Corps de l’article

[L’accusé] a subi un procès et, sauf dans un cas évident, l’affaire doit s’arrêter là.

Juge Dickson[1]

La décision de la Cour d’appel du Québec qui a conclu à la nécessité d’annuler le premier procès de Guy Turcotte[2] figure sans contredit parmi les décisions les plus graves que l’on puisse concevoir en droit criminel et, faudrait-il ajouter, en droit tout court. Cette gravité s’explique par au moins trois raisons, que je me contente de résumer ci-dessous :

  1. En premier lieu, casser un verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux équivaut juridiquement à casser un verdict d’acquittement[3], c’est-à-dire à contraindre un individu jugé innocent une première fois à retourner sur le banc des accusés plusieurs années après les faits, avec le risque de le voir passer de la catégorie de malade pleinement excusable à celle de meurtrier pleinement responsable (avec la lourde peine et le stigmate qui en découlent)[4] ;

  2. En second lieu, la décision que choisit d’annuler le tribunal jouit d’une légitimité institutionnelle substantielle dans la mesure où elle est le produit d’un jury unanime, symbole réputé de la conscience collective[5], qui a eu l’occasion d’entendre toute la preuve, l’ensemble des témoins et des experts, et envers lequel les cours d’appel ont « toujours manifesté un respect salutaire[6] » ;

  3. En troisième et dernier lieu, le verdict de non-responsabilité criminelle est en lui-même un verdict difficile à obtenir dont l’accès se trouve restreint, d’une part, parce que le fardeau de preuve en matière d’aliénation mentale est renversé et échoit exceptionnellement à la défense[7] et, d’autre part, parce que le ministère public échappe à la nécessité de prouver la culpabilité (soit l’absence de troubles mentaux) hors de tout doute raisonnable, ce qui constitue une violation reconnue de la présomption d’innocence prévue dans l’article 11 d) de la Charte canadienne des droits et libertés[8].

Ces trois raisons rappellent, si besoin était, qu’un tribunal doit avoir des motifs très sérieux pour conclure, comme cela a été le cas de la Cour d’appel en 2013, qu’un individu jugé non criminellement responsable mérite d’être renvoyé à procès pour la seconde fois[9]. Or dans le présent article, je soutiendrai que les motifs allégués par la Cour d’appel dans l’arrêt R. c. Turcotte n’ont justement pas satisfait à cette exigence. Je ferai valoir que les arguments mis en avant étaient non seulement insuffisants (du point de vue de leur force persuasive), mais qu’ils s’appuyaient sur des catégories juridiques inappropriées et surtout impropres à rendre justice à la spécificité des faits concrets de l’affaire. Plus précisément, je tenterai de montrer que, faute d’avoir pris soin d’adapter les concepts juridiques pertinents à la trame factuelle inédite qui se dégageait du premier procès, les raisonnements de la Cour d’appel ont fait l’impasse sur plusieurs distinctions décisives qui, si elles avaient été prises en considération, auraient commandé une application beaucoup plus circonspecte des règles de droit en vigueur.

Après avoir procédé à un bref rappel des faits pertinents de l’affaire (partie 2) et de la nature précise de l’erreur de droit reprochée au juge du procès (partie 3), j’insisterai en particulier sur quatre dimensions :

  • dans un premier temps (partie 4), je ferai valoir que la Cour d’appel a omis de tenir compte de la polysémie constitutive de la notion d’acte volontaire en droit criminel canadien et que sa ratio decidendi s’appuie, de ce fait, sur une prémisse non discutée et, par le fait même, hautement discutable ;

  • dans un deuxième temps (partie 5), je montrerai comment l’absence de rôle spécifique conféré à l’impulsion suicidaire dans la trame factuelle a pu conduire la Cour d’appel à interpréter, à tort, l’intoxication comme un geste volontaire au sens moral ;

  • dans un troisième temps (partie 6), je me demanderai si la Cour d’appel n’a pas outrepassé son pouvoir d’intervention en substituant aux inférences juridiques tirées des faits par le juge du procès ses propres inférences à partir d’une nouvelle interprétation de la preuve ;

  • dans un quatrième temps (partie 7), je soutiendrai brièvement que la Cour d’appel a autorisé un changement radical dans la théorie de la poursuite au moment de l’appel et qu’elle a, de ce fait, réinterprété les directives du premier juge à la lumière d’une théorie qui n’avait pourtant pas été soutenue lors du procès.

Avant d’examiner dans le détail les raisons qui m’autorisent à douter du bien-fondé de la décision de la Cour d’appel, je tiens toutefois à rappeler de prime abord (partie 1) les principes législatifs et jurisprudentiels qui balisent le pouvoir d’intervention des tribunaux dans le contexte d’une procédure d’appel ayant pour objet un verdict de non-responsabilité, ainsi qu’à me pencher plus largement sur la nature des raisonnements juridiques mis en avant dans ce domaine. Il importe en effet de bien circonscrire les critères en vertu desquels un tribunal peut se sentir légitimé à accueillir un pourvoi du ministère public contre un verdict de non-responsabilité criminelle, car c’est seulement à la lumière de ces critères qu’il sera possible d’évaluer ensuite convenablement la force des arguments invoqués à leur soutien. Le rappel de ces critères, du reste, ne permettra pas seulement au lecteur de juger de la validité des motifs mobilisés par la Cour d’appel, mais aussi de la justesse des critiques que je ferai moi-même valoir à leur encontre.

1 Les critères qui régissent l’annulation d’un verdict de non-responsabilité criminelle

Rappelons d’entrée de jeu que l’article 676 (1) a) du Code criminel prévoit que le procureur général ne peut interjeter appel contre un verdict de non-responsabilité criminelle, à moins qu’il ne soit en mesure de soulever un motif lié à une question de droit (les questions de fait étant strictement exclues). Dans l’arrêt Turcotte, par exemple, ce sont les directives adressées au jury qui ont été présentées comme incomplètes et, ce faisant, de nature à induire le jury en erreur sur les principes de droit applicables[10]. Même si la mise en évidence d’une erreur peut certes être sujette à débat, ce n’est pas sur cette question que je souhaite m’attarder ici. Aux fins de mon propos, je tiendrai pour acquis que le juge du procès a bel et bien fait preuve d’une imprécision dans ses consignes au jury, imprécision qui pouvait légitimement — du moins à première vue — être assimilée à une erreur de droit. En d’autres termes, ce n’est pas le fondement de l’appel que je veux mettre en doute, mais le poids démesuré que la Cour d’appel lui a conféré.

Dans le cas considéré ici, c’est à l’étape suivante, c’est-à-dire une fois que la Cour d’appel a accepté de soupeser l’incidence d’un motif d’appel sur l’issue d’un procès, que surgissent les problèmes d’interprétation les plus épineux. Sur ce point, le législateur s’est montré particulièrement avare de directives. Contrairement au paragraphe premier de l’article 686 C.cr., qui mentionne certains critères d’appréciation lorsqu’un accusé porte sa condamnation en appel[11], le paragraphe 4 du même article se limite à énoncer la simple possibilité de « rejeter[12] » ou d’« admettre[13] » l’appel du ministère public. Le législateur ne fournit ainsi aucune indication minimale susceptible d’aider les tribunaux à se prononcer en faveur de l’une ou l’autre des deux options. Est-ce à dire que toute erreur de droit, sans égard pour sa gravité, peut autoriser un tribunal à exiger la tenue d’un nouveau procès ? Il faut se tourner vers la jurisprudence pour répondre à cette question.

1.1 Un « très lourd » fardeau de preuve

Il est bien établi en jurisprudence canadienne que la décision de renverser un verdict d’acquittement ou de non-responsabilité criminelle ne se prend pas à la légère. Le simple constat d’une erreur de droit ne saurait en ce sens suffire à provoquer l’annulation d’un procès. Comme l’écrit le juge Dickson, « [u]ne erreur commise par un juge du procès n’est pas nécessairement fatale, au sens qu’elle entraînerait automatiquement un nouveau procès[14] ». Encore faut-il que l’erreur atteigne un certain poids et que ses conséquences potentielles sur l’issue du procès soient sérieuses. La charge de preuve, à ce titre, a pu être qualifiée de « considérable[15] », voire de « très lourde[16] ». Dans l’arrêt Vézeau c. La Reine, la Cour suprême du Canada a précisé que le ministère public devait être en mesure de convaincre le tribunal que le jury aurait vraisemblablement pu conclure à un autre verdict si l’erreur reprochée au juge de première instance n’avait pas eu lieu[17]. Cela signifie que les juges d’appel ne peuvent donner raison au ministère public que s’ils ont un « degré raisonnable de certitude[18] » que le jury, pour peu qu’il eût reçu les consignes appropriées, aurait pu décider de condamner l’accusé au lieu de l’acquitter (ou, comme cela a été le cas en l’espèce, de lui faire prendre le chemin de la prison au lieu de l’hôpital). On ne saurait nier qu’il s’agit d’un exercice périlleux, car il oblige des juges qui n’ont pas assisté au procès à soupeser la gravité d’une erreur et à porter un jugement rétrospectif sur l’influence potentielle qu’elle aurait pu avoir sur des délibérations auxquelles rien, sauf l’imagination, ne permet d’accéder. Dans un tel contexte, pour reprendre le mot du juge LeBel, il va sans dire que les juges doivent faire preuve d’un jugement « prudent[19] ». Il est utile de citer en ce sens l’avertissement de la majorité dans l’arrêt R. c. Graveline, qui ne saurait être plus éloquent :

Il est […] établi depuis longtemps qu’un appel interjeté par le procureur général ne saurait être accueilli sur une possibilité abstraite ou purement hypothétique selon laquelle l’accusé aurait été déclaré coupable n’eût été l’erreur de droit. Il faut des moyens plus concrets. Pour obtenir un nouveau procès, le ministère public doit convaincre la cour d’appel qu’il serait raisonnable de penser, compte tenu des faits concrets de l’affaire, que l’erreur (ou les erreurs) du premier juge ont eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement[20].

En somme, s’il peut être tentant de reconstruire a posteriori les décisions du passé en projetant sur elles des circonstances conditionnelles et en se demandant ce qui aurait bien pu se produire dans l’esprit des jurés s’ils avaient pu tenir compte de tel ou tel élément (Avec des « si », comme le dit le proverbe, on mettrait Paris en bouteille), la jurisprudence invite clairement les tribunaux à se méfier des risques de la spéculation et à se montrer sensibles à la spécificité irréductible de chaque cas[21]. En écho à la célèbre maxime latine in dubio pro reo, il ne paraît pas exagéré de soutenir que, en matière d’annulation de procès, le doute devrait, à moins d’erreurs majeures aux conséquences flagrantes, profiter à l’accusé[22]. Faute d’une telle réserve, il pourrait devenir difficile de départager l’annulation d’un procès pour cause d’irrégularité significative de l’annulation d’un procès pour cause d’attentes populaires déçues (ou, à tout le moins, des motifs de nature juridique et extrajuridique seraient plus à risque de s’entremêler dans l’esprit des juges, indépendamment de leur bonne foi). « [S]auf dans un cas évident », pour reprendre la formule du juge Dickson citée en exergue[23], le ministère public qui a perdu la première fois ne devrait donc pas avoir la chance de se reprendre une seconde fois, d’autant moins, d’ailleurs, que l’accusé ne dispose pas, comme l’État qui le poursuit, de ressources infinies pour se défendre[24].

1.2 La texture ouverte des règles de droit

Même s’il permet de dégager certaines balises entourant le pouvoir d’intervention des tribunaux, ce survol de la jurisprudence rappelle en même temps ce que le théoricien du droit Herbert L.A. Hart appelait la « texture ouverte » (open texture) des règles de droit[25]. Si l’on y regarde de près, en effet, on constate que les notions mises en avant par la Cour suprême dans le but d’orienter les tribunaux dans l’évaluation des différentes erreurs de droit sont marquées par une forte indétermination sémantique. Quoique la barre soit fixée à un niveau élevé pour éviter que les verdicts soient renversés sans raison (ce qui pousse les juges à se justifier davantage), il demeure impossible d’anticiper avec certitude le sens précis de ce qui constituera dans une affaire donnée une incidence « significative », ou encore le seuil exact de ce qui sera considéré par un juge comme un degré « raisonnable » de certitude. De telles notions à contenu variable[26] témoignent avec éclat de l’incomplétude du droit, c’est-à-dire de l’impossibilité de lui attribuer des contours parfaitement définis. De par sa nature intrinsèquement langagière, le droit donne lieu — particulièrement lorsqu’il recourt ainsi à des prédicats modulables[27] — à une certaine marge d’interprétation, laquelle implique elle-même une certaine marge d’incertitude. Bien que cela puisse être perçu comme une entorse au principe de la sécurité juridique (qui exige une prévisibilité minimale des décisions judiciaires), il ne faut pas pour autant y voir le signe d’un saut aveugle dans l’arbitraire. Comme l’explique Hart, le flottement relatif des concepts juridiques répond à une fonction spécifique : « the need to leave open, for latter settlement by an informed, official choice, issues which can only be properly appreciated and settled when they arise in a concrete case[28] ».

La Cour suprême, dans l’extrait précédemment cité de l’arrêt Graveline[29], illustre parfaitement cette vision en soutenant que les erreurs de droit doivent être examinées au cas par cas, en tenant compte des circonstances concrètes dans lesquelles elles ont vu le jour. Or c’est précisément cette ouverture des règles de droit devant un avenir toujours incertain qui nécessite le recours à des notions plus ou moins flexibles qui seront en mesure de s’adapter à des situations inédites. La Cour suprême étant incapable de présumer de la totalité des erreurs de droit imaginables (toute erreur étant, par définition, une déviation par rapport aux normes attendues), ni de concevoir une frontière hermétique qui séparerait à jamais les procès qui méritent d’être annulés de ceux qui ne le méritent pas (une erreur lourde pouvant paraître anodine lorsqu’elle est située dans un autre contexte), elle n’a d’autre choix que de laisser le soin à chaque juge, individuellement, de fixer provisoirement le sens de ces notions flottantes au gré des affaires qui se présentent devant eux. Cela a toutefois pour conséquence — et c’est là en quelque sorte le prix à payer pour éviter de faire du droit un édifice sclérosé, incapable de la moindre adaptation — que, lorsque les juges se réfèrent à un degré « raisonnable » de certitude, à une erreur « importante[30] », à une influence « significative » ou encore au fait que le ministère public a réussi à se décharger de son fardeau « considérable », les notions qu’ils utilisent ne sauraient renvoyer à un sens objectif, c’est-à-dire à une signification parfaitement stable qui serait assurée d’être équivalente pour quiconque l’appliquerait au même cas : le sens de ces notions résulte chaque fois du croisement entre une erreur de droit imprévue commise dans le contexte d’une affaire unique et le pouvoir d’interprétation discrétionnaire — inévitablement subjectif — des juges.

1.3 Le statut non démonstratif des raisonnements juridiques

Dans son fameux commentaire du Phèdre de Platon, le philosophe Jacques Derrida a beaucoup insisté sur l’ambivalence du mot grec pharmakon qui signifie à la fois poison et remède[31]. On pourrait dire la même chose des notions qui servent à encadrer le pouvoir d’intervention des tribunaux en matière d’erreur de droit : elles sont un remède, d’une part, en ce qu’elles laissent toute la latitude requise aux juges pour se montrer attentifs à la singularité de chaque cas, mais elles sont un poison, d’autre part, en ce qu’elles concèdent un rôle non négligeable à la subjectivité des juges, ce qui donne à leurs décisions un caractère moins robuste et, par le fait même, plus discutable. Ce second aspect se vérifie aisément par l’observation des interprétations souvent diamétralement opposées auxquelles peuvent aboutir les juges lorsqu’ils considèrent l’incidence d’une erreur de droit sur l’issue d’un procès : dans l’arrêt Graveline, par exemple, alors que le juge LeBel (dissident) a suivi la majorité de la Cour d’appel du Québec[32] en estimant que « le procès qu’examine maintenant notre Cour a été gravement vicié[33] », la majorité de la Cour suprême a plutôt conclu que le ministère public ne s’était pas acquitté de sa charge « très lourde » pour justifier l’annulation du procès[34]. Dans l’arrêt R. v. Evans, alors que la juge L’Heureux-Dubé (dissidente) a suivi les trois juges de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique pour qui la preuve du ministère public était « très convaincante […] presque irréfutable[35] » et constituait « un motif suffisant pour ordonner la tenue d’un nouveau procès[36] », la majorité de la Cour suprême a plutôt statué que « l’erreur du juge du procès n’a pas pu avoir d’incidence sur l’issue du procès[37] ». Dans l’arrêt R. v. Livermore, le juge Major (dissident) a suivi le verdict majoritaire de la Cour d’appel de l’Ontario[38] en considérant que le critère du degré raisonnable de certitude n’avait pas été rempli[39], alors même que la majorité de la Cour suprême a tranché qu’un jury ayant reçu des directives appropriées « aurait bien pu arriver à un verdict différent[40] ». Et la même divergence d’opinions a été observée dans l’arrêt Vézeau où les juges Laskin et Dickson se sont inscrits en faux contre le jugement majoritaire, dans l’arrêt R. c. Barros[41] où des désaccords importants ont persisté entre la majorité de même que les juges Fish et Cromwell, dans l’arrêt R. c. Kirkness[42] où les juges Wilson et L’Heureux-Dubé ont refusé de souscrire aux motifs de la majorité qui, elle-même, s’est opposée à la décision unanime des trois juges de la Cour d’appel du Manitoba[43], ainsi que dans l’arrêt R. c. Youvarajah où les juges Wagner et Rothstein se sont rangés du côté de la Cour d’appel de l’Ontario, tandis que la majorité a décidé plutôt de rétablir l’acquittement[44]. Ces quelques exemples, qui ne sont pas exhaustifs, suffisent à rappeler que l’association métaphorique de la justice avec une balance relève de l’exagération trompeuse[45]. On ne saurait en effet raisonnablement comparer à une balance un instrument de mesure qui n’indique pas le même poids chaque fois que l’on dépose pourtant le même objet sur son plateau.

Est-ce à dire pour autant qu’il faille remettre en cause l’intégralité du système de justice et accepter sans réserve la thèse radicale du sociologue Pierre Bourdieu, selon laquelle « le droit le plus rigoureusement rationalisé n’est jamais qu’un acte de magie sociale qui réussit[46] » ? Si l’autorité concédée spontanément aux décisions judiciaires dépend sans doute en partie de cette « magie sociale », c’est-à-dire d’un mélange d’adhésion aveugle et de soumission déférente à l’égard du prestige institutionnel des tribunaux, il est toutefois possible d’éviter de trancher cette fausse alternative en reprenant la distinction que propose le théoricien du droit Chaïm Perelman entre raisonnements démonstratifs et raisonnements persuasifs. D’une part, si les raisonnements juridiques étaient de nature démonstrative (au sens mathématique), il est vrai que les réponses que fournissent les juges à des problèmes de droit ne pourraient appartenir qu’à deux catégories : elles seraient vraies ou fausses, sans entredeux possible. Dans le même sens, la bonne réponse, une fois prononcée, aurait un effet absolument contraignant : celui qui se trompe sur une question donnée devrait pouvoir reconnaître son erreur comme s’il s’agissait d’une faute de déduction ou d’un calcul inexact, de la même façon que celui qui aurait répondu cinq à la question de savoir ce que font deux et deux n’aurait d’autre choix que d’avouer sa distraction en se soumettant aux lois inflexibles de l’arithmétique. On comprend dès lors que l’image de la balance s’appuie indirectement sur ce modèle du raisonnement démonstratif, puisqu’elle n’admet pas que la même balance puisse afficher deux réponses distinctes à une question identique : l’une doit nécessairement être la bonne, à moins, si j’ose dire, d’une erreur d’affichage !

Si l’on adopte un tel modèle pour décrire le fonctionnement du droit, il va sans dire que toutes les décisions citées précédemment feraient mal paraître le système judiciaire en suggérant que nombre de juges n’ont tout simplement pas les capacités requises pour raisonner correctement. Ce modèle, toutefois, semble très mal traduire la réalité du jugement judiciaire car, tant pour ce qui est de la gravité d’une erreur de droit que pour son influence sur l’issue d’un procès, il n’existe aucune méthode démonstrative capable d’établir hors de tout doute la validité d’une réponse. C’est d’ailleurs pour cette raison que le fardeau de preuve du ministère public n’exige pas un niveau de certitude absolu, mais plutôt un degré de certitude « raisonnable ». Or, dans le domaine des mathématiques, se contenter d’une réponse « raisonnable » au lieu d’une réponse exacte serait pour le moins incongru. Cela reviendrait à concéder du terrain à l’imprécision dans un domaine où la vérité demeure parfaitement accessible. Autant dire, en somme, qu’il y a une disparité manifeste entre raisonnements mathématiques et raisonnements juridiques. Que faut-il en conclure ? Pour Perelman, la réponse à cette question s’impose comme une évidence : les raisonnements juridiques ne sont tout simplement pas de nature démonstrative ; ils ne peuvent prouver ni contraindre, au sens fort que l’on donne à ces termes.

Mais s’ensuit-il alors que le pouvoir discrétionnaire des juges est sans limite ? Que l’évaluation du poids d’une erreur de droit n’est soumise à aucune contrainte ? Bref, que l’arbitraire règne en maître en matière d’appel d’un verdict de non-responsabilité criminelle ? Une telle conclusion serait excessive. La position de Perelman est nettement plus nuancée : à ses yeux, les raisonnements juridiques sont en fait de nature persuasive (au sens rhétorique) et ils obéissent à leurs propres critères de réception et d’acceptation. Cette catégorie de raisonnements ne concerne « pas tant la vérité que l’adhésion[47] », explique Perelman, c’est-à-dire qu’ils ne relèvent pas du vrai ou du faux, du correct ou de l’incorrect, du valide ou du non-valide, mais de leur capacité à susciter — faiblement ou fortement — l’approbation, à l’issue d’une argumentation aussi transparente que possible. Tandis qu’un raisonnement démonstratif doit être vrai ou faux (sur un mode disjonctif), un raisonnement persuasif peut être dit plus ou moins convaincant, plus ou moins juste[48]. Cela implique aussi que le juge qui évalue la possibilité d’annuler un verdict de non-responsabilité criminelle ne raisonne pas en vase clos, sans égard pour l’auditoire auquel il s’adresse (constitué en premier lieu par les parties au litige et la communauté des juristes) : il est tenu de motiver publiquement sa décision en vue précisément de persuader le plus grand nombre de ses auditeurs que son verdict mérite l’adhésion la plus large[49]. Sans effort sérieux de persuasion, la justice perdrait sa légitimité et remplacerait la force de la raison par la raison de la force.

Reconnaître cette spécificité de l’argumentation juridique a évidemment des conséquences décisives pour la suite de mon propos. Comme l’écrit encore Perelman, si aucune argumentation juridique n’est en elle-même contraignante, alors il en résulte qu’aucune « n’exclut l’argumentation en sens contraire[50] ». En d’autres termes, il est toujours possible, lorsqu’on juge une argumentation trop faible, de lui opposer des raisonnements qu’on estime plus forts. Or c’est dans cette optique que devront être interprétées les critiques que je formulerai dans les parties suivantes. Il ne sera nullement question pour moi d’affirmer que les raisonnements de la Cour d’appel sont faux, au sens démonstratif du terme, mais plutôt que, tout bien considéré, ils ne sont pas convaincants (pas assez du moins pour satisfaire au très lourd fardeau qui leur incombait). Ce sera au lecteur, in fine, en tant que membre de l’auditoire dont parle Perelman, qu’il reviendra de juger si les critiques que je soumets à son attention méritent ou non son adhésion.

2 Un bref rappel des faits pertinents

Il est indispensable de rappeler à grands traits la théorie grâce à laquelle la défense a su convaincre le jury lors du premier procès de Guy Turcotte, car c’est cette théorie, fondée sur une trame factuelle étayée et non démentie par la preuve, qui a permis à l’accusé d’obtenir un verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux. Ce détour est essentiel, car c’est en prenant en considération cette théorie que la Cour d’appel a dû soupeser l’incidence de l’erreur de droit reprochée au juge de première instance. Tout l’enjeu de mon texte sera ensuite de vérifier dans quelle mesure la Cour d’appel s’est montrée fidèle, dans ses raisonnements, à la spécificité de cette trame factuelle.

Les grandes étapes du récit proposé par la défense peuvent se résumer comme suit[51] :

  1. dans le contexte d’un divorce, Guy Turcotte souffre d’un trouble d’adaptation d’intensité sévère avec humeur anxio-dépressive (diagnostic sur lequel tous les psychiatres s’entendent) ;

  2. le soir du drame, alors que ses enfants sont couchés, Guy Turcotte accède à des courriels échangés entre sa femme Isabelle Gaston et son amant Martin Huot, courriels que lui avait acheminés l’ex-conjointe de ce dernier ;

  3. envahi par le désespoir, l’accusé est frappé par un impérieux désir de s’enlever la vie, ce que certains psychiatres qualifient de crise suicidaire aiguë (ou raptus suicidaire), à savoir une bouffée émotionnelle brutale qui affecte la logique et les capacités de raisonnement au point d’imposer la mort comme seule délivrance possible ;

  4. l’historique de l’ordinateur de l’accusé témoigne alors de ses recherches sur le Web : « suicide sans souffrance », « comment se suicider », « se donner la mort sans douleur, rapidement », « moyens pour se suicider[52] » ;

  5. faute de trouver de l’antigel, Guy Turcotte ingère du lave-glace, lequel comporte du méthanol qui est un dépresseur du système nerveux ;

  6. il se sent mourir, pense confusément à ses enfants qui vont retrouver son cadavre le lendemain, et il décide impulsivement, selon son témoignage, « de les amener avec lui » ;

  7. dans un état de profonde détresse psychique, il tue ses deux enfants avec un couteau de cuisine et ne conserve des évènements qu’une série de flashs décousus.

Il convient d’insister sur la singularité de cette trame factuelle. L’ordre chronologique des évènements et la nature de l’intoxication distinguent cette affaire d’autres cas qui auraient pu, en suivant une trajectoire différente, aboutir au même résultat. Imaginons trois scénarios qui contrastent avec la théorie exposée par la défense au jury :

  1. tout d’abord, nous ne sommes pas en présence d’un homme qui, dans le contexte d’un trouble d’adaptation, aurait décidé de tuer ses enfants, avec préméditation ou non, sans passer au préalable par une crise suicidaire et une intoxication ;

  2. ensuite, nous ne sommes pas non plus en présence d’un homme dépressif qui aurait décidé de s’intoxiquer avec des stupéfiants ou de l’alcool afin de se donner le courage d’accomplir un projet meurtrier ou dont le projet meurtrier serait né de manière impromptue à l’occasion d’une intoxication aux stupéfiants ou à l’alcool sans crise suicidaire ;

  3. enfin, nous ne sommes pas en présence d’un homme dépressif qui aurait tué ses enfants et qui aurait ensuite tenté de s’enlever la vie en consommant une substance quelconque.

La théorie de la défense, telle qu’elle a été présentée au jury et comprise par le juge de première instance, implique un trouble mental qui a atteint son paroxysme dans une crise suicidaire, laquelle a elle-même conduit à une intoxication au méthanol et, peu de temps après, à l’émergence d’un projet infanticide qui n’était, selon toute vraisemblance, pas prévu avant le passage à l’acte suicidaire. Faire fi de l’un ou l’autre de ces éléments ou inverser leur chronologie reviendrait à modifier le cas d’espèce, c’est-à-dire à appliquer le droit à une affaire étrangère à l’enchaînement factuel qui a retenu l’attention du juge du procès (pour formuler ses directives) et du juge des faits (pour rendre son verdict). Or comme nous le verrons, la séquence des évènements de même que la nature et le contexte de l’intoxication sont des éléments indispensables pour apprécier l’incidence de l’erreur de droit reprochée au juge de première instance.

3 Un bref rappel de l’erreur de droit reprochée au juge de première instance

Il est utile de prendre ici quelques lignes pour rappeler le contenu précis de l’erreur de droit qui sera au coeur des prochaines parties de mon texte. Ce que reproche essentiellement la Cour d’appel au juge de première instance, c’est d’avoir omis de fournir aux membres du jury des directives appropriées eu égard au statut de l’intoxication en droit criminel et à ses implications possibles quant à la responsabilité de l’accusé et aux moyens de défense qui étaient à sa disposition. Plus précisément, le juge aurait dû inviter le jury à mieux distinguer les effets du trouble mental par rapport aux effets de l’intoxication au méthanol sur l’état d’esprit de l’accusé au moment du crime, de manière à isoler le rôle contributif de chaque facteur dans les gestes homicidaires. Selon la Cour d’appel, en effet, le jury aurait dû impérativement se pencher sur la question de savoir « si c’est le trouble mental ou l’intoxication qui a rendu l’intimé incapable d’un jugement rationnel[53] ». La Cour d’appel prétend que « les directives ne permettaient pas au jury de comprendre la nécessité de distinguer les effets de l’intoxication au méthanol de ceux de la maladie mentale pour déterminer la cause véritable de la condition mentale de l’intimé et de son incapacité[54] ». Bien que le juge ait pris soin de rappeler au début de ses directives le sens juridique de la notion de trouble mental en se référant explicitement à la définition de l’arrêt Cooper c. La Reine, à savoir que le concept de maladie mentale comprend en droit « toute maladie, tout trouble ou tout état anormal qui affecte la raison humaine et son fonctionnement à l’exclusion, toutefois, des états volontairement provoqués par l’alcool, ou les stupéfiants, ou des états mentaux transitoires comme l’hystérie ou la commotion[55] », il a ensuite tenu pour acquis que l’intoxication au méthanol était partie intégrante du trouble mental allégué par l’accusé et n’a pas cru bon de demander au jury de se pencher sur son rôle spécifique par rapport au trouble mental en tant que tel. En d’autres termes, la Cour d’appel reproche au juge d’avoir donné ouverture à la défense de l’article 16 C.cr. sans insister sur le fait que cette dernière pouvait être rejetée par le jury non seulement si celui-ci estimait que l’accusé n’avait pas atteint l’incapacité requise[56], mais aussi s’il croyait que l’incapacité en question, tout en étant suffisante, résultait principalement de l’intoxication au méthanol. Afin d’éviter toute méprise, le juge aurait dû rappeler que la seule incapacité mentale qui peut autoriser un verdict de non-responsabilité criminelle doit découler d’un trouble mental et non d’un quelconque état mental provoqué par l’intoxication. Il se trouve du reste que toute incapacité qui puise sa source dans une intoxication volontaire, fût-ce même une psychose toxique[57], tombe sous le coup de l’article 33.1 C.cr., lequel ferme la porte à l’article 16 C.cr., en plus d’exclure tout moyen de défense relatif à l’intoxication lorsque l’infraction comporte une atteinte à l’intégrité physique d’une personne, ce qui était évidemment le cas en l’espèce[58]. En somme, la Cour d’appel a conclu que, faute de consignes assez claires de la part du juge, on ne peut déterminer avec précision le rôle accordé à l’intoxication dans l’incapacité qui a incité le jury à prononcer un verdict de non-responsabilité criminelle. Ce faisant, il persiste « un risque véritable que le jury ait déclaré l’intimé non responsable en raison des effets de l’intoxication et non en raison des troubles mentaux[59] », ce qui est suffisamment grave, selon la Cour d’appel, pour justifier la tenue d’un nouveau procès. 

4 La prémisse non discutée de l’intoxication volontaire

Disons-le d’emblée, même si les arguments de la Cour d’appel peuvent sembler rigoureusement fondés en droit, la position qu’elle défend n’est pas sans faiblesses, tant s’en faut. Le premier problème, celui qui me paraît le plus déterminant, provient de la caractérisation lacunaire de la notion d’acte volontaire sur laquelle s’appuie l’intégralité de son raisonnement. La notion d’acte volontaire étant une notion polysémique en droit criminel canadien qui renvoie à deux significations hétérogènes[60], un tribunal ne saurait s’y référer sans prendre la peine — à moins bien sûr d’un cas évident — de préciser aussitôt le sens exact de l’adjectif « volontaire » qu’il emploie. Ainsi, une proposition telle que « Guy Turcotte s’est intoxiqué volontairement », surtout dans un contexte où le caractère volontaire de cette intoxication s’est ouvertement trouvé débattu[61], devrait faire l’objet d’une explicitation minutieuse. Or c’est justement faute d’avoir fait preuve d’une telle clarté que la Cour d’appel a entretenu une confusion de nature à compromettre la justesse de son appréciation de l’erreur de droit reprochée au juge du procès. Avant de chercher à montrer en quoi l’omission de définir rigoureusement le sens de l’adjectif « volontaire » a pu fragiliser l’argumentaire de la Cour d’appel, je m’appliquerai, dans les prochaines sections, à distinguer juridiquement les deux sens que l’on peut attribuer à l’acte volontaire en droit criminel canadien, selon que cet acte est considéré d’un point de vue physique ou moral.

4.1 Les deux conceptions de l’acte volontaire en droit criminel canadien

Sans qu’il soit utile ici d’entrer dans les détails historiques, il peut néanmoins être pertinent de préciser que les deux approches de l’acte volontaire qui se côtoient en droit criminel canadien puisent à des traditions distinctes. La première approche, dite matérialiste, que l’on doit notamment à John Austin[62], définit l’acte volontaire au sens purement physique et s’inscrit dans une perspective parfaitement compatible avec le déterminisme (selon lequel, pour le dire vite, tous les désirs humains obéissent à une logique causale dans laquelle le libre arbitre ne trouve aucune place). D’après cette vision[63], le domaine des actes volontaires se limite à la seule absence de contrainte externe ou interne (par exemple, une maladie qui empêcherait la « volonté » d’un individu de s’exercer normalement sur le corps et d’orienter ses membres). La seconde approche, dite intellectualiste, remonte à des auteurs classiques tels que Edward Coke[64], Matthew Hale[65], William Hawkins[66] ou William Blackstone[67] et propose une conception de l’acte volontaire nettement plus exigeante eu égard aux postulats philosophiques qu’elle suppose. Suivant cette tradition[68], l’être humain est compris comme un être rationnel et autonome qui se trouve doté d’une authentique liberté morale, c’est-à-dire d’une réelle capacité de choix, par-delà la pure matérialité de ses désirs ou de ses penchants. Or, comme nous le verrons, ces deux visions ne se recoupent pas au point qu’un acte peut être dit volontaire au premier sens sans pour autant être qualifié de volontaire au second, d’où la nécessité d’une grande vigilance sémantique.

4.1.1 L’acte volontaire au sens physique

Je me limiterai à exposer ci-dessous le sens juridique des notions mentionnées plus haut, de manière à ne pas trop dévier de mon propos. Commençons d’abord par l’acte volontaire au sens physique, qui constitue la forme minimale de l’acte volontaire en droit criminel. Suivant cette conception, le domaine du volontaire renvoie essentiellement, pour reprendre une formule du professeur Hugues Parent résumant la pensée de John Austin, au « processus psychophysiologique à l’origine de la contraction des muscles et des mouvements des membres du corps[69] ». Le juge LeBel va dans le même sens dans l’arrêt R. c. Bouchard-Lebrun lorsqu’il se réfère « aux mouvements musculaires effectués par une personne qui exerce un contrôle matériel sur son corps[70] ». Ne peuvent être dites involontaires, de ce point de vue, que deux catégories d’actions : d’une part, celles qui font l’objet d’une contrainte physique extérieure (pensons à quelqu’un qui appuierait sur la détente d’un pistolet en raison de la pression directe exercée par autrui sur son doigt ou, plus simplement, à celui qui blesserait une autre personne après avoir été poussé sur elle) et, d’autre part, celles qui résultent de mouvements physiques non désirés produits par un dysfonctionnement du corps (songeons à un individu qui se déplacerait dans un état de somnambulisme ou encore qui agiterait ses membres en tous sens sous le coup d’une crise d’épilepsie[71]). Si je reformule le tout positivement, il suffit qu’un individu agisse physiquement par lui-même, c’est-à-dire qu’il exécute sans contrainte ses désirs spontanés (s’il veut bouger son bras, il bouge son bras ; s’il veut prendre un objet, il prend l’objet ; etc.), et que le contrôle qu’il exerce sur ses fonctions motrices ne soit pas compromis (ses mouvements musculaires obéissent bel et bien à ses désirs) pour que tout acte commis par cet individu puisse être qualifié de volontaire[72].

Pour bien comprendre les implications de cette définition du volontaire, il convient de recourir à un exemple. Supposons un homme qui, par un mouvement intentionnel de son corps, se saisit d’une arme à feu (en sachant que cela en est une), pointe l’arme sur quelqu’un et actionne le mécanisme d’ignition[73]. Un tel acte est alors sans contredit volontaire, car les mouvements musculaires qui contribuent à l’exécution de chaque geste procèdent bel et bien du contrôle moteur de l’individu. Reprenons le même exemple, en y ajoutant quelques variables. Imaginons un homme souffrant d’une schizophrénie paranoïde qui en viendrait à la conclusion qu’il doit tuer son voisin sous prétexte que celui-ci est une incarnation diabolique qui menace l’humanité. Cet homme, comme dans l’exemple précédent, se munirait d’une arme à feu, se dirigerait ensuite vers son voisin, pointerait l’arme sur lui et ferait feu à bout portant en appuyant sur la détente. Son acte serait-il volontaire ? Au sens physique, la réponse est indéniablement positive. Après tout, l’individu, fût-il psychotique, s’est procuré une arme à feu véritable (et non un jouet) en sachant que c’était un engin meurtrier (c’est même la raison précise qui l’a fait se tourner vers cet objet). En outre, c’est lui qui a, par le contrôle conscient de son corps, activé le mécanisme d’ignition en s’assurant d’atteindre sa cible. D’un point de vue juridique, l’acte meurtrier du psychotique le plus halluciné pourrait donc sans problème recevoir l’épithète « volontaire » au sens physique, en dépit du fait que l’individu était incapable de juger de la nature et de la qualité de son acte ou de savoir que celui-ci était mauvais[74]. Pour le dire autrement, il n’y a, à strictement parler, aucune contradiction à l’idée qu’un individu qui entretenait un rapport dissociatif complet eu égard au réel puisse avoir contrôlé son corps et, partant, avoir agi volontairement au sens physique. Cela s’explique fort aisément : la conception matérialiste de l’acte volontaire ne tient tout simplement pas compte « des formes d’aliénation mentale dont la nature n’est pas susceptible de porter atteinte à la volition ou à l’exécution des fonctions motrices[75] ». En somme, pour pouvoir qualifier l’action d’un tel individu d’involontaire, il est nécessaire de recourir au second sens qu’englobe la notion d’acte volontaire en droit criminel canadien, à savoir la notion d’acte volontaire au sens moral ou normatif.

4.1.2 L’acte volontaire au sens moral

La notion d’acte volontaire au sens moral ou normatif s’inscrit, comme je l’ai dit, dans une approche intellectualiste de la responsabilité criminelle qui fait de la rationalité humaine et de la liberté de choix deux conditions sine qua non de l’imputabilité. Un passage du célèbre jurisconsulte William Blackstone permet d’aller au coeur du sens ici en jeu : « An involuntary act, as it has no claim to merit, so neither can it induce any guilt : the concurrence of the will, when it has it’s choice either to do or avoid the fact in question, being the only thing that renders human actions either praiseworthy or culpable[76]. » Le concours de la volonté dont il est question dans cet extrait ne se limite pas à la simple expression d’un contrôle musculaire, lequel serait lui-même la conséquence d’un enchaînement de volitions déterminées : pour justifier le blâme, la volonté doit, au contraire, traduire une authentique liberté d’agir ou de ne pas agir, c’est-à-dire une capacité d’orienter intelligemment son action. Une telle définition peut paraître hardie. Or on aurait tort de croire qu’elle relève de la pure spéculation philosophique sans conséquence, ou encore qu’elle n’est qu’un artéfact issu de vieux livres de doctrine révolus. En vérité, la volonté dont parle Blackstone est non seulement au coeur du droit criminel canadien contemporain, mais elle s’est trouvée constitutionnalisée après l’entrée en vigueur de la Charte canadienne, spécialement depuis l’arrêt Perka c. La Reine[77]. Comme l’a rappelé à cet égard le juge LeBel dans l’arrêt R. c. Ruzic, la notion d’acte volontaire au sens moral ne constitue pas « un concept trop vague ou nébuleux pour constituer un principe de justice fondamentale[78] ». Faisant siennes les remarques avisées de Dennis Klimchuk, la Cour suprême a reconnu ce qui suit : 

[L]es actes involontaires sur le plan normatif partagent, avec les actes considérés comme involontaires pour annuler l’actus reus [c’est-à-dire involontaires au sens physique], une caractéristique disculpatoire commune qui contribue à soustraire ces derniers à toute sanction criminelle, soit que la responsabilité d’actes involontaires ne saurait être imputée à la personne qui les aurait accomplis[79].

Cela signifie que, en plus du contrôle physique qu’exercent les individus sur leur corps, la Cour suprême admet que les actes humains ne peuvent être qualifiés de volontaires au sens normatif, à moins qu’ils ne s’accompagnent également « du contrôle moral qu’une personne exerce sur les gestes qu’elle désire accomplir[80] ». Dans l’arrêt même qui servira de fondement au jugement de la Cour d’appel dans l’affaire Turcotte, le juge LeBel réitérera avec une clarté exemplaire qu’un acte volontaire au sens moral « correspond à un geste commis de façon libre et réfléchie[81] ». Une telle conception, qui peut être vue comme « la pierre angulaire des principes de l’imputation de la responsabilité pénale[82] », atteste que le droit criminel « considère les individus comme des êtres autonomes et rationnels[83] » et qu’aucun comportement humain ne saurait porter le poids de la responsabilité pénale s’il n’est pas « le produit d’un “choix véritable” ou du “libre arbitre” de son auteur[84] ».

On comprend mieux, en tenant compte de cette distinction, la nécessité pour les tribunaux de préciser le sens de la notion d’acte volontaire qu’ils emploient. Le professeur Parent le remarque d’ailleurs à juste titre : « Au plan sémantique, l’ajout des attributs “moral” et “normatif” à l’expression “acte volontaire” est rendu nécessaire compte tenu de la confusion qui résulte actuellement de la coexistence en droit pénal […] canadien des approches matérialiste et intellectualiste de l’acte volontaire[85]. » Si l’on reprend l’exemple du psychotique proposé dans la section précédente, il est aisé de voir à quelle approximation pourrait mener une caractérisation incomplète de l’acte volontaire en droit criminel. Si l’acte de tirer sur son voisin, même de la part d’un individu profondément aliéné, pouvait, en effet, être qualifié de volontaire au sens physique, on imagine mal comment un tribunal pourrait se contenter d’ajouter qu’il considère néanmoins que c’est un acte involontaire, et ce, en omettant toute qualification supplémentaire de l’acte en question. Cela reviendrait à affirmer que « l’individu a involontairement agi volontairement », ce qui correspond à une proposition pour le moins obscure, si ce n’est contradictoire. Or la seule façon de dissiper cette apparence d’illogisme et d’accéder à une description plus fidèle de l’action humaine consiste à tenir compte de la distinction opérée par la Cour suprême au sujet des deux sens de l’acte volontaire et de prendre soin, chaque fois que cela est nécessaire, de spécifier à quelle catégorie du volontaire appartiennent les actes que l’on décrit. Ainsi, lorsqu’une personne plaide l’article 16 C.cr. et fait valoir qu’elle était incapable de juger de la nature et de la qualité de son acte ou de savoir que son acte était mauvais, c’est d’un point de vue moral qu’elle allègue que son acte était involontaire et non d’un point de vue physique. À ce sujet, l’arrêt Bouchard-Lebrun ne laisse d’ailleurs planer aucune ambiguïté : « En suivant la logique adoptée dans l’arrêt Ruzic, il est également possible d’affirmer qu’une personne souffrant d’aliénation mentale est incapable d’agir volontairement sur le plan moral. Les gestes qu’elle accomplit ne résultent effectivement pas de son libre arbitre[86]. » En somme, même si un psychotique contrôle parfaitement son corps et appuie sur la détente de son arme à feu en étant conscient que la mort de celui qu’il vise risque d’en résulter, sa conduite n’est pas pour autant volontaire au sens moral, car on peut estimer qu’il n’était pas libre d’orienter intelligemment ses actions et qu’il ne faisait qu’obéir à la logique funeste de son délire. D’où l’on voit que, pour peu que chaque terme se trouve bien défini, il n’est pas en soi contradictoire d’affirmer qu’une personne a pu agir volontairement et involontairement en même temps, selon que l’on considère son action tantôt d’un point de vue matérialiste, tantôt d’un point de vue intellectualiste[87].

4.2 Le statut équivoque de l’intoxication dans l’affaire R. c. Turcotte

Fort de cette distinction, je suis maintenant en mesure de montrer en quoi le fait de ne pas avoir pris au sérieux la polysémie constitutive de la notion d’acte volontaire en droit criminel canadien a pu nuire aux raisonnements de la Cour d’appel dans l’arrêt Turcotte. Il convient de citer in extenso le paragraphe 5 dudit arrêt où se situe précisément l’origine du malentendu :

Dès le début du procès, l’intimé admettait avoir causé la mort des deux victimes au moyen d’un acte illégal et l’acquittement n’était pas une issue possible, ce qu’a d’ailleurs indiqué le juge au jury. Le seul enjeu était donc son état d’esprit au moment des événements. La preuve démontrait qu’il connaissait les effets de l’intoxication au méthanol, de sorte que son intoxication n’était pas qualifiée d’involontaire, au sens juridique du terme, même si, dans son exposé en appel, il la décrit comme étant “moralement involontaire”[88].

On pourrait difficilement trouver un passage plus déterminant en l’espèce puisque l’erreur de droit prêtée au juge du procès dépendait directement de la qualification de l’intoxication comme intoxication volontaire. À défaut de pouvoir qualifier l’intoxication de volontaire, en effet, la question que la Cour d’appel reproche au juge de ne pas avoir posée au jury — concernant le rôle spécifique de l’intoxication par rapport au trouble mental dans l’état d’esprit de l’accusé au moment des faits — aurait perdu toute pertinence. Comme nous le verrons, l’alternative entre intoxication et trouble mental ne peut avoir de sens que pour autant qu’elle entraîne des conséquences juridiques qui s’annulent mutuellement : ou bien la défense d’aliénation mentale est exclue dans le cas d’un état d’esprit causé par une intoxication volontaire (c’est tout le sens de l’article 33.1 C.cr.), ou bien la même défense est autorisée dans le cas d’un état d’esprit causé par un trouble mental (c’est tout le sens de l’article 16 C.cr.)[89]. Or ce n’est que lorsqu’il y a intoxication authentiquement volontaire, c’est-à-dire librement accomplie au sens moral du terme, que le recours à la défense prévue par l’article 16 peut être sérieusement compromis. Une intoxication qui aurait eu lieu dans le contexte d’un trouble mental qui retirait déjà à une personne sa liberté morale ne saurait être ensuite opposée au trouble mental pour justifier le rejet d’un moyen de défense ayant précisément pour objet de décharger de leur responsabilité criminelle les personnes qui agissent involontairement. Cela reviendrait à admettre qu’un acte commis involontairement — l’intoxication commise sous l’impulsion d’un trouble mental — a le pouvoir de rendre les actes qui s’ensuivent volontaires, même si ceux-ci sont le fruit d’un acte involontaire au sens moral, ce qui porterait évidemment atteinte aux principes de justice fondamentale[90]. Dans le contexte du premier procès de Guy Turcotte, je soutiendrai en ce sens que l’omission d’avoir présenté l’alternative entre intoxication volontaire et trouble mental au jury ne pouvait justifier l’annulation du verdict de non-responsabilité criminelle que si l’intoxication au méthanol qui est venue se superposer au trouble mental sous-jacent entrait bel et bien, et sans équivoque, dans la catégorie d’intoxication volontaire.

À la lecture du paragraphe précité, d’aucuns pourraient conclure que cette condition était manifestement remplie puisque la Cour d’appel conclut explicitement au caractère volontaire de l’intoxication, et ce, même si elle mentionne au passage le fait que l’intimé a présenté son intoxication comme « moralement involontaire » lors de son exposé en appel (comme du reste tout au long de son premier procès). Or le problème est que la Cour d’appel, tout en se montrant consciente de l’existence d’une interprétation juridique rivale quant au statut de l’intoxication, tranche la question en un court paragraphe sans même prendre la peine de soupeser la valeur des deux interprétations qui s’opposent. Ce refus de consacrer le moindre développement approfondi à la question du caractère volontaire de l’intoxication se comprendrait aisément si la Cour d’appel, par exemple, avait écarté comme juridiquement non valide l’hypothèse d’une intoxication involontaire au sens moral (ainsi, elle aurait pu dire que cette hypothèse ne s’appliquait pas en l’espèce pour telle ou telle raison). Toutefois, ce n’est pas le cas. Plus loin, dans un passage qui a de quoi étonner, la Cour d’appel n’hésite pas à affirmer, en toute légèreté, que la théorie voulant que l’absorption du lave-glace fasse partie des troubles mentaux, car « elle ne résulterait pas de l’exercice du libre arbitre », « n’est pas dénuée de fondement[91] ». Cette admission n’est pas banale, puisqu’elle a comme conséquence que la Cour d’appel a tranché une question sur laquelle existaient deux théories légitimes sans tenter de motiver le moindrement sa préférence pour l’une d’entre elles. Cela se révèle d’autant moins anodin que l’élément en cause n’était pas une question subsidiaire ou accessoire : c’est le point même sur lequel se fondait l’intégralité du raisonnement du tribunal, la prémisse sans laquelle l’édifice entier de sa ratio decidendi aurait été impossible à mettre en place. On aurait pu s’attendre, sur une question aussi lourde de conséquences, si cruciale et décisive quant à l’issue de l’appel, que les juges déploient une énergie persuasive minimale pour asseoir le caractère volontaire de l’intoxication et ainsi neutraliser les objections potentielles. Or on trouve pour seule justification la brève précision qui figure au paragraphe 5, à savoir que « [l]a preuve démontrait [que Guy Turcotte] connaissait les effets de l’intoxication au méthanol, de sorte que son intoxication n’était pas qualifiée d’involontaire, au sens juridique du terme[92] ». Cette phrase mérite à elle seule un commentaire attentif, parce qu’elle comporte une déduction faussement contraignante (« de sorte que ») qui ne découle pourtant nullement de l’affirmation qui la précède. En effet, la simple connaissance ne constitue pas une condition suffisante de l’acte volontaire en droit criminel canadien. Encore faut-il que cette connaissance s’inscrive dans les limites d’un acte volontaire au sens moral (rappelons que, pour reprendre mon exemple précédent, l’homme psychotique qui a tué son voisin savait qu’il utilisait une arme meurtrière et connaissait les effets d’un coup de feu sur autrui sans pour autant que son acte puisse être qualifié de volontaire au sens moral[93]).

La Cour d’appel affirme en substance que l’intoxication de Guy Turcotte au méthanol était nécessairement volontaire au sens juridique parce qu’il connaissait les effets du méthanol. Quatre problèmes au moins peuvent ici être relevés :

  1. en affirmant que l’intoxication était volontaire au sens juridique (et non, par exemple, au sens physique ou moral), la Cour d’appel laisse entendre qu’il n’existe qu’une seule acception envisageable du volontaire en droit criminel, alors même qu’il en existe deux parfaitement définis dans la jurisprudence, deux sens que la Cour d’appel ne pouvait d’ailleurs ignorer puisque l’arrêt Bouchard-Lebrun sur lequel elle fonde des pans entiers de sa décision les rappelle d’une manière on ne peut plus claire et limpide[94] ;

  2. en faisant allusion, dans la conclusion du même paragraphe précité, au fait que l’intimé soutenait que son acte n’était pas volontaire au sens moral, tout en négligeant d’accorder la moindre valeur à cette interprétation dans sa qualification de l’intoxication comme volontaire, la Cour d’appel suggère que le seul sens juridiquement pertinent pour qualifier une intoxication de volontaire est le sens physique (autrement dit que le sens moral de l’acte volontaire n’entre pas en ligne de compte pour qualifier une intoxication : il y aurait, d’un côté, le sens juridique, c’est-à-dire physique, et, de l’autre, le sens non juridique ou extrajuridique, c’est-à-dire moral) ;

  3. en inférant indûment que l’intoxication de l’intimé était nécessairement volontaire parce que celui-ci connaissait les effets du méthanol, la Cour d’appel confirme qu’elle réduit l’intoxication volontaire à son sens purement matérialiste, à savoir qu’elle exclut d’emblée la possibilité qu’un individu qui connaît les effets d’une substance qu’il ingère puisse néanmoins agir de façon involontaire d’un point de vue intellectualiste (possibilité pourtant tout à fait reconnue en droit canadien) ;

  4. enfin, la Cour d’appel présume que la connaissance qu’une personne suicidaire peut avoir des effets potentiellement confusionnels du lave-glace est équivalente à celle qu’un consommateur récréatif d’alcool ou de drogues peut avoir de leurs effets psychotropes ; or la preuve permettait tout au plus de démontrer que l’intimé connaissait les effets toxiques et mortels du lave-glace et non nécessairement ses effets confusionnels. Je laisserai cependant ce dernier aspect de côté puisqu’il m’éloignerait du fil de mon propos.

Ce sont les trois premiers points qui méritent vraiment de retenir ici l’attention. Ceux-ci révèlent avec éloquence l’équivoque entretenue par la Cour d’appel quant au statut volontaire de l’intoxication au méthanol et l’absence totale de considération pour l’hypothèse — pourtant maintenue par la défense tout au long du premier procès et étayée par la preuve[95] — que l’intoxication devait être considérée comme un acte involontaire au sens moral (pour des raisons sur lesquelles je reviendrai plus loin). En guise de récapitulation, il me semble utile de reformuler encore une fois ces trois points de la manière suivante :

  1. la Cour d’appel a réduit le sens juridique de l’acte volontaire à une seule de ses acceptions ;

  2. cette acception est issue de la conception matérialiste de l’acte volontaire et fait fi du sens moral qu’englobe aussi la même notion en droit criminel canadien ;

  3. le sens physique de l’acte volontaire a pour double condition a) que l’acte perpétré soit conscient (la personne sait qu’elle s’intoxique et ne commet pas une erreur, par exemple, en ingérant un produit qu’elle pensait inoffensif) et b) que les mouvements musculaires effectués pour accomplir ledit acte découlent bel et bien des désirs de l’individu (la personne manipule sans contrainte la substance en vue d’atteindre l’objectif de s’intoxiquer, et ce n’est pas quelqu’un d’autre qui lui injecte de force).

Or, et c’est là précisément que le bât blesse, le sens physique de l’acte volontaire ne permet en aucun cas de conclure, comme l’affirme la Cour d’appel, qu’un acte est volontaire au sens moral.

Développons quelque peu ces idées. Demandons-nous d’abord comment la Cour d’appel a pu aussi rapidement tenir pour établi le caractère volontaire de l’intoxication alors même qu’elle n’a jamais examiné son caractère volontaire au sens moral. On ne trouve en effet sur cette question aucune analyse, aucun raisonnement, aucun développement, à l’exception du mystérieux paragraphe 86 où la Cour d’appel admet au passage, dans ce qui s’apparente à une sorte d’aveu irréfléchi, que c’était une question fondée[96]. Or comment le tribunal a-t-il pu laisser une question fondée dans un silence aussi complet ? En affirmant que Guy Turcotte connaissait les effets du méthanol, « de sorte que » l’intoxication était volontaire au sens juridique, la Cour d’appel semble avoir cru pouvoir régler d’entrée de jeu le problème du statut de l’intoxication pour passer aussitôt à la question des rapports entre intoxication volontaire et trouble mental. Ce faisant, elle a toutefois sauté une étape essentielle. Après avoir répondu positivement, dans un premier temps, à la question de savoir si l’intoxication de Guy Turcotte était volontaire au sens physique (et non simplement « au sens juridique »), ce qui ne fait aucun doute, la Cour d’appel aurait dû répondre, dans un second temps, à la question de savoir si l’intoxication était également volontaire au sens moral. Cette réponse, pourtant, n’est jamais venue, bien que tous les raisonnements s’appuyant sur le caractère volontaire de l’intoxication aient dépendu implicitement et logiquement de cette réponse, qui est demeurée en quelque sorte flottante et irrésolue. Une telle omission est grave en ce qu’elle influe sur le nerf de l’argumentation de la Cour d’appel concernant la nécessité pour le jury d’examiner les parts contributives du trouble mental et de l’intoxication dans l’état d’esprit de l’accusé. En effet, si l’intoxication n’était vraisemblablement pas volontaire au sens moral et qu’elle résultait du trouble mental — possibilité que la Cour d’appel elle-même n’a pas infirmée —, la nécessité d’effectuer un tel départage n’en était plus une et, par le fait même, l’annulation du premier verdict perdait sa raison d’être, pour peu que l’on admette « qu’un appel interjeté par le procureur général ne saurait être accueilli sur une possibilité abstraite ou purement hypothétique[97] ».

Les sections précédentes ont montré toute l’importance de tenir compte des deux sens de l’acte volontaire en droit criminel. L’arrêt de la Cour d’appel dans l’affaire Turcotte constitue une excellente illustration des formes de confusion qui peuvent résulter d’une imprécision entretenue à cet égard. Restreindre la notion d’acte volontaire à sa seule dimension physique serait inacceptable, car cela reviendrait à admettre qu’une personne qui souffre de schizophrénie paranoïde et qui commet un crime en pleine psychose pourrait néanmoins être jugée parfaitement responsable (à l’unique condition d’avoir exercé un contrôle conscient et physiquement non contraint sur son corps). Or j’ai rappelé que l’approche intellectualiste de l’acte volontaire avait précisément pour fonction d’éviter que des personnes qui agissent volontairement au sens physique mais qui souffrent d’un trouble mental de nature à les empêcher « de décider rationnellement si l’acte est bon ou mauvais et donc de faire un choix rationnel de l’accomplir ou non[98] » portent le fardeau de la responsabilité criminelle et du stigmate qui l’accompagne. Comme l’a écrit en ce sens le juge LeBel dans l’arrêt Ruzic, « [i]l serait contraire aux principes de justice fondamentale de punir un individu psychologiquement torturé au point de ne percevoir aucune solution de rechange raisonnable[99] », et c’est pour éviter ce résultat injuste que la jurisprudence a décidé de laisser cohabiter les deux sens complémentaires de l’acte volontaire, qui doivent être conjointement réunis pour rendre juridiquement légitime l’imputabilité pénale. Or ce qui est valide pour la commission d’un crime l’est tout autant pour un acte commis en amont de ce dernier, telle une intoxication. Si un crime doit être volontaire aux sens moral et physique pour entraîner la responsabilité criminelle, une intoxication doit l’être aussi à ces deux niveaux pour neutraliser l’accès à un moyen de défense et justifier l’attribution d’une responsabilité criminelle dans le cas des actes commis sous son influence[100]. En d’autres termes, de même qu’il est non seulement possible, mais nécessaire, d’évaluer le caractère volontaire d’un crime en fonction des deux sens de l’acte volontaire, il importe d’en faire autant avec le caractère volontaire d’une intoxication qui a pu jouer un rôle, même minime, dans la perpétration d’un crime. La question qui se pose à présent est de savoir comment la Cour d’appel a pu négliger de se pencher sur le statut de l’intoxication et, surtout, comment elle a pu sauter si rapidement à la conclusion que l’intoxication était volontaire alors même que la preuve retenue au procès, telle que l’a d’ailleurs interprétée le premier juge, pointait manifestement dans la direction opposée.

5 Le rôle évacué du raptus suicidaire

Tout au long du premier procès, la défense a présenté l’intoxication au méthanol non comme un facteur contributif à part entière de l’incapacité de l’accusé, mais comme le symptôme, la manifestation, d’une incapacité mentale préalable[101]. En effet, l’intoxication n’a jamais été conçue comme un acte isolé, comme un geste que l’on aurait pu comprendre de façon autonome, en le détachant de l’enchaînement d’évènements qui prenait sa source dans le trouble mental dont souffrait Guy Turcotte. En d’autres termes, l’intoxication n’était nullement comprise comme un évènement extérieur qui serait venu s’ajouter, de façon accessoire, à une trame factuelle préexistante (comme lorsqu’un individu souffrant d’un trouble mental décide de consommer une substance quelconque pour des raisons indépendantes de ce trouble, par exemple), mais bien comme le produit irrésistible d’une trame factuelle unique qui prenait racine dans une « maladie mentale majeure[102] », pour reprendre les mots de la Cour d’appel. Il convient de citer ici les propos du juge du procès résumant la théorie de la défense au jury juste avant que celui-ci se retire pour délibérer :

La preuve présentée par la défense à l’appui de la défense de non-responsabilité criminelle a démontré la présence d’un trouble de l’adaptation avec anxiété et humeur dépressive d’intensité sévère chez monsieur Turcotte. Le cumul et l’évolution de ce tableau dépressif majeur, juxtaposés avec une charge émotionnelle intense dans les semaines précédentes, le raptus et la cristallisation suicidaire, l’intoxication au méthanol, le passage à l’acte et le dénouement final témoignent d’un cerveau malade, incapable d’un jugement rationnel. La preuve a démontré que ces événements tragiques étaient tellement imprévisibles pour tous les témoins de la poursuite comme de la défense, et qu’un verdict de non-responsabilité criminelle s’impose dans les circonstances de ce procès[103].

Suivant cette description, on voit aisément que le trouble mental et l’intoxication n’étaient pas présentés comme deux évènements distincts, qui auraient été le fruit de deux trajectoires factuelles autonomes, mais tel un tout insécable, un ensemble indivisible. Pour bien comprendre cependant le lien qui unit le trouble mental et l’intoxication au point d’en faire les deux faces de la même condition mentale déréglée, il est impératif de tenir compte d’un troisième élément, qui est précisément le « pont » qui relie ces deux « rives » ou, pour prendre une autre image, le « ciment » qui fusionne ces deux évènements : la crise suicidaire, qui est elle-même à la fois inséparable du trouble mental et de l’intoxication, en tant que cause intermédiaire qui fait passer du trouble d’adaptation avec humeur anxio-dépressive à l’absorbation brutale du lave-glace. Ainsi que l’a affirmé le juge du procès, l’intoxication se présente comme la « cristallisation suicidaire », soit comme le point culminant d’un désir soudain et impulsif de s’enlever la vie.

Tentons de déterminer à présent comment la Cour d’appel a pu raisonnablement considérer l’intoxication au méthanol comme un acte pleinement volontaire, d’une part, et comme un évènement entièrement distinct du trouble mental, d’autre part. La réponse à cette question s’impose telle une évidence : la Cour d’appel a fait totalement abstraction du raptus suicidaire dans sa qualification de l’intoxication comme acte volontaire, et ce, même si, une fois encore, elle a paradoxalement admis au paragraphe 86 de son arrêt (sans toutefois donner la moindre suite à cette remarque) que la théorie selon laquelle « l’absorption du liquide lave-glace [faisait] partie des troubles mentaux, puisqu’elle ne [résultait] pas de l’exercice du libre arbitre » n’était pas « dénuée de fondement[104] ». Il est clair que, si l’on considérait l’intoxication indépendamment de son élément déclencheur, il devenait beaucoup plus facile de la qualifier de volontaire, même aux sens physique et moral. Imaginons à cet égard deux scénarios distincts de l’affaire Turcotte qui, ne comportant pas de raptus suicidaire, auraient été plus aisément conciliables avec l’hypothèse d’une intoxication volontaire :

  1. pensons au cas d’un homme qui, alors qu’il se trouvait en pleine dépression (tout en étant capable de raisonner normalement), aurait décidé de consommer des drogues pour se relaxer, se changer les idées, voire atténuer sa douleur, mais qui, sous l’effet de l’importante quantité des drogues consommées, aurait fini par tuer ses enfants sous le coup d’hallucinations causées par une psychose toxique indépendante de la dépression sous-jacente ; dans un tel cas, il n’y aurait pas de grandes difficultés à considérer l’acte de s’intoxiquer comme libre et réfléchi (et donc comme volontaire au sens moral), et ce, malgré l’existence du trouble mental[105] ;

  2. songeons aussi au cas d’un homme dépressif (tout en étant capable de raisonner normalement) qui aurait prémédité son suicide pendant plusieurs semaines et qui aurait prévu s’intoxiquer avec une substance quelconque malgré la présence de ses enfants dans sa maison, et ce, sans connaître avec précision les effets potentiels qu’entraînerait cette substance sur son état mental ; si d’aventure les choses tournaient mal (psychose toxique, idées délirantes, affolement, etc.) et que cela avait pour conséquence des atteintes corporelles aux enfants, il serait alors sans aucun doute possible de considérer l’intoxication comme volontaire, dans la mesure où ni le trouble mental ni l’état d’esprit causé par la préméditation réfléchie du suicide ne suffiraient en eux-mêmes pour nier le caractère pleinement volontaire de l’intoxication qui demeurerait l’expression d’un choix libre[106].

Devant de tels scénarios, la précipitation avec laquelle la Cour d’appel a qualifié l’intoxication de volontaire aurait certainement été moins problématique et plus compréhensible (bien que la précipitation comporte toujours un risque d’erreur).

Ces deux scénarios, en ne présentant pas de raptus suicidaire, contrastent avec les faits de l’affaire Turcotte et permettent de faire ressortir avec éclat la spécificité irréductible de cette dernière. Ils rappellent au passage à quel point la Cour d’appel n’a pas été en mesure de rendre justice à cette spécificité en omettant de tenir compte de l’élément pourtant incontournable du raptus suicidaire qui, comme nous le verrons, doit être scrupuleusement distingué d’un cas de suicide prémédité[107]. Considérer une intoxication, quelle qu’elle soit, en faisant fi du contexte précis qui lui donne sens ne peut que rendre hasardeuse toute qualification juridique. Or le propre du droit consiste justement à appliquer des règles générales à des contextes particuliers, tout en veillant à opérer les distinctions qui s’imposent lorsqu’une affaire présente des caractéristiques inédites qui rendraient manifestement injuste l’imposition de catégories juridiques conçues pour d’autres contextes. En l’espèce, faute d’avoir conféré la moindre importance à la crise suicidaire (sans laquelle il demeure impossible de comprendre pourquoi une personne qui souffre d’un trouble d’adaptation ingère une quantité létale de lave-glace[108]), la Cour d’appel a appliqué la catégorie d’intoxication volontaire en se montrant indifférente aux circonstances concrètes qui auraient dû normalement mériter son attention dans le contexte d’un examen individualisé. Comme je l’ai souligné précédemment, la décision d’annuler un verdict de non-responsabilité criminelle ne saurait se prendre à la légère, et cela rend d’autant plus impérieuse la nécessité de qualifier les faits avec justesse et précaution.

Pour bien saisir la spécificité de l’affaire Turcotte, il faut donc d’abord se poser la question suivante : qu’est-ce qu’une impulsion suicidaire ?[109] De façon générale, celle-ci se distingue du suicide prémédité (ou non impulsif) en ce qu’elle se définit comme une impulsion autodestructrice brutale, comme un désir inattendu, irréfléchi et irrésistible de se donner la mort. De par sa nature impulsive, c’est un désir dont la mise en oeuvre ne peut supporter le moindre délai. Dans de tels cas, la personne suicidaire, quoique pouvant être traversée depuis quelque temps par des pensées suicidaires, n’a pas prévu le passage à l’acte avant que celui-ci s’impose à elle sous la forme d’une nécessité incontournable[110]. Le raptus (parfois appelé « instant psychotique » en ce qu’il témoigne d’un rapport distordu à la réalité) se produit le plus souvent dans un contexte de souffrances psychologiques aiguës où un seuil de tolérance à la souffrance (propre à chaque individu) a été franchi. Au moment du passage à l’acte suicidaire, la personne ne s’appartient plus et agit dans le seul et unique but de mettre fin à la souffrance. L’idée de mourir absorbe alors l’intégralité du champ de la conscience et réclame une exécution immédiate. Cela explique en partie pourquoi les personnes victimes d’un raptus suicidaire utilisent le premier moyen à leur disposition, sans attendre (ne serait-ce que quelques heures), pour trouver un moyen moins risqué ou plus efficace. La perception temporelle se referme sur le seul présent, détaché de toute considération à l’égard de l’avenir (d’où l’impossibilité pour la personne de relativiser ses souffrances ou de s’imaginer que « la nuit portera conseil[111] »). Ces brefs éléments de définition indiquent bien que, hormis le désir de mourir, l’impulsion suicidaire se distingue très clairement des cas de suicide non impulsif où le passage à l’acte peut, au contraire, faire l’objet d’une préparation minutieuse et d’une longue et calme préméditation. Dans de tels cas, la personne suicidaire a souvent pris soin de choisir un moment et un lieu, elle peut par exemple avoir arrêté une date précise, et s’avère donc en pleine maîtrise des moyens et des circonstances de réalisation de sa mort. Dans les scénarios où le suicide est dépourvu d’impulsion, on peut toujours se demander, d’un point de vue philosophique, si le désir même de vouloir attenter à sa vie peut être volontaire aux sens moral et physique. La question se pose en effet de savoir si une personne saine peut librement et rationnellement aller à l’encontre de son instinct le plus puissant, à savoir l’autoconservation. Toutefois, cette question n’a aucune pertinence au regard du droit criminel, d’autant moins que le suicide ne soulève pas en lui-même la question de la responsabilité criminelle (depuis du moins sa décriminalisation en 1972). Le seul acte qu’il importe de qualifier juridiquement concerne celui de la « cristallisation suicidaire » lorsqu’elle engendre, comme en l’espèce, des comportements criminellement prohibés. À cet égard, la distinction entre suicide prémédité et impulsion suicidaire devient on ne peut plus éclairante : tandis que, dans le premier cas, les moyens et les circonstances de réalisation du suicide peuvent faire l’objet d’un calcul réfléchi, d’une délibération rationnelle, d’une authentique liberté d’initiative, dans le second cas, ils se présentent comme indépendants de la volonté et, du point de vue de l’approche intellectualiste, moralement involontaires. La différence est de taille[112]. Il y a tout un monde entre celui qui prépare son suicide, anticipe le moment du passage à l’acte, contrôle les variables situationnelles dans lesquelles ce dernier aura lieu, et celui qui, saisi par un irrépressible et soudain désir de mourir, voit ses capacités de raisonnement court-circuitées par l’unique besoin d’arrêter sa souffrance. Or la preuve relatée par la Cour d’appel dans l’arrêt Turcotte situait assurément l’intoxication au méthanol dans la seconde catégorie.

Comme le relate la Cour d’appel, lorsque l’état dépressif de Guy Turcotte culmine dans une « impulsion suicidaire aiguë », « [l]a charge émotive devient trop lourde et l’intimé est complètement absorbé et obnubilé par une préoccupation suicidaire[113] ». Selon les psychiatres Roch Hugo Bouchard et Dominique Bourget, l’intoxication au méthanol a constitué la conséquence fatale de cette impulsion, qui elle-même prenait entièrement sa source dans la maladie mentale de l’accusé. Selon eux, « [d]ès la crise suicidaire, il n’a plus conscience de son environnement. Il ne peut plus raisonner[114] ». Le Dr Bouchard précise que, au moment même d’ingérer le lave-glace, Guy Turcotte est sous l’emprise d’une « pulsion déraisonnable[115] » et souffre d’une « incapacité à juger[116] ». La consommation du méthanol se fait « sur le pilote automatique » alors qu’il est « incapable de se contrôler », dans un état qui le prive de toute responsabilité morale[117]. La Dre Bourget, quant à elle, ajoute dans le même sens qu’au moment de l’intoxication « son cerveau déjà n’enregistre plus la réalité » et que Guy Turcotte se trouve dans un état de « déconnexion[118] ».

La relecture du paragraphe 5 de l’arrêt de la Cour d’appel à la lumière de ces passages cruciaux ne manque pas de laisser perplexe : « La preuve démontrait qu’il connaissait les effets de l’intoxication au méthanol, de sorte que son intoxication n’était pas qualifiée d’involontaire, au sens juridique du terme[119]. » Pour qualifier l’intoxication de volontaire d’une manière aussi expéditive, il ne fait aucun doute que la Cour d’appel a évacué le contexte de l’intoxication et que, de ce fait, elle a aussi omis de tenir compte de la dimension morale de l’acte volontaire. Cela n’est évidemment pas anodin puisque, en n’accordant aucune place à l’approche intellectualiste de l’acte volontaire dans sa qualification de l’intoxication, la Cour d’appel a en même temps négligé le principe de justice fondamentale qui veut qu’« un comportement humain n’entraîne la responsabilité pénale que lorsqu’il représente le produit d’un “choix véritable” ou du “libre arbitre” de son auteur[120] », sans parler de « la conviction fondamentale que la responsabilité criminelle n’est appropriée que lorsque l’agent est une personne douée de discernement moral, capable de choisir entre le bien et le mal[121] ». Or si la Cour d’appel avait accordé un tant soit peu d’importance au raptus suicidaire dans la genèse de l’intoxication, comme l’avait fait le juge du procès, toute la question sur laquelle elle a fondé l’annulation du verdict de non-responsabilité criminelle aurait risqué de voler en éclats. En effet, l’idée même que le juge devait impérativement « expliquer au jury que, en raison de l’intoxication volontaire, la défense de troubles mentaux devait être examinée sans tenir compte des effets de cette intoxication[122] » perdait tout son sens si celle-ci était vue non seulement comme moralement involontaire, mais comme le produit à la fois irrépressible et indissociable du trouble mental. Si l’intoxication figurait elle-même parmi les effets du trouble mental, comment le jury aurait-il pu légitimement et raisonnablement se soumettre à la nécessité de séparer ses effets des autres effets du même trouble ? Exclure l’intoxication involontaire des effets du trouble mental dans l’unique but d’exclure la défense fondée sur le trouble mental aurait été juridiquement douteux (d’autant que l’article 33.1 C.cr. ne s’applique qu’aux cas d’intoxication volontaire). Pour le jury, un tel exercice de fractionnement du trouble mental et de ses effets aurait été si abstrait, si alambiqué, qu’il aurait fait violence à la trame factuelle inédite à laquelle il s’agissait de rendre justice. On comprend dès lors que la Cour d’appel ne pouvait annuler le procès sur une telle base. Pour échafauder son argumentaire, elle devait obligatoirement poser d’emblée l’intoxication comme volontaire. Elle devait faire comme si la preuve indiquait clairement que Guy Turcotte, à l’instant précis d’absorber le lave-glace, était parfaitement libre de se retenir de se suicider ou encore assez rationnel pour faire preuve de patience afin de trouver un moyen moins à risque d’aggraver son état mental en présence de ses enfants. En d’autres termes, le traitement de l’intoxication au méthanol comme intoxication volontaire complètement détaché du trouble mental et du raptus suicidaire était la condition sine qua non pour rendre l’erreur de droit reprochée au premier juge — le manque d’insistance sur le facteur contributif de l’intoxication et la nécessité de distinguer ce dernier du facteur contributif du trouble mental — suffisamment grave pour forcer la tenue d’un nouveau procès. Or il appert, après analyse, que la Cour d’appel a fondé ses raisonnements sur un sol dont elle a sous-estimé, faute de l’avoir examiné, le caractère friable. Il en résulte que la légitimité de la décision rendue dans l’arrêt Turcotte paraît d’autant plus mince que sa motivation, sur l’enjeu juridique le plus crucial, se révèle hautement lacunaire.

6 La Cour d’appel s’est-elle substituée au juge du procès dans l’interprétation des faits ?

Cependant, il y a probablement plus grave. La Cour d’appel a tenu pour acquis que le juge David avait erré en droit en ne prenant pas soin d’insister sur le caractère volontaire de l’intoxication et en n’attirant pas l’attention du jury sur la nécessité d’isoler les effets spécifiques de cette intoxication dans le passage à l’acte de l’accusé. Pourtant, comme je crois l’avoir amplement démontré dans mon article, il existait une interprétation juridiquement valide et parfaitement compatible avec la décision du juge David d’ouvrir simplement l’accès à la défense d’aliénation mentale, sans donner de statut juridique particulier à une intoxication qui « témoignait d’un cerveau malade[123] ». La Cour d’appel affirme que « le juge ne pouvait laisser le jury délibérer sans lui souligner la distinction à faire entre les effets des troubles mentaux et ceux de l’intoxication[124] » dans la mesure où c’était une intoxication volontaire. Or en qualifiant l’intoxication au méthanol de volontaire à la place du juge David, sans se demander si ce dernier avait pu être fondé en droit de la considérer comme involontaire, la Cour d’appel a substitué sa propre interprétation des faits et des déductions juridiques qui devaient en être tirées à celle du premier juge, ce qui va à l’encontre des enseignements de la Cour suprême[125]. Voici ce qu’écrivent Pierre Béliveau et Martin Vauclair à ce sujet : « Il faut, pour justifier l’intervention, que la cour d’appel puisse simplement appliquer les bons principes juridiques aux conclusions factuelles du premier juge, ce qui permet de mettre en exergue l’erreur de droit plutôt que l’erreur dans la valeur probante de la preuve[126]. » En l’espèce, les faits permettaient très bien au juge du procès de conclure que l’intoxication ne se qualifiait pas pour l’application de l’article 33.1 C cr. et, quoi qu’on puisse penser de cette décision, rien ne l’empêchait d’en déduire juridiquement que seule la défense prévue par l’article 16 C.cr. devait être soumise au jury. Rappelons que l’arrêt R. c. Stone a clairement établi que « la question de savoir quels états mentaux sont englobés par l’expression “maladie mentale”[127] » incombe exclusivement au juge du procès, lequel est le mieux placé pour trancher cette question en s’appuyant sur la preuve, notamment les expertises psychiatrique et toxicologique. Cette question est une question mixte de droit et de fait qui intervient en amont du travail délibératif du juge de faits, ce qui signifie qu’un juge est parfaitement autorisé à considérer les états mentaux consécutifs à une intoxication qu’il juge involontaire (donc non touchée par les exclusions de l’article 33.1 C.cr. et de l’arrêt Cooper) comme faisant partie des états mentaux englobés dans une maladie mentale donnée. Il lui est ainsi loisible de soumettre uniquement au jury la question de savoir si l’incapacité vraisemblable dont souffrait l’accusé était suffisante pour remplir les critères de l’article 16 C.cr. (sans qu’il y ait besoin de parler de l’article 33.1 C.cr.). Laisser le soin au jury de décider si les effets d’une intoxication involontaire faisaient partie ou non d’un trouble mental reviendrait à confondre les rôles respectifs du juge du procès et du juge des faits, c’est-à-dire à déléguer à ce dernier une question mixte de droit et de fait qu’il revient au juge du procès seul de trancher. En d’autres termes, ce n’est que lorsque ce dernier estime qu’une intoxication est volontaire et que ses effets sont distincts des effets d’un trouble mental sous-jacent qu’il est tenu d’attirer l’attention du juge des faits sur la question de leur part contributive[128]. Je reviendrai plus loin sur cet aspect.

Pour justifier son intervention, la Cour d’appel allègue que si le juge David « avait eu le bénéfice de l’arrêt Bouchard-Lebrun de la Cour suprême [paru peu de temps après la tenue du premier procès], il aurait vraisemblablement traité différemment la question des troubles mentaux accompagnés d’une intoxication[129] ». Cette lecture est erronée. Loin de profiter à la Cour d’appel, l’arrêt Bouchard-Lebrun l’a conduite à projeter une grille d’interprétation inappropriée sur la trame factuelle spécifique de l’affaire Turcotte, ce qui a probablement contribué à la rendre insensible aux faits qui avaient pu justifier les inférences du juge du procès. Rappelons que l’arrêt Bouchard-Lebrun met en scène un individu qui a consommé volontairement des stupéfiants et qui, sous l’emprise d’une psychose toxique, en est venu à perpétrer des voies de fait graves. Dans cette affaire, toute la question consistait à déterminer si l’individu souffrait ou non d’une maladie mentale sous-jacente qui aurait pu expliquer à elle seule les effets aberrants de l’intoxication volontaire et ainsi lui permettre d’échapper à l’application de l’article 33.1 C.cr. Or comme la psychose toxique constitue apparemment un risque normal encouru par tout consommateur d’ecstasy, la Cour suprême a tranché que « la seule conclusion raisonnable est que la condition mentale de l’appelant est visée par l’exclusion établie dans l’arrêt Cooper[130] » et que, par conséquent, la défense de l’article 16 C.cr. devait lui demeurer fermée. Si l’arrêt Bouchard-Lebrun a certes clarifié la question des rapports entre trouble mental et intoxication volontaire, il importe d’insister ici pour dire que cet arrêt ne fournit aucun enseignement utile pour trancher les cas où un raptus suicidaire se trouve à l’origine d’une intoxication et où celle-ci peut vraisemblablement être qualifiée d’involontaire au sens moral. En somme, on voit que l’applicabilité de l’arrêt Bouchard-Lebrun aux faits de l’espèce dépendait, une fois de plus, de la prémisse non discutée de l’intoxication volontaire, prémisse sans laquelle les distinctions fournies par le juge LeBel se révélaient impropres à éclairer la présente affaire.

À l’encontre de la Cour d’appel qui présume que le juge David aurait bénéficié de l’arrêt Bouchard-Lebrun, il est raisonnable de penser au contraire que le droit applicable à propos de l’incompatibilité de l’intoxication volontaire et de la défense d’aliénation mentale était parfaitement connu du juge David et que, s’il ne l’a pas appliqué, ce n’est pas à défaut d’avoir pu profiter de l’éclairage d’un arrêt ultérieur de la Cour suprême, mais tout simplement parce qu’une autre application du droit était possible dans les circonstances, à savoir celle que j’ai soutenue tout au long des pages qui précèdent. Rappelons que le juge d’un procès est toujours présumé connaître le droit. Ce principe qui sert à limiter l’intervention des tribunaux d’appel suppose que, advenant le cas où l’appréciation des faits par le premier juge serait susceptible de deux interprétations, l’une compatible avec le droit applicable et l’autre témoignant d’une erreur, « the one which is consistent with the trial judge’s presumed knowledge of the applicable law must be preferred over one which suggests an erroneous application of the law[131] ».

En l’espèce, il n’y a aucune raison de penser que le juge David ignorait l’article 33.1 C.cr. qui a été adopté en 1995 dans le but d’empêcher tout individu « qui, par sa consommation volontaire de drogues ou d’alcool atteint un état d’intoxication extrême, de se soustraire à sa responsabilité criminelle[132] ». De même, le juge du procès connaissait sans le moindre doute la règle de droit qui exclut tout état d’esprit consécutif à une intoxication volontaire de la notion de trouble mental puisqu’il a lui-même cité l’arrêt Cooper dans ses directives : « [un trouble mental] comprend toute maladie, tout trouble ou tout état anormal qui affecte la raison humaine et son fonctionnement à l’exclusion, toutefois, des états volontairement provoqués par l’alcool, ou les stupéfiants[133] ». La question qui se pose est dès lors la suivante : comment le juge du procès pouvait-il afficher une conscience aussi claire de l’incompatibilité entre intoxication volontaire et défense d’aliénation mentale sans pour autant accorder la moindre place à l’intoxication au méthanol dans ses directives au jury ? Deux interprétations peuvent être envisagées pour répondre à cette question : ou bien l’on considère, comme la Cour d’appel, que le juge David a pour ainsi dire « oublié » de tenir compte de l’intoxication volontaire, ce qui constituerait une erreur de droit si flagrante de la part d’un juge expérimenté qu’elle paraît peu plausible, ou bien l’on considère que le juge du procès n’a pas cru que l’intoxication au méthanol constituait une intoxication volontaire au sens de l’article 33.1 C.cr. et de l’arrêt Cooper. Il se trouve que cette seconde interprétation, outre qu’elle est juridiquement valide[134], se trouve conforme à ce qui se dégageait de la preuve rappelée précédemment. Le juge du procès a parfaitement pu être sensible au fait qu’il ne se trouvait pas devant un homme qui avait consommé sciemment des stupéfiants ou de l’alcool à des fins récréatives ou en vue d’altérer délibérément sa conscience mais bien plutôt devant un homme qui, dans le contexte d’une impulsion suicidaire aiguë, avait ingéré une substance toxique dans l’unique but de s’enlever la vie. Cette interprétation paraît d’autant plus crédible que le ministère public lui-même avait, tout au long du procès, minimisé le rôle de l’intoxication : « [l’appelante] concédait que la défense de troubles mentaux devait être soumise au jury et elle minimisait le degré d’intoxication en plaidant que celle-ci n’était même pas suffisamment sévère pour nier l’intention spécifique de tuer[135] ». Peut-on, en ce sens, reprocher au juge du procès d’avoir erré en droit « en n’attirant pas l’attention du jury sur la question de l’intoxication et de ses effets[136] », alors que la défense, d’une part, soutenait que l’intoxication était un effet involontaire du trouble mental et que la poursuite, d’autre part, niait l’incidence véritable de l’intoxication sur l’état mental de l’accusé ? Dans de telles circonstances, le juge n’était-il pas autorisé à tirer les inférences juridiques qui lui paraissaient justifiées au regard de la preuve ? On ne saurait raisonnablement soutenir le contraire. À bien y regarder, ce que reproche fondamentalement la Cour d’appel au juge du procès, ce ne sont pas tant ses conclusions de droit (le fait de ne pas avoir demandé au jury de se pencher sur l’intoxication) que son appréciation de la preuve (le fait d’avoir cru que l’intoxication n’était pas de nature à devoir être considérée par le jury séparément du trouble mental), ce qui constitue une question de fait[137].

Je reprends, en terminant, les conclusions du juge Sopinka dans l’arrêt R. c. Morin, qui trouvent ici un écho particulièrement frappant : « [en l’espèce], il ne s’agissait pas d’un cas de faits incontestés auxquels une interprétation juste du droit pouvait être appliquée de façon à entraîner un résultat différent[138] », comme lorsqu’un juge omet d’appliquer le droit pertinent à des faits dont le sens s’impose d’une manière univoque. Dans l’affaire Turcotte, le sens des faits entourant l’intoxication était loin de s’imposer de lui-même, comme une évidence indiscutable. C’est donc la manière dont ces faits ont été compris par le juge de première instance que la Cour d’appel a fini par écarter, bien qu’il n’y ait eu pourtant aucune raison de conclure que le juge n’avait pas considéré l’ensemble de la preuve pour en arriver à l’appréciation qui a été la sienne. Tout porte à croire que c’est en négligeant de considérer la possibilité juridique que le juge a conclu au caractère moralement involontaire de l’intoxication et à la nécessité de soumettre seulement la défense fondée sur l’article 16 à l’attention du jury — lequel demeurait ensuite entièrement libre de ne pas l’accueillir — que la Cour d’appel en est venue à imposer une théorie des faits distincte de celle du juge du procès. Je reprendrai encore ici tels quels les propos du juge Sopinka : « Quoique je pourrais en arriver à la conclusion que la perception des faits qu’a eue la cour […] est préférable, il s’agissait là d’une question qu’il appartenait au juge du procès de trancher et, en l’absence d’erreur de droit, la Cour d’appel n’aurait pas dû intervenir[139]. » De ce point de vue, si l’on peut sans doute reprocher au juge David de ne pas s’être exprimé assez clairement au sujet du statut qu’il conférait à l’intoxication, même si l’on a vu qu’il l’avait présentée comme la traduction directe de la « cristallisation suicidaire[140] », c’est la Cour d’appel qui semble malheureusement avoir erré en préférant une interprétation des faits qui suggérait l’existence d’une erreur grave à une autre interprétation qui ne comportait pas d’erreur suffisante pour justifier la tenue d’un second procès, avec toutes les conséquences que l’on sait[141].

7 Le changement de théorie de la poursuite en appel était-il acceptable ?

Avant de conclure mon article, je tiens à faire une brève remarque au sujet du changement de théorie de la poursuite au moment de l’appel. Rappelons que, pour obtenir l’annulation d’un verdict de non-responsabilité criminelle, c’est au ministère public qu’incombe la charge de persuader la Cour d’appel qu’il y a eu erreur de droit, d’une part, et que cette erreur était suffisamment considérable pour risquer d’influencer le verdict du jury, d’autre part. Le jury par rapport auquel il s’agit d’évaluer l’incidence de l’erreur de droit n’est évidemment pas un jury imaginaire ou fantasmatique, encore moins le jury d’un éventuel second procès où la poursuite aurait cette fois l’occasion de mieux faire valoir ses arguments, de corriger les erreurs stratégiques qu’elle regrette après coup. Le jury qui est visé est le jury réel du premier procès tel que celui-ci a été exposé à la preuve et aux plaidoiries contradictoires des deux parties. Ce serait porter une atteinte considérable aux droits de l’accusé que de permettre à la poursuite de réclamer un nouveau procès sur la base des éléments qu’elle aurait dû plaider, ou encore des faits qu’elle aurait dû présenter autrement au jury pour le convaincre du bien-fondé de sa théorie. Il n’y a après tout aucun compétiteur, dans quelque sport ou activité que ce soit, qui ne croit pas fermement, après sa défaite, qu’il aurait gagné s’il s’était comporté autrement. Rien n’est en ce sens plus tentant que de reconstruire le réel de façon rétrospective. Or pour contrer cette tentation humaine irrésistible, il est bien établi que « la poursuite ne peut, en appel, soutenir une nouvelle théorie juridique pour justifier la culpabilité de l’accusé[142] ». La poursuite, en effet, ne saurait revenir à la charge après sa défaite avec « une argumentation fondamentalement différente[143] ». En l’espèce, pourtant, c’est bel et bien ce qui s’est produit sur la question de l’intoxication et le fait que la Cour d’appel ne se soit pas formalisée de ce changement a de quoi laisser pantois.

Il convient de rappeler les deux changements apportés par la poursuite à sa théorie lors de l’appel. Alors que, pendant le procès, « [elle] concédait que la défense de troubles mentaux devait être soumise au jury et elle minimisait le degré d’intoxication en plaidant que celle-ci n’était même pas suffisamment sévère pour nier l’intention spécifique de tuer[144] », voilà qu’elle est revenue à la charge en appel pour plaider que, « [é]tant donné l’importance des effets de l’intoxication volontaire […], la défense de troubles mentaux était dépourvue de vraisemblance, de sorte qu’elle n’était pas recevable[145] ». La Cour d’appel a eu raison d’affirmer que « la poursuite ne peut jouer sur deux tableaux et, devant l’insuccès de sa stratégie au procès, retourner tout simplement sa veste et renier le point de vue qu’elle avait alors soutenu[146] ». Bizarrement, toutefois, la Cour d’appel ne critique qu’un seul des deux changements opérés dans la théorie de la poursuite, à savoir le fait d’avoir admis que la défense de troubles mentaux avait un air de vraisemblance lors du procès et de s’être dédite par la suite, et elle passe complètement sous silence l’intoxication qui est passée d’insignifiante lors du procès à importante au moment de l’appel. En d’autres termes, si la Cour d’appel se scandalise à juste titre du changement de théorie de la poursuite sur la question de l’admissibilité du moyen de défense (changement sans incidence quant à l’appel, car le tribunal réaffirmera l’admissibilité de cette défense et ne trouvera sur cette question aucune erreur de droit de la part du juge), elle occulte totalement la question de l’appréciation factuelle de l’intoxication dont l’ampleur a mystérieusement augmenté entre le procès et l’exposé de la poursuite en appel (changement cette fois-ci absolument déterminant pour l’issue de l’appel : c’est précisément sur cette question que reposeront l’accueil du pourvoi et l’annulation du premier procès). L’indignation à géométrie variable de la Cour d’appel a de quoi surprendre, d’autant que les raisons qui l’amèneront à rejeter les explications alléguées par la poursuite pour justifier son changement radical de position à l’égard de l’admissibilité de la défense de troubles mentaux s’appliquent d’une manière encore plus claire à la question de l’intoxication. La poursuite prétendait que son revirement complet au sujet de l’admission de la défense de troubles mentaux n’avait « pas [eu] d’impact véritable, puisque, s’agissant d’une admission sur le droit, elle ne liait pas le juge du procès, qui est tenu d’appliquer correctement le droit[147] », ce à quoi la Cour d’appel a rétorqué avec justesse qu’« [u]ne telle concession peut toutefois amener le juge à restreindre ses directives, pour ne pas inutilement embrouiller l’esprit des jurés[148] » et qu’en outre cette concession sur le droit impliquait aussi une concession sur les faits (concernant la preuve de troubles mentaux). La Cour d’appel ajoute ensuite, toujours en ignorant la seconde facette du renversement de la théorie du ministère public à propos de l’ampleur de l’intoxication, que « [l]a poursuite a donc fait une admission et [qu’]elle n’est pas justifiée de la répudier, d’autant qu’elle avait raison lors du procès : la preuve exigeait que la défense de troubles mentaux soit soumise au jury[149] ». D’une manière inexplicable, la Cour d’appel ne fera aucun commentaire au sujet du fait que la poursuite avait aussi soutenu que, indépendamment de la question de savoir si elle était volontaire ou non, l’intoxication était de toute façon trop dérisoire pour être à la source de l’incapacité de l’accusé[150]. Or cette concession, qui est une concession factuelle évidente, a elle aussi pu amener le juge à restreindre légitimement ses directives, tout en le confortant dans son interprétation juridiquement valide selon laquelle l’intoxication avait pu être involontaire, c’est-à-dire une conséquence du raptus suicidaire[151]. L’omission de tenir compte de ce changement de théorie se révèle d’autant plus troublante que la Cour d’appel se fondera en grande partie sur cette nouvelle lecture des faits pour justifier les manquements qu’elle prête au premier juge : en estimant qu’un nouveau procès devait impérativement avoir lieu pour que le jury se penche sur la question de savoir si l’intoxication était « la véritable source de l’état d’incapacité de l’intimé[152] », alors même que la poursuite avait nié son rôle pendant le procès et que la défense l’avait présentée comme produit indissociable du trouble mental, la Cour d’appel a en effet implicitement admis la nouvelle interprétation des faits fabriquée après coup par la poursuite et, ce faisant, elle lui a permis de répudier une concession sur les faits qu’elle n’était nullement en droit de renier. En cautionnant un tel changement de stratégie de la part du ministère public, la Cour d’appel a sans contredit outrepassé son pouvoir d’intervention, et l’impression d’arbitraire qui en résulte laisse songeur.

Conclusion

Ma conclusion sera brève. Mon article, pour l’essentiel, avait pour objet de remettre en question la décision de la Cour d’appel dans l’arrêt R. c. Turcotte, décision qui conduira ultimement à la condamnation de Guy Turcotte pour meurtres au deuxième degré à l’issue d’un second procès hautement médiatisé, entouré d’une pression populaire inégalée dans l’histoire judiciaire récente du Québec. Ce second procès sera évidemment plus qu’un simple recommencement du premier : devenue prévisible, la stratégie de la défense se verra en partie chamboulée[153], tandis que la poursuite profitera des renforts des procureurs les plus aguerris[154]. On a même vu, lors du second procès, des témoins présenter une version des faits totalement différente de celle qu’ils avaient racontée six ans auparavant[155]. Impossible de dire dans quelle mesure ces facteurs ont pu porter atteinte aux droits de l’accusé à un procès juste et équitable, mais une chose demeure sûre : nul ne saurait affirmer sérieusement qu’ils ont été sans impact.

Au terme de ce parcours où j’ai tenté de contester les fondements de l’annulation du premier verdict par la Cour d’appel, il revient au lecteur de se demander si je suis parvenu à le convaincre que le fardeau du ministère public n’avait pas été rempli. Je ne saurais certes me prononcer sur l’état mental de l’accusé lors des évènements funestes du 20 février 2009. Cependant, un premier procès a eu lieu et des jurés ont conclu, en leur âme et conscience, que l’homme qui se trouvait devant eux ne méritait pas la prison. Pour reprendre la formule du juge Dickson citée en exergue du présent article, « [l’accusé] a subi un procès et, sauf dans un cas évident, l’affaire doit s’arrêter là ». Je crois avoir montré qu’il ne s’agissait pas, en l’espèce, d’un cas évident et que l’affaire, par conséquent, aurait dû s’arrêter là. Existait-il un risque qu’un homme coupable échappe ainsi au fardeau de sa responsabilité criminelle ? Sans aucun doute, mais je citerai volontiers à cet égard les sages propos de la juge Wilson dans l’arrêt R. c. Chaulk : « à mon avis, par analogie à la présomption d’innocence, il vaut mieux déclarer non coupable pour cause d’aliénation mentale une personne coupable et qu’elle soit détenue en traitement psychiatrique, que déclarer coupable d’un crime une personne aliénée[156] ». Au regard du dénouement de l’affaire Turcotte, on peut avoir raisonnablement l’impression que le système de justice a préféré hasarder de punir une personne malade plutôt que de courir le risque de soigner une personne coupable. Or s’il est vrai que la présomption d’innocence fait figure de « fil d’or » dans « la toile du droit criminel[157] », il ne paraît pas outrancier d’affirmer que cette affaire a davantage terni que redoré le blason du système judiciaire canadien.