriétaire et de conserver le bien. À l’origine, elle n’autorise pas toutefois l’acquisition de la propriété;

  • Le droit grec ancien influence le droit romain;

  • La prescription générale et inconditionnelle des actions par un délai de 30 ans sera consolidée sous l’empereur Théodose II en 424, mais il demeure quelques exceptions. Un objectif de cette loi aurait été de punir les demandeurs apathiques;

  • Une prescription résiduaire de 40 ans est ensuite introduite par l’empereur Anastase (qui a régné de 491 à 518) pour combler les quelques situations qui ne sont toujours pas visées par la prescription trentenaire;

  • La réforme du droit opérée par Justinien en 531 vient fusionner les deux types de prescription, acquisitive et extinctive. Néanmoins, Justinien voulait plutôt réunir et fusionner les deux types de prescription acquisitive, ce qui a été fait. Il aurait toutefois, également, dans sa compilation du droit, maladroitement amalgamé la prescription acquisitive et la prescription extinctive, qui avaient toujours été distinctes[64].

C’est donc du droit romain que vient le terme « prescription » pour désigner cette institution en général. En droit romain, les premiers moyens de défense assimilables à la prescription moderne devaient être inscrits en tête de la formule, avant l’argumentation sur le fond, donc « écrits en avant », (praescriptio, en latin)[65]. Ce terme désignait à l’origine tout moyen de droit qui devait être ainsi invoqué avant d’argumenter au fond, s’apparentant aux moyens déclinatoires du droit moderne. Ce n’était pas le seul moyen préliminaire de la sorte, mais il était d’une importance telle que, avec le temps, le terme général praescriptio a désigné uniquement ce que nous appelons aujourd’hui « prescription[66] ».

2.3 L’ancien droit français

Le droit romain a eu une influence importante en ancien droit français et la prescription, telle que les Romains l’ont conçue, a été graduellement adoptée par les différents peuples barbares qui ont habité la France à l’époque. Ces derniers ont reconnu son utilité sociale[67]. Cependant, cette réception a été inégale selon les régions. Les peuples gaulois auraient généralement reconnu la prescription des actions, ce qui a pu faciliter sa réception[68]. Ainsi, le délai de prescription de 30 ans, hérité du droit romain, en est venu à être admis assez largement pendant la période de l’ancien droit en France[69].

Aux règles romaines classiques se sont graduellement ajoutées des règles spécifiques provenant d’ordonnances royales : c’est ainsi qu’ont été introduites les prescriptions plus courtes, inexistantes en droit romain classique[70]. Par exemple, l’ordonnance du roi Louis XII, de juin 1510, prévoit que les actions en rescision de contrats fondées sur « dol, fraude, circonvention, crainte, violence, ou déception de moitié de juste prix » se prescrivent par 10 ans (art. 46)[71]. Les ordonnances royales sont également venues introduire plusieurs règles spécifiques pour la prescription des dettes commerciales : c’est le cas de l’ordonnance de Louis XII de 1512, qui introduit une prescription de 6 mois pour les paiements dus à certains commerçants. Au sein de la Coutume de Paris, l’ordonnance de 1673 créera des distinctions entre différentes catégories de commerçants. D’une manière générale, ces prescriptions sont considérées comme des présomptions de paiement[72].

L’influence du droit canonique s’est également fait sentir. Les canonistes étaient généralement hostiles à l’institution, l’estimant un moyen de spoliation immoral[73]. Dans la mesure où les canonistes acceptent la prescription, ils insistent sur l’importance de la bonne foi. Ces réticences ont retardé l’implantation générale de la prescription en droit civil moderne, malgré son utilité sociale[74]. L’apport des canonistes se trouve principalement dans l’élaboration de la maxime contra non valentem agere non currit praescriptio[75], d’où découle la notion d’impossibilité en fait d’agir telle que nous la connaissons aujourd’hui.

2.4 L’oeuvre du Code Napoléon et du Code civil du Bas Canada

Le Code Napoléon de 1804 a été principalement inspiré par les travaux de Dunod de Charnage et de Domat, de même que par la Coutume de Paris[76]. Dans l’ancien droit subsistait une trop grande diversité de délais et de règles particulières, mélange hétéroclite de droit romain, canonique et coutumier. Devant ce chaos législatif, le Code Napoléon a voulu mettre de l’ordre. Il a éliminé les prescriptions plus longues que 30 ans et le délai trentenaire est devenu le délai résiduaire, général, qui remplace toutes les autres prescriptions qui ne sont pas l’objet de normes spécifiques[77]. Malgré cette simplification, l’application du délai général de 30 ans demeure limitée en raison de l’existence de plusieurs délais spécifiques, notamment en matière commerciale.

Dès son adoption, le Code Napoléon prévoit de très courtes prescriptions édictées aux articles 2271 à 2273, soit des délais variant de 6 mois à 5 ans pour les créances liées aux services rendus par des commerçants et professionnels : hôteliers (art. 2271 al. 2), huissiers (art. 2272 al.1), médecins (art. 2272 al. 3) et marchands (art. 2272 al. 4) faisaient tout un chacun l’objet de dispositions spécifiques. Un total de huit délais (6 mois, 1 an, 2 ans, 3 ans, 5 ans, 10 ans, 20 ans et 30 ans) peut être recensé. Jusqu’en 1985, les recours en responsabilité civile autant contractuelle qu’extracontractuelle étaient soumis à la prescription trentenaire de droit commun (art. 2262)[78]. De 1985 à 2008, les actions en responsabilité civile extracontractuelle étaient prescriptibles par 10 ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation[79], alors que la responsabilité contractuelle tombait toujours sous le coup de l’article 2262.

Le Code civil du Bas Canada a repris pour l’essentiel les règles du Code Napoléon. Le délai de droit commun de 30 ans apparaît à l’article 2242 C.c.B.C. Par contre, en vertu de l’article 2261 (2) C.c.B.C., les actions pour les dommages causés par un délit ou un quasi-délit se prescrivent par 2 ans. Pour ce qui est de la diffamation et du préjudice corporel, bien que les termes employés à cette époque diffèrent, les actions les concernant se prescrivent par 1 an en vertu de l’article 2262 (1) et (2) C.c.B.C. L’action en nullité contractuelle, quant à elle, se prescrit par 10 ans (art. 2258 C.c.B.C.). Même si les délais prévus ne sont pas exactement les mêmes dans les hypothèses particulières, les cas spécifiques visés aux articles 2260 à 2262 C.c.B.C. et aux articles 2271 à 2273 et 2277 du Code Napoléon sont très semblables : créances périodiques, services professionnels du médecin et de l’avocat ainsi que services d’hôtellerie font l’objet de dispositions particulières. Les délais du Code civil du Bas Canada en ces matières sont généralement plus longs et moins nombreux. On dénombre en effet huit délais dans le Code Napoléon, tandis que le Code civil du Bas Canada en contient six (1 an, 2 ans, 3 ans, 5 ans, 10 ans et 30 ans).

Outre les délais, le Code civil du Bas Canada et le Code Napoléon définissent l’institution de la prescription en utilisant les mêmes termes et les règles techniques (renonciation, interruption et suspension) diffèrent peu.

2.5 Le Code civil du Québec (1994) et la réforme française de 2008

La première prescription extinctive générale pour les actions en justice est apparue en 424 sous l’empereur byzantin Théodose II. Elle prévoyait un délai de 30 ans. Cette prescription est demeurée sans altérations majeures le délai de droit commun en droit civil, tant en France qu’au Québec, jusqu’à une période récente. Ces délais contenus dans le Code Napoléon et dans le Code civil du Bas Canada sont considérés comme beaucoup trop longs depuis fort longtemps. Ils étaient déjà critiqués par plusieurs auteurs classiques du xixe et du début du xxe siècle[80]. Ces derniers constatent et encouragent depuis longtemps une tendance générale vers des délais de prescription plus courts mieux appropriés pour la vie moderne[81]. L’évolution technologique et les communications modernes font en sorte que les longs délais qui pouvaient être essentiels pour la sauvegarde des droits des justiciables par le passé ne sont plus nécessairement requis aujourd’hui. Dans ce contexte, un raccourcissement général des délais de prescription vient accentuer son rôle de « police juridique », de maintien de la stabilité des rapports de droit[82].

La complexité des règles entourant les délais de prescription a également fait l’objet de préoccupations dans la doctrine, tant classique que moderne. Les commentaires des auteurs français sont révélateurs à cet égard[83]. La complexité des règles finit par faire en sorte que les justiciables peuvent parfois perdre des droits en dépit de leur diligence. Bien que le droit antique ait proposé de prime abord un régime uniforme, qui ne prévoyait que quelques délais généraux, un système fort complexe de multiples délais spécifiques, parfois difficiles à circonscrire, a fini par se développer par l’entremise de lois, d’édits et d’ordonnances royales diverses. La standardisation des délais était l’un des objectifs des codificateurs du Code Napoléon, comme en témoignent les commentaires des auteurs et l’adoption de l’article 2251[84], mais le régime demeurera complexe malgré cette codification[85]. Plusieurs auteurs se sont dits en faveur d’une élimination des délais spécifiques afin d’en arriver à un régime plus uniforme et facile d’application[86].

Le législateur québécois a été le premier à agir, lors de l’adoption du Code civil du Québec en 1994. La réforme du droit civil québécois s’est faite en plusieurs étapes et s’est échelonnée sur quelques décennies[87]. Le premier document à examiner est le rapport du Comité sur la prescription de l’Office de révision du Code civil (ORCC). Le Comité avait expressément pour objectif de simplifier, de clarifier et d’unifier le droit de la prescription[88]. Ses propositions pour y parvenir comportaient une réduction du nombre de délais existants et de leur longueur. Le délai plus que millénaire de 30 ans devait immanquablement être réduit[89]. Le Comité prévoyait un délai général de 5 ans pour les droits et recours personnels, soit une bonne part du droit des obligations, et reconduisait le délai du Code civil du Bas Canada de 2 ans en matière de délits et de quasi-délits[90]. Par ailleurs, le Comité innovait en prévoyant deux délais préfix. En matière de responsabilité civile, le report du point de départ ou la suspension de la prescription ne pouvait faire en sorte de prolonger le délai original au-delà de 10 ans après la commission du fait dommageable. La même chose était prévue en matière de nullité contractuelle, la sanction ne pouvant plus être prononcée 10 ans après la conclusion du contrat[91]. Enfin, élément intéressant, le Comité proposait d’abroger l’ensemble des dispositions contenues dans les diverses lois et concernant la prescription, ce qui aurait redonné au Code civil un véritable rôle de droit commun et même de source unique du droit en matière de prescription[92].

La version définitive du rapport de l’ORCC reprend les grandes lignes de celle du Comité, à une exception notable près[93]. L’ORCC recommande l’adoption d’un délai général de 3 ans en matière de droit des obligations (droits personnels), essentiellement pour limiter les distinctions entre la responsabilité civile et le droit contractuel, dans un désir louable de simplification et d’uniformisation. La durée du délai semble être un choix mitoyen entre les délais de 2 et de 5 ans prévus dans le rapport du Comité. Le délai de 3 ans est repris dans l’Avant-projet de loi portant réforme au Code civil du Québec du droit de la preuve et de la prescription et du droit international privé de 1988[94] et dans le Projet de loi no 125 de 1990, dernière version provisoire du Code civil[95]. Dans ses commentaires sur le Projet de loi no 125, le ministre de la Justice mentionne que le délai de 3 ans est « un heureux compromis entre le délai de cinq ans trop long et celui trop court d’un an[96] ». Notre intuition sur les raisons du choix du délai de 3 ans se confirme. Le délai de 1 an auquel le ministre fait référence est celui qui se trouve applicable aux lésions corporelles et aux injures verbales dans le Code civil du Bas Canada.

La version définitive du Code civil du Québec retient le délai de 3 ans comme nouveau délai de droit commun en matière de droits personnels à son article 2925. Selon les commentaires du ministre de la Justice, les fondements de ce raccourcissement du délai de droit commun sont les suivants : « Cette adaptation de la prescription extinctive aux temps actuels s’appuie […] sur l’intérêt […] d’une certaine stabilité et rapidité dans les affaires courantes et […] sur la valeur de la preuve et ses possibilités de dépérissement[97] ». Si le raccourcissement du délai de droit commun est une réussite, celui du nombre des délais se révèle, à notre avis, un échec. Le Code civil contient un délai de 1 an en certaines matières (art. 2928 et 2929), de 10 ans dans d’autres (art. 2924), un faux délai de droit commun (pratiquement jamais utilisé en raison de l’englobante exception de l’article 2925) pour l’ensemble de la prescription extinctive de 10 ans (art. 2922)[98], sans compter les modifications de 2013 qui ont réintroduit un délai de 10 et de 30 ans en matière d’acte criminel causant un préjudice corporel et d’agression sexuelle (art. 2926.1)[99]. Qui plus est, les lois particulières qui prévoient des délais particuliers sont toujours en vigueur, contrairement aux souhaits de l’ORCC. Au moins, l’article 2930 C.c.Q. prévoit depuis 1994 que les lois particulières ne peuvent imposer l’envoi d’un avis ou un délai de prescription plus court que 3 ans en matière de préjudice corporel (depuis 2013, les nouveaux délais de 10 et de 30 ans ont été ajoutés). En apparence neutre, cet article visait assurément à contrecarrer l’application des courtes prescriptions prévues en droit municipal, principalement l’article 585 de la Loi sur les cités et villes[100].

Qu’en est-il maintenant du cas français? Sous l’influence de réformes en cours ou récentes, dont celle qui a eu lieu en Allemagne[101], le législateur français a décidé, en 2008, d’intervenir dans le domaine de la prescription. L’épuration opérée par le Code Napoléon ne suffisait plus. La doctrine critiquait alors principalement la longueur et le nombre des délais existants[102]. Le législateur a donc adapté la longueur des délais à une société française dont le rythme de vie a considérablement accéléré au cours des dernières décennies. Le délai de droit commun a ainsi décru de 30 à 5 ans[103]. Une certaine place a été accordée à la liberté contractuelle en permettant aux parties d’allonger ou d’abréger les délais de prescription dans leurs rapports juridiques, à condition que le nouveau délai soit de plus de 1 an et de moins de 10 ans[104]. Le législateur, dans un souci de prudence, a toutefois exclu cette possibilité dans certains domaines[105]. La doctrine semble s’accorder pour dire que la réforme, bien qu’elle soit positive à certains égards, aurait dû être poussée un peu plus loin, ce qui lui a valu quelques critiques acerbes[106]. Cependant, le nombre de délais a été réduit, considérant que le Code civil français contient désormais quatre délais différents (5, 10, 20 et 30 ans) plutôt que huit et, surtout, que le nombre de cas visés par une disposition particulière a chuté de façon importante. Tout bien considéré, cette réforme constitue indubitablement un pas dans la bonne direction, compte tenu de l’abandon attendu de la règle plus que millénaire de la prescription trentenaire.

2.6 Les solutions appliquées dans le droit de tradition anglaise (common law)

À l’origine, la common law ne connaissait pas de délais de prescription[107]. Petit à petit, d’une façon analogue à ce qui s’est produit en France à la même époque, certaines ordonnances royales ont commencé à limiter les actions dans le temps, la toute première oeuvre législative connue en la matière étant le Statute of Merton, 1236[108]. Fait intéressant : les recours n’étaient pas prescrits par l’écoulement d’un délai en tant que tel, mais le devenaient à une date butoir, généralement liée à un fait historique, peu importe la période de temps qui s’était écoulée entre l’évènement générateur de droit et le fait historique. Ce sera trois siècles plus tard, en 1540, que la première loi dite moderne et prévoyant un réel délai s’écoulant à partir de la naissance de la cause d’action sera édictée[109].

La prescription de common law est inspirée du droit romain[110] : c’est pourquoi son fonctionnement participe autant de la logique déductive du droit civil que de la logique inductive de la common law. Effectivement, alors que le législateur du droit civil développe un principe général que les juges appliquent au cas particulier, le juge de common law élabore à partir du cas particulier une règle à vocation plus générale qui sera parfois tempérée par le législateur et appliquée à d’autres cas particuliers. La prescription conserve cette logique en raison, notamment, de l’importance de l’interprétation jurisprudentielle de la loi et de la spécificité des délais prévus dans la loi. En effet, plutôt que de prévoir un délai de droit commun avec diverses exceptions, la législation plus classique, telle qu’elle est présentée en doctrine, établit plutôt une myriade de délais particuliers complétés par un délai subsidiaire[111]. Toutefois, elle possède un caractère spécifique en raison du fait de son élaboration qui tient sa source principale dans la loi et non dans la jurisprudence. Les auteurs de doctrine soulignent d’ailleurs avec une certaine insistance le fait que la prescription a pour source la loi, alors que cela irait de soi en droit civil. Ainsi, dans les provinces canadiennes de common law, la source première des règles relatives à la prescription se retrouve invariablement dans une loi dont l’appellation peut varier : Statute of limitations, Limitation Act, Limitations Act ou encore Limitations of Actions Act[112]. Il faut immanquablement ajouter à cette source la loi d’interprétation de la province[113], puisque s’y trouvent les règles relatives à la computation des délais. Les règles de fond et les règles plus techniques sont scindées, contrairement à la situation qui règne en droit québécois de la prescription[114].

Une différence majeure entre le droit de la prescription en common law canadienne et le droit civil québécois mérite d’être soulignée, soit la présence récurrente de délais préfix d’application générale. Contrairement à la situation qui existe au Québec, les lois des provinces du reste du pays prévoient toutes, à l’exception de celle de l’Île-du-Prince-Édouard, un délai maximal d’application générale courant à partir d’un moment précis dans le temps (soit la survenance de l’acte ou de l’omission entraînant responsabilité) au-delà duquel le recours est prescrit, sans égard aux causes de suspension reconnues pour les délais de prescription. Ces délais, plus longs que les délais de prescription, sont d’une durée de 10, de 15 ou de 30 ans, selon la province[115]. Leur présence presque universelle est vraisemblablement une conséquence de la réduction généralisée de la longueur des délais lors des dernières réformes, celles-ci ayant poussé les tribunaux et les législateurs à être davantage généreux envers les créanciers en matière de suspension[116]. Si la suspension est plus facilement reconnue, un mécanisme doit faire en sorte que la prescription parvienne à remplir les fonctions pour lesquelles elle a été créée.

Il est intéressant de remarquer que les réformes actuelles de la prescription ont lieu à la fois dans les États de tradition civiliste et dans ceux de la common law. Au Canada, les lois relatives à la prescription ont, à l’exception de celle qui est en vigueur à l’Île-du-Prince-Édouard, toutes été adoptées ou modifiées depuis le début du xxie siècle[117]. Ces réformes sont généralement inspirées par les travaux de la Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada et, plus précisément, de la Loi uniforme sur la prescription des actions de 2005. Ce projet de loi type est lui-même basé sur des réformes relatives à la prescription en Alberta, en Ontario et en Saskatchewan, découlant elles-mêmes des travaux de l’Alberta Law Reform Institute sur la prescription, qui datent des années 80[118]. De plus, la similitude des critiques des auteurs de common law et des auteurs de droit civil[119] quant aux régimes de la prescription, étant à la source de ces réformes, témoigne de leurs origines communes et confirme que les législateurs des deux traditions juridiques ont dû résoudre des problèmes de même nature dans ce domaine du droit.

Actuellement, la tendance au raccourcissement des délais s’observe aussi dans les provinces de common law. La Colombie-Britannique, l’Alberta, la Saskatchewan, l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse ont adopté des délais d’application générale de 2 ans (basic limitation periods)[120], complétés par des délais spécifiques qui y dérogent. Dans leur application, ces dispositions sont très semblables à l’article 2925 C.c.Q. Toutefois, dans les provinces de l’Île-du-Prince-Édouard, de Terre-Neuve-et-Labrador et du Manitoba, on trouve plutôt de nombreux délais spécifiques et un délai subsidiaire de 6 ans (default limitation periods)[121], malgré les réformes. Ce délai de 6 ans est considéré par la doctrine comme le délai « classique » de la common law[122], un peu à la façon dont le délai de 30 ans était le délai « classique » du droit civil. Aux fins de comparaison, il convient de mentionner que la formulation de ces délais se rapproche de celle de l’article 2922 C.c.Q., dont les hypothèses d’application demeurent rares au Québec[123]. Pour ce qui est de la diffamation, alors qu’elle est soumise à un délai de 2 ans dans la plupart des États lorsqu’elle émane d’un particulier[124], les lois de certaines provinces prévoient un délai plus court lorsqu'elle est faite par un organisme de presse reconnu[125]. C’est là un autre point commun avec le droit civil québécois.

Conclusion

La prescription extinctive n’est pas l’ennemie tant décriée du justiciable, mais plutôt, dans l’ensemble, une importante alliée de celui-ci. L’institution existe depuis près de 3 000 ans et elle s’avère fondamentalement juste et équitable envers les deux parties dans un litige privé, sans oublier qu’elle est nécessaire dans l’intérêt public. Un auteur classique québécois déconstruit bien le mythe tenace encore trop souvent accolé à la prescription : « On a dit que la prescription était un moyen de spoliation donné aux gens malhonnêtes. Il est possible qu’elle favorise quelquefois des malhonnêtes gens, mais le plus souvent, au contraire, elle sert à protéger un honnête homme contre des prétentions malhonnêtes[126] ». Son effet, parfois déroutant pour le profane, serait probablement mieux compris et accepté si les citoyens étaient davantage renseignés sur l’existence et sur la durée des délais prévus par la loi[127]. La maxime « Nul n’est censé ignorer la loi » a rarement paru aussi désuète et illusoire qu’en matière de prescription[128].