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Les Wayùu peuplent la Guajira (Figure 1), une avancée semi-désertique qui s’enfonce dans la mer des Caraïbes, au nord de la Colombie et du Venezuela. Ces États se partagent les quelque 16 000 km2 de l’étendue qui soumet les Wayùu, au nombre de 300 000[1], à un régime climatique particulièrement capricieux. Quoique durant la majeure partie de l’année, une carence hydrique caractérise cette péninsule coiffée d’une végétation xérophile et majoritairement broussailleuse, l’arrivée des pluies annuelles fait naître des sentiments contrastés. Elle laisse poindre des temps fastes, lors desquels les jardins peuvent être semés et l’entretien des animaux se trouve facilité, mais les précipitations peuvent tout aussi bien être dévastatrices[2], et ne pas nécessairement s’accompagner d’une diversification des apports nutritifs, lesquels sont principalement prodigués par la pêche. Aussi, c’est avec une dose d’opportunisme que les Wayùu guettent les variations du climat afin de s’accommoder d’un environnement contraignant, en cumulant au gré des saisons la chasse, la pêche, l’élevage et la petite agriculture.

Ainsi que l’ont noté les ethnologues qui ont séjourné en Guajira, les Wayùu accordent au rêve une importance notable dans la gestion des activités quotidiennes – notamment les activités de subsistance mais aussi les déplacements dans l’espace, l’aménagement de l’habitat, l’actualisation des réseaux sociaux, etc. – ou plus occasionnelles – cérémonies, cures, divination, par exemple. De sorte que l’expérience onirique occupe plus généralement une place centrale dans le rapport qu’ils entretiennent avec leur environnement et avec ses habitants humains et non humains. Cette importance se trouve notamment explicitée par les formules employées en guise de salutations[3]. Au lever, les uns et les autres s’interrogent sur les songes qu’ils ont faits : « Kasaa pülapüinka ? (Comment as-tu rêvé ?) », questionnent-ils pour s’assurer que leurs interlocuteurs vont bien. Ces scènes quotidiennes donnent à voir la répartition sociale du savoir à l’oeuvre, les anciens jouissant d’un crédit particulier pour rendre compte du contenu des songes et de leurs significations. Aussi, rêver et interpréter ne relèvent pas, a priori, de compétences spécialisées : tout un chacun connaît des expériences nocturnes sur une base quotidienne et leur partage épouse le paysage social et ses ressorts générationnels.

Figure 1

Carte de la Guajira. D’après Picon (1983 : 38). 1. Puerto Bolívar 2. Media Luna 3. Uribia 4. Manaure 5. Riohacha 6. Exploitation minière El Cerrejón 7. Voie de chemin de fer

Carte de la Guajira. D’après Picon (1983 : 38). 1. Puerto Bolívar 2. Media Luna 3. Uribia 4. Manaure 5. Riohacha 6. Exploitation minière El Cerrejón 7. Voie de chemin de fer

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Mais si l’activité onirique fait l’objet d’une prise en charge ordinaire, c’est que cette attention doit permettre de saisir des songes importants, dont il est considéré comme vital de déjouer les augures. Les Wayùu attribuent en effet aux rêves une qualité prédictive qu’ils estiment devoir écouter avec le plus grand soin. Indicateurs de marches à suivre, annonciateurs d’incidents à venir, ces états de conscience modifiée laissent poindre un véritable enjeu de pré-vision[4]. Aussi, certains contenus suscitent-ils une vigilance accrue, des discussions plus assidues, la consultation de personnes jugées plus adéquates, voire le recours à des dispositifs de lecture de l’à-venir spécifiques. Ces cas mettent en lumière une part des conceptions auxquelles s’adosse l’appréhension wayùu du phénomène onirique et des liens qu’il entretient avec des évènements futurs. Cet article entend en pointer l’originalité, en en analysant les ressorts. Nous verrons que derrière le rapport entre un songe et une occurrence future s’énonce une appréhension plus générale du monde, de ses divers habitants et des évènements dans lesquels ils peuvent être précipités.

Afin de proposer une nouvelle problématisation de la question du rêve chez les Wayùu, nous allons commencer par prendre acte de la nécessité d’aller au-delà (ou en-deçà) des démarches ethnographiques qui ont été privilégiées pour éclairer l’oniromancie telle qu’elle se pratique en Guajira. Cela nous permettra de soulever l’utilité d’inscrire l’interprétation du rêve dans une mantique plus large, de façon à en cerner plus finement les présupposés. C’est ce que nous ferons, dans un deuxième temps, sur la base de cas de terrain. Pour l’heure, penchons-nous brièvement sur les « clés des songes », pierres angulaires des approches antérieures.

Un phénomène aux vertus projectives : problématiser le lien entre rêves et évènements à venir[5]

Souvent exprimés sous la forme de listes de correspondances, les liens que les Wayùu explicitent volontiers entre le contenu d’un rêve et des dénouements futurs peuvent laisser penser à une codification systématique. Voici un extrait qui met en évidence cette manière commune de présenter les songes, et les clés permettant d’en saisir les significations :

Quand quelqu’un rêve d’un mort, un de ses familiers ou lui-même va être malade […] Quand quelqu’un rêve d’une personne qui dort dans un hamac, ça signifie que cette personne va mourir. La soeur du défunt a rêvé du défunt qui dormait dans un hamac avant qu’il meure, six mois avant sa mort […] Si le rêve dit de faire une fête dans sa maison, il faut le faire pour qu’il ne se passe rien. Dans le rêve, c’est une vieille femme, une grand-mère.

Notes de terrain, 7 avril 2008

Les exemplifications de ces rapprochements ne tarissent vraisemblablement pas si l’on s’attache à les compiler auprès de l’ensemble des communautés réparties sur la péninsule de la Guajira. Aussi, quoiqu’ils soient enclins à n’offrir spontanément que des correspondances limitées et tirées de leur propre expérience, les Wayùu donnent à travers ces discours l’illusion d’une parfaite maîtrise du langage onirique, comme si leur mantique reposait essentiellement sur un savoir cumulatif, relativement bien partagé et se transmettant comme tel. L’élucidation des clés des songes a dès lors légitimement constitué l’angle d’approche jugé le plus pertinent pour envisager le rêve et les vertus projectives que les Wayùu lui reconnaissent. Suivant cette voie, Perrin a fourni le travail le plus explicitement dédié à aux ressorts de l’oniromancie wayùu. Il a notamment compilé plus de deux-cent clés des songes[6] et a noté la grande variété des procédés par lesquels elles opèrent pour signifier des évènements futurs. Ainsi mentionne-t-il les figures de l’analogie, de l’inversion ou des « correspondances dont les motivations seraient, selon les psychologues, quasi universelles » ; la conversion de séries d’un domaine en séries relevant d’un autre domaine, des rapports d’homologie ou d’opposition, ou encore des configurations complexes ou des combinaisons hybrides entre toutes ces figures[7] (Perrin 2001 : 64-66). Cette approche supposant que « les règles qui régissent les clés importent autant que les éléments qui la composent » (ibid. : 64) se focalise ainsi sur le « code » onirique et sur la manière avec laquelle les Wayùu font correspondre des songes et des évènements n’ayant pas encore eu lieu. Pour reprendre les mots de Watson, tout paraît se passer de la façon suivante : « Le rêve transmet un message à travers un code élaboré et culturellement basé qui, quand il est correctement compris, permet au rêveur de déchiffrer la signification du rêve » (Watson 1981 : 240, traduction libre, mon emphase en italique).

La démarche de ces auteurs a pour elle la vertu de la pertinence et du bon sens, puisque les discours des Wayùu, en effet, paraissent mobiliser ces « clés » comme si elles pouvaient donner accès au sens des rêves. Il ne fait pas de doute non plus que certaines d’entre elles se transmettent telles quelles[8]. Quoiqu’elle soit d’un intérêt indéniable, cette approche systématique par la mise en parallèle de séries correspondantes laisse cependant dans l’ombre le schème général qui permet de placer dans une même chaîne de déduction un rêve et un évènement ultérieur. Elle tend aussi à faire de la plupart des cas qui ne trouvent pas d’élucidation dans un répertoire des clés des songes une sorte de lacune dans les savoirs familiaux et dans leur transmission. Or, s’il est évident que l’effort pour donner du sens à une expérience onirique trouve un ancrage culturel, renvoyer la capacité d’élucider les augures à une pure question technique de déchiffrement et à une compétence en matière de compréhension et de rétention d’un corpus déjà constitué de connaissances (« when properly understood ») me semble plus incertain. Cette interprétation se heurte pour le moins aux usages liés à l’appréhension et à l’interprétation des rêves. Ces usages me semblent en effet suggérer le bienfondé d’une nouvelle problématisation de la question, qui mette en lumière la nécessité d’interroger la nature du lien que les Wayùu reconnaissent entre un évènement et son expression prémonitoire. Voici quelques points qui justifient cette entreprise.

Il est notable tout d’abord que même si les songes sont supposément toujours associés à des incidents qui leur succèdent, la plupart des présages ne sont élucidés qu’a posteriori, c’est-à-dire une fois que l’incident en question est survenu. C’est là un point important. Il suggère que le lien entre une occurrence et le rêve censé l’annoncer est davantage soutenu par un schème sous-jacent qu’il n’est en lui-même le support stable de l’interprétation. Tout porte à croire, pour le dire autrement, qu’en dépit du processus de stabilisation par lequel certaines clés sont passées, elles sont autant le produit de l’analyse que son support. L’oniromancie wayùu consiste ainsi tout autant (sinon plus) à découvrir qu’à reconnaître. À cet égard, les clés des songes apparaissent comme un corpus labile constitué ce faisant, plus que comme un « savoir exclusif et péremptoire » (pour reprendre les termes de Perrin 2001 : 67). Cette idée est par ailleurs appuyée par le fait que, comme annoncé plus haut, les correspondances citées en exemple par les Wayùu sont très souvent empruntées à leur propre expérience ou à celle de leurs proches – à la marge donc d’un répertoire unitaire et bien distribué.

En outre, quoique puisse laisser penser l’expression de clés opératoires permettant de saisir le lien entre rêves et évènements associés, il est notable qu’en matière de prédiction, l’aplomb des protagonistes est rarement explicite et l’interprétation rarement unanime. Celle-ci reste le plus souvent floue sur ce qui se trame et est en général d’un réconfort très limité. Aussi les rêves sont-ils envisagés par le biais de leur tonalité (inquiétante, anodine ou heureuse), davantage que comme des évènements livrant les ressorts exacts des incidents futurs. Rêver d’un homme cherchant une brebis mène, comme j’ai pu le constater à plusieurs reprises, à inférer les projets d’un yoluja (un spectre, souvent un défunt) qui arpente la région dans l’espoir de trouver « quelqu’un à emporter », motivé donc par le souhait de tuer un humain. Le contenu est explicite et ne fait de doute pour aucun Wayùu. Cela ne dit pourtant rien sur l’identité de la future victime. De sorte que si la prudence est suggérée au rêveur par ses amis, nul ne peut dire qui, dans son cercle de proches, sera touché par l’intention funeste du yoluja, lui aussi anonyme. Et la nature des actes qui concrétiseront ce noir dessein n’est pas plus claire que les motivations poussant le spectre à agir. L’élucidation des augures, au fond, trouve dans les clés des songes une voie particulièrement lacunaire, même lorsqu’elles semblent bien partagées.

Il n’est pas non plus anodin que le code onirique dressé par ces auteurs autorise des lectures contradictoires. Cet aspect de l’interprétation des songes appuie le constat dressé jusqu’ici et a été bien noté par Perrin :

Le même élément peut apparaître dans plusieurs clés, ce qui rend un choix possible : rêver d’un cheval peut être associé à la richesse, à un homme adulte ou bien, si dans le rêve l’animal s’est cabré « comme une vague », à une mort par noyade…

Perrin 2001 : 67

Que les Wayùu s’accommodent si bien de la disparité des lectures pouvant être faites à partir d’un même contenu, cela laisse penser que les clés des songes témoignent davantage d’une inclination à repérer un rapport de continuité entre des phénomènes dispersés dans le temps et l’espace (des rêves et des incidents futurs) que d’une tentative de systématiser un savoir opératoire sur l’expérience onirique. C’est aussi, à mon sens, ce que suggère la grande variété des modes de rapprochement mobilisés pour saisir le sens des rêves (analogie, inversions, etc.). Si les clés d’interprétation peuvent emprunter leurs logiques à des raisonnements hétérogènes, c’est que lorsqu’il s’agit de relier, les Wayùu savent faire feu de tout bois. De sorte que l’intérêt indéniable de la démarche visant à élucider les règles régissant ces clés ne doit pas laisser dans l’ombre un aspect essentiel des usages qui en sont faits : le schème interprétatif semble permettre leur repérage, plus qu’il n’est fondé sur elles ou contraint par la nécessité de leur cohérence. Il faut en conséquence voir les clés des songes comme l’expression des liens que les Wayùu sont prêts à reconnaître entre un rêve et un évènement ultérieur, plus que comme le ressort de leur oniromancie. Le questionnement doit, en somme, porter sur la nature de ces liens plus que sur l’élucidation d’un code onirique supposément stabilisé sous forme de répertoire. Et puisque les clés n’épuisent pas les démarches d’interprétation des Wayùu, voire échouent à signifier vraiment, saisir ce qui, habituellement, rend plausible un regard projectif sur les choses implique de considérer plus généralement les procédures complètes de leur mantique.

Lorsqu’une pleine compréhension des rêves et de ce qu’ils tendent à suggérer est jugée nécessaire, les Wayùu la font reposer sur deux types d’entreprise : sur une déduction opérée à partir du contexte particulier où ils ont lieu, d’une part, ou bien sur l’intervention d’un o’utsü capable de mobiliser ses esprits auxiliaires afin de s’adonner à des pratiques de type chamanique (notamment des démarches diagnostiques), d’autre part. Dans ces deux cas, la démarche visant à interroger les évènements futurs est autonome par rapport à l’existence d’un code déjà disponible et à l’interprétation des rêves pris pour eux-mêmes. L’effort pour saisir les ressorts exacts de ce qui se trame repose tantôt sur l’inscription des songes dans un contexte saillant, tantôt sur la mise en place d’un dispositif spécifique. Ce dernier cas de figure survient en général lorsque l’interprétation ne peut s’appuyer sur aucune situation éclairante.

Je propose dans ce qui suit de partir de deux cas de terrain illustrant ces démarches entreprises au-delà du rêve – mais suscitées par lui – et de montrer qu’elles reposent toutes deux sur une même problématisation des évènements, problématisation à laquelle s’adosse la vraisemblance d’une pré-vision. Le premier cas mène à la consultation d’un o’utsü, le second en fait l’économie.

Personnification de la fortune et de l’infortune : Des phénomènes (pré)existant sous la forme d’intentions

En 2010, une femme de la communauté de Samaria Mashi[9], où je vis habituellement, eut un rêve inquiétant à mon sujet : alors qu’elle était assise dans sa cuisine, elle me vit approcher par un sentier, vêtu de rouge de la tête aux pieds. Arrivé près d’elle, je me transformai en femme. La rêveuse se mit à pleurer et me questionna sur un ton inquiet : « Lionel, c’est toi ? Pourquoi es-tu ainsi ? Pourquoi es-tu en femme ? ! ». À l’évidence, ce rêve lapidaire était au centre de nombreuses discussions dans la communauté lorsque de jeunes enfants décidèrent de me mettre en garde. Les adultes, me dirent-ils, ne savaient pas comment m’annoncer la nouvelle. Elle était trop sérieuse et ils n’étaient pas certains que je saurais saisir la gravité de l’augure. Aussi voulaient-ils attendre le bon moment pour m’en parler. Ils finirent par le faire sur un ton inquiet et ferme, motivés par l’agitation suscitée par le départ précipité que j’étais sur le point de concrétiser consécutivement à une rencontre malheureuse avec des narcotrafiquants. « Tu dois aller voir un o’utsü de ton choix, mais pas n’importe lequel ! Il faut qu’il soit bon et puissant ! », m’a-t-on suggéré avec insistance. L’augure était explicite et sans ambigüité : « Le rouge, c’est la couleur du sang et des yoluja. Cela signifie qu’il va t’arriver quelque chose de grave ! ». Aussi était-il jugé urgent que j’entame des démarches pour élucider les dangers auxquels j’étais exposé et pour aller au-devant du sort funeste qui m’attendait. J’ai décidé de laisser les Wayùu de Samaria Mashi me guider vers l’o’utsü de leur choix. Ils m’emmenèrent chez une femme vivant dans une communauté voisine.

Lors de la consultation, l’o’utsü m’invita à m’asseoir dans sa petite case de terre et me pria d’allumer une cigarette et de la lui tendre. Elle me somma ensuite de mélanger un jeu de cartes, puis de le poser sur la table. Grâce à ces deux actions, ses esprits auxiliaires allaient pouvoir communiquer la nature du danger qui me guettait. Elles avaient permis d’inscrire mon empreinte sur les agents de la prédiction, soit la cigarette et les cartes. L’o’utsü se mit ensuite à tirer ces dernières, scrutant les indices que les figures affichaient concernant le destin dont elles étaient désormais marquées :

À travers tes mains, ce qui va t’arriver s’inscrit dans les cartes. C’est par le biais des mains. C’est pour la même raison que c’est le patient qui allume la cigarette. C’est la même chose […] C’est comme un livre.

Entretien, 15 janvier 2011

Ainsi, la lecture des évènements qui m’attendaient était-elle rendue plausible, avec l’aide des esprits auxiliaires d’une o’utsü, par le contact préliminaire que j’avais eu avec les agents de la divination[10]. Ce contact était censé contraindre l’ordre de sortie des cartes, de sorte qu’y soient inscrits les malheurs me concernant. Marqué par le sceau de mon individualité, l’artefact choisi pour la tâche devenait le témoin clairvoyant de ce qui se tramait à mon insu. L’augure qui put être dégagé avec certitude était que j’allais prochainement être victime d’une attaque de la part de deux hommes, qui allaient me laisser dans un état critique, peut-être même mort.

Ce cas brièvement décrit illustre les démarches entreprises lorsqu’un rêve suscite de l’inquiétude. Il montre combien les contenus paraissant les plus explicites aux yeux des Wayùu laissent dans le flou la nature exacte des évènements devant supposément se produire. Leur élucidation relève d’une procédure spécifique que les personnes ordinaires ne peuvent effectuer par elles-mêmes. Déléguée à la clairvoyance des esprits auxiliaires, la compréhension des augures reposait en effet sur un dispositif de cartomancie idoine, indépendant par rapport au contenu onirique. Mais outre l’illustration explicite des usages annoncés plus haut, cet exemple permet de saisir une part des ressorts de la pré-vision. Tout semble se passer comme si, au fond, il existait une forme déjà écrite de l’avenir. C’est d’ailleurs ce que suggère Perrin, renvoyant la plausibilité d’un regard avisé sur ce qui n’est pas encore advenu à l’existence relativement autonome de deux mondes déphasés :

Évoquer un rêve c’est appliquer une logique de la duplication. Le monde est formé de deux parties complémentaires, ou de deux séries entre lesquelles des rapports sont constamment établis. […] un évènement vu en rêve correspond à un évènement qui s’est déroulé ou se déroulera dans ce monde-ci. Dans le monde-autre est la vérité de ce monde-ci, qui lui est soumis. Tout se passe comme s’il y avait un décalage temporel entre ces deux mondes. Le monde-autre anticipe ce monde-ci, dont il serait le double.

Perrin 2001 : 78

Mais, si l’on suit mes informateurs, la conception wayùu des évènements à venir est quelque peu différente. Tels qu’ils m’ont été commentés, les gestes posés par l’o’utsü reposaient sur une compréhension particulière des dangers qui me guettaient. Ils m’étaient en effet présentés comme des « esprits sur mon chemin qui font que se passent des choses ». Cela nous mène à saisir un mécanisme de personnification de l’infortune, conçue comme une entité se dressant sur le parcours des individus. Que ces esprits soient supposés sur la route ou sur la personne[11], c’est en fait à un être pensant et mu par ses propres intentions que les Wayùu estiment devoir faire face. Et quoique l’augure concernait une attaque qu’allaient porter deux individus à mon encontre, le souci n’était pas de s’enquérir de leur identité mais plutôt d’agir sur les forces qui les mèneraient bientôt à l’agression. De qui il puisse s’agir, cela était jugé sans importance, comme si l’incident dépendait entièrement du yoluja[12] niché derrière lui, indépendamment des personnes menées à le concrétiser par des gestes violents. Leurs auteurs n’étaient d’ailleurs pas censés être au courant des actes qu’ils allaient poser, ni même nourrir nécessairement des intentions funestes à mon égard. Aussi, la solution avancée – qui est d’ailleurs le recours normal dans ces cas où l’on diagnostique des dangers guettant un individu – était de me munir d’une lanía, d’une « protection ». La manière avec laquelle l’efficacité de ce type de solution est perçue doit permettre de pointer plus finement la conception wayùu des « problèmes » (kasachiki) et, ce faisant, des augures tels qu’ils se manifestent.

Les lanía sont des agents puissants matérialisés par un petit sac tissé de couleur rouge et qui renferme un mélange de plantes dont le secret est détenu par les o’utsü ou certains d’entre eux. Or, quoiqu’elles soient le plus souvent décrites dans la littérature ethnographique comme des amulettes – c’est-à-dire des objets magiques –, les Wayùu leur confèrent une intentionnalité et le pouvoir de précéder leur possesseur dans tous ses déplacements afin de « négocier avec les problèmes » qui le guettent. « Elle va au-devant de la personne [de son propriétaire] et elle négocie pour que les choses ne se passent pas », me disait-on pour rendre compte de leur action bénéfique. La capacité d’action que les Wayùu attribuent aux lanía est ainsi exprimée en termes de négociation, pointant l’intentionnalité des forces contradictoires qu’ils mettent en opposition. C’est donc à une conception particulière des évènements malheureux que renvoie la plausibilité de l’efficacité de ces « protections ». S’il est en effet jugé possible de contrecarrer des incidents n’étant pas encore survenus, c’est parce qu’ils sont pensés comme étant déjà en marche ou comme existant pour le moins en puissance, sous la forme d’intentions. Voici un extrait d’entretien particulièrement éclairant à ce sujet. Il pointe la compréhension des « problèmes » en général, lesquels trahissent des projets prédéterminés :

S’il y a un accident, sur la grande route, au virage de la Paz [comme c’était arrivé quelques temps auparavant], et bien nous savons que là, il y a eu un yoluja. C’est pour cela qu’est arrivé l’accident.

Entretien, 2 juin 2012

Plus explicite encore :

C’est un esprit. Tu sais, tout ce qui se passe toujours, c’est un esprit : la chance et la malchance. Si je frappe ma femme ou si je deviens méchant, c’est à cause d’un esprit qui me fait devenir comme cela. S’il y a un accident, c’est pour un esprit. C’est ainsi.

Entretien, 8 septembre 2013

Chaque incident est supposément précipité par des entités et est ainsi censé refléter le tempérament et les intentions d’êtres susceptibles d’encourager ou d’entraver les projets des hommes. Cette idée qu’aucune occurrence n’est jamais immotivée résonne dans l’admissibilité d’un regard avisé sur ce qui n’est pas encore advenu. Réfutant l’idée d’occurrences contingentes, les Wayùu appréhendent les augures comme la perception des évènements tels qu’ils existent en amont de leur concrétisation, c’est-à-dire sur un mode intentionnel. Et parce que la pré-vision repose sur l’idée que les phénomènes sont toujours précipités volontairement, il n’est plus nécessaire, pour anticiper autant que possible sur l’à-venir, d’avoir accès à une forme déjà écrite du futur ou de l’histoire de chacun. Il « suffit » d’interroger les entités et les êtres qui jonchent le parcours des individus et nourrissent à leur égard des projets, qu’ils soient funestes (tromper ou « emporter », c’est-à-dire tuer) ou bienveillants (donner des clés pour le succès dans les activités quotidiennes, par exemple).

À cet égard, la spécificité de la compréhension wayùu du phénomène onirique n’est pas de renvoyer ses contenus à un point de vue spécifique sur le monde et les dynamiques qui le meuvent. Ainsi que le résume Descola dans sa préface à l’ouvrage de Kohn (2017), l’attribution des images bizarres perçues à un regard déformé par la condition de dormeur a été bien documentée, notamment dans la littérature américaniste :

Comme cela est très commun dans le monde animiste, les rêves des Runa leur donnent notamment accès au domaine des esprits maîtres du gibier, un domaine dans lequel tout est distordu par la perspective des esprits que les Runa sont conduits à adopter en rêvant.

Descola 2017 : 10

À l’instar de nombreux collectifs amérindiens, les Wayùu conçoivent le rêve comme le vagabondage du principe intérieur des personnes – l’a’ain – qui, s’absentant durant le sommeil, est supposé faire des rencontres que le corps allongé ne peut expérimenter. L’a’ain jouit ce faisant d’un point de vue sur les choses dont les personnes éveillées sont privées. C’est donc sur la relative autonomie du corps et du principe intérieur de chaque individu que repose leur compréhension du rêve en tant qu’expérience, et c’est elle qui permet de rendre compte des images étranges perçues par les personnes endormies. En revanche, les Wayùu affichent une spécificité notable au moment de rattacher une appréhension particulière des évènements à cette manière commune d’entendre le rêve, afin de conférer à ce dernier des vertus prédictives. Celles-ci ne reposent pas, comme nous l’avons vu, sur une version déjà écrite du futur. Voir venir se fait plutôt en sondant le parcours des individus et les entités qui le jalonnent. Pour ce faire, la tâche d’interroger finement ce que les gens ordinaires ne peuvent qu’entrevoir durant leur sommeil est confiée aux o’utsü et à leurs esprits auxiliaires.

Mais cette inclination à voir les mésaventures comme des phénomènes motivés permet aussi de comprendre pourquoi, en matière d’interprétation des rêves, l’inscription de ceux-ci dans un contexte saillant rend le recours aux services d’un(e) o’utsü accessoire. Ainsi que j’ai pu le constater, un songe inquiétant conjugué à une situation de maladie (du rêveur ou de l’un de ses proches) mène à inférer l’attaque d’un yoluja. Un exemple permet de pointer la prégnance d’une telle conception dans les inférences menées par les Wayùu sur base d’un problème de santé.

Les contextes signifiants : rien n’est jamais immotivé

On m’expliqua un jour les ressorts d’un diagnostic posé avec certitude et qui rendait compte de l’origine des symptômes subis par un ami wayùu – appelons-le Camilo. Régulièrement malade au point de ne pas quitter son hamac durant plusieurs jours, son état de santé fragile l’avait mené à plusieurs reprises auprès des médecins du dispensaire le plus proche, sans jamais qu’ils ne puissent trouver de solution efficace. Si les symptômes pouvaient être atténués ponctuellement, ils resurgissaient régulièrement et le répit du jeune homme ne faisait que camoufler le caractère chronique de ses maux. Mais une nuit, Camilo fit un rêve qui vint apporter un éclairage convaincant sur le problème dont il souffrait. Une vieille dame y apparaissait, animée par le souhait de l’emporter avec elle. Tout prit sens à ses yeux et à ceux de sa famille. Le rêve trahissait les projets d’un esprit de défunt et le malaise récurrent manifestait son entreprise d’emmener le jeune homme. Celui-ci était victime d’une attaque. Même si les symptômes n’évoquaient pas par eux-mêmes l’intervention d’un yoluja (en attestent notamment les multiples tentatives pour faire soigner le malade chez des médecins du dispensaire du village[13]), et quoique le caractère chronique du mal-être ait pu déjà les mener sur cette voie, c’est le rêve qui permit d’établir le diagnostic et qui révéla la nature du problème. Il allait d’ailleurs plus loin que cela, puisqu’il était appréhendé comme le dépositaire d’un contenu prémonitoire particulièrement alarmiste : il annonçait la mort prochaine du jeune homme.

Forts de cette nouvelle certitude, Camilo et ses proches purent mener plus avant l’élucidation des menaces qui planaient au-dessus d’eux. Ils établirent un lien entre l’apparition des signes de maladie et les visites que fit une jeune fille – disons Mileidis – dans la communauté de Camilo, à deux reprises. Chacune de ses venues coïncidait approximativement avec les moments où le jeune homme souffrait le plus de ses affections. La concomitance, même lâche, était à leurs yeux le signe d’une causalité entre les deux évènements et leur corrélation leur semblait d’autant plus évidente que la jeune fille avait, quelques temps plus tôt, participé à la préparation du corps de sa défunte belle-mère (mère de son époux), telle qu’elle se pratique avant le début des cérémonies funéraires[14]. « Alors elle a préparé la morte, et elle l’a touchée » (22 mai 2012). Ainsi, le rêve de Camilo fut-il à l’origine d’une chaîne de déductions mettant en lumière les causes de sa santé fragile.

Ce cas donne à voir comment un diagnostic spontané – c’est-à-dire qui ne recourt pas à un dispositif ad hoc pour être posé, comme la consultation d’un médecin, d’un guérisseur ou d’un chamane – emprunte aux contextes d’apparition des symptômes pour être établi et comment il procède de modalités déductives enclines à englober des facteurs hétérogènes dans une même suite logique : une série d’actions passées dans le cadre d’un enterrement, des visites amicales, des maux pénibles et des songes inquiétants. Il montre au fond combien l’interprétation des rêves mobilise le contexte spécifique où ils se produisent. Les appréhendant comme des évocations, les Wayùu se montrent disposés à les situer au sein d’une chaîne de causalité, aux côtés d’autres évènements (antérieurs et ultérieurs).

Pour ce qui nous intéresse ici, il est tout à fait notable que l’occurrence du rêve ait révélé l’origine (ou la nature) du problème et en ait annoncé l’issue. Que l’augure et le diagnostic soient dévoilés dans le même élan n’a en effet rien d’anodin. Si tous deux se trouvèrent simultanément éclairés, c’est qu’ils constituaient, aux yeux des protagonistes, les stades différents d’une même attaque. La vieille femme était identifiée à la personne mue par le projet d’emmener le jeune homme, tandis que les symptômes traduisaient l’agression qui ciblait déjà ce dernier. Il s’agissait donc moins d’un rêve préfigurant un destin funeste que de la prise de conscience de ce qui se tramait insidieusement. C’est, pour le dire autrement, à un évènement en cours que Camilo se découvrait confronté. Le rêve n’était donc pas un présage, mais un point de vue particulier sur un phénomène en marche.

Le diagnostic qui fut posé n’avait ce faisant rien d’atypique. Il ne faisait qu’actualiser un aspect symptomatique de l’étiologie des Wayùu. Tels qu’inférés, les ressorts des soucis dont souffrait le jeune homme étaient le fait des projets délibérés d’une personne identifiée, une défunte enterrée quelques temps auparavant, celle-là même qui était supposée s’adresser au dormeur. Cela trouve un écho probant dans la nosologie wayùu qui, scindée en deux, distingue les maux anashii – normaux, anodins – des maux pülasshii – qui relèvent de l’intervention d’un yoluja. Dans ces derniers cas, c’est très souvent la prédation, voire l’affinité ou la relation amoureuse, qui servent de modèles pour penser les troubles de la santé. La maladie et la mort peuvent survenir parce que, comme le chasseur ou l’amant, un être a jeté son dévolu sur une personne. Plus généralement, suivant toujours ce modèle de la prédation, les symptômes imputables à l’intervention de yoluja surviennent lorsqu’une rencontre a lieu, qu’elle soit le produit de projets ciblés à l’égard d’une personne, ou bien le fruit d’une coïncidence (le mauvais endroit au mauvais moment). L’individu est alors supposé avoir croisé à son insu un prédateur qui décide in situ de le prendre en chasse. Dans tous les cas, la maladie est présentée, non pas comme le fait d’une infortune, mais comme celui de projets intentionnels de la part d’un être, ici d’une défunte. De sorte que, comme nous l’avons déjà noté, l’inférence des protagonistes se base davantage sur les signes auxquels peut être rattachée l’occurrence du rêve que sur un code préexistant ou un corpus symbolique déjà constitué et permettant de le lire. La vieille dame apparaissant dans le rêve n’était d’ailleurs pas appréhendée comme l’expression symbolique des évènements qui menaçaient Camilo. Elle était identifiée à son agresseur, avec une précision rendue possible par les évènements auxquels les herméneutes purent relier l’apparition des symptômes (les visites d’une fille ayant été en contact avec un défunt). En dépit de l’hétérogénéité des procédures mises en branle pour en élucider les augures, les démarches suscitées par le rêve de Camilo font ainsi écho à celles qui furent décrites au point précédent, à propos du rêve qu’eut une femme à mon sujet. Les deux cas confrontent en effet les protagonistes aux projets délibérés d’êtres ou d’entités qui peuplent leur paysage et avec lesquels ils ont à composer. Ils mettent ainsi en lumière cette idée que la mantique wayùu, au-delà des clés des songes, trouve un terreau fécond dans une compréhension singulière des ressorts intentionnels qui font mouvoir le monde.

On peut encore noter que cette idée de l’existence d’un lien entre un rêve et des évènements précipités par des agents intentionnels est sanctionnée par les voies qu’empruntent les Wayùu afin de prémunir une victime du sort qu’elle est en train de vivre. Si, comme nous l’avons vu plus haut, les lanía sont en charge de négocier avec les êtres supposés à l’origine des incidents malheureux, les Wayùu peuvent aussi recourir à d’autre procédures pour se protéger. Le sacrifice d’un animal et le bain d’eau froide sont deux options régulièrement choisies pour « faire passer un rêve ». La première solution n’est pas cantonnée aux rêves inquiétants mais elle est plus largement jugée de mise lorsqu’une attaque de la part d’un yoluja est suspectée. Il s’agit de proposer à l’agresseur un animal qui sert de monnaie d’échange. Soucieux de détourner le spectre des intentions qui l’animent, les Wayùu entendent faire disparaître les symptômes et la pleine concrétisation de ce qui se trame et menace le cours serein des choses. La deuxième solution est quant à elle réservée aux rêves désagréables et est à mettre en oeuvre au moment où ils se produisent. Elle consiste à se baigner d’eau froide, de manière à pousser à la fuite le yoluja dont le cauchemar manifeste l’attaque. Celle-ci est alors pensée comme une intrusion à l’intérieur ou au-dessus du dormeur. Pris de stupeur – à l’instar de l’individu se versant de l’eau froide sur le corps – l’intrus aura tendance à prendre la fuite. Dans les deux cas de figure, c’est vis-à-vis d’êtres intentionnels dont le rêve ne fait que manifester l’action que les Wayùu entendent agir. Il ne s’agit donc pas d’influer sur le « monde-autre » comme s’il s’agissait d’une surface « parallèle » et déphasée par rapport à ce « monde-ci », ni de « dévier la trajectoire du double de l’évènement se déroulant déjà dans le monde-autre » ; et « faire passer un mauvais rêve » (alataa) ne revient pas à « faire que ce double anticipé ne coïncide pas avec un évènement réel » (Perrin 1994 : 33). J’ai montré dans ma thèse de doctorat (Simon 2015) que le terme « monde-autre » cadrait assez mal avec les conceptions wayùu et avec les gestes qui les actualisent. Et ce, du fait que les êtres censés y évoluer se trouvent contraints par les mêmes rythmes et les mêmes dynamiques que les humains. Leurs chrono- et topologies sont identiques mais, du fait qu’ils sont rangés dans des modalités d’existence distinctes, ces êtres investissent le temps et les lieux de façon inverse. Les conceptions des rêves et des péripéties auxquelles ils sont liés trouvent ainsi un ancrage cosmologique, voire ontologique (Simon 2015 : 322-360). Rappelant le perspectivisme de Viveiros de Castro (2011 : 13-42), les Wayùu voient le phénomène onirique comme une expérience de l’existence de différentes manières d’appréhender des phénomènes uniques, mais dont la perception est diffractée par la condition du sujet. Rien n’indique donc qu’il y ait, du point de vue wayùu, une césure claire entre un incident survenant dans les rêves et un autre qui lui serait lié dans le « monde réel ». Au contraire. La continuité me paraît appuyée par le fait qu’une action entreprise par le dormeur dans un songe est censée avoir des conséquences directes sur les évènements annoncés. Perrin relate le cas d’une dame, Makaeerü Hinnu, dont le récit est édifiant. Voici ce qu’elle raconte :

[…] Je marchai sur un morceau de bois très fin.

Il se cassa et je tombai dans un chenal.

Je me trouvais dans la boue, j’étais sale.

Mais je suis sortie de l’eau, et ça a passé…

Si j’avais ce rêve maintenant,

Je n’en sortirais plus comme je l’ai fait alors.

Je resterais dans l’eau car je suis prête à mourir.

Mais si je suis encore là, résistant à la maladie,

C’est à cause de lui, je l’ai eu pour cela…

Perrin 2001 : 68

Si cette dame estime que son action dans le rêve a pu déjouer les augures qu’il annonçait, ce n’est pas, selon mon interprétation, parce qu’elle a su déjouer un destin malheureux qui aurait pu se produire sur le mode de la duplication. C’est parce qu’elle a su réagir à une situation en marche qu’elle vivait pleinement sans distinction entre un « monde-autre » et un « monde-ci » et qu’elle a pu percevoir en vertu de son état de dormeuse.

Conclusions

Comme j’ai voulu le montrer dans cette contribution, les vertus projectives que les Wayùu attribuent aux rêves sont notablement soutenues par une conception particulière des parcours des personnes et des évènements qui les ponctuent. Contrainte par les projets d’êtres intentionnels, aucune conjoncture n’est pensée comme immotivée. Aussi, la qualité prédictive des songes se trouve davantage soutenue par l’idée que tout incident reflète des projets délibérés que par l’idée qu’il existe une version déjà écrite de l’à-venir de chacun. Les incidents sont ainsi appréhendés comme des phénomènes ayant une existence en amont de leur manifestation explicite : ils sont des « en cours », des potentiels sur le point de survenir ; ils sont en marche, ou du moins existent en puissance sous la forme de volontés. Leur occurrence est pensée comme une concrétisation, préalablement engagée par la présence et/ou l’action d’êtres qui sont capables d’entraver ou de faciliter les projets des Hommes.

Si, par ailleurs, les rêves sont censés entretenir des liens particuliers avec des incidents futurs, c’est qu’ils permettent d’adopter un point de vue sur les choses telles qu’elles se trament. En vertu de la séparabilité du corps et de l’esprit des personnes, le phénomène onirique est appréhendé comme un point de vue spécifique sur des choses autrement perceptibles à l’état d’éveil. Mais parce que les mésaventures dépendent des dispositions des yoluja qui les mûrissent, elles demeurent en partie obscures et irréductibles à des « clés » permettant de les interpréter finement. Les diagnostiquer avec précision requiert la mise en place d’un dispositif chamanique ad hoc et le recours à des spécialistes capables de mobiliser leurs esprits auxiliaires. Ceux-ci sont jugés plus à même de jouir d’une perspective éclairée sur les forces qui guettent les individus et contraignent leur parcours dans le monde. De sorte que ce n’est pas en tant que savoirs cumulatifs que les clés des songes se transmettent, ni comme des grilles de lecture qu’elles sont utilisées. Elles sont des illustrations qu’il faut, dans la pratique, toujours évaluer à l’aune du contexte. De ce point de vue, on aurait tort de chercher à établir une liste reprenant systématiquement les types de rapports unissant des thèmes oniriques et les évènements qu’ils sont supposés annoncer, et penser toucher là au fonctionnement de l’interprétation sur un plan cognitif. Dans la mesure où les liens sont souvent repérés a posteriori et où ils sont susceptibles d’être stabilisés par leur circulation, les types d’association peuvent, non seulement être enrichis constamment, mais aussi varier d’une famille à l’autre et se complexifier chemin faisant. Ce que les clés des songes mettent ainsi en lumière, c’est une tendance à saisir les évènements par leur dimension indicielle et à repérer, en dépit de leur hétérogénéité et de leur éclatement dans le temps et l’espace, des liens qui permettent de (re)constituer la trame unissant de proche en proche des occurrences disparates.

Il reste que si les rêves donnent lieu à des actions ciblées pour entraver des occurrences prévisibles, cela relève moins d’une tentative d’influer sur l’à-venir que d’une démarche visant à contrecarrer un « en-cours » avant que ses conséquences les plus manifestes ne se présentent. Il s’agit de réagir et de s’adapter à un contexte déjà en place, autant qu’anticiper sur ce qui n’est pas encore advenu. De façon peut-être inattendue, ces élans vers l’à-venir ne font que décliner un engagement « réactif », « non anticipatif » dans le monde ; ils reposent sur une tendance à sonder ce qui se trame plus qu’à agir (via une activité rituelle idoine par exemple) sur des évènements dont on pourrait, même partiellement, maîtriser les tonalités a priori.