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Roberte Hamayon, dans son livre Jouer. Une étude anthropologique (2012), a admirablement montré comment jeu, logique de chasse, anticipation et gestion de l’aléatoire étaient intrinsèquement liés. Dans ses réflexions sur la chance et l’indétermination (Hamayon 2012 : 226-252), elle relève que l’indéterminé est l’accès au gibier ; qu’obtenir la chance à la chasse est capital ; qu’un spécialiste, le chamane, chasse la chance comme le chasseur tente d’attraper le gibier ; et enfin, que l’indéterminé est donc intrinsèquement lié à l’improductibilité. Jouer à des jeux aléatoires va permettre d’attirer la chance à la chasse. En ce sens, le jeu sert notamment à faire advenir. Sous ce regard éclairé par un terrain mongol, la chance est en aval du jeu, car elle en est, pour simplifier le propos, le produit. De surcroît, l’auteure note que la chance à la chasse est aussi un processus relationnel qui implique l’établissement d’un lien entre chamane et esprit chassé, d’une part, et entre chasseur et proie, d’autre part.

Je suis donc parti de cette hypothèse selon laquelle on pouvait appréhender les pratiques vidéoludiques contemporaines, particulièrement pour les jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs[1], lesquels favorisent la collaboration en groupe large, à partir de ce rapprochement que pose Hamayon. En effet, comprendre ce type d’univers digital à partir de la chasse peut paraître intuitivement évident (Berry 2009 : 217-218 ; 2012 : 72). Le sens même de ces pratiques consiste à chasser individuellement ou collectivement des créatures de toutes natures. Dès lors, l’attribution d’un statut cynégétique à ces activités, à tout le moins par analogie, semble logique. Par ailleurs, à y réfléchir un peu plus, l’anticipation et l’aléatoire sont tout autant au coeur de ces mondes numériques. En effet, la plupart des rencontres dont il est question au sein de ces univers sont déterminées par l’intelligence artificielle du jeu, et comprennent donc une part importante de hasard. L’aléatoire constitue de fait une dimension structurelle de la mécanique informatique qui préside à la forme et à la contingence de ces activités cynégétiques.

Les joueurs vont dès lors, dans leurs pratiques de chasse virtuelle, devoir anticiper le hasard des dés, c’est-à-dire l’aléa des rencontres à venir, par toute une série de dispositifs individuels ou collectifs. Dans cet article, et sur base d’une ethnographie en ligne et hors ligne, je m’interrogerai donc sur les pratiques de chasse virtuelle. Après un état des lieux des logiques de la chasse dans l’univers de World of Warcraft, je m’attacherai à décrire les tactiques et stratégies cynégétiques des joueurs[2]. Sur cette base sera clarifiée la dialectique prédateur-proie qui charpente les relations entre joueurs et non-humains informatiques dans ce monde numérique. Échappe à ces relations habituelles la figure du prédateur absolu qui émerge sous de multiples formes : avatars prédateurs, « mobs » (des créatures d’intelligence artificielle mues par le programme), « Boss » (même type de créatures, mais plus puissantes encore), et guildes de joueurs prédatrices. Face à ces prédateurs d’envergure qu’il est impossible d’abattre seul, donnant lieu à une situation dans laquelle le chasseur peut se retrouver chassé, les techniques d’anticipation, voire de divination collective, deviennent une des nouvelles ressources de survie indispensables, notamment, pour gérer la part aléatoire de ce type de confrontation. C’est à ces stratégies de chasse particulières et à ces techniques de prévision que s’intéresse le volet suivant de cette analyse, qui se centrera en dernier lieu sur la gestion du butin aléatoire issu de la victoire collective contre des monstres digitaux affrontés au cours des différentes chasses.

Terrain

Sur le plan pratique, je me suis immergé dans l’univers vidéoludique de World of Warcraft[3] en y incarnant un personnage numérique, Arengorn, dit Aren. Ce terrain s’est déroulé principalement de mars 2010 à septembre 2014 avec une intensité maximale entre 2011 et 2012. Au total, ce sont des journées de 8 h qu’Aren a accumulées tout au long de l’année en termes de présence en ligne, passant successivement des affres des niveaux du début aux niveaux ultimes, soit 80, 85, 90 et 100[4]. Ce statut m’a permis finalement assez vite de rejoindre une « guilde » qui satisfaisait un à un les critères importants pour ma recherche : un groupe suffisamment diversifié, composé de joueurs aux aspirations et styles de jeux variés, afin d’interroger toutes les configurations de rapport au jeu possibles ou presque.

Après quelques ballons d’essais non concluants, ce sont donc les Dragons Immortels, sur le serveur Varimathras, qui m’ont recruté. On peut dire que c’est le collectif qui m’a choisi, puisque c’est à Boloré[5] que je dois de m’avoir introduit dans cette communauté qui allait devenir mon terrain de recherche. Durant ces années d’immersion, cette collectivité a compris entre 250 et 450 avatars, soit l’équivalent approximatif d’une grosse centaine de joueurs, dont une cinquantaine très investie en termes de temps disposant pour la plupart de multiples personnages. Au cours de cette période, j’ai donc mené une « in game ethnography » (Boellstorff 2008, 2009), c’est-à-dire une observation participante en tant que membre, à l’image de Bainbridge (2010) ou Nardi (2010).

Même si je n’avais jamais été un féru de jeu vidéo, la pratique intensive nécessitée par les rythmes du terrain m’a permis en moins d’une année, donc assez vite, de rejoindre le roster[6] de guilde et d’accompagner une large part des joueurs les plus assidus lors des activités collectives (les raids) contre l’intelligence artificielle du jeu dite PvE (acronyme de Players versus Environment). Lors de ces raids, en soirée essentiellement, je me retrouvais à un point d’observation particulièrement riche. Je me connectais toujours au moins une heure avant les raids afin de participer aux préparatifs et à l’attente des autres joueurs. Cela me permettait de bénéficier d’un premier temps-mort propice aux discussions. Puis, je pouvais observer les activités organisées la plupart du temps entre 20 h et 24 h. Enfin, un troisième temps, de relâche, s’étalait en général de minuit à deux heures du matin. Ces moments m’ont permis de comprendre d’entrée de jeu que, comme me le confiait Tom Boellstorff à propos du jeu Second life, « ce lieu n’est pas un jeu en tant que tel, mais un lieu où le jeu peut advenir » (Boellstorff, communication personnelle, 2010). Dès lors, bien d’autres choses peuvent se produire dans ce cadre, et les temps avant et après raid sont vite devenus des moments privilégiés pour l’enquête. Sur cette période de quatre ans, l’équivalent d’une vingtaine de carnets de terrain, soit 3 000 pages de données, a été accumulé (Servais 2012, 2013, 2015a, 2015b, 2017 ; Lagneaux et Servais 2014). À côté de l’immersion ethnographique, j’ai pu mener en complément une centaine d’entretiens en ligne et en face à face ainsi que des observations de sites web et forums de joueurs. Enfin, au-delà des rencontres individuelles à distance ou en présentiel et avec l’aide d’étudiants et collègues, nous avons organisé le premier évènement IRL (littéralement in real life, en présence physique) de la guilde, fin avril 2012, à Louvain-la-Neuve[7].

Cynégétique virtuelle

Dans ce terrain, je me suis notamment intéressé aux relations entre joueurs et non humains informatiques. C’est de ce fait la nature des interactions entre entités mues par le logiciel du jeu et personnages informatiques pilotés par les joueurs qui a principalement retenu mon attention[8].

J.-C. Heudin (2008) définit les créatures virtuelles ou agents comme des programmes autonomes auquel un concepteur délègue une ou plusieurs tâches. Le programme World of Warcraft (WoW) en inclut a minima deux sortes dans son fonctionnement. En premier lieu, il intègre en son sein toute une série de programmes autonomes qui vont défier les différents avatars des joueurs et entrer potentiellement en interaction avec eux. Il s’agit de tous les agents non-humains qui sont mus par l’intelligence du programme qu’on appelle dans le jargon des joueurs des « mobs ». Ce terme était utilisé dans les premiers jeux en ligne en tant qu’abréviation du terme « mobile ». Le mot est depuis lors employé pour désigner les entités contrôlées par l’ordinateur que le joueur doit affronter. Concrètement, on vise ici notamment tous les êtres qui vont interagir d’une certaine manière avec les avatars de joueurs ou avec d’autres entités virtuelles. Le style de jeu dit « PvE » est caractéristique de ce face-à-face avec les agents numériques. La lettre E, diminutif d’environment, pointe d’ailleurs ce type d’entités non-humaines. L’objectif d’un tel dispositif de jeu est avant tout de vaincre ou de domestiquer ce type d’adversaire électronique. En second lieu, WoW demeure un logiciel partiellement ouvert. Par le vocable « ouvert », je veux dire que les concepteurs du jeu ont prévu d’autoriser les joueurs à intégrer librement de petits programmes auxiliaires, souvent programmés de manière indépendante. Ces logiciels, appelés « add-on », améliorent l’expérience du joueur, lui offrent certaines plus-values de performance, d’information, ou simplement d’ergonomie, laquelle peut être personnalisée pour l’interface de jeu. Les spécimens de ce type de logiciels sont nombreux. Je pense ainsi au fameux Deadly Boss Mode qui permet d’obtenir des informations capitales sur les créatures virtuelles les plus puissantes, dites « Boss », lors des raids, c’est-à-dire des défis PvE de groupes rassemblant de 10 à 40 joueurs et leurs avatars.

De leur côté, les joueurs interagissent par l’intermédiaire de ces fameux avatars. Heudin (2008) désigne par ce terme les enveloppes informatiques qui permettent aux humains de s’immerger dans les univers virtuels. Dans WoW, ces créatures se différencient l’une de l’autre selon de multiples caractéristiques : race, sexe, classe, métier ou équipement. Du point de vue morphologique, ce sont avant tout la race et le sexe qui sont déterminants pour distinguer ces incarnations numériques. Le type d’avatars personnifiés octroie des compétences spécifiques entraînant des performances variables.

Toutefois, au-delà des caractéristiques propres à chaque avatar numérique, une règle s’impose à tous dans ce monde digital : de manière récurrente, il va falloir, dans un premier temps, croître en niveau de personnage, puis, une fois le niveau maximum atteint, en niveau d’équipement, le stuff. Le niveau de l’avatar et l’équipement permettent d’augmenter les performances de l’avatar et d’accéder à des défis non accessibles aux degrés inférieurs. En moyenne tous les deux ans, la société Blizzard, qui gère le jeu, étend le « monde » du jeu avec la création d’un nouveau continent ou d’un ensemble de nouveaux territoires, et donc accroît le niveau maximum possible des joueurs. Les joueurs qui étaient parvenus à ce niveau vont donc reprendre régulièrement une phase de level up, c’est-à-dire de montée en niveau. Ce faisant, les équipements du niveau maximum antérieur deviennent obsolètes, et il faut en acquérir de nouveaux. L’obsolescence est d’ailleurs plus récurrente pour l’équipement maximum. En effet, environ tous les 6 mois, une extension mineure du jeu rend celui-ci désuet. En d’autres termes, le stuff le plus puissant ne l’est plus. Cet équipement est de fait corrélé aux créatures les plus dangereuses que possède le monde de WoW. Lorsqu’une extension paraît, de nouvelles missions et défis sont rendus disponibles pour les avatars d’ultime niveau, avec de nouveaux mobs, plus puissants, et nécessitant dès lors le gain d’un équipement mis à niveau pour pouvoir affronter ces nouveaux adversaires. L’obsolescence programmée fait ainsi partie de la logique du jeu. Comme me l’expliquent cinq officiers de la guilde des Dragons immortels, l’obsolescence permet aussi à de nouveaux joueurs d’intégrer la partie et de rattraper les autres :

Kidam : C’est l’histoire de Yoshi qui s’achète son bâton à l’HV [Hôtel de Ville ; marché aux enchères dans le jeu] 15K PO [pièces d’or] et le lendemain, il y a une mise à jour et ils l’avaient mis en loot dans les donjons quoi ! [Rires] Ce jour-là, il a dû s’énerver hein !

Paul : Ça ça fait mal !

Kidam : Ça il fait super mal !

Dirk : Je me souviens quand on était niveau d’équipement 359 que ça se vendrait 10 ou 12 000 PO, maintenant tu prends le stuff de 359, ils vendent ça 200 PO…

Justin : quand l’iPhone 4 sort, l’iPhone 3, il ne vaut plus grand-chose !

Paul : la semaine où on est passé de Lich King (LK) à Cataclysm. Avec LK, j’étais content, j’avais un stuff propre, ce n’était pas un super bon stuff, mais j’étais content quoi… et puis sur Cata, tu commences à faire des quêtes et tu loot du stuff que t’es obligé de dire qu’il est meilleur que les épiques que tu as dans les pattes ! Et franchement, tu dis « Mais merde ! Pourquoi j’ai passé autant de temps ! »

Raan : ils auraient pas pu faire… je ne sais pas moi… plus…

Kidam : Ben non, parce que pour ceux qui jouent, il faut aussi que les mecs qui sont arrivés il y a deux mois puissent se rattraper aussi ! S’il ne peut jamais te rattraper, c’est horrible !

Or, le meilleur équipement ne s’achète pas, il se fabrique par l’intermédiaire de la profession de certains avatars, mais, surtout, il s’acquiert en tant que butin rare dans des défis collectifs appelés « donjons » et « raids ». Si, au début, la montée en niveau s’opère seule, rapidement il s’avère plus rémunérateur d’effectuer un travail collectif.

Par ailleurs, dans les niveaux plus élevés, seules les activités en groupe permettent de progresser et de s’équiper correctement. On dépend dès lors des autres pour avancer et se développer. Medler voit une similitude entre ce contexte de pratiques collectives dans World of Warcraft et les sociétés dites de bandes, de petits groupes nomades et égalitaires de chasseurs-cueilleurs (Medler 2009 : 188-192). Selon la description qu’il en donne, probablement empruntée à Clastres (1974), les membres d’une bande sont traités équitablement, ne suivent pas un leader clair et peuvent travailler en groupe pour parcourir des espaces ouverts à la recherche de nourriture. Ces sociétés manquent de la plupart des caractéristiques générales nécessaires à la guerre (leadership, territoire, identité de groupe, planification logistique). Les joueurs de WoW procèdent de manière assez similaire à cette vision romantique. Personne ne peut leur signifier ce qu’ils doivent faire, ils errent librement et extraient les ressources de la terre. Concrètement donc, ils contribuent principalement à eux-mêmes et peu à leurs factions.

À tout le moins au début de leur immersion, les joueurs vivent quasiment tels des êtres nomades et s’organisent comme des sociétés constituées de groupes de personnes autonomes. Ils sont autosuffisants, se déplacent là où ils veulent et n’ont pas besoin de se grouper avec les autres pendant la montée en niveau. Medler souligne avec humour qu’il est même difficile d’empêcher les avatars d’errer dans des endroits où ils ne devraient pas aller.

Tout comme les sociétés nomades, les joueurs doivent suivre leur source de nourriture. Chaque territoire dans WoW contient des créatures dans une certaine gamme de niveaux. Les joueurs passent de campement en village lorsqu’ils s’aventurent d’un territoire à l’autre, cherchant les mobs de leur niveau. Une fois qu’un joueur atteint un niveau suffisamment élevé, il quitte son campement et son territoire pour des contrées nouvelles et plus dangereuses. Ce comportement est équivalent à celui d’un groupe nomade se déplaçant en fonction de la migration des animaux ou des changements saisonniers. Aux yeux de Medler, les joueurs sont donc avant tout des chasseurs.

D’emblée, si comme moi vous incarnez un elfe de la nuit, vous commencez votre immersion sur l’île de Teldrassil, dans une forêt pleine de créatures : loups, araignées géantes, ou encore petites panthères. Proie et prédateur s’y mélangent. La proie est un organisme capturé vivant (en registre numérique, qualifions-le plutôt d’actif), tué puis consommé par un autre (qualifié de prédateur). Bref, comme dans la nature, la proie, ou espèce prédatée, est chassée par le prédateur ou espèce prédatrice.

La première figure rencontrée lors du terrain fut ainsi un daim. Dans cette zone de départ, comme votre avatar est faible (de bas niveau), les agents rencontrés sont en mode passif. Cela signifie qu’il vous faut les agresser pour qu’à leur tour ils passent en mode agressif. Vous pouvez ainsi déambuler sans difficulté parmi ces multiples créatures sans qu’aucune ne s’en prenne à vous de son propre chef. D’un point de vue visuel, cela se marque par une ligne jaune sous le nom du mob et par un halo rond jaune sous la créature quand vous ciblez celle-ci. Ce mode jaune signifie donc l’indifférence de l’agent par rapport aux avatars qui se trouvent à proximité. C’est le mode le plus passif : il signifie une figure d’animal représentée d’abord comme décor mobile au coeur du jeu. Sous ce format, les figures animales sont déjà très nombreuses et parsèment les différentes zones de l’environnement.

Parfois, lorsque vous abattez l’une de ces créatures décoratives, celle-ci devient utilisable. Peaux, viande, os deviennent selon les cas des ressources pour l’avatar. Mais il n’est pas toujours obligatoire d’éliminer l’animal pour pouvoir l’utiliser. Dans certaines configurations du jeu, vous devez plutôt dompter, domestiquer, accompagner ou même chasser ces figures non humaines.

Ce rôle de ressource est donc complexe : le mob, l’agent informatique, est tantôt une proie à tuer, tantôt une nourriture à attraper et consommer, tantôt une fourrure en puissance à dépecer, ou, enfin, une ressource économique utilisable immédiatement ou une fois transformée en équipement (en stuff) par les techniques d’artisanat de l’avatar. Cette capacité à utiliser les non-humains numériques comme des ressources matérielles varie selon les contextes de jeu et selon les compétences de l’avatar que vous incarnez.

Cependant, l’animal n’est pas cantonné uniquement à un rôle passif de décor ou de victime des choix des avatars. Comme nous avons eu l’occasion de le montrer (Servais 2014), l’animal incarne des fonctions multiples dans WoW. Ainsi, bien des agents-animalisés ont une attitude naturellement agressive à l’égard des avatars. Ces créatures sont par défaut en mode prédation – identifiable par le halo et la bande de vie rouge –, et attaquent tout avatar qui passe à proximité de leur zone de menace[9]. Cette aire de menace s’appelle en argot des joueurs « aggro ». Il s’agit d’une abréviation inspirée du mot anglais « aggressive », désignant un monstre belliqueux, susceptible d’attaquer un personnage-joueur. Cette surface menaçante varie selon le différentiel de puissance entre le joueur et le mob. Comme l’indique ce moment de discussion en donjon entre un de mes informateurs et moi :

01 : 59 : 04[10] [Sombreglace[11]-Khaz Modan[12]] : attention la aggro foireux
02 : 00 : 05 [Sombreglace-Khaz Modan] : lol
02 : 00 : 42 [Arengorn] : Le problème quand on fait des 10 K tout le temps c’est qu’on attire l’aggro

La gestion de l’aggro est donc décisive pour un groupe afin de ne pas mettre à mal une stratégie, particulièrement lorsqu’il s’agit de groupes de mobs nombreux ou de créatures particulièrement puissantes qui pourraient les décimer. Ainsi, en groupe de chasse, en donjon ou raid, l’exclamation « Aggro ! » veut dire qu’un allié vient d’être visé par une créature qui, dès lors, attaquera le groupe. L’annonce vise la plupart du temps une action d’hameçonnage d’un mob non prévue à ce moment-là et par cette créature précise. Les remarques de ce type sont donc monnaie courante : « 00 : 52 : 41 [Meyem-Conseil des Ombres] : Tilloa, gère ton aggro ! ».

Le prédateur/proie à l’aura rouge, même sans que les joueurs aient volontairement provoqué son aggro, est à ce titre un tueur d’avatars en puissance. Bien entendu, cette possibilité d’inversion des rapports de prédation est liée à la proximité des forces des adversaires en présence. Comme dans la chasse classique, où un sanglier ou un cerf peuvent devenir un danger pour le chasseur, alors que c’est rarement le cas avec un lapin ou un écureuil. En cas d’aggro, le mob devient donc à son tour prédateur potentiel pour les avatars, à savoir un organisme qui met à mort des proies pour s’en nourrir ou pour alimenter sa progéniture. Ici, il n’y a pas d’ingestion à proprement parler, votre cadavre demeure quelques instants avant de disparaître, puis de réapparaître visible, dépouillé de ses forces, pénalisé, mais vivant, dans le cimetière le plus proche ou à proximité du cadavre. À l’inverse, le corps du mob, une fois froid, peut être utilisé pour accroître vos ressources ou celles de vos partenaires si vous chassez en bande.

Proie-prédateur et technique de chasse

Cependant, l’obsolescence interne au jeu a ceci de problématique que si vous ne disposez pas d’un équipement à jour, vous aurez de plus en plus de difficultés à accompagner votre équipe en raid collectif, et dès lors à progresser. Car un joueur de faible équipement pénalise l’ensemble de son groupe.

Cet extrait de conversation lors d’un donjon au sein duquel j’étais observateur-participant témoigne de cet embarras.

01 : 06 : 23 [Ømagad-Conseil des Ombres] : j’ai l’aggro des adds [j’ai capté l’attention des adversaires]
01 : 06 : 39 [Ømagad-Conseil des Ombres] : essaye de me tenir en vie stp
01 : 06 : 41 [Narylä-Les Sentinelles] : j’ai un tout p’tit stuff [un équipement de faible niveau] et ça fait plus de 6 mois que j’ai pas tank : (
01 : 06 : 44 [Ømagad-Conseil des Ombres] : ça me coute super cher en répa[ration]
01 : 06 : 47 [Myllia-Les Sentinelles] : Je vais try [essayer] mais bon bien hard [difficile]

En substance, Ømagad constate que Narylä, comme tank, à savoir celui qui doit garder sur lui l’aggro des mobs pendant que les autres joueurs le soignent (heal) ou frappent les créatures (DPS, pour Damage per Second), dispose d’un équipement dépassé. En conséquence, son stuff ne lui permet plus d’attirer à lui les agents, et c’est un DPS (Ømagad) qui remplit à son insu ce rôle. Il demande donc à Narylä de faire au mieux malgré son équipement insuffisant, et à Myllia, la soigneuse, de le maintenir en vie, car il n’est pas prévu qu’il attire à lui les créatures.

On retrouve dans cet extrait les fonctions de base des chasses collectives : Tanking : capacité à encaisser les coups ; Healing : capacité à soigner ; DPS : capacité à faire des dégâts à l’adversaire.

Il faut donc chasser avec d’autres, mais obtenir des gains de ce partage du travail. Le premier bénéfice sans conteste du collectif est la capacité accrue d’abattre de plus gros gibiers, et dès lors d’encaisser de meilleurs bénéfices.

Lors des phases de coordination groupale, des procédures de maximisation sont mises en place afin de réduire le ratio temps/gains. Selon la lecture que chacun fait des potentialités militaires réunies et de leur combinatoire, s’effectue un ajustement collectif visant la meilleure tactique. Pour y parvenir, la méthode procède par essais/erreurs avec une exigence réciproque de résultat. Il faut se montrer performant et ne pas faire d’erreur rédhibitoire, sous peine d’exclusion du groupe. Globalement, les procédures de coordination sont centrées sur l’ennemi et sur la gestion de son agressivité, appelée « aggro ». Cette intentionnalité de l’adversaire détermine quel coéquipier sera pris pour cible et en retour oblige à ce que l’un des alliés s’en occupe pendant que les autres camarades se chargeront de l’affaiblir. Étant donné que l’adversaire-automate se tourne contre celui qui lui inflige le plus de dommages ou contre celui qui soigne le mieux ses assaillants coalisés, il faut donc répartir la force de frappe et de soin entre les participants du groupe, et gérer l’agressivité de l’ennemi pour qu’il s’attaque à la meilleure cuirasse […].

Amato 2008 : 332

Amato montre dans sa thèse combien les tactiques et stratégies des joueurs sont optimisées et coordonnées. Au-delà d’une organisation du jeu et des joueurs, il ne nous semble pas inopportun d’aller jusqu’à parler de véritables techniques de chasse à l’égard de ces activités combinées des joueurs.

Selon les lieux de la chasse, l’organisation et la taille des groupes varient. Dans l’environnement ouvert du jeu, la plupart des groupes de chasse sont spontanés. De facto leur taille est petite. En donjon, des instances de taille réduite, on progresse à cinq avec un tank, un soigneur et trois DPS. En raid, selon les niveaux de défi et les configurations, le nombre varie de dix à quarante partenaires.

Une instance[13], quelle qu’elle soit, est constituée de mobs et de Boss. Le terme « Boss », de l’anglais « chef », qualifie un agent ennemi plus puissant et plus dangereux que les autres adversaires, souvent en fin d’instance ou de partie d’instance. Il symbolise les prédateurs de choc, ceux qui dans la littérature écologique se nourrissent d’un petit nombre d’espèces et dont l’apparition en grand nombre entraîne un effondrement des populations de proies. Avec cette métaphore de la prédation, on peut aussi les qualifier de prédateurs « absolus » ceux qui ne sont pas eux-mêmes la proie d’autres prédateurs.

Face à ces créatures à la puissance variable, trois grandes tactiques se dessinent sur la base de l’observation des joueurs ou de leurs avatars, quel que soit le lieu. Tout d’abord, la chasse « passive », à l’image du filtreur fixe se nourrissant de zooplancton, de l’anémone de mer, voire de la méduse qui, dérivant passivement, capture ses proies. Dans le jeu, cela correspond à une version très intuitive de la tactique du pulling, du verbe anglais « to pull » et signifiant « tirer », qui rend compte d’une action visant à attirer un monstre dans une embuscade. Concrètement, il s’agit le plus souvent d’entraîner la créature visée vers un groupe d’avatars préparés à éliminer l’adversaire. En français, on trouve des verbes dérivés et francisés comme « puller » un monstre généralement de haut niveau afin de l’isoler de son groupe et de le tuer à l’écart de ses congénères. On peut aussi noter la désignation de « pulleur », qui désigne le joueur chargé d’attirer le monstre vers l’embuscade.

00 : 21 : 31 [Welcmeï] : je monte jusqu’au cercle je les aggro tous au passage et une fois tous dans le cercle on les éclate
00 : 21 : 42 [Arengorn] : vendu

À un stade plus élaboré, on voit se développer une deuxième tactique : la chasse à l’affût, telle l’araignée sur sa toile. Concrètement, ce type de tactique est déployé pour l’essentiel en extérieur lorsqu’un groupe de joueurs part en chasse sans cible déterminée, au hasard des rencontres, ou dans des donjons ou raids de faible difficulté. Toutefois, la tactique la plus courante est la chasse « active », en groupe, à l’image des meutes de loups. En langage des joueurs, elle est dite Kiting, du terme anglais « to kite », qui signifie le fait d’attaquer et de harceler un adversaire en prenant soin de toujours rester à bonne distance. Il s’agit d’engager l’adversaire, puis de fuir dès qu’il se rapproche avant d’attaquer à nouveau s’il cesse la poursuite. En quelque sorte, il s’agit d’une ruse où les joueurs se jouent des faiblesses de l’intelligence artificielle. Pour les concepteurs, ce type de technique est même parfois perçu comme une sorte de tricherie légale. Mais pour lutter contre ces pratiques de chasse aux frontières des règles, qui est très généralisée pour la chasse en solitaire, les concepteurs de l’univers numérique ont mis au point des programmes d’intelligence artificielle anti-kiting. Ceux-ci permettent au mob ciblé par cette tactique de fuir lorsque l’assaillant reste hors de portée, pour mieux revenir à l’assaut après avoir retrouvé des forces.

Si pour les mobs et au niveau des donjons, la plupart des tactiques demeurent simples, pour les raids, ou pour les Boss très clairement, des tactiques, voire des stratégies beaucoup plus élaborées sont indispensables. La plus élémentaire est celle de l’essai-erreur.

18 : 04 : 54 [Enagrom-Khaz Modan] : Pas facile celui-là. J’ai pas réussi à aggro les adds, je reste sur le boss ?
18 : 05 : 23 [Leî-Les Sentinelles] : laisses les adds, les dps doivent le plomber quand il pop et canalise les oeufs
18 : 05 : 36 [Leî-Les Sentinelles] : les adds arrivent par la porte par contre
18 : 07 : 34 [Leî-Les Sentinelles] : Death on ira pas te chercher la
18 : 07 : 41 [Deathx-Rashgarroth] : ok

Mais, la plupart du temps, ce mode d’apprentissage par l’expérience est relativement chronophage et donne des résultats aléatoires. Selon le Boss, et selon la composition du groupe de chasseurs et la nature des compétences à disposition, on développera des stratégies variables.

En raids, les instances les plus grandes et les plus difficiles acceptant jusque 40 avatars simultanément, les Boss deviennent extrêmement redoutables et requièrent une coordination très solide. Ils nécessitent des collectifs plus organisés que les groupes momentanés. Ainsi, les groupes aléatoires, tirés au sort par l’ordinateur, ou selon une file d’attente gérée par un programme de stochastique, se distinguent nettement des groupes affinitaires, au premier rang desquels il y a les groupes de guildes.

De fait, si les personnages débutent leur montée en puissance souvent seuls et que cela ne pose pas ce type de difficulté, le joueur gérant à lui seul aggro, heal et DPS, à partir d’un certain niveau, les joueurs autonomes sont par la force des choses contraints de rejoindre des groupes momentanés, voire un collectif plus stable, la guilde. Ces regroupements plus ou moins soudés varient d’une dizaine à plus d’un millier d’avatars. Les guildes apparaissent clairement comme les communautés de pratiques par excellence, se construisant par l’expérience partagée (Berry 2009 : 227-229). En ce sens, elles s’instituent également comme des espaces de sociabilité. Les modes de constitution de ces collectifs varient largement. La plupart du temps, ils sont à l’initiative d’un ou de quelques fondateurs, et leur durée de vie est variable et se compte en semaines, mois ou mêmes années. L’une des guildes de haut niveau au sein desquels j’ai mené l’enquête existait depuis le début du jeu, soit 9 ans au moment de notre première rencontre.

Williams et al. (2006) ont montré que 60 % des joueurs qu’ils ont interrogés définissent leur guilde comme « sociale », c’est-à-dire ayant pour première finalité l’interaction sociale avec les autres joueurs. Et comme Chen (2012 : 55-82) le souligne pour les guildes expertes, délassement et camaraderie restent essentiels. Les variations se dessinent plutôt selon l’échelle de la guilde. Petite, horizontale et soudée, versus plus grande, requérant organisation, hiérarchie et structure. L’équilibre de l’une à l’autre s’opère autour de 35 membres. Toutefois, les petits rassemblements sont handicapés par leur taille, et donc par leur fragilité démographique. Ils ont dès lors une propension à désirer croître (Ducheneaut et al. 2007). Ainsi, les guildes sont obligées de s’organiser pour se perpétuer. À cette fin, elles institutionnalisent chartes de valeurs et de comportements des membres, dispositif de recrutement, règles de vie, blogue ou site web. Il n’en demeure pas moins que, malgré ces outils palliatifs, tous les chercheurs évoqués mettent en évidence que les guildes demeurent, en tout état de cause, des collectivités fragiles (Williams  et al. 2006). La plupart de ces recherches démontrent que la qualité du leadership est probablement le meilleur frein à la désintégration d’une guilde. Elle favorise l’organisation et la coordination, particulièrement pour les raids, où la transmission des connaissances est indispensable à partir d’un certain niveau de difficulté des défis de groupe et permet seule la mise en oeuvre concrète et opérationnelle des activités communes.

Menacée par la fragilité de leur contexte de pratique, mais nécessaire pour affronter certaines tâches de chasse à un niveau élevé de collaboration, la guilde est favorisée dans sa perpétuation par les joueurs qui recherchent une pratique collective. Pour ce faire, ceux-ci poussent à l’institution de son imaginaire (Castoriadis 1975), au développement de ses règles et de ses hiérarchies. La guilde joue en quelque sorte le rôle d’une famille élargie, d’un lignage. À cela près que la guilde se trouve plongée dans des rapports techniques (game design) qu’elle complète ou subvertit par l’institution d’un cadre politico-religieux propre. L’inclusion dans ce collectif est ainsi conditionnée par la participation à une alliance politico-religieuse entre ses membres. La charte de guilde en est l’expression symbolique, la définition substantielle du fameux rapport politico-religieux dont parle Godelier (2007).

Dans un univers où les joueurs sont très libres et où, d’un clic de souris, ils peuvent se « déguilder », c’est-à-dire quitter la guilde, alors qu’ils sont, de facto, indispensables les uns aux autres, il s’agit d’une modalité politico-religieuse pour renforcer le sentiment d’une appartenance structurellement précaire.

La justice et l’équité de traitement, et d’autres valeurs partagées comme le trio réputation-confiance-responsabilité, constituent le socle sur lequel se fonde l’avenir de telles communautés. Taylor distingue les guildes familiales ou sociales (social) qui donnent priorité au fun et au relationnel, développant de ce fait des systèmes sociaux complexes et interpersonnels, des guildes de raid (instrumental) à l’organisation très élaborée et visant avant tout la recherche de la performance (Taylor 2006). Berry fait de même en distinguant les communautés de pratiques des tribus (Berry 2009 : 227-228).

Il n’en demeure pas moins que, tel un monde de chasseurs/cueilleurs, ces communautés demeurent pour Berry une « bande de potes » où l’informel joue un rôle central. Les membres décident eux-mêmes du système de hiérarchie qu’ils adoptent et de son évolution (Berry 2009). La spécialisation des fonctions est courante, comme celle de tank, heal, ou DPS (Chen 2012). Mais d’autres spécialités propres à chaque guilde existent. Certains produits permettent le buffing (la capacité à augmenter les compétences de ses compagnons), une encapacitation indispensable pour sortir vivant de ces défis de chasse collective. Pour constituer un buff particulier, les festins, élaborés à partir de produits de chasse ou de pêche, sont fondamentaux pour les raids. À cette fin, ma guilde principale, les Dragons immortels, disposait de spécialistes du farming individuel (la collecte de ressources attrapées par un chasseur solitaire) ou de la pêche. À eux seuls, les quelques pêcheurs spécialistes amassaient suffisamment pour le raid de guilde du jour, voire constituaient un stock communautaire.

Raan : En une heure, tu as de quoi faire un festin si tu te débrouilles bien. Si tout le monde arrivait et avait préparé un festin… s’il y en a 10 de faits, sur la soirée, c’est pas mal hein ! Alors maintenant, les gens mettent dans le coffre de guilde […].

Berry (2009) note aussi que chaque titre renvoie à un droit d’intervention dans la communauté, et parfois à la capacité à disposer de certains biens collectifs.

Quelle que soit leur nature, la tension entre performance et fun parcourt toutes les guildes et menace sans cesse de les faire imploser. Comme le raconte Justin :

Oui parce qu’à un moment, c’est devenu une source de tensions. C’était pas encore Niveau 85, mais 80 et ça devenait une guilde de 80 où il y avait tout le débat qui a fini par faire que certains se sont barrés en disant… enfin, les tensions avec Sanguin et avec Bolognese c’était ça : est-ce qu’on ne dégagerait pas les bas niveau.

La différenciation d’abord de niveaux pour le joueur, puis de niveau d’équipement pour l’avatar devient dans bien des cas une stratification sociale de fait. Chez les Dragons immortels, tout au cours de son histoire des tensions de la sorte ont résulté assez régulièrement en des séparations. En 2010, puis en 2011, de nouvelles guildes destinées à la pratique de haut niveau se sont détachées de la guilde des Dragons immortels. Elle se nomment Illusion ou Parano, des noms emblématiques de la tension non résolue qui les fait émerger. Le schisme apparaît ainsi comme le mode de résolution ultime de ce type de tension structurelle.

Ce genre d’implosion, s’il est récurrent, n’en demeure pas moins violent et laisse ses traces parfois au fer rouge dans la mémoire des joueurs. La stigmatisation est alors régulièrement à l’oeuvre autour de la performance des membres. Ainsi, se souvient Raan :

Ah je sais qu’on a été quand même pas mal cassés Moa, moi et Boule par Bolognese et compagnie hein ! Soi-disant on était mauvais, qu’avec nous on tomberait jamais rien… C’est vrai que Moa est un peu lent à la réactivité pour certains trucs, mais on s’en sort même avec lui quoi… des fois il faut le secouer un peu : « Hey Moa, bouge, bouge, bordel ! » combien de fois je lui ai déjà dit ! Des fois c’est usant, mais bon, on s’en sort quand même ! Et puis, il a sa place aussi, c’était le premier, c’est le plus ancien dans la guilde hein !

Au-delà de la stratégie, la gestion des aléas

On l’a compris, si les guildes constituent l’étape indispensable d’une professionnalisation des tactiques, lesquelles deviennent de véritables stratégies de chasse, cette organisation génère aussi une paradoxale fragilité. Si les valeurs partagées constituent certes un des socles des guildes, comme nous l’avons déjà montré (Servais 2015), les dissensions quant à la priorité des actions à mener entraînent des tensions internes.

À côté des valeurs de priorité du collectif, la stratification individuelle entre avatars (niveaux, niveaux et types d’équipement obtenus, performances chiffrées contre les mobs) engendre elle aussi des difficultés entre membres des guildes et une éventuelle déstabilisation du collectif. En effet, la nature aléatoire de certaines mécaniques du jeu cristallise potentiellement les tensions individuelles entre joueurs. L’aléatoire se retrouve à de multiples endroits dans les jeux. Le diminutif Proc de Programmed Random Occurrence[14] indique, en programmation informatique, un évènement avec une certaine probabilité d’apparition. Ainsi, des armures, des objets, des armes ont une probabilité d’occasionner un dégât spécial supplémentaire à chaque coup, de disposer d’une aptitude spéciale, d’avoir une qualité rare. De manière générale, le random – l’aléa – gouverne aussi les lieux précis où apparaissent, « pop », les mobs rares, les proies exotiques, lesquelles sont alors recherchées par les joueurs.

En instance, c’est-à-dire lors des donjons ou des raids, le hasard préside à toute une série de rencontres et de positionnements des mobs. De ce fait, « tomber ensemble un Boss » difficile, et éviter les Wipe trop fréquents qui désuniraient le groupe nécessitent une gestion des hasards du jeu[15]. Pour ce faire, les joueurs mettent en place collectivement des systèmes de divination, c’est-à-dire de la recherche d’une connaissance prospective des évènements. Dans un jeu où les réalités peuvent se reproduire, ce sont les statistiques qui servent de dispositifs anticipatifs. En effet, tous les randoms font l’objet de recueil de statistiques par les joueurs et même par les gestionnaires du jeu qui rendent publiques certaines données.

Sur base de ces données et de l’expérience collectée des groupes de chasseurs sur leurs adversaires lors de combats antérieurs sont élaborées des stratégies, dit « strat ». Selon leur efficacité expérimentée, celle-ci sont présentées sur les sites des guildes dont elles sont issues ou sur d’autres médias Internet et participent à la réputation des guildes. On peut distinguer globalement deux types de strat : celles qui avaient été prévues par les concepteurs du jeu, et les stratégies non prévues qui sont inventées, testées et validées par les guildes. Cette seconde catégorie contribue à la réputation particulière des guildes de haut niveau qui s’évertuent d’abord à découvrir les stratégies les plus faciles, puis à développer des dispositifs guerriers de leur invention propre. Pour la plupart des roster de guilde, connaître ces strat constitue ainsi une deuxième manière de gérer les aléas, fondée, non plus sur la statistique, mais sur la connaissance de l’expérience des autres. À la mathématique se substitue ici une connaissance plus compréhensive où l’expérience de chasseur entre en résonance avec les savoirs à disposition.

Dans les donjons, les stratégies demeurent très basiques et souvent intuitives, comme ici, en mars 2011 :

02 : 54 : 03 [Rachina-Drek’Thar] : le mage qui a tt agro derrière
02 : 54 : 04 [Vodousa-Drek’Thar] : lol
02 : 54 : 30 [Jahynâ-Les Sentinelles] : ah et on a plus de mouton
02 : 54 : 31 [Arengorn] : j’ai pas capté comment il a aggro ?
02 : 54 : 47 [Arengorn] : je peux endormir
02 : 54 : 51 [Rachina-Drek’Thar] : jai mon stun de loin
02 : 55 : 03 [Jahynâ-Les Sentinelles] : ça va être cho pour me tenir en vie sur des packs qui ont repop full life
02 : 55 : 21 [Jahynâ-Les Sentinelles] : merci rez
02 : 55 : 37 [Rachina-Drek’Thar] : pas un stuff chevre, sava ^^
02 : 55 : 50 [Thoubib-Drek’Thar] : on va bien focus et ça va aller tout seul ; )
02 : 55 : 53 [Jahynâ-Les Sentinelles] : etoile = repentir
02 : 56 : 04 [Jahynâ-Les Sentinelles] : triangle = grenouille
02 : 57 : 20 [Jahynâ-Les Sentinelles] : et on me laisse puller
02 : 57 : 27 [Arengorn] : oki

La plupart des groupes plus organisés déploient par réflexe des stratégies habituelles avant même d’avoir connaissance des strat éprouvées pour un Boss ad hoc.

00 : 45 : 07 [Kalï-Khaz Modan] : les caster [lanceurs de sort] ont focus bien les add distance [mobs arrivant par la suite et attaquant à distance] en p. 2 sinon le heal va galérer
00 : 45 : 17 [Arengorn] : la strat c’est nous on se focalise sur les adds ?
00 : 45 : 30 [Kalï-Khaz Modan] : En p. 1 que les add
00 : 45 : 49 [Kalï-Khaz Modan] : après qu’ils nous es secouer dans tous les sens
00 : 46 : 00 [Kalï-Khaz Modan] : la p. 2 tu focus les add distance
00 : 46 : 08 [Kalï-Khaz Modan] : car ils chaînes sur nous
00 : 46 : 18 [Kalï-Khaz Modan] : et le reste sur le Boss
00 : 46 : 28 [Kalï-Khaz Modan] : en p. 1 sa sert a rien de taper le Boss
00 : 46 : 45 [Kalï-Khaz Modan] : prêt ?

En raid, ce type de stratégie à la petite semaine est impossible à mettre en oeuvre avec efficacité. Dès lors, il s’agit systématiquement de connaître la « strat officielle ». En groupe de raid aléatoire, c’est-à-dire composé par un système stochastique aléatoire, s’assurer que tous les membres du groupe maîtrisent la strat adéquate s’avère capital. De fait, la confiance n’est pas préalable à la constitution du groupe. Elle doit être éprouvée au coeur de l’action.

00 : 45 : 09 [Athur-Rashgarroth] : tant qu’on est là, tout le monde connait le Boss ? (si on y arrive lol [mort de rire])
00 : 45 : 19 [Aithirne-Conseil des Ombres] : non
00 : 45 : 23 [Palagirle-Throk’Feroth] : ou
00 : 45 : 24 [Palagirle-Throk’Feroth] : i
00 : 45 : 28 [Tribak-Les Sentinelles] : oui
00 : 45 : 28 [Arengorn] : ouip
00 : 45 : 39 [Arengorn] : mega gaffe au energie !
00 : 45 : 50 [Athur-Rashgarroth] : ok, alors quand il canalise, on se cache derrière un poteau, le même si possible
00 : 48 : 42 [Aithirne-Conseil des Ombres] : merci
00 : 50 : 03 [Aithirne-Conseil des Ombres] : gg tlm [bravo à tous]

En groupe de raid habituel de guilde, les savoirs communautaires et la confiance mutuelle remplacent souvent ce type de vérification. De longs préparatifs collectifs pour collecter les ressources et produire les objets nécessaires à la mise en oeuvre des stratégies s’instituent alors. Les groupes de raids bien préparés et coordonnés avec efficacité permettent en quelque sorte de compenser le différentiel de pouvoir avec les prédateurs ultimes et, ce faisant, d’inverser les rapports de prédation. Ils réduisent aussi la part d’aléatoire en automatisant les strat.

La répartition des butins aléatoires

Le second moment de gestion de l’aléatoire en guilde est le partage du butin. De fait, quand un ennemi puissant a été vaincu, un trésor unique et aléatoire est disponible pour les joueurs. Le mode de répartition du butin dépend du système choisi. En groupe de raid composé aléatoirement, la répartition aléatoire prévaut. Il en est de même en donjon. Concrètement, cela signifie qu’un dispositif informatique va, selon les versions du jeu, pré-contraindre le partage du trésor. Lorsque les gains sont purement individuels, chaque joueur se contente de marquer sa préférence entre un triple choix : le « Besoin » qui signifie que les joueurs visent à un usage de l’objet obtenu. Ce faisant, il a un avantage sur les autres joueurs dans sa prétention à disposer de l’objet. Le deuxième choix, la « Cupidité », tout comme le troisième, qui vise à utiliser l’objet en le désenchantant, c’est-à-dire le réduisant en poudre magique pour d’autres usages, ne donnent pas de priorité. Sur cette base, une répartition au hasard est effectuée d’abord entre ceux ayant opté pour le besoin ; s’il n’y en a pas, entre ceux des autres catégories. Dans une seconde version, « Désenchantement » et « Cupidité » avaient le même ordre de priorité. Le joueur qui a obtenu le score le plus haut en lançant les dés virtuels remportait l’objet ou les composants. En revanche, si un joueur ou plusieurs joueurs choisissent « Besoin », ce sont eux qui demeurent en compétition pour l’objet. C’est le logiciel qui procède au tirage au sort, automatiquement.

En raid, plusieurs préréglages du partage de butin automatique peuvent être opérés par le chef de raid. En outre, un système manuel, négocié, s’ajoute aux possibles. En raid de guilde, le social prend le relais du partage, et détermine toute une série de critères préalables au tirage aléatoire. Le rand, pour random, provient de l’anglais « aléatoire ». Il est généralement utilisé pour procéder à la répartition du butin entre les membres d’un même groupe de raid. La commande/rand va de la sorte générer un nombre aléatoire entre 1 et 100, et le joueur qui aura le score le plus élevé recevra l’objet récolté, à l’image de l’exemple suivant :

11 : 29 Rédemption obtient un 11 (1-100).
11 : 29 [Chef de raid] [Kikounette] : d’autres rand ?
11 : 29 Eparax obtient un 96 (1-100).
11 : 29 Palaborgne obtient un 60 (1-100).

Mais ce type de répartition n’intervient en fait qu’après que des règles parfois très strictes d’élimination de candidats à l’objet aient été mises en oeuvre entre les membres du groupe. Ces règles précèdent le rand, qui fait l’objet d’un tirage au hasard. Et l’on va retrouver ici la tension évoquée plus haut entre performance et sociabilité.

Dans les guildes dites performantes, le système de partage vise à favoriser, voire à contingenter, l’utilité pour le collectif. Une logique plus collectiviste se donne à voir. Les objets sont souvent attribués en priorité au personnage principal d’un joueur, le main. Puis de manière dévolutive à ses autres personnages, dits reroll, et enfin à, la réserve de guilde. Le butin ne sert jamais à enrichir individuellement les membres.

Dans les guildes dites sociales, on retrouve majoritairement la même logique, si ce n’est qu’à la place du stockage en réserve communautaire, et uniquement pour les biens surnuméraires, qu’ils soient fonctionnels ou ostentatoires, l’enrichissement des avatars individuels est accepté.

Il est entendu que dans des guildes mixtes, où les deux finalités cohabitent, il peut y avoir une tension à propos des biens récoltés. D’où la nécessité de bien codifier ces règles pour se prémunir du seul hasard qui pourrait exacerber certaines rivalités pour des biens rares, et suivant cette logique, malmener la collectivité.

Car même si leur répartition peut se faire pour favoriser la collectivité, les biens sont conçus pour être individuels et non collectifs. En effet, une fois un objet obtenu, celui-ci peut être échangé, ou pas, avec d’autres joueurs, selon le statut de l’objet obtenu. Ainsi, il existe deux statuts de possessions dominants. Pour le premier, les objets sont liés à leur utilisateur dès qu’ils sont ramassés. Cela signifie donc que ces ustensiles, une fois attribués, ne peuvent plus être échangés avec d’autres joueurs. L’autre statut concerne les objets qui sont liés à leur possesseur quand l’avatar s’en est équipé. Tant qu’il ne les porte pas comme équipement sur lui, l’avatar garde la possibilité d’échanger le bien. C’est donc le lien à l’utilisateur qui rend l’objet inaliénable (Godelier 2007). On peut vendre un objet non lié (sur l’hôtel de vente ou de gré à gré), le donner (de gré à gré) ou le stocker. Une fois lié, l’objet perd sa valeur marchande, car il devient inaliénable. Ce statut d’objet peut également interférer dans la redistribution que nous venons d’évoquer.

Conclusion : le politique en amont de la divination

En définitive, la cynégétique collective de l’Univers d’Azeroth nécessite une gestion anticipative multiple de l’aléatoire. Trouver ses proies par la statistique ou la connaissance des territoires, les combattre grâce aux stratégies adéquates ou se partager les butins selon les valeurs ou les priorités pragmatiques de la guilde sont autant de mises à l’épreuve de la cohésion de la communauté par les aléas du random.

Mais quelle que soit la nature de ces moments incertains, l’anticipation sociale de ces évènements potentiellement déstabilisateurs permet de contingenter et de limiter le moment de non contrôle par l’humain. Par une ritualisation précise et des règles très détaillées et faisant l’objet de l’assentiment de tous, la guilde réduit l’incertitude à sa part minimale. À ce stade, celle-ci ne représente plus une menace, mais un facteur stimulant ou délassant pour le groupe. De nature contingente, le tirage au sort et l’intervention du hasard deviennent de la sorte des stimulants à l’activité des joueurs et des éléments fédérateurs du collectif plutôt que des dynamiques explosives.

En ce sens, l’aléa constitue un état d’esprit qui est à la fois ferment et témoin de l’unité du collectif. De menace destructive potentielle, il devient à l’origine d’un certain type d’évolution collective, au coup par coup des dés virtuels de l’ordinateur. L’anticipation de l’aléa, par sa nature à la fois incertaine et collective, permet d’une certaine manière à la communauté qu’est la guilde de se refonder sans cesse autour d’un enjeu qui doit mobiliser toutes les compétences de ses membres. La mise en commun et en coordination des talents, des savoirs et des modes de gestion autorise à réduire l’aléatoire et le risque qu’il occasionne. Cependant, l’incertitude restera, intrinsèquement structurelle à ce type d’environnement. Il en résulte que l’anticipation sert à prévoir et rassurer.

Dans ce contexte, l’anticipation fait émerger des systèmes négociés ou institués d’administration et de redistribution des produits de l’aléatoire dont les usages et les formes sont multiples, et dont ce texte n’a fait qu’évoquer quelques aspects d’une profonde complexité. Le politique, au sens de la gestion sociale, prospective et délibérée des conséquences de l’aléatoire pour la collectivité, se réinstaure en permanence en amont du moment aléatoire, et ce faisant, s’instaure en logique supérieure à celle de la fatalité.

En fin de compte, il me semble utile de revenir aux rapprochements et inspirations des travaux d’Hamayon (2012) qui ouvraient mon propos. Contrairement aux terrains qu’évoque l’auteure, dans lesquels jeu et chasse sont deux moments séparés temporellement et logiquement, le jeu vidéo est lui-même la chasse. Il n’y a donc pas de dissociation entre les temporalités. Selon cette perspective, la chance et les processus pour la contrôler sont à situer en amont du jeu. Le jeu n’est pas la divination, il en est la résultante, la conséquence. L’augure propre aux pratiques de jeu vidéo n’est pas le jeu en tant que tel, mais la connaissance du jeu et de ses expériences acquises et partagées. Dans ce contexte numérique, le jeu est la chasse elle-même, et s’apparente ainsi à la réalisation de la chance sur laquelle les pratiques antérieures de préparation influent. Ce n’est pas l’indéterminable de la chance qui pousse à rejouer (Hamayon 2012 : 232), mais, au contraire, dans le cas qui nous occupe, le fait que le groupe contrôle partiellement la chance par sa maîtrise collective de la partie en jeu influe de cette manière sur l’aléatoire, et donc le réduit jusqu’à une part négligeable. Si la chasse, même à très haut niveau de difficulté, finit par réussir, ce n’est pas à cause de la chance, mais précisément parce que la chance n’a plus rien à faire dans le succès.

Le schéma suivant illustre assez bien, nous semble-t-il, cette logique inversée :

Jeu = Divination => Chance => Chasse
Divination => Réduit l’aléa => Jeu = Chasse

Les prémisses des deux terrains sont pourtant globalement identiques : l’indétermination se matérialise par l’incertitude de l’accès au gibier ; des rituels ou des stratégies favorisent la prise du gibier ; l’indétermination est par excellence improductibilité ; et l’établissement d’un lien logique et cognitif entre communauté de chasseurs et proie permet la prise. Mais le statut du jeu est foncièrement différent. Dans les cas mentionnés par Hamayon (2012), jouer à des jeux aléatoires va permettre d’attirer la chance à la chasse. Le jeu vidéo ne sert en rien à deviner. Obtenir la chance à la chasse n’est absolument pas recherché. Au contraire, dans ces jeux de haute modernité, les guildes les plus performantes ne veulent pas réussir par chance, mais par elles-mêmes. Le terme « chance » y est plutôt synonyme d’aléa. Si un même mot est utilisé, sa signification apparaît ainsi assez différente. Perçue négativement, elle est en ce sens, au contraire, l’adversaire de la réussite légitime. Là où le chasseur gérait un stock de chance qui le précédait, le gamer vise à réduire sa chance au minimum, preuve de sa compétence. Gestion des aléas et anticipation s’inscrivent ainsi dans des logiques radicalement autres.