Corps de l’article

Introduction

La diversité relève d’un constat : les espèces humaines, animales, végétales sont de facto variées car elles ont dû se transformer et se diversifier à travers les âges face aux mutations de leur environnement. La diversité est la condition même de leur existence, de leur survie. L’objectif de ce numéro n’est donc pas de remettre en question cette diversité en recomposition constante mais plutôt d’en investiguer les représentations et les usages à travers les discours, les dispositifs et les pratiques mis en oeuvre au nom de la diversité.

Comment se situent les chercheurs face à cette « diversité », que l’on va jusqu’à mettre au pluriel, face à ces « diversités » donc, signe évident que nous sommes dans des postures de surenchère diversitaire?

Dans le domaine scientifique, les recherches sur les questions des diversités et de leur gestion ont connu des évolutions contrastées et controversées, suivant les disciplines, suivant les époques et selon les contextes. Le plus souvent, les réflexions et les travaux ont porté davantage sur la production de différences à travers les cultures, ou plus exactement à travers une appartenance unique (linguistique, nationale, culturelle, religieuse, etc.), traduisant des conceptions des individus et des groupes visés ethnicisantes, culturalisantes et donc essentialisantes, enfermantes. Ainsi, s’appuyant sur des a priori culturalistes, des domaines comme la littérature, la linguistique, l’ethnologie, l’anthropologie, la sociologie, la sémiotique des cultures ou les sciences politiques interprètent les différences supposées comme distances fondatrices de la relation à l’autre dans nos sociétés de fait plurielles (Senghor, 1978; Diop, 1985). Ils font le pari d’un possible dépassement de celles-ci grâce à une conception universaliste qui devrait transcender nos différences et homogénéiser notre vivre-ensemble. Ces différences sont considérées comme allant de soi dans la plupart des approches de la diversité, non seulement dans les « discours ordinaires » (ex. politiques, médiatiques, éducatifs, etc.), mais également dans les discours scientifiques qui, pourtant, devraient faire preuve d’une plus grande prudence épistémologique.

En parallèle, et paradoxalement, nous constatons dans les discours portant sur les diversités (de genre, d’âge, de culture, de langue, de religion, etc.) un intérêt croissant pour les effets de celles-ci sur les systèmes nationaux et leurs institutions étatiques, mais également sur tous les secteurs de l’activité économique (Chanlat et Bruna, 2017), notamment ceux préoccupés par « l’innovation » (Stalder, 2016) ou « l’inclusion » : discours et pratiques de la diversité sont devenus un sujet central, en termes de contradictions ou d’écarts, dans l’analyse des processus en jeu, processus complexifiés par les mobilités et les migrations croissantes ainsi que par des échanges commerciaux à la fois globalisés et déterritorialisés (Gohard-Radenkovic et Veillette, 2015 et 2016). Ces discours véhiculent des représentations « positivistes » et sont fondés sur des définitions qui simplifient voire instrumentalisent des concepts-clés comme « culture », « identité », « communauté » ou « minorité », qui ont été et sont encore les chevaux de bataille des Postcolonial Studies (Amselle, 2008). Or les diversités et les différences qui en découleraient sont avant tout des construits sociaux, notamment liés à la notion de nation et à son récit (Veillette, 2015), portant déjà en germe la distinction binaire entre « nationaux et non-nationaux », entre « autochtones et étrangers », entre « eux et nous » (Sy, 2002, 2003, 2009; Gohard-Radenkovic, 2003, 2005; Stalder, 2014).

Rivera disait déjà en 2000 à ce sujet (p. 81) :

La « mise en scène » superficielle de la variété culturelle […] réduit le plus souvent la différence culturelle à n’être plus qu’une question d’appartenance religieuse ou une simple question de moeurs, comprise dans le sens le plus extérieur (habillement, cuisine, musique, danses…) ; l’identité culturelle – surtout celle de l’autre – se résume à l’appartenance ethnique, nationale et/ou religieuse au détriment d’une appréciation tenant compte de différents facteurs tels que l’instruction, la profession, les classes sociales, le sexe, la génération.

Benn Michaels (2006), quant à lui, ayant pourtant longtemps surfé sur la vague des Cultural Studies dont les liens avec les Postcolonial Studies ne sont plus à démontrer, va plus loin. Il voit dans la « reconnaissance » de cette diversité (culturelle, ethnique, raciale, genre, etc.) « imaginée mais pas imaginaire » dirait Anderson (2002) – aux traditions et identités « (ré)inventées » démontreraient Hobsbawm et Ranger (2006), et à leur suite « l’invention de la diversité » selon Sénac (2012) – une diversité donc plus fantasmée que réelle mais qui a pourtant des effets de réalité, soit ceux d’évacuer la question sociale et d’occulter les inégalités croissantes dans le monde.

Michel Wieviorka (2008), partageant ces mêmes constats, a défini la « diversité » comme suit :

Elle désigne la variété de profils humains qui peut exister au sein d’une société (origine de pays, de région, de quartier, culture, religion, âge, sexe, apparence physique, handicap, orientation sexuelle, diplômes, etc.). Elle soulève de très délicates questions car il est aisé de voir dans toute imputation de particularisme une marque de racisme, de discrimination ou de stigmatisation. Ces débats qui ont pour sujet la diversité sont en permanence sous-tendus par une opposition entre deux pôles philosophiques principaux : l’un républicain, l’autre multiculturaliste. Une opposition qui, lorsqu’elle se radicalise, exerce des effets de crispation et de paralysie sociale. Comment articuler en bonne intelligence les valeurs universelles du droit et de la raison, et le respect des différences ?

La conception de notre projet est née des mêmes questionnements. Il doit bien exister des pratiques alternatives de gestion viables ou du moins concevables de cette diversité entre des modèles qui semblent en effet antinomiques : l’État nation à caractère unificateur, renvoyant les appartenances autres que nationale à la sphère privée et donc renvoyant dans une certaine mesure cette pluralité à l’inexistence, et celui de l’État multinational, catégorisant la diversité en « communautés », « minorités », « ethnies », etc., à travers une politique multiculturelle, ce que Lijphart dès les années 1960 a désigné par « consociation ». Or on observe, dans ces différents modèles de gestion étatique de la diversité, des hiérarchies entre les groupes, les uns se révélant plus « légitimes » que les autres, s’inscrivant donc dans une relation d’emblée asymétrique (Gohard-Radenkovic, 2010, 2012). On observe également à d’autres niveaux, comme dans les entreprises par exemple, que la diversité est instrumentalisée au service de processus de légitimation organisationnelle (Chanlat et Bruna, 2017), fournissant ainsi aux organismes tant publics que privés une « éthique prête-à-servir » couvrant la réalité des situations et des pratiques.

La conscience de ces controverses et tensions autour de la question de la diversité a amené les quatre coordinateurs du présent numéro à réunir les contributions retenues en deux volumes :

  • le premier s’intitule De la diversité fantasmée aux effets de réalités : discours et pratiques, avec des articles s’inscrivant dans une perspective anthropologique sociale et politique;

  • les articles de ce volume, Diversité(s) au coeur des politiques et des pratiques : de l’Europe à l’Afrique, se réfèrent davantage à des approches sociolinguistiques et psychosociologiques.

C’est donc ce caractère conflictuel et binaire entre des discours pro-diversitaires et anti-unitaires ou anti-diversitaires et pro-unitaires, ainsi que les conceptions et les pratiques qui en découlent, que les six auteurs de ce numéro ont tenté de cerner. Pour cela, ils ont restitué le contexte ou les contextes observés afin de mieux appréhender les effets des discours ou des textes officiels prônant la diversité sur les perceptions, parcours, stratégies et pratiques des individus ou des groupes au coeur même des institutions (dans le sens large du terme), qu’elles soient étatiques, éducatives, professionnalisantes, médicales, commerciales ou familiales.

Étant donné la diversité des recherches conduites, qui peuvent sembler très éloignées en termes de terrains d’étude et de contextes géographiques (du continent européen au continent africain et vice-versa) ou en termes de postures épistémologiques, et ce, même si elles présentent des proximités, notamment méthodologiques (le recours aux approches qualitatives est prédominant), nous regroupons les textes pour ce numéro en deux ensembles :

  • la première partie porte sur les politiques linguistiques et leurs effets sur les comportements et pratiques sociolinguistiques, tant au niveau individuel que collectif ;

  • la seconde partie est axée sur les politiques ministérielles, administratives et leurs impacts sur les pratiques institutionnelles, éducatives, médicales, là aussi tant au niveau collectif qu’individuel.

Politiques linguistiques et pratiques de la diversité

Maria Immaculata Spagna analyse les politiques linguistiques en Vallée d’Aoste et leurs retombées au cours des siècles sur les pratiques sociolinguistiques des Valdôtains. Dans le contexte actuel, si la langue italienne est la langue véhiculaire dominante, cette Région Autonome souhaite rétablir le plurilinguisme existant avant l’imposition de l’italien au moment de l’Unité italienne (1870), en (ré)introduisant le français et le franco-provençal dans des filières trilingues au sein de l’école. L’auteure relève les changements opérés dans les perceptions que la population a de sa (ses) propre(s) langue(s) et démontre que l’intérêt pour la survie de la diversité linguistique est de moins en moins un enjeu pour cette population, engendrant même de réelles tensions dans la collectivité.

Jean Diatta, quant à lui, se base sur des observations de pratiques d’acteurs en situation d’échanges commerciaux sur le marché Saint-Maur à Ziguinchor (Sénégal) ainsi que sur des entretiens semi-directifs afin de montrer la diversité des nouvelles configurations du multilinguisme urbain. Il constate la forte véhicularité du wolof, qui a tendance à surplomber les comportements sociolinguistiques et à dominer les compétences plurilingues des acheteurs et des vendeurs en situation de marchandage. Toutefois l’auteur, tout en identifiant les effets de cette langue hégémonique sur l’utilisation des parlers locaux, s’aperçoit que les vendeurs développent des stratégies d’adaptation à la ou aux langue(s) de l’acheteur, caractérisées par de fréquents recours à des alternances codiques, par des usages fonctionnels des langues, aménageant ainsi des niches à des plurilinguismes individuels.

S’appuyant sur un travail de thèse de doctorat, Matthieu Marchadour nous propose une réflexion sur les différences de perceptions à l’égard de la diversité linguistique dans le cadre de l’école française et de l’école algérienne, ainsi que dans le cadre de prises en charge orthophoniques d’élèves, non francophones ou en difficultés de langue(s) face aux normes linguistiques dominantes. L’auteur y analyse, en adoptant une mise en perspective des témoignages collectés auprès d’enseignants et d’orthophonistes ainsi que des situations observées dans les deux contextes, la variété des stratégies que les acteurs professionnels des systèmes éducatifs et rééducatifs respectifs élaborent, selon leurs propres pratiques monolingues ou plurilingues, face au bagage linguistique hérité ou acquis des enfants, ces derniers se trouvant tantôt avec le statut d’élève, tantôt avec celui de patient.

Politiques institutionnelles et pratiques de la diversité

Jesabel Robin se donne pour objectif d’étudier les diverses conceptions institutionnelles de la mobilité dans le cadre de la formation initiale de futurs enseignants du primaire à la Haute école pédagogique de Berne située en Suisse allemande. Au nom du bilinguisme officiel de la ville, ces futurs enseignants doivent enseigner le français et, pour ce, sont amenés à effectuer un séjour dans un pays francophone. En formalisant les expériences de ces étudiants, qui ont été en contact avec une francophonie autre que locale, dans des programmes avec une préparation obligatoire à la mobilité et une décapitalisation de cette expérience au retour, elle se demande si la diversité de ces vécus opérera des changements ou non vis-à-vis du français sur les perceptions et les pratiques professionnelles de ces étudiants mais aussi sur celles de l’institution.

Dans le cadre de sa thèse, Pauline Rannou porte sa réflexion sur les parcours de parents entendants, sur les réalités vécues par ceux-ci au moment de l’annonce officielle de la surdité de leur enfant par les spécialistes jusqu’au choix entre divers modèles de communication à leur disposition. Dans cette situation bien particulière, elle s’interroge sur les pratiques hiérarchisées d’une équipe médicale qui n’assure pas le suivi ni n’informe suffisamment les parents sur la diversité des solutions, linguistiques, éducatives et médicales existantes. Dénonçant ces pratiques qui entrent en contradiction avec les discours officiels sur la prise en charge personnalisée de la diversité des cas, elle souligne l’urgence de les changer, afin que les parents soient mieux conseillés et puissent reconstruire un rapport à leur enfant de la manière la plus appropriée aux liens familiaux institués.

Pour leur part, Marielle Bruyninckx, Dimitri Cauchie, Eugénie Dardenne et Marie Vande Ghinste présentent les résultats de deux recherches menées à Dakar (Sénégal) auprès de familles musulmanes polygames. Si les auteurs avaient pour objectif d’observer et de caractériser les stratégies individuelles élaborées par les divers acteurs pour trouver leur place au sein de ces structures familiales complexes, ils démontrent également qu’il existe une diversité de représentations et de pratiques de cette vie de cohabitation familiale entre enfants, co-épouses et maris, obligeant à reconsidérer les présupposés et les conceptions monolithiques qui circulent sur ces familles polygames.

En conclusion, à nous, chercheures et chercheurs, de trouver des lieux, des niches, des espaces, voire des interstices, dans les discours et les pratiques qui échapperaient à cette doxa de la toute-diversité (Adami et André, 2015) ou à celle de la toute-unité pourproposer des alternatives à toute forme de programmation étatique (ou autre) et à ses principaux relais institutionnels. À nous donc de réinterroger ces discours sur les pluralités en présence, en les resituant dans leur contexte et dans leur époque, jusqu’ici circonscrites, désignées, assignées, imposées, fractionnées, occultées et idéalisées sous le terme désormais piégé et piégeant de « diversité ».