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Introduction

Selon la classification traditionnelle des domaines du droit, l’arrêt R. c. Jordan[1], relatif à la tenue d’un procès criminel dans un délai raisonnable, relève du droit constitutionnel – plus précisément des droits et libertés constitutionnalisés dans la Charte canadienne des droits et libertés[2] – et, bien sûr, du droit pénal et criminel. Une autre compréhension de cette affaire est cependant possible. En effet, l’arrêt Jordan s’inscrit dans le droit de la gouvernance, ce phénomène juridique récemment apparu. Il existe, certes, plusieurs acceptions du droit de la gouvernance, et l’arrêt Jordan peut être compris comme relevant de différentes conceptions de gouvernance, en ce qu’il fait appel, d’un côté, à la gouvernance par les nombres et à la notion d’efficacité issue de l’analyse économique du droit et, de l’autre, à l’efficacité comme condition d’effectivité du droit dans la perspective de la théorie génétique de la gouvernance qui examine les conditions de possibilité d’un changement de culture juridique. En cela, la gouvernance de la justice vise à assurer à la fois l’effectivité du droit d’être jugé dans un délai raisonnable et, en rendant le système judiciaire plus efficace, à garantir une bonne gouvernance soucieuse de la gestion des fonds publics.

L’arrêt Jordan a marqué les consciences en ce qu’il a traduit un droit en nombres, cinq des neuf juges de la Cour suprême du Canada ayant fixé des plafonds pour traduire un inculpé en justice : 18 mois pour les procès instruits devant une cour provinciale et 30 mois pour ceux qui le sont devant une cour supérieure (ou ceux instruits devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête préliminaire). En lui-même, le droit conféré par l’alinéa 11 b) de la Charte, qui garantit à un inculpé le droit d’être jugé dans un délai raisonnable, implique évidemment la détermination d’un délai. Mais, plus encore, ce dont il est question dans l’arrêt Jordan, c’est de déterminer un nombre auquel correspond ce droit.

À l’époque de la remoralisation du droit qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, l’attention des juristes a principalement porté sur la transformation des droits en valeurs, à telle enseigne d’ailleurs qu’a été exprimée la crainte d’un « travestissement téléologique des droits[3] ». À l’ère de la gouvernance, il semble qu’il faille surtout s’intéresser, du moins selon une conception économique de la gouvernance, au travestissement numérique des droits, c’est-à-dire à la transformation des droits en nombres. Un tel changement heurte de plein fouet l’idée selon laquelle « le droit c’est précisément ce qui ne se compte pas[4] », ce qui peut expliquer en partie l’opinion rédigée par le juge Cromwell ainsi que la réaction de certains juristes depuis que l’arrêt Jordan a été rendu. Il faut cependant reconnaître que ce phénomène de quantification, s’il paraît nouveau dans le domaine des droits et libertés, est déjà bien connu et solidement ancré dans certains autres domaines du droit, notamment en matière de sécurité des produits et des aliments. En effet, des normes quantifiées ont fait leur apparition dans des lois canadiennes, des règlements d’application, des lignes directrices et des règles techniques auxquelles renvoient ces normes. En ce sens, l’usage normatif de quantification est un phénomène bien présent dans le droit; la nouveauté se situe donc davantage dans sa manifestation en matière de justice criminelle ainsi que de droits et libertés. L'idée qu'un procès soit gouverné par les mathématiques n'est pas nouvelle[5].

Si le domaine de l’administration publique subit l’influence de la logique économique et le modèle de la gestion (management), ce type de raisonnement paraît s’introduire maintenant dans les jugements juridiques relatifs aux droits et libertés, et ce, en dépit de la prétention à l’autonomie du droit. Le récent arrêt Jordan de la Cour suprême contribue de manière importante à ce tournant économique et gestionnaire du jugement juridique, en ce qu’il donne ouverture à pareille interprétation. Alors que certains juristes manifestent des réserves quant à cette « gouvernance par les nombres[6] », il faut cependant se garder de ne concevoir la gouvernance que dans son versant économique. S’il est vrai que la nouvelle rationalité du droit semble aussi fondée sur l’efficacité économique, la gouvernance ne saurait être comprise comme ayant uniquement une telle dimension économique, souvent associée au néolibéralisme et à la mondialisation économique. Une autre signification peut en effet en être dégagée, toujours à partir du droit de la gouvernance. Dans le versant associé à la philosophie politique, l’efficacité participe également à l’exigence d’effectivité du droit, qui, elle-même, s’affirme comme condition de légitimité du droit.

En matière de gestion des instances judiciaires, la gouvernance par les nombres peut prendre la forme d’une quantification en termes de coûts et de délais. Le droit et la justice ne peuvent être pensés sans cette perspective de l’accessibilité, qui est conditionnée notamment par les coûts et les délais, et, incidemment, par l’efficacité des normes. Derrière le recours aux divers modes de règlement des différends, surtout à l’époque où ils étaient encore considérés comme des modes alternatifs de règlement des conflits, l’argument des coûts et des délais s’est souvent avéré la principale justification pour choisir la médiation ou la négociation. Les recherches qui se sont récemment penchées sur les fondements de cette argumentation selon l’analyse économique du droit ont montré les limites d’une telle approche[7].

En se concentrant sur les coûts[8], le débat sur la numérisation ou la quantification du droit soulève l’enjeu de la marchandisation des droits. Lorsque les droits sont convertis en argent, leur sens en est perverti : ils risquent de devenir des biens consommables avec date de péremption. Même si, en lui-même, le droit attribue une certaine valeur aux biens et aux comportements[9], le fait de quantifier monétairement cette valeur lui confère un effet commercial. En posant la question de savoir combien les gens seraient prêts à payer pour la nature, la justice, etc., une telle logique cherche à accoler un prix à tout, même à la nature[10]. Ce phénomène de monétarisation, qui s’observe très largement dans d’autres secteurs tels que la santé et l’éducation[11], transforme la justice en produit de consommation, ce qui soulève la question des limites morales du marché[12]. Dans le domaine des droits et libertés, il arrive bien sûr que, à la suite de certains jugements[13] de la Cour suprême qui traitent de questions budgétaires ou qui ont des incidences financières, les discussions portent précisément sur la compétence d’un tribunal d’ordonner, en vertu de la Charte canadienne, la dépense de fonds publics. En l’espèce, c’est plutôt le pouvoir de la Cour suprême de fixer des délais qui est en cause, notamment lorsque, par les plafonds fixés, elle paraît réduire le pouvoir des juges de première instance qui ont à gérer les procès.

Quant aux délais, la question n’est pas celle de la transformation des droits en coûts ou en montants d’argent, mais en temps ou en durée. Bien qu’il existe d’intéressantes réflexions philosophiques et juridiques sur le temps[14] ou sur l’application temporelle du droit avec le droit transitoire[15], le travestissement temporel des droits tente de saisir le sens de ceux-ci par la formulation d’un « test objectif[16] ».

En effet, lorsqu’il emprunte la logique purement économique de la gouvernance par les nombres, le jugement juridique risque non seulement de travestir le sens des droits en les réduisant à une valeur numérique mais, en recherchant l’efficacité, il privilégie un type de rationalité et une philosophie morale particulière. Cherchant à maximiser l’utilité sociale à la manière des économistes, les juristes fondent le discours juridique sur la philosophie morale utilitariste. Pourtant, une fois encore, l’efficacité peut être appréhendée autrement que dans cet unique sens économique, en ce qu’elle contribue également aux autres vecteurs de la gouvernance, soit les exigences de légitimité démocratique et d’effectivité du droit.

Alors que certains cas d’arrêt des procédures et de remise en liberté dans les suites de l’arrêt Jordan ont fait couler beaucoup d’encre[17], l’analyse proposée ici cherche à comprendre les fondements du raisonnement juridique adopté dans ce cas par la Cour suprême. Il s’agit, en somme, de montrer que ce jugement s’inscrit dans un nouveau paradigme juridique[18], le droit de la gouvernance, davantage préoccupé par l’efficacité, la légitimité et l’effectivité du droit. Dans la dimension économique de la gouvernance, les logiques des sciences de l’économie et de la gestion tendent à s’implanter dans les institutions publiques et à supplanter le raisonnement juridique plus traditionnel fondé sur la loi et le règlement. Dans sa dimension politique, le souci d’efficacité des normes cherche à les rendre plus effectives, de manière à assurer au droit une plus grande légitimité démocratique. C’est ce tiraillement entre les deux volets de la gouvernance qui est à l’oeuvre dans l’arrêt Jordan, comme en témoignent les opinions exprimées par les juges de la Cour suprême. Deux visions du droit de la gouvernance s’y rencontrent et s’affrontent : pour certains juges, l’efficacité est convoquée au bénéfice de l’effectivité du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, alors que d’autres n’y voient là que la résultante d’une logique économique de gouvernance par les nombres. L’arrêt Jordan illustre donc l’opposition entre deux conceptions du droit de la gouvernance.

Dans la première partie de l’article, il s’agit d’abord de présenter les différentes conceptions de la gouvernance qui sont implicitement ou explicitement mobilisées par les juges (A.) ainsi que les notions d’efficacité et d’effectivité qui leur correspondent (B.). Dans la seconde partie, il s’agit de présenter d’abord les différentes opinions émises par les juges quant au cadre d’analyse (A.), puis de montrer les usages qui sont faits du droit de la gouvernance (B.).

I. Les conceptions économique et génétique de la gouvernance

Comme l’a montré le professeur Daniel Mockle[19], les sciences de la gestion ont envahi le champ de l’administration publique, les autorités étatiques fonctionnant de plus en plus selon des critères d’efficacité, de rendement et de performance. Les instruments de gestion échappent toujours plus aux catégories traditionnelles du droit et prennent diverses formes : politiques, directives, circulaires, instructions, guides, manuels, plans d’action, plans stratégiques, principes directeurs, directives, lignes directrices, mémorandums, orientations, etc. Cette mutation des normes et les nouveaux modes de régulation qui en découlent ont soulevé la crainte d’un régime où l’on pourrait gouverner sans le droit[20]. Certains travaux[21] ont tenté de répondre à ces inquiétudes soulevées par le non-droit ou le droit souple, en proposant notamment de reconceptualiser les critères juridiques de manière à concevoir la normativité juridique en termes de gradation.

La logique du management a également influé sur la gestion des instances, et ce, tant dans les tribunaux administratifs que judiciaires[22]. Ainsi, les tribunaux établissent des plans stratégiques, qui fixent des orientations, des axes d’intervention, des objectifs, le tout s’évaluant à partir d’indicateurs précis et de cibles quantifiées. La Cour suprême n’échappe pas à cette tendance, comme le montre son rapport annuel sur les plans et les priorités qui établit, sur la base de l’analyse des programmes par résultat stratégique, que l’administration du tribunal de dernier ressort du Canada s’avère efficace et indépendante. Selon l’analyse proposée ci-dessous, cette logique fondée sur la quantification des résultats et sur l’efficacité est présente dans la décision de la Cour suprême concernant l’arrêt Jordan.

Dans la première partie de l’article, il convient d’examiner, d’une part, la manière dont le gouvernement par les lois fait progressivement place à la gouvernance par les nombres et de préciser, d’autre part, que cette conception de la gouvernance n’est pas la seule, la théorie génétique proposant un modèle qui insiste sur la transformation des acteurs et des processus (A.). Puis il s’agira de voir que la même dualité s’observe dans le recours à l’efficacité : alors que dans le modèle génétique l’efficacité sert à assurer l’effectivité du droit, dans le modèle où l’efficacité devient l’unité de mesure de la légitimité, parfois en remplacement de la démocratie qui en était la valeur établie par la modernité politico-juridique[23], la théorie économique du droit tend à s’imposer comme cadre d’analyse, ce qui soulève certaines interrogations quant à l’adéquation de cette approche pour comprendre les enjeux juridiques contemporains relatifs aux droits et libertés (B.).

A. De la gouvernance par les nombres à la théorie génétique de la gouvernance

La gouvernance par les nombres se fonde à la fois sur l’économisme et la gestion. Il convient d’abord de distinguer l’économie et l’économisme : « l’économie est une science dont le pouvoir explicatif permet de comprendre nos sociétés, mais l’économisme qui en est dérivé est une forme de scientisme sur laquelle nos gouvernements et les décideurs dans leur ensemble ne sauraient légitimement s’appuyer pour gouverner nos communautés[24] ». Selon ce glissement vers l’économisme, il est question de faire « une interprétation et une explication des phénomènes sociaux s’appuyant sur la méthodologie économique, explication qu’on fait ensuite fonctionner comme une légitimation morale des choix, puisque cette dernière serait aussi présente dans le discours économique[25] ». En l’espèce, il s’agit moins de fonder une légitimation morale des choix qu’une légitimation juridique, évidemment. Cependant, il faut, dans l’un et l’autre cas, faire usage d’une méthodologie économique pour interpréter, expliquer et peut-être même justifier certains phénomènes sociaux.

C’est ainsi que les tenants de cette approche ont fait de l’économie une science pouvant fonder les meilleurs choix sociaux[26], puis juridiques[27], qu’ils ont cherché les moyens les plus optimaux ou efficaces à cet égard et qu’ils ont appliqué leurs méthodes à plusieurs situations, dont les choix familiaux, au point d’en gagner parfois le prix Nobel d’économie[28]. Chez les économistes mêmes, ce tournant scientiste de l’économie, au profit de l’économisme, a été critiqué, notamment en raison de l’insuffisante dimension morale des sciences économiques[29]. La critique a également porté sur le postulat de l’acteur rationnel proposé notamment par l’école du Public Choice, cet homo oeconomicus qui peut être ainsi défini :

La rationalité économique […] conçoit l’homme, dans sa version standard, comme un agent maximisant son utilité (ou la satisfaction de ses préférences) sous contrainte(s). Les agents sont ainsi supposés disposer de préférence (quelles qu’elles soient) ordonnées de façon rationnelles. Face à un choix, on considère ainsi que l’individu est capable de comparer l’ensemble des options qui s’offrent à lui afin de construire une relation de préférence à la fois complète (dire qu’il préfère ou qu’il est indifférent quelles que soient les options en balance), transitive (s’il préfère A à B et B à C, il doit préférer A à C) et réflexive (A est au moins autant préféré que A)[30].

Dans cet esprit, la théorie économique du droit a recours à plusieurs critères et formules pour mener ses analyses : le théorème de Coase[31], la formule Hand[32], la loi de Pareto[33], le critère d’efficience de Kaldor-Hicks[34], l’analyse des coûts et des bénéfices[35], la théorie des jeux (notamment avec l’équilibre de Nash[36]), la théorie de l’agence[37], etc. Même John Rawls, dans la version initiale de son ouvrage intitulé Théorie de la justice, paru en 1971, a cru pertinent de situer sa philosophie politique dans ce courant qui paraissait tellement dominant à l’époque[38] : il y explique en effet que la conception de la rationalité qu’il retient « relie la théorie de la justice à la théorie de l’acteur rationnel[39] ». La théorie des choix rationnels a tenté d’élaborer un « critère de choix ayant un statut épistémologique rappelant celui de l’impératif catégorique kantien[40] ».

Le choix d’embrasser l’univers de la réflexion normative dans un cadre scientifique, pour reprendre les mots d’André Lacroix qui a élaboré une critique de cette raison économiste, donne lieu à une conséquence importante : « la sphère publique est désormais instrumentalisée par l’économisme, qui se fait une conception de la politique et du vivre ensemble très éloignée de la discussion et de la recherche de valeurs communes permettant d’augmenter le bien-être collectif[41] ». Cela montre, une fois encore, la distinction entre les conceptions économique et politique de la gouvernance. Pour le dire autrement, toujours avec Lacroix, « l’espace politique a ainsi peu à peu évacué les débats sociaux au seul profit de l’efficacité technico-économique, au seul profit d’une rationalité économiste[42] ». Le constat est sans doute plus nuancé dans l’espace juridique, mais les avancées de la logique économiste sont sans équivoque, comme en témoignent les travaux de plus en plus nombreux qui empruntent à l’analyse économique du droit.

Les principes et les mécanismes de la nouvelle gestion publique (New Public Management) ont commencé à influer sur l’administration étatique au début des années 1990[43]. Cette nouvelle gestion publique mène depuis à l’adoption de rapports sur le rendement, de rapports sur les plans et les priorités, de déclarations de services aux citoyens, ainsi qu’à l’élaboration de plans stratégiques, de plans d’action. Au Québec, la Loi sur l’administration publique[44] prévoit ceci à son article 8 : « Chaque ministère et organisme doit établir un plan stratégique couvrant une période de plus d’une année. » L’article 9 établit qu’un plan stratégique doit comporter les éléments suivants :

  1. une description de la mission du ministère ou de l’organisme;

  2. le contexte dans lequel évolue le ministère ou l’organisme et les principaux enjeux auxquels il fait face;

  3. les orientations stratégiques, les objectifs et les axes d’intervention retenus;

  4. les résultats visés au terme de la période couverte par le plan;

  5. les indicateurs de performance utilisés pour mesurer l’atteinte des résultats;

  6. tout autre élément déterminé par le Conseil du trésor.

C’est cette idée de la gestion par résultats, établie en fonction d’orientations stratégiques, d’objectifs et d’axes d’intervention, évalués selon des indicateurs de performance, qui illustre la logique économiste sous-tendant la gouvernance par les nombres. Voici ce qu’écrit Daniel Mockle :

Par rapport à d’autres mécanismes plus connus qui servent à élaborer des règles, ces procédés se démarquent par leur caractère prospectif (orienté vers l’avenir) et par l’introduction de la planification fondée sur un ensemble d’éléments (enjeux, buts, objectifs, rendements, résultats). Ils reflètent l’apparition de nouveaux principes (efficacité, efficience, économie, responsabilité, imputabilité, transparence) qui impliquent une rationalisation accrue de l’action administrative et gouvernementale par le recours à des indicateurs précis[45].

Alors que les juristes se sont presque exclusivement intéressés aux décisions rendues par les tribunaux, voilà qu’ils pourraient désormais devoir aussi prêter attention aux autres documents produits par chaque tribunal. C’est ainsi par exemple, qu’outre ses célèbres arrêts, la Cour suprême a adopté des orientations stratégiques et qu’elle publie, par l’entremise de son registraire, divers types de rapports : documents de planification, rapports sur les plans et les priorités, sur le rendement, sur la transparence, états et rapports financiers, états des résultats prospectifs, étude sur la satisfaction de la clientèle[46]. Quant à la Cour fédérale, celle-ci a adopté un plan stratégique quinquennal (2014-2019)[47]. De la même manière, les tribunaux provinciaux publient leurs rapports d’activités dans lesquels ils fournissent des statistiques relativement aux délais de gestion d’instance. La justice administrative subit encore davantage l’influence de cette approche, les tribunaux administratifs étant soumis à la nouvelle gestion publique imposée depuis 2000 par la Loi sur l’administration publique[48]. À titre d’exemple, le Tribunal administratif du Québec possède son plan stratégique définissant les orientations, les axes d’intervention, les objectifs, les indicateurs et les cibles numériques dans lesquelles culminent les critères et les variables[49]. Un organisme administratif comme le Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec énonce également des directives, des lignes directrices, des politiques et un plan stratégique[50].

Ce sont là des manifestations très représentatives de cette tendance à gouverner par les standards et les indicateurs, où des normes techniques sont associées à des normes de gestion[51]. En Europe, le management de la justice fait l’objet d’études depuis quelques années déjà, les pratiques d’évaluation et de contrôle avec des indicateurs de productivité chiffrés semblant y être bien implantées à l’aide des nouvelles technologies et de logiciels[52]. Les juristes interrogent la rationalisation économique de la justice, avec ses objectifs d’efficacité, de performance et de qualité imposés par « l’impérialisme des chiffres[53] ». L’introduction de ce qui pourrait ressembler à un cheval de Troie managérial dans le système judiciaire doit se faire dans le respect de certains principes fondamentaux d’organisation judiciaire[54] :

  • l’indépendance du pouvoir judiciaire à l’égard des autres pouvoirs, ce qui milite en faveur d’un automanagement;

  • l’indépendance du juge : par exemple, l’évaluation du juge ne doit pas dépendre du pourcentage de ses jugements confirmés en appel;

  • la légalité de la procédure : « La justice doit être rendue au terme d’une procédure fixée par la loi et non pas, même pour des raisons d’efficacité, sur la base d’impératifs de gestion interne[55] »;

  • l’équité du procès : par exemple, l’obsession du « chiffre » et de la standardisation ne doit pas porter ombrage au principe audi alteram partem[56].

À l’encontre de l’assujettissement de la justice au modèle du marché[57], ou de la tendance à la « gestionnarisation de la justice[58] », il s’en trouve même pour mettre en garde contre une justice trop expéditive, au motif que « la lenteur de la justice est une qualité et non un défaut » :

Une justice rapide n’est pas juste; elle est expéditive, sommaire, « bâclée ». Il faut se souvenir, au moment où la logique managériale cherche à pénétrer la sphère judiciaire, que la justice s’est construite contre le lynchage qui obéit, lui, aux règles de l’unité du temps, de lieu et d’action : l’accusé est immédiatement dit coupable et pendu sur le lieu où il a commis son méfait! Au contraire, la justice introduit de la distance et du temps, c’est-à-dire, la temporalité longue de la réflexion dans une société prise dans le tourbillon de l’émotion[59].

Dans la gouvernance administrative, l’efficacité de ces nouvelles normes[60] est évaluée en fonction des objectifs[61] et de leur qualité[62]. Plus encore, cette efficacité devient une condition de possibilité de la légitimité[63]. Le jugement fait alors place à ce que Christian Atias appelle, « faute de mieux “une évaluation” qui peut être de grandeur, de quantité, de durée, etc.[64] ». Même si la fonction judiciaire amène souvent le juge à évaluer (ou ne devrait-on pas plutôt dire à apprécier?) des éléments de preuve ou la crédibilité des témoins, ce type d’évaluation chiffrée peut heurter la représentation traditionnelle du jugement juridique qui rapproche davantage ce dernier de la prudence aristotélicienne (phronesis) que de la science, car « le droit en lui-même n’évalue pas, il apprécie[65] » : « les questions que nous posons en droit sont essentiellement des questions de convenance, et ce qui convient, ou la convenance de ce qui convient, évidemment, ne se mesure pas avec des chiffres[66] ».

Cette tendance s’observe également en droit constitutionnel. C’est ainsi, par exemple, que le test de la limitation des droits, énoncé au départ dans l’arrêt R. c. Oakes[67], peut prendre la forme d’une évaluation de la rationalité des moyens[68] ou d’une balance des inconvénients[69]. Suivant la critique du professeur Atias, l’évaluation se substitue, dès lors, à l’appréciation.

À cette évolution de la raison juridique correspond une conception de la gouvernance, soit la gouvernance par les nombres, où le calcul occupe « la place jadis dévolue à la Loi comme référence normative[70] ». Selon cette acception de la gouvernance, avec la mondialisation, le droit devient un instrument; quant à la loi, elle « devient elle-même un objet de calcul[71] » :

Le renversement du règne de la loi au profit de la gouvernance par les nombres s’inscrit dans l’histoire longue du rêve de l’harmonie par le calcul, dont le dernier avatar – la révolution numérique – domine l’imaginaire contemporain. Cet imaginaire cybernétique conduit à penser la normativité non plus en termes de législation mais en termes de programmation[72].

Dans cette optique de la programmation décrite par Alain Supiot, les juristes s’interrogent sur la nécessité de reformater la norme juridique[73]. L’image est ici celle de la machine :

La comparaison entre le droit et la machine renvoie d’abord à l’hypothèse d’un système juridique comportant des rouages ajustés avec précision et une structure parfaitement opérationnelle. La machine serait alors quelque chose s’apparentant au mécanisme d’une horloge dont la régularité garantit une forme de sécurité juridique[74].

La quête de la machine à gouverner s’exprimait déjà dès la fin du Moyen Âge et la Renaissance, à travers la dimension temporelle, par l’horloge représentant le Dieu-horloger, ainsi que le montre la présence d’horloges astronomiques dans le choeur des cathédrales, comme à Strasbourg[75]. Au cours des dernières décennies, « le modèle physico-mécanique de l’horloge, qui avait partie liée avec l’idée de règne de la loi, a été supplanté par le modèle cybernétique de l’ordinateur[76] ». À telle enseigne d’ailleurs que, sur cette base informatique, la régulation technique mène à la justice prédictive et à la gouvernance algorithmique :

Ces algorithmes, définis par un ensemble d’instructions informatiques, effectuent des inférences dans le but de comprendre, d’expliquer ou même d’anticiper les comportements des individus […] On parle alors de « gouvernance algorithmique » : une nouvelle forme de gouvernementalité qui n’essaie pas de réguler les individus par l’intermédiaire d’un régime établi de règles et de contraintes, mais plutôt par un système de règles fluides et dynamiques, qui agissent sur les individus par anticipation, et qui en façonnent les comportements en s’appuyant sur une nouvelle typologie de « normes algorithmiques » floues et de légitimité incertaine, issues des analyses statistiques, des inférences et des prédictions tirées de ces grandes masses de données[77].

Les algorithmes deviennent, dès lors, une technique de gestion, comme ils servent à recommander des produits ou des solutions, par exemple à l’occasion d’achats en ligne :

Au-delà des systèmes de recommandation, les algorithmes servent aussi à assister les fonctions des administrations publiques (p. ex. par le biais d’analyses statistiques pour la lutte contre les fraudes fiscales), ou pour optimiser la gestion des ressources au sein de villes (smart cities), p. ex. pour réduire le trafic, organiser les trajectoires des transports publics ou le déploiement des patrouilles de police[78].

Que la question du temps soit au coeur du débat actuel sur la gouvernance par les nombres, par le truchement du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, n’est que la continuation de ce vieux rêve du temps des cathédrales, poursuivi aujourd’hui dans le programme de la nouvelle gestion publique. Les principes de l’économie et de la gestion (management) ravivent les illusions modernes de la raison scientifique et de l’idéal du calcul. Pour montrer cette interrogation moderne, il suffit de rappeler ici le début du Dialogue entre un philosophe et un légiste des common laws d’Angleterre, rédigé par Thomas Hobbes en 1681, alors que la rationalité du droit y est discutée :

Le légiste : Qu’est-ce qui vous fait dire que l’étude du droit est moins rationnelle que l’étude des mathématiques?

Le philosophe : Je ne dis pas cela car toute étude est rationnelle ou ne vaut rien, mais je dis que les grands maîtres de mathématiques ne font pas aussi souvent des erreurs que les spécialistes du droit.

Le légiste : Si vous aviez appliqué votre raison au droit, peut-être auriez-vous été d’un autre avis.

Selon la thèse de Supiot, la gouvernance ne serait que l’avatar contemporain du gouvernement[79], tout comme le mouvement de procéduralisation du droit ne serait qu’un « avatar du paradigme du marché[80] ». C’est ainsi que Supiot écrit que « le propre de la gouvernance est en effet de reposer non pas sur la légitimité d’une loi qui doit être obéie, mais sur la capacité commune à tous les êtres humains d’adapter leur comportement aux modifications de leur environnement pour perdurer dans leur être[81] ». De même, il considère que la gouvernance « congédie le vocabulaire de la démocratie politique au profit de celui de la gestion[82] ». En plus des limites épistémologiques de ce modèle[83], cette conception du droit et de la gouvernance fait l’impasse sur l’autre volet de la théorie de la gouvernance. C’est pourquoi Supiot en appelle au final, en remplacement de la gouvernance en quelque sorte, à la restauration du principe de démocratie et au sens de la solidarité[84]. Cependant, outre l’exigence d’efficacité issue de la théorie économique, la gouvernance possède un autre fondement, dans la philosophie politique, qui formule une exigence de légitimité. Les deux fondements de la gouvernance vont de pair.

Bien qu’il soit possible de considérer « qu’il y a dans la diffusion de la gouvernance par les nombres des atteintes et des restrictions à la pratique démocratique, voire l’instauration d’un régime d’a-démocratie[85] », cela ne saurait suffire pour condamner la gouvernance – car cette dernière n’est pas constituée uniquement de l’exigence d’efficacité de l’approche économique de la régulation : elle implique aussi l’exigence de légitimité démocratique de la philosophie politique[86]. Le droit de la gouvernance est parfois compris dans cette volonté politique d’établir un « contrôle démocratique de certains phénomènes normatifs[87] ». Il existe donc une autre conception de la gouvernance, qui allie économie et politique, efficacité et légitimité. Comme il sera montré plus loin, ce sont ces deux conceptions de la gouvernance qui se rencontrent, sinon s’affrontent dans l’arrêt Jordan, au sein même des juges de la Cour suprême.

Dans leurs travaux, Jacques Lenoble et Marc Maesschalck ont bien montré que la gouvernance trouvait également ses origines dans la philosophie politique, avec le passage de la démocratie représentative à la démocratie participative et délibérative[88]. À défaut de considérer cette autre source de la gouvernance, il n’est pas possible de comprendre ni l’émergence de cette dernière, ni son fonctionnement. La théorie génétique de la gouvernance, qui sera abordée plus loin (dans la section II.B), s’appuie sur les travaux récents en théorie du droit et en théorie de la gouvernance[89]. Afin de montrer dès à présent la manière dont cette conception du droit et de la gouvernance diffère de la version économique, il convient d’en présenter ici les grandes lignes[90]. D’une part, la théorie génétique du droit tente de dépasser les théories qui ont cherché à résoudre le problème du concept de droit en n’insistant que sur l’action des autorités officielles. En mettant en avant l’importance du jugement d’application, la théorie génétique propose une reformulation pragmatique de la règle de reconnaissance, où les effets des normes s’appuient sur les usages qu’en feront les destinataires finaux, c’est-à-dire les citoyens ou les justiciables. D’autre part, pour penser cette application du droit, Jacques Lenoble et Marc Maesschalck mobilisent la théorie de la gouvernance, à la fois dans sa version expérimentaliste, avec Charles Sabel et Michael Dorf, et dans sa branche réflexive, avec Donald Schön. Si l’une et l’autre ont bien montré que la mise en oeuvre et l’application d’une norme exigent un apprentissage de la part des acteurs visés, elles n’ont toutefois pas suffisamment prêté attention aux blocages qui empêcheront cet apprentissage et la transformation des comportements et des identités d’action. Cela exige, selon la théorie génétique de la gouvernance, de mettre en place des dispositifs de vigilance qui permettront de repérer ces éventuels blocages, de manière que les acteurs puissent se réapproprier le processus institué afin de reformuler leur point de vue et de reconstruire les positionnements qui constituaient le blocage. À défaut d’organiser un tel dispositif de gouvernance, la théorie du droit ne fera que présupposer la capacité des acteurs de transformer leurs croyances et leur agir, et la norme ne produira pas les effets souhaités :

La prise en compte de cette réflexivité nécessite un dispositif spécifique qui organise une coopération rendant possible une reconstruction réflexive par les destinataires des normes de leur perception contextuelle et les contraignant à une construction réflexive en commun des nouvelles formes de vie à instituer. Toute élaboration d’une règle qui suppose, à un moment quelconque de la procédure, une telle capacité à coopérer ou à se coordonner reste incomplète et déficiente. Elle ne met pas en place les incitants réflexifs à même de créer les conditions d’une capacité effective d’identifier en commun les problèmes à résoudre et la nature des solutions jugées acceptables restera en défaut d’agir sur sa « capacité » à contrôler ce qui conditionne sa propre interprétation[91].

Dans la mesure où, comme il sera établi plus loin, la Cour suprême en appelle, par sa décision dans l’arrêt Jordan, à une transformation de la culture juridique, cette visée transformative qu’explique la théorie génétique de la gouvernance est certes pertinente pour analyser l’arrêt.

B. De l’efficacité économique à l’effectivité du droit

L’analyse économique du droit prend différentes formes, selon qu’elle se fonde sur la théorie économique classique ou sur des approches économiques hétérodoxes plus récentes[92]. Il ne saurait être possible de présenter ici ces multiples approches, l’objectif étant plutôt de comprendre l’approche économique en rapport avec la logique utilisée par les juges pour interpréter le droit. À ses débuts, l’analyse économique du droit ne concernait que les domaines financiers et économiques du droit : le droit fiscal, le droit de la faillite, la propriété intellectuelle, le droit bancaire, le droit des affaires, la responsabilité civile, etc. Même dans ces cas, le vocabulaire continue d’évoluer, et les notions tendent à se transformer pour emprunter encore davantage à la logique économiste et gestionnaire contemporaine; par exemple, le sempiternel évitement fiscal se traduit aujourd’hui en « pratiques d’optimisation fiscale ». Avec le temps, l’analyse économique du droit ne s’est toutefois pas limitée à ces domaines et a fini par envahir tous les domaines du droit, y compris ceux qui ne se présentent pas a priori en termes économiques.

La Revue interdisciplinaire d’études juridiques vient d’ailleurs de consacrer un dossier au rapport entre le droit constitutionnel et les sciences économiques, dirigé par le constitutionnaliste et philosophe du droit Alexandre Viala, aussi directeur du laboratoire de droit constitutionnel de Montpellier (Centre d’études et de recherches comparatives constitutionnelles et politiques ou CERCOP). Même si le professeur Viala met en garde contre « les risques que renferme cet économisme triomphant », il reconnaît que « l’idée d’une surdétermination économique de la Constitution semble faire son chemin[93] ». Si l’idée d’un droit constitutionnel économique[94], ou d’une constitution économique, progresse, au point qu’il n’est plus possible de faire l’impasse sur cette analyse[95], le danger d’une analyse économique du droit qui se ferait prescriptive peut inquiéter : « En un mot, il s’agit de ne pas ériger en vérité scientifique une certaine conception économique au risque de faire émerger un jusnaturalisme d’un nouveau type postulant l’existence d’un droit supérieur au droit positif dont le seul critère serait l’efficacité économique[96]. » En dépit des nombreux travaux que les économistes du droit ont consacrés à l’efficacité des constitutions[97], les preuves empiriques demeurent insuffisantes au dire de certains[98]. Cela n’empêche pas, bien sûr, une analyse économique de la décision du juge constitutionnel[99].

Dans le contexte de la mondialisation[100] et de la place grandissante de la logique du marché, l’analyse économique du droit n’a fait que croître en accueillant de plus en plus d’adeptes parmi les juristes qui en étudient les fondements[101], en retiennent les règles et les principes, et en appliquent les méthodes. La prédiction du juriste Oliver W. Holmes, faite à la fin du xixe siècle, serait donc en voie de se réaliser : « For the rational study of the law the black-letter man may be the man of the present, but the man of the future is the man of statistics and the master of economics[102]. » Le mouvement Law and Economics serait ainsi « en passe de gagner les juristes à une idée dont Marx n’avait pas su les convaincre : la nécessité de remettre le Droit sur ses “vrais” pieds, c’est-à-dire sur sa base économique[103] ».

L’analyse économique du droit n’est toutefois pas une nouvelle approche. Déjà durant les années 1940, à l’Université de Chicago, Henry Simons et Friedrich Hayek en élaboraient les fondements, en collaboration avec Milton Friedman. L’un des objectifs étant de combattre les thèses interventionnistes de John Maynard Keynes, l’analyse économique du droit s’est positionnée à droite sur le spectre politique, ce qui ne signifie pas que les courants juridiques de gauche ne se soient pas intéressés à l’analyse économique du droit[104]. C’est toutefois la publication, en 1972, de l’ouvrage de Richard Posner, Economic Analysis of Law[105], qui a donné une véritable impulsion à cette approche dans les facultés de droit. Un important mouvement a depuis été créé, dans le but de comprendre le droit à partir de la science économique. Outre celui de Posner, réédité à de nombreuses occasions depuis, les ouvrages décrivant les règles et les méthodes de l’analyse économique du droit sont suffisamment nombreux[106], leur accès est à ce point facile, qu’il n’est pas nécessaire d’en faire ici une présentation exhaustive. Qu’il nous suffise de préciser que cette approche analyse le droit en fonction de son impact sur l’économie et selon une analyse coût-bénéfice, que les lois y sont considérées comme « des produits législatifs en compétition sur un marché mondial des normes[107] » et que ses méthodes d’analyse empruntent aux théorèmes et aux théories économiques qui se présentent le plus souvent en termes de formules et de calculs. Aux fins du présent article, c’est principalement la question des droits qui est analysée selon cette perspective économique axée sur l’efficacité.

Bien que la conception traditionnelle des droits les présente comme échappant au calcul des économistes, l’analyse économique leur accorde néanmoins une valeur mesurable, notamment à partir d’un calcul coût-avantage. Poussée à sa limite, cette logique postule que l’usage des droits se mesure en fonction de leur utilité sociale, selon un calcul d’utilité[108] qui confère à chaque droit une destination économique. Ce calcul de l’utilité sociale, dans des formules d’équilibre ou de pondération (balancing test) comme celle de Hand[109], consiste à mettre dans la balance, d’un côté, le droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable ainsi que l’avantage d’un procès dans un tel délai pour la victime et la société et, de l’autre, les inconvénients résultant d’un arrêt des procédures et d’une remise en liberté. Même si la proportionnalité peut se concevoir autrement, le contrôle de constitutionnalité a institutionnalisé ce calcul dans le principe de proportionnalité qui tient lieu de test de la justification de la restriction à un droit. Dans sa version la plus forte, « le recours au principe de proportionnalité permet ici clairement de ramener toute espèce de règle à un calcul d’utilité et de faire disparaître du raisonnement l’idée de loi intangible[110] ».

L’approche économique de la gouvernance par les nombres « substitue le calcul à la loi comme fondement de la légitimité de la norme[111] ». En tentant de « calculer l’incalculable[112] », l’analyse économique du droit propose de quantifier les droits, dans l’esprit de ces nouvelles pratiques de quantification qui « visent à transformer le monde social, à travers des politiques publiques[113] » : « l’efficace politique du recours au nombre tient dans la force d’« évidence », concept éminemment anglo-saxon, de l’argument chiffré[114] ».

L’efficacité occupe une place importante dans la redéfinition des critères de validité du droit : « progressivement pénétré par le discours managérial, le droit est dorénavant tout entier traversé par l’impératif d’efficacité, impératif dicté par l’analyse économique du droit[115] ». Dans cette optique économique, l’efficacité des normes est devenue une exigence incontournable du test de constitutionnalité, comme si le droit était tenu « de faire la preuve de son efficacité, faute de quoi il n’aurait plus le droit d’être du Droit[116] ».

La compréhension numérique des droits tranche avec l’interprétation téléologique qui est généralement considérée comme la méthode de détermination du sens des droits[117]. Alors que cette interprétation insiste sur la finalité du droit, c’est-à-dire sur le principe moral qui sous-tend le droit en question, la numérisation des droits emprunte à la pensée calculante propre au règne de la technique (au sens de Heidegger) ou de la rationalité instrumentale (au sens de Max Weber), en centrant l’analyse sur les moyens plutôt que les fins : la recherche du meilleur moyen pour arriver à une fin sans réfléchir au sens de cette dernière. Il s’agit ainsi de trouver les moyens les plus efficaces pour atteindre l’objectif, ou les plus efficients : par quels moyens pourra-t-on maximiser la satisfaction des préférences dans un contexte où les ressources sont limitées[118]?

La nouvelle gouvernance étatique n’est souvent comprise qu’en termes d’efficacité économique, selon une logique de gestion ou de management, omettant la nécessaire légitimité politique qui constitue l’autre pôle de cette transformation de la gouvernance démocratique. De toute évidence, la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Jordan risque d’alimenter cette vision exclusivement économique de la gouvernance, ce qui pourrait provoquer un déficit de légitimité de l’action judiciaire. C’est du moins l’interprétation qu’en fait le juge Cromwell dans l’opinion concordante qu’il rédige au nom de ses trois collègues. Selon cette lecture de l’arrêt Jordan, la Cour suprême aurait privilégié une telle gouvernance par les nombres.

Il est cependant possible d’y voir une autre conception de l’efficacité, qui serait une condition de possibilité de l’effectivité, elle-même conçue comme une condition de possibilité de la validité du droit. En voulant rendre le système judiciaire plus efficace, la Cour suprême chercherait à rendre le droit d’être jugé dans un délai raisonnable plus effectif. Les recherches récentes insistent de plus en plus sur l’importance d’assurer l’effectivité des droits et libertés[119]. L’effectivité est même comprise comme une exigence de validité du droit. Une telle approche tend bien sûr à annihiler la thèse selon laquelle « l’analyse économique ne peut pas en revanche se constituer en science du droit constitutionnel puisqu’elle ne peut appréhender la question de la validité en droit : son code ne lui permet tout simplement pas de penser cette dimension[120] ». Autrement conçue, l’efficacité du système judiciaire devient donc une condition de possibilité de l’effectivité du droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Si le critère d’efficacité est retenu, il devient, en conséquence, possible d’envisager la justice dans un modèle du droit de la gouvernance qui ne se veut pas purement économique. Il convient de lire les différentes opinions exprimées dans l’arrêt Jordan à partir de cette double lunette : d’un côté, une conception économique de l’efficacité propre au modèle de la gouvernance par les nombres et, de l’autre, une conception de l’efficacité comme condition de possibilité de l’effectivité du droit dans un modèle de gouvernance qui n’est pas uniquement construit sur la base de la théorie économique.

La lecture que le juge Cromwell propose de l’opinion dominante présente cette dernière comme une manifestation de la première conception. Il demeure toutefois possible de comprendre l’opinion déterminante, qui fait depuis jurisprudence[121], dans le sens de la seconde conception de la gouvernance : les juges abordent l’efficacité dans le but de rendre le droit effectif. Leur jugement donne néanmoins ouverture à la critique qu’en fait le juge Cromwell, en ce qu’il semble épouser la thèse de la gouvernance par les nombres. Selon l’interprétation du juge Cromwell, la fixation de plafonds doit être considérée comme un cas de gouvernance par les nombres, tandis que les cinq juges majoritaires justifient leur jugement par la volonté de changer la culture juridique. La question qui demeure toutefois est celle de savoir si cette dernière option accorde suffisamment d’importance à l’exigence de légitimité prônée par la théorie politique de la gouvernance et si elle met en place les dispositifs de gouvernance requis pour qu’opère une telle transformation de la culture juridique.

II. L’analyse de l’arrêt Jordan

Dans l’arrêt Jordan, tous les juges reconnaissent le caractère déraisonnable du délai en l’espèce, mais ils se divisent, cinq contre quatre, quant au cadre d’analyse à adopter pour déterminer si l’accusé a été jugé dans un délai raisonnable. C’est donc en rapport avec le cadre d’analyse qu’il est possible de parler d’opinion majoritaire et concordante, ou d’opinion dominante et distincte. Pour l’opinion dominante, le délai déraisonnable est établi en fonction de plafonds numériques.

L’objectif de la seconde partie est de comprendre que l’arrêt Jordan s’inscrit dans le droit de la gouvernance. Pour cela, il suffit, dans un premier temps (A.), de présenter les différentes opinions émises quant au cadre d’analyse et, dans un second temps (B.), d’en proposer une analyse soit par la conversion en nombres du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, soit par l’appel au changement de la culture juridique des acteurs du système judiciaire pénal et criminel. En cela, cet arrêt illustre l’opposition entre deux conceptions, économique et génétique, du droit de la gouvernance.

A. Les juges divisés quant au cadre d’analyse

L’opinion dominante d’une majorité de cinq juges de la Cour suprême a déterminé que « la justice rendue en temps utile est l’une des caractéristiques d’une société libre et démocratique » (par. 1). Les juges Moldaver, Abella, Karakatsanis, Côté et Brown ont ainsi établi un nouveau cadre d’analyse pour l’application de l’alinéa 11d), qui fixe des plafonds pour traduire un inculpé en justice : 18 mois pour les procès instruits devant une cour provinciale et 30 mois pour ceux qui le sont devant une cour supérieure (ou ceux instruits devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête préliminaire).

Selon ces cinq juges, il importe de tenir les procès criminels avec équité, rapidité et efficacité : « l’efficacité du système de justice criminelle est donc de la plus haute importance » (par. 3). À la lecture du jugement, il apparaît clairement que les juges ont le souci de « maximiser l’efficacité et [de] réduire les délais au minimum, démontrant ainsi qu’il est possible de faire mieux » (par. 41). Pour cela, il faut éviter « les étapes procédurales inutiles et la défense inefficace des droits » (par. 43) et faire en sorte que les parties soient « encouragées à éliminer ou à éviter les pratiques inefficaces des procédures » (par. 117). Selon la Cour suprême, les tribunaux devront mettre en oeuvre des procédures plus efficaces et revoir leurs régimes de gestion des instances (par. 139) : « Bref, les procès instruits en temps utile servent l’administration de la justice. Ils sont le gage du fonctionnement équitable et efficace du système » (par. 28).

Dans l’arrêt Jordan, les juges majoritaires se réfèrent à l’arrêt R. c. Morin[122], où la question des délais avait déjà fait l’objet d’un examen judiciaire. Il est frappant de constater que la terminologie a changé : alors que la Cour suprême parlait de facteurs à considérer dans l’arrêt Morin, voilà qu’elle emploie le langage de la gouvernance dans l’arrêt Jordan en parlant plutôt de lignes directrices (par. 30) :

Le cadre d’analyse établi dans Morin exige des tribunaux qu’ils soupèsent quatre facteurs pour décider s’il y a eu violation de l’al. 11b) : (1) la longueur du délai; (2) la renonciation de la défense à invoquer une portion du délai; (3) les motifs du délai, y compris les besoins inhérents au dossier, le délai imputable à la défense, celui attribuable au ministère public, le délai institutionnel et les autres motifs du délai; (4) l’atteinte aux droits de l’inculpé à la liberté, à la sécurité de sa personne et à un procès équitable. Le préjudice peut avoir été réellement subi par l’accusé ou il peut être présumé compte tenu de la longueur du délai. Le délai institutionnel en particulier est évalué à l’aune d’un ensemble de lignes directrices établies par la Cour dans Morin : huit à dix mois devant une cour provinciale et six à huit mois de plus après le renvoi à procès devant une cour supérieure. Ces lignes directrices tiennent compte du fait que les ressources sont limitées et qu’il faut donc tolérer, jusqu’à un certain point, les délais institutionnels qui, lorsqu’ils étaient conformes ou presque aux lignes directrices, ont généralement été jugés raisonnables

par. 30[123]

Outre qu’il simplifierait l’analyse et favoriserait les mesures incitatives constructives (par. 51), le plafond établi serait ainsi « nécessaire pour donner des directives valables à l’État sur ses obligations constitutionnelles ainsi qu’aux personnes qui jouent un rôle important pour garantir que le procès se conclut dans un délai raisonnable » (par. 50). Déterminer de telles « lignes directrices numériques » constitue, selon la Cour suprême, une approche « tout à fait conforme à la fonction judiciaire » (par. 115).

Selon les cinq juges majoritaires, il faut s’éloigner du cadre d’analyse de l’arrêt Morin au motif qu’il exigeait un calcul pointilleux, un microcalcul inefficace. Cependant, l’approche adoptée dans l’arrêt Jordan n’en est pas moins, à certains égards, un exemple de cette nouvelle « gouvernance par les nombres[124] ». C’est du moins ce que lui reprochent les juges McLachlin, Cromwell, Wagner et Gascon dans leurs motifs quant au cadre d’analyse à adopter. Bien que les cinq autres juges soient conscients qu’un « nombre à lui seul ne peut définir le caractère raisonnable d’un délai » (par. 51), leur méthode n’en est pas moins quantitative dans la mesure où la complexité d’une affaire judiciaire s’apprécie en fonction du caractère volumineux de la preuve, d’un grand nombre de témoins, des exigences relatives au témoignage d’expert, des accusations qui portent sur de longues périodes (par. 77) – autant de considérations qui se mesurent en nombres. De plus, ajoutent-ils, « les causes particulièrement complexes en raison de la nature des questions soulevées peuvent se caractériser notamment par un grand nombre d’accusations et de demandes préalables au procès, par la présence de questions de droit inédites ou complexes, ainsi que par un grand nombre de questions litigieuses importantes » (par. 77).

Selon le juge Cromwell, qui rédige l’opinion distincte pour ses collègues McLachlin, Wagner et Gascon, « le caractère raisonnable ne peut être déterminé par un nombre » (par. 147). Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable énoncé à l’alinéa 11d) de la Charte « ne peut ni ne devrait être défini par des plafonds numériques » (par. 148). Selon le juge Cromwell, « la notion de caractère déraisonnable se prête mal à l’établissement de règles » :

[E]n effet, ce qui constitue un délai raisonnable pour trancher une affaire peut s’avérer tout à fait déraisonnable dans un autre cas. Le caractère raisonnable est un concept intrinsèquement contextuel et son application dépend des circonstances particulières de chaque espèce. Il est donc difficile et, en fait, imprudent de tenter de définir le délai qui serait raisonnable dans une affaire donnée au moyen d’une valeur numérique

par. 151

De l’avis même du juge Cromwell, c’est pourtant ce que fait l’approche dominante adoptée par les cinq juges majoritaires : « Elle ramène la question du caractère raisonnable à deux plafonds numériques » (par. 254). Plus fondamentalement, « le caractère raisonnable est un concept qu’on ne peut ramener à une valeur numérique » (par. 266). Ce serait, dès lors, être « victime de la tyrannie des chiffres », comme l’a écrit le juge Lamer dans l’arrêt Mills c. La Reine en 1986 (cité par le juge Cromwell au paragraphe 256)[125] : « Il n’y a pas de moment magique après lequel une violation sera censée avoir lieu et cette Cour devrait éviter d’en adopter un[126] » (par. 267).

À réduire le droit à un nombre, le jugement juridique se révèle minimaliste, ce qu’il est déjà, d’une certaine manière, lorsqu’il impose des interprétations. C’est ce qu’a écrit Hobbes dans le Léviathan :

En imposant des dénominations, certaines d’une signification plus large, d’autres d’une signification plus étroite, nous réduisons le calcul des consécutions des choses imaginées dans l’esprit à un calcul des consécutions d’appellations […] Et ainsi la consécution trouvée en un cas particulier est enregistrée et mémorisée comme une règle universelle, et elle libère notre calcul mental du moment et du lieu, et nous délivre de tout travail de l’esprit, à l’exception du premier, et elle fait que ce qui a été trouvé vrai ici et maintenant est vrai en tous temps et en tous lieux[127].

Et « le recours aux mots pour fixer la pensée est nulle part plus apparent que dans la numération[128] ». En nommant, le langage transforme les conséquences possibles en calcul selon les noms. Dans le langage mathématique, l’idée de calcul peut être encore davantage comprise selon cette logique réductrice, ici de réduire le droit d’être jugé dans un délai raisonnable à son plus petit dénominateur commun aux différentes affaires criminelles qui se présenteront devant les tribunaux.

De plus, à supposer qu’il faille fixer des délais maximaux, il vaut mieux, selon les quatre juges à l’opinion concordante, laisser la création de ce genre de plafonds au législateur (par. 147). L’approche des cinq juges majoritaires « outrepasse le rôle dévolu à la Cour en créant des plafonds qui semblent n’avoir aucune logique ni raison compte tenu de la preuve soumise à la Cour » (par. 254). Les plafonds proposés ont pour effet de fonder le droit sur des « raisons d’efficacité administrative qui n’ont rien à voir avec la question du caractère excessif ou non du délai dans un cas déterminé » (par. 273).

Selon l’opinion concordante des quatre juges, une légère réorientation des « lignes directrices administratives » énoncées dans l’arrêt Morin aurait suffi pour déterminer le délai institutionnel. Suivant ce qui avait été fait dans cet arrêt, le quatuor souhaite que la méthode générale pour déterminer s’il y a eu violation du droit relève d’une « décision judiciaire » plutôt que d’adopter la forme d’une « formule mathématique ou administrative » (par. 197). Ils soulignent également que « le concept de délai inhérent raisonnable pour juger une affaire se prête mal à l’élaboration de lignes directrices administratives » (par. 260), en raison notamment des distinctions entre les différentes infractions (par. 259). Par ailleurs, le juge Cromwell se réfère au droit comparé. Il cite l’étude faite par Michael Code concernant le droit américain : « l’idée de fixer des normes numériques de quelque ordre que ce soit est, de façon générale, étrangère à la jurisprudence américaine sur l’obligation d’instruire les procès rapidement[129] ». Le juge mentionne également le rapport de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)[130], intitulé Can Excessive Lenght of Proceedings Be Remedied?, concernant une étude menée auprès de nombreux pays qui refusent de fixer des plafonds concernant les délais.

B. De la conversion des droits en nombres à la transformation de la culture juridique

Déjà, en elle-même, l’opinion rédigée par le juge Cromwell permet de comprendre en quoi le jugement de ses cinq collègues constitue une manifestation du phénomène de gouvernance par les nombres, axée sur l’efficacité. Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable est quantifié en termes de mois, 18 ou 30 selon le cas. Le recours aux nombres peut donner l’illusion d’une précision quasi scientifique du droit : objectiver les droits pour chasser la vieille critique de l’interprétation subjective. C’est ainsi que, dans l’arrêt Jordan, la Cour suprême établit des nombres : mais pourquoi 18 mois et 30 mois comme plafonds, plutôt que d’autres chiffres? Est-ce parce que le premier nombre correspond à un an et demi et le second, à deux ans et demi, et que ces durées paraissent raisonnables selon un empirisme intuitif qui tiendrait lieu ici de jugement juridique? L’empirisme intuitif « désigne la propension à faire comme si on connaissait intuitivement les conséquences d’une décision ou les perceptions sociales, comme si ces connaissances pouvaient se passer d’une étude scientifique, comme si les juristes pouvaient prédire[131] ». En matière constitutionnelle, un certain intuitionnisme, qui prend parfois la forme de postulats nécessaires[132], semble caractériser le jugement juridique au moment d’apprécier les faits législatifs ou sociaux[133]. En l’espèce, le juge Cromwell, dans son opinion concordante partagée par les juges McLachlin, Wagner et Gascon, critique la position de ses cinq collègues au motif que les plafonds n’ont pas été fixés sur la base d’une preuve statistique ni établis à partir d’avis experts :

Fixer les plafonds proposés sans disposer d’éléments de preuve ou d’arguments des avocats tranche avec la façon dont la Cour a élaboré ses lignes directrices en matière de délai institutionnel dans les arrêts Askov et Morin. Dans ces affaires, la Cour bénéficiait d’une preuve abondante, dont des statistiques provenant de juridictions comparables, ainsi que des avis d’experts : Morin, p. 797

par. 281

Le recours aux statistiques et à l’expertise est, en soi, un autre signe de ce passage à un droit de la gouvernance[134]. De plus, il n’est pas étonnant dans ce contexte que les juges présentent les facteurs à considérer pour déterminer si un délai est raisonnable en termes de lignes directrices et qu’ils établissent des nombres pour préciser la signification d’un droit. Alors que la jurisprudence antérieure parlait de facteurs à considérer, l’arrêt Jordan retient plutôt la notion de lignes directrices, ce qui correspond davantage à ce droit de la gouvernance – qui utilise aussi les notions de directive et de principe directeur[135]. Fondé sur l’efficacité, le discours judiciaire subit l’influence de la terminologie managériale de la gouvernance.

À trop se concentrer sur la dimension économique du droit, la Cour suprême risque de négliger, comme cela est parfois le cas dans le débat théorique, notamment en théorie du droit, l’autre volet de la gouvernance, soit l’exigence de légitimité issue de la philosophie politique. Dans le présent cas, le problème est d’autant plus important qu’il en résulte, du moins à court terme à la suite des nombreux arrêts de procédures, un manque de légitimité du système judiciaire. Plus encore, c’est à une crise de légitimité du droit que paraît mener l’adoption de la seule composante économique de la gouvernance. À plus long terme, le système judiciaire devrait en arriver à tenir les procès dans les délais impartis. Cependant d’ici là, sans égard à l’exigence de légitimité issue de la philosophie politique, le nouveau cadre fixant des plafonds entraîne des conséquences qui pourraient miner la confiance des justiciables dans le système judiciaire. Chaque arrêt des procédures, chaque remise en liberté d’une personne accusée de meurtre et en attente de procès provoquent des réactions d’incompréhension[136]. Selon le juge en chef Jacques R. Fournier, de la Cour supérieure du Québec, cette « solution » est venue « miner la confiance des citoyens envers le système de justice » : « La confiance a été ébranlée. Les victimes et familles ont raison d’être en colère, d’autant plus que c’est difficile de pointer le coupable dans cette situation. Tout est à la fois responsable et non responsable[137]. » Plus récemment, le juge en chef Fournier a cependant affirmé que la crise des délais serait « en voie de se résorber[138] ».

Lorsqu’elle rend jugement, la Cour suprême cherche d’abord à assurer la légitimité de l’institution judiciaire elle-même[139]. Or, dans l’arrêt Jordan, la Cour a rendu un jugement qui est susceptible de miner la légitimité du système judiciaire. Dans le récent arrêt R. c. Cody, qui a confirmé le nouveau cadre d’analyse établi un an plus tôt dans l’arrêt Jordan, la Cour suprême semble se préoccuper davantage de la question de la légitimité, qu’elle associe au nécessaire changement de culture :

Nous tenons à souligner que, dans le contexte qui nous intéresse, l’illégitimité d’une conduite n’équivaut pas nécessairement à une faute professionnelle ou éthique de la part de l’avocat de la défense. En effet, il n’est pas nécessaire que la conduite illégitime de la défense qui a été constatée constitue une faute professionnelle. La légitimité tire plutôt son sens du changement de culture exigé dans Jordan. Toutes les personnes associées au système judiciaire — y compris les avocats de la défense — doivent désormais accepter que de nombreuses pratiques qui étaient auparavant courantes ou simplement tolérées ne sont plus compatibles avec le droit garanti par l’al. 11b) de la Charte[140].

À la lecture de l’arrêt Jordan, le peu d’attention de la Cour suprême à l’égard de cette question de la légitimité ne peut qu’étonner, d’autant que le plus haut tribunal du pays se montre généralement préoccupé par la légitimité de toute intervention judiciaire particulière et du système judiciaire dans son ensemble. En effet, au moment de se demander si les tribunaux peuvent corriger une mesure législative inconstitutionnelle par le recours à la technique de l’interprétation large (reading in), les juges ont été très soucieux non seulement de l’ingérence du judiciaire dans le législatif[141], mais aussi de la légitimité de l’action judiciaire[142]. De même, dans l’interprétation des droits et libertés, c’est également en se référant aux fondements de leur légitimité que les juges de la Cour suprême ont écarté l’originalisme[143].

Dans l’arrêt Jordan, la Cour suprême invite les tribunaux à faire une étude des circonstances de chaque cas, se défendant ainsi de la critique du juge Cromwell selon qui le cadre d’analyse proposé « ramène la question du caractère raisonnable à deux plafonds numériques » (par. 254). D’après l’opinion dominante, « ce n’est clairement pas le cas » (par. 58), en raison précisément de l’examen des circonstances et du fait que le « plafond présumé situe le moment à partir duquel le fardeau qui incombe à la défense de prouver que le délai a été déraisonnable passe au ministère public qui doit alors justifier le temps qu’il a fallu pour instruire l’affaire » (par. 58).

À l’amorce du débat sur les fondements de l’analyse économique du droit, au début des années 1980, l’une des « questions centrales du débat est celle-ci : l’attribution des droits peut-elle être déduite de considérations d’efficacité ou doit-on, pour rendre déterminable la notion même d’efficacité, fixer préalablement au moins certains droits fondamentaux[144]? » Telle qu’elle est posée dans l’arrêt Jordan, la question du droit d’être jugé dans un délai raisonnable est déduite de considérations d’efficacité. Les limites d’une telle approche fondée sur l’utilitarisme ont été soulevées par les tenants de l’analyse économique du droit eux-mêmes :

En choisissant entre des approches qui permettent des gains pour la collectivité, moyennant des gains pour certains et des pertes pour d’autres, comment éviter l’arbitraire dans la façon de comptabiliser les gains et les pertes et de choisir les gagnants et les perdants? Posner tente d’escamoter la difficulté en retenant comme valeur à maximiser le produit social, mesuré selon la capacité et la volonté de payer des citoyens, révélées dans des transactions volontaires. Mais cette astuce ne résout pas la difficulté, car l’analyse économique consiste souvent à déterminer des règles pour les cas où les intéressés justement n’ont pas pu contracter[145].

En l’espèce, évaluer le droit d’être jugé dans un délai raisonnable sur la base d’un tel critère d’efficacité oblige à comptabiliser les gains et les pertes, tant pour l’accusé, la victime et sa famille que pour la société, ce qui ne peut reposer que sur des préjugés arbitraires et un empirisme intuitif. Si la nécessité que le procès soit tenu dans un délai raisonnable s’avère indéniable, l’importance que l’inculpé soit jugé et que la justice soit rendue l’est tout autant.

Le fait de fixer des plafonds qui l’emportent sur les autres considérations, risque de faire paraître le droit d’être jugé dans un délai raisonnable comme un « atout » (trump) qui a priorité sur les intérêts et valeurs opposés[146]. Commentant cette approche consistant à fixer préalablement au moins certains droits fondamentaux, le professeur Ejan Mackaay, tenant de l’analyse économique du droit, affirme ce qui suit :

Une telle conception, quel qu’en soit l’attrait sur le plan normatif, risque d’aboutir à l’indécision et n’est pas une description fidèle du fonctionnement courant des sociétés actuelles. Dans le droit actuel des sociétés occidentales, l’exercice des droits, même fondamentaux, peut être restreint dans une certaine mesure au nom de valeurs autres (le bien-être de tous). Aucun droit n’est absolu et entièrement soustrait au genre de troc que proposent les conceptions utilitaristes. Toute la question est de savoir dans quelles limites, par qui et suivant quelles modalités ces trocs peuvent être opérés[147].

Lorsqu’ils étaient conçus comme des atouts jouissant d’une priorité sur les autres intérêts et valeurs, les droits s’inscrivaient dans une théorie substantielle reconnaissant un ordre moral : « Le modèle de la priorité des droits n’est donc pas neutre : il incarne et promeut tout au plus une famille de conceptions du bien, de visions du monde, de modes de vie ou de cultures[148]. » À ce modèle de la priorité des droits comme des atouts, qui s’ancrait dans la morale, a succédé le modèle de l’optimisation des valeurs en conflits, centré sur l’évaluation de la proportionnalité : « [Ce modèle] ne confère aux droits garantis aucune forme de priorité normative sur les valeurs ou les intérêts concurrents que peut chercher à réaliser le gouvernement, ni même sur les buts sociaux fondés sur l’utilité, l’intérêt général, la perfection des individus ou la commodité administrative[149]. »

Toutes les valeurs constitutionnelles ayant le même statut et le même poids dans l’ordre constitutionnel, « il n’y a aucun ordre de priorité[150] »; les droits ne possédant aucune force spéciale par rapport aux autres valeurs, il s’agit plutôt d’optimiser les valeurs en conflit : « Cela signifie qu’elles doivent être réalisées le plus possible, compte tenu du contexte factuel et juridique qui a fait naître le conflit[151]. » Suivant ce modèle, les normes constitutionnelles telles que les droits constituent des « exigences d’optimisation[152] ».

C’est ainsi que l’importance du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, à la fois pour les inculpés (par. 22) et pour les victimes d’actes criminels et leur famille (par. 23) de même que la confiance générale du public envers l’administration de la justice (par. 25) sont des valeurs constitutionnelles qui doivent être optimisées. Les valeurs en conflit doivent être adaptées les unes aux autres : « elles doivent être mutuellement limitées afin de permettre à chacune d’elles d’atteindre son effet optimal[153] ».

Si l’on mesure l’effet optimal par la proportionnalité, l’optimisation situe le jugement judiciaire dans l’évaluation économiste. Évidemment, ce n’est pas dire que l’optimalité au sens développé dans la jurisprudence de la Cour suprême correspond à ce que la théorie économique entend comme optimalité, par exemple selon le critère de Pareto. La raison devient technique, d’après une rationalité instrumentale centrée sur les moyens, où la proportionnalité cherche le lien rationnel, l’atteinte minimale et la proportionnalité entre les effets bénéfiques et préjudiciables suivant une analyse coût-avantage.

Aussi importantes que soient les transformations contemporaines du droit, avec le constat des normes techniques et des dispositifs de gestion, ces nouvelles normes « n’ont cependant pas reçu jusqu’à présent toute l’attention qu’[elles] méritent de la part de la philosophie et surtout de la théorie du droit[154] ». À cet égard, leur étude ne fait que débuter, et c’est en ce sens que la compréhension des fondements du droit de la gouvernance exige d’en approfondir l’analyse.

Suivant la seconde conception de la théorie de la gouvernance, présentée précédemment, une autre compréhension de l’arrêt Jordan et du recours au critère d’efficacité demeure envisageable. En effet, il est possible d’y voir non seulement la dimension économique, mais aussi l’objectif de mobiliser l’efficacité pour rendre le droit plus effectif ainsi que la volonté de provoquer un changement de culture juridique au sein du système judiciaire en matière pénale et criminelle. C’est d’ailleurs pour cette raison que la Cour suprême a écarté le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Morin, en ce qu’il « ne s’attaque pas à cette culture de complaisance » (par. 41) qui régnait. La Cour suprême précise que cette culture de complaisance, qu’elle nomme aussi la « culture des délais », « cause un tort important à la confiance du public envers le système de justice », « récompense les mauvais comportements, frustre les gens bien intentionnés, rend les habitués du système cyniques et désillusionnés, et contrecarre les objectifs de réinsertion sociale du système » (par. 40)[155]. C’est ainsi que « le plafond présumé a une dimension d’intérêt public importante. La clarté et l’assurance qu’il offre aideront à bâtir la confiance du public envers l’administration de la justice » (par. 55). Plus encore, le plafond modifiera les comportements : « le nouveau cadre d’analyse encourage également la défense à contribuer à la résolution du problème » (par. 113); « Le nouveau cadre d’analyse responsabilise aussi davantage les tribunaux » (par. 114). Par ailleurs, la Cour suprême ajoute :

Il ressort aussi clairement de cet examen de la jurisprudence qu’avec le plafond, les parties ne pourront pas continuer à agir comme elles avaient l’habitude de le faire. En effet, il est conçu pour encourager une conduite et une répartition des ressources qui mèneront à la tenue de procès en temps utile. La jurisprudence de la dernière décennie illustre que la manière dont l’al. 11b) est appliqué présentement n’encourage pas les bons comportements. En effet, il est plus fréquent de jeter le blâme que de résoudre les problèmes. Bref, selon cette jurisprudence, et pour les raisons que nous avons exposées, les mesures incitatives actuelles pour réduire la durée des procédures judiciaires sont manifestement insuffisantes

par. 107

En somme, les juges de la Cour suprême souhaitent, à la majorité, un véritable changement de culture juridique et judiciaire :

En outre, le nouveau cadre d’analyse contribuera à faciliter un changement de culture dont on a grand besoin. En établissant des mesures propres à inciter les deux parties à accélérer le déroulement de l’instance, ce cadre vise à accroître la responsabilisation en favorisant une approche proactive et préventive de résolution de problèmes. Du point de vue du ministère public, le cadre d’analyse en question clarifie l’obligation constitutionnelle qu’il a toujours eue de traduire l’accusé en justice dans un délai raisonnable. Lorsque le plafond est dépassé, le ministère public ne se sera acquitté de son fardeau de preuve que s’il est en mesure de démontrer qu’il ne devrait pas être tenu responsable des circonstances ayant mené au dépassement du plafond, puisqu’elles étaient véritablement indépendantes de sa volonté. L’avocat du ministère public sera motivé à agir de façon proactive tout au long de la procédure pour rester en mesure, au besoin, de justifier un délai qui excède le plafond applicable. En deçà du plafond, la présence au dossier d’un représentant du ministère public diligent et proactif est une indication forte que la cause n’a pas pris plus longtemps de manière manifeste que ce qu’il était raisonnable qu’elle prenne

par. 112

Alors que les cinq juges majoritaires reconnaissent qu’il « va falloir du temps avant que ces mesures d’incitation n’opèrent un changement de culture » (par. 94), et que leurs quatre collègues sont d’avis que les plafonds fixés risquent davantage d’alimenter la « soi-disant culture des délais » que de l’éliminer (par. 276), il convient en effet de s’interroger sur l’application à venir de l’arrêt Jordan et sur l’apprentissage qu’en feront les différents acteurs du système judiciaire. Or, un an après cet arrêt, il semble à cet égard que les procès criminels aient pris de la vitesse à la Cour supérieure du Québec, au détriment toutefois des affaires familiales puisque certains juges en droit civil ont été mis à la disposition de la chambre criminelle[156]. Selon le juge en chef de cette cour, « [l]’arrêt Jordan a été un électrochoc qui a fait prendre conscience à tout le monde de la nécessité de revoir les méthodes de fonctionnement au niveau judiciaire[157] ». Selon le juge Jacques R. Fournier, juge en chef de la Cour supérieure, l’arrêt Jordan aura « permis de réfléchir à l’amélioration des méthodes utilisées dans le système de justice. Il y voit une occasion donnée aux provinces et au fédéral de remettre en question certaines procédures : “On peut penser aux enquêtes préliminaires : sont-elles nécessaires dans tous les dossiers? Pour les causes d’alcool au volant, pourrait-on envisager des sanctions administratives, avec suspension de permis, plutôt que de criminaliser le processus[158]” », s’interroge le juge Fournier.

Autre exemple, l’Ontario Court of Justice vient de créer, en septembre 2017, un projet pilote (de 18 à 24 mois) afin que les juges eux-mêmes (plutôt que des juges de paix) entendent les enquêtes sur cautionnement, et ce, dans le but d’assurer davantage d’uniformité dans les conditions de la mise en liberté sous caution[159].

De plus, lorsqu’on réfléchit abstraitement aux changements souhaités, il demeure impossible de prévoir toutes les situations qui se produiront. C’est ainsi, par exemple, que des personnes d’abord arrêtées ont été remises en liberté parce que la Couronne retarde maintenant le moment où les accusations seront déposées pour éviter de faire démarrer le chronomètre. Alors qu’auparavant les accusations étaient immédiatement portées, avant que l’enquête soit terminée, voilà qu’à la suite de l’arrêt Jordan, la Direction des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a demandé aux policiers de lui remettre un dossier d’enquête complet avant de porter des accusations, ce qui fait craindre aux policiers que, sans accusation, les gens arrêtés lors d’une perquisition où des stupéfiants en quantité importante ont été saisis poursuivent leur commerce ou même prennent la fuite[160].

De même, le débat dans chaque affaire où est invoqué l’arrêt Jordan consiste à déterminer s’il est question d’un cas simple ou d’un cas complexe[161]. La défense plaide parfois, malgré le caractère volumineux de la preuve, que c’est un cas simple, qui ne justifie donc pas le délai, alors que la Couronne prétend le contraire. Si la théorie du droit a depuis longtemps proposé une distinction entre les cas simples et les cas complexes[162], la difficulté à l’établir dans la pratique du droit demeure réelle : « Le juge de la Cour du Québec, Salvatore Mascia, semblait songeur sur cette question. « Depuis Jordan, [la défense] dit que toutes les causes sont simples, a-t-il affirmé. Peut-on s’entendre que c’est une affaire moyennement complexe? ». La défense est toutefois demeurée campée sur ses positions[163]. »

La théorie génétique du droit et de la gouvernance nous apprend que, sans la mise en place de dispositifs susceptibles de pallier les blocages, les acteurs n’arrivent pas à reconnaître le problème et les solutions possibles, outre qu’ils adoptent les mêmes cadres interprétatifs qu’ils mobilisent spontanément et qu’ils reproduisent des comportements identiques (identités d’action)[164]. Il ne suffit pas, pour le dire autrement, d’en appeler à un changement de culture, et ce, même si l’appel est drapé de l’autorité du plus haut tribunal du pays, pour que s’opère automatiquement la transformation réflexive souhaitée : « supposer que l’adaptation de ces perceptions dominantes et des formes de vie organisées qui leur correspondent se fait automatiquement ou est directement liée à la seule mise en oeuvre du mécanisme formel conditionnant l’acceptabilité de la norme, revient à méconnaître cette réflexivité[165] ». C’est en cela que les approches procédurales réflexives actuelles sont insuffisantes : « elles restent en défaut de mettre en place les dispositifs nécessaires pour organiser cette capacité réflexive des acteurs à identifier les divers possibles effectifs en fonction desquels l’opération de sélection de la norme pertinente sera à opérer[166] ». Selon Lenoble et Maesschalck, il faut organiser la réflexivité, puisqu'elle n'opère pas d'elle-même :

L’efficience d’une norme à faire émerger une forme de vie jugée rationnellement acceptable suppose, indépendamment des procédures discursives mobilisées pour sélectionner ce qui est rationnellement acceptable, que soient mobilisés les dispositifs rendant possible cette capacité réflexive à reconstruire réflexivement les problèmes et les perceptions dont la prise en compte rendra possible l’instauration effective d’une nouvelle forme de vie[167].

Ainsi, au-delà d’un arrêt qui dicte des délais et qui en appelle à un changement de culture juridique, il convient d’accroître les capacités de réflexivité des acteurs du système judiciaire sur les conditions de production des normes et de mise en oeuvre des procédures juridiques. L’effectivité du droit d’être jugé dans un délai raisonnable dépendra de ce qui sera mis en place « pour rendre possible la reconstruction réflexive par les acteurs mobilisés de ce qui motivera leur instauration effective d’une nouvelle forme de vie concrète[168] ». Cette nouvelle forme de vie, c’est précisément la nouvelle culture juridique souhaitée par la Cour suprême : « Sans l’organisation de cette capacité réflexive commune et des formes de négociation qu’elle implique entre les destinataires finaux des normes à construire, l’injonction normative risque de rester inefficiente, quelle que soit la pertinence de l’objectif jugé légitime[169]. »

Pour cela, la solution sera de créer des dispositifs de gouvernance de la justice qui permettront d’abord une prise de conscience, par les différents acteurs, des blocages qui empêchent l’adoption de nouveaux comportements et de façons de faire inédites. Comme il est proposé ici, cela doit au départ s’effectuer sur la base d’une prise de conscience du passage du droit du gouvernement au modèle du droit de la gouvernance. La rationalité du droit en est alors modifiée, ses modes de production également : plutôt que de provenir du modèle hiérarchique de la pyramide, le droit est produit en réseau[170]. C’est dans ce contexte qu’il convient d’organiser les dispositifs de gouvernance nécessaires au changement de culture juridique :

Les opérations de jugement qui conditionnent le choix de la forme de vie idéalisée jugée rationnellement acceptable, la détermination rationnelle de la norme censée rendre possible la réalisation effective de cet objectif, d’une part, et, d’autre part, la transformation effective de la forme de vie que l’application de cette norme rendra possible sont distinctes et asymétriques. C’est l’articulation croisée de cette asymétrie que doit rencontrer le dispositif de gouvernance[171].

Pour qu’un tel changement de culture s’accomplisse, il ne suffit pas de demander des ressources supplémentaires, en termes par exemple de nombre de juges, ou d’affecter des juges de la chambre civile aux affaires pénales et criminelles. Il faut en outre imaginer et mettre en place les mécanismes de gouvernance susceptibles d’entraîner de nouvelles identités d’action. Cela exige la tenue de forums, de colloques, de sommets de la justice, où les différents acteurs du réseau de la justice expliquent, selon leur point de vue, ce qui cause des délais indus, examinent ensemble les multiples possibilités d’action, remettent en cause leurs méthodes, envisagent des solutions, proposent des innovations procédurales, mettent au point et expérimentent des processus originaux, etc. L’éducation et la formation des juristes et des praticiens en ce domaine doivent également être appropriées. Cependant, la création de mécanismes participatifs, délibératifs ne peut suffire : la réflexivité doit se poursuivre, au-delà de la discussion, et être encadrée. Puisque le modèle de la gestion semble s’imposer, on devra faire appel à des gestionnaires des instances, ces tiers qui s’assureront que les parties prenantes réfléchissent à toutes les étapes procédurales d’une instance, pour qu’ils deviennent des praticiens réflexifs[172]. Ainsi, le savoir pratique développé dans l’agir professionnel deviendra lui-même objet de connaissance et de réflexion, et il s’autorévisera :

Pour ce faire, il faut organiser la capacité réflexive des acteurs jugés réflexivement concernés à reconstruire leurs problèmes en vue, sur cette base, de définir, moyennant le respect des conditions formelles d’acceptabilité rationnelle, les possibles effectifs qui conditionnent la forme de vie qu’ils jugent acceptable. La construction des acteurs et de l’agenda exigent une construction des capacités de cette réflexivité qui ne peut être supposée réunie par la seule mobilisation des capacités formelles de l’argumentation ou de quelque autre mécanisme formel[173].

À titre d’exemple, c’est à un pareil changement de culture juridique qu’en appelle le législateur québécois en adoptant sa récente réforme du Code de procédure civile[174], qui fait davantage place aux modes de règlement des différends tels que la médiation. Des recommandations ont été élaborées en vue de réussir un tel changement de culture[175]. Là aussi, il a été proposé que l’obligation de considérer les modes de prévention et de règlement des différends (PRD) « devrait se manifester par des comportements mesurables[176] ». Le formalisme d’un nouveau code ne saurait suffire à provoquer la transformation souhaitée, car celle-ci exige la mise en oeuvre de mécanismes et de procédures nécessaires pour créer les changements requis[177].  Tant pour la procédure civile que pour la procédure en matière pénale et criminelle, le défi se révèle le même : comment créer ce changement de culture juridique? La théorie du droit de la gouvernance peut être convoquée pour réfléchir à cette question. Et la première étape était sans doute de réaliser que l’arrêt Jordan s’inscrit dans un nouveau paradigme juridique, celui du droit de la gouvernance.

Conclusion

L’arrêt Jordan est un jugement issu du droit de la gouvernance. La division entre les neuf juges de la Cour suprême illustre le débat entre les différentes conceptions de la gouvernance et du droit de la gouvernance. Si, d’une part, les opinions émises démontrent que les logiques de l’économie et de la gestion s’insinuent de plus en plus dans le raisonnement des juges, selon une gouvernance par les nombres et une rationalité économique de l’efficacité, d’autre part, le jugement cherche à rendre le droit d’être jugé dans un délai raisonnable plus effectif et à provoquer un changement de culture au sein de la communauté juridique.

Bien que les juges de la Cour suprême se soient divisés, cinq contre quatre, il ne saurait être question d’attacher à l’un ou l’autre des deux groupes de juges une conception du droit de la gouvernance en particulier. En fait, le jugement qui fait autorité et qui fixe des plafonds peut être compris soit comme un jugement appartenant au modèle économique de gouvernance par les nombres – c’est ainsi que le comprend le groupe de quatre juges pour qui le juge Cromwell a rédigé l’opinion concordante –, soit comme un jugement relevant du modèle génétique de gouvernance qui propose un changement de culture juridique en voulant assurer l’effectivité du droit d’être jugé dans un délai raisonnable – c’est ainsi que les cinq autres juges semblent concevoir leur propre jugement.

À l’une des extrémités du spectre de la gouvernance, la conception économique n’insiste que sur l’efficacité et l’efficience. Limité à la logique des moyens propre à la rationalité instrumentale, le jugement juridique peut ne devenir qu’une mesure chiffrée, ce qui conduit à l’inféodation du droit par la raison économiste et les diktats de la gestion. Les juristes abdiquent ainsi leur fonction devant l’envahissement de la logique des sciences de l’économie et de la gestion. S’exprime alors la crainte de voir la raison économiste envahir, après la morale[178], le droit[179] :

L’idée que l’économie serait une science indépendante des jugements de valeur propres à la morale et à la philosophie politique a toujours été sujette à caution, mais l’ambition vantarde des économistes contemporains rend cette thèse encore moins défendable : plus les marchés s’insinuent dans les sphères non économiques de la vie, plus leur intrication avec les questions morales se complexifie[180].

De même que l’économie n’est pas une science morale, elle ne saurait être une science juridique. C’est sans doute ce double constat que voulait exprimer Pierre-Joseph Proudhon lorsqu’il a écrit : « Avais-je tort de dire, en commençant ce chapitre, que les économistes sont la pire espèce d’autorités en matière de législation et de philosophie?[181] ». En ce sens, l’économisme et la gestion ne peuvent servir de discours juridique unique, plus particulièrement en matière de droits et libertés.

En effet, à l’autre extrémité du spectre, la philosophie politique aborde la gouvernance à partir du critère de la légitimité démocratique. Insistant notamment sur la démocratie délibérative et participative, l’exigence de légitimité cherche à pallier les insuffisances de la démocratie représentative. La vertu civique des citoyens est alors interpellée, dans une conception positive de la liberté politique. Dans cette optique, l’efficacité du système judiciaire devient une condition de possibilité de l’effectivité du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, sinon une conception de possibilité de légitimité du droit et de la justice, ou de légitimation des institutions publiques[182].

La théorie de la gouvernance insiste sur la rencontre entre ces deux conceptions, en reconnaissant que la gouvernance est issue de ce double fondement, économique et politique[183]. Construite à la fois sur l’exigence d’efficacité de la science économique et sur l’exigence de légitimité de la philosophie politique, la gouvernance insuffle une nouvelle dynamique à la théorie juridique contemporaine. Celle-ci doit en effet intégrer ces deux exigences en une exigence d’effectivité du droit qui reconnaît que la réflexion fondamentale sur le droit consiste à réfléchir les conditions de possibilité de son effectivité régulatoire[184].

La théorie de la gouvernance offre donc une solution de rechange à cette gouvernance par les nombres, où l’efficacité y paraît moins dans sa dimension strictement économique et davantage comme une condition de possibilité de l’effectivité du droit. Cette conception génétique permet de comprendre les conditions de possibilité du changement de culture nécessaire pour rendre le droit d’être jugé dans un délai raisonnable plus effectif. À défaut de s’intéresser aux travaux en théorie de la gouvernance, les juristes ne peuvent bien comprendre l’arrêt Jordan. Or, l’objectif premier de la théorie juridique demeure de donner sens à la pratique du droit : pour cela, le détour par la théorie du droit de la gouvernance paraît inévitable.