Corps de l’article

Dans le champ de l’entrepreneuriat féminin, la question de la légitimité apparaît largement absente (Chasserio, Lee-Gosselin, Pailot, Poroli, 2015). Si certaines recherches l’évoquent en creux (ex. Constantidinis, 2010, 2010/a), elle reste le plus souvent connexe à d’autres problématiques de recherche. Ce silence théorique se révèle d’autant plus surprenant que la légitimité, à l’instar de la réputation (Chauvin, 2013), conditionne directement le succès entrepreneurial, en raison notamment de son effet sur la capacité des entreprises à accéder à des ressources multiples (Aldrich, Fiol, 1994; Zimmerman, Zeitz, 2002; Drori, Honig, Sheaffer, 2009; Nagy, Pollack, Rutherford, Lorhke, 2012). Pour les femmes entrepreneures, ce sujet peut d’ailleurs prendre un intérêt tout particulier. En effet, dans un univers professionnel où le principe masculin est érigé en mesure de toute chose (Ahl, 2006; Bruin, Brush, Welter, 2007; Calas, Smircich, Bourne, 2009), les normes de genre[2] peuvent renforcer leurs difficultés à asseoir leur légitimité. Sans prétendre cerner dans toutes ses dimensions cet objet social mal identifié (Wright, Marlow, 2012), cet article s’intéresse aux diverses formes d’échanges[3] par lesquelles les femmes entrepreneures construisent et « négocient » leur légitimité dans des ajustements progressifs et évolutifs avec leurs proches (sphère privée) et/ou leurs parties prenantes (sphère professionnelle). Faisant l’objet de nombreuses définitions et de multiples niveaux d’analyse (cf. Annexe 1), ce concept traduit ici la capacité de ces femmes à être reconnues dans leurs rôles, leur identité et leur fonction entrepreneuriale (la légitimité comme produit d’une reconnaissance sociale) au regard des attentes et des codes sociaux (la légitimité comme adéquation à une norme) qui traversent les situations d’interaction sociale qu’elles entretiennent avec leur environnement tant professionnel que privé (la légitimité comme régime relationnel et interactionnel variant sans cesse).

Notre recherche s’appuie sur deux propositions. La première est théorique. En suivant Guégnen (2014), nous nous intéresserons plus particulièrement au sentiment de légitimité. Ce dernier procède d’une reconnaissance mutuelle (à travers la perception de soi et dans le regard des autres) qui va donner une consistance à un ressenti ou un vécu verbalisable (expérience affective et émotionnelle des acteurs sociaux dans le « se sentir légitime »). La seconde est méthodologique. Elle s’inscrit en cohérence tant avec notre posture théorique qu’avec notre échelle d’observation. En effet, cette dernière se place au niveau de l’individu en vue d’appréhender les perceptions et représentations que les femmes entrepreneures se font des transactions sociales (personnelles et professionnelles) qui interviennent dans la construction de leur sentiment de légitimité entrepreneuriale (ex. Jost, Major, 2001; Milburn, 2002).

Nos résultats s’appuient sur une recherche qualitative menée auprès de 41 femmes chefs d’entreprise situées dans la région Nord/Pas-de-Calais (France) sur la base d’entretiens semi-directifs d’enquête. Sur le plan épistémologique, nous inscrivons notre travail dans le paradigme de la théorie ancrée. Son postulat central est de parvenir à la construction de théories et de grilles d’interprétation de la réalité, à partir des données collectées dont l’analyse conduit à faire émerger progressivement des modèles d’interprétation dans une confrontation permanente avec le matériau recueilli (Glaser, Strauss, 1967; Bryant, Chamaz, 2010). La structuration de notre article respectera la présentation standard des publications scientifiques. C’est pourquoi sa formalisation et le rendu final reflètent certainement mal le cheminement intellectuel qui nous a amenés à nos résultats. La revue de la littérature, par exemple, pourrait laisser penser au lecteur que nous avions fixé a priori les contours de notre corpus théorique. Or, il n’est en rien. Sans souscrire à un inductivisme naïf, nous avons procédé par une démarche itérative et abductive visant à faire émerger progressivement une interprétation théorique qui « faisait sens » au regard de nos données en vue de lier, dans un schéma interprétatif, les divers éléments intervenant dans le processus de construction de la légitimité des femmes entrepreneures.

La première partie de ce texte dessinera les contours théoriques du concept de transaction sociale. Sa pertinence a émergé progressivement de l’analyse de nos données pour appréhender la construction de la légitimité entrepreneuriale des femmes. La deuxième présentera notre stratégie de recherche basée sur la méthode de la théorie ancrée. La troisième, enfin, portera sur nos résultats empiriques. Nous conclurons par les dimensions idéales-typiques d’un modèle conceptuel et interprétatif des processus transactionnels qui interviennent dans la construction de la légitimité entrepreneuriale des femmes chefs d’entreprises et de leur construction identitaire.

Corpus théorique mobilisé : le paradigme de la transaction sociale

L’analyse de la manière dont les femmes entrepreneures « négocient », ou composent avec les normes et les attentes sociales qui leur sont formulées nous a montrés la pertinence de la notion de transaction sociale pour étudier le processus de construction de leur légitimité (Remy, Voye, Servais, 1991; Blanc, 1992; Blanc, Mormont, Remy, Storrie, 1994; Remy, 1996, 2005; Fusulier, Marquis, 2008, 2009, 2009/a; Blanc, 2009). Dans cette optique, la légitimité peut s’appréhender comme un « produit transactionnel » (Remy, 2013) qui s’élabore à travers une série d’arrangements, de négociations ordinaires, d’ajustements non formalisés, diffus et continus qui « se font souvent sans négociation explicite et de façon tacite, par des actes posés et non contestés par les autres » (Blanc, 2009, p.33). Elle résulte alors d’un processus itératif complexe inscrit dans un mouvement continu de construction sociale du compromis, inséparable d’un horizon d’attentes normatives et d’un cadre évaluateur.

Pour notre sujet, une question paraît donc s’imposer : « Qu’est-ce qu’une transaction sociale ? ». Recouvrant une large variété d’acceptions inséparables des différents langages théoriques des sciences sociales (droit, psychologie, économie, informatique, linguistique, sociologie, etc.), la délimitation sémantique et théorique de cette notion ne semble pas susciter de réponse définitive. Pour notre propos, nous l’utiliserons dans le sens proposé par les travaux (fondateurs) de Remy, Voyé et Servais (1991) qui ont fait l’objet de prolongements multiples dans divers champs sociologiques (ex. Blanc, 1992; Blanc, Mormont, Remy, Storrie, 1994). Remy, Voyé et Servais (1991) utilisent ce concept pour analyser la dynamique sociale du changement et de la stabilité sociétale comme un ordre négocié. Selon eux, cet outil théorique « permet d’imaginer la vie sociale comme étant une confrontation d’une pluralité d’acteurs en relation partiellement conflictuelle et en négociation pour déterminer des zones d’accord en fonction de leur capacité de pression respective » (Remy, Voyé, Servais, 1991, p. 89). Dans cette veine, la transaction sociale peut se définir comme suit : « phénomène diffus et continu, non nécessairement explicite dans ses objectifs et ses procédures, et non pleinement conscient chez ses acteurs, la transaction est une modalité du rapport social par laquelle des acteurs concernés par un enjeu médiatisé par un objet commun développent des intérêts qui sont partiellement complémentaires mais aussi partiellement opposés, chacun s’efforçant de faire valoir son point de vue et d’atteindre ses objectifs » (Voyé, 1992, p. 195). Permettant d’expliquer à l’intérieur des jeux interactionnels « la distribution des positions inégalitaires et les règles d’échange » (Remy, Voye, Servais, 1991, p. 90), la transaction sociale peut se lire comme « une interaction spécifique comprenant échange, négociation et imposition » qui oriente le regard du chercheur « vers les tensions, les conflits, les négociations et les compromis, formels et informels » (Blanc, 2009, p. 25), vers le « mouvement de la quotidienneté et aux multiples micro-compromis inhérents à celle-ci » (Foucart, 2009, p. 94). A l’instar de la régulation conjointe proposée par Jean-Daniel Reynaud (Terssac, 2003), ce processus présente un caractère instable, provisoire et renégociable (pouvant tôt ou tard être remis en cause). Il est également irréductible à la négociation et ne se traduit pas nécessairement par des pratiques concrètes de négociation (Remy, Voyé, Servais, 1991). En effet, « la transaction ne suppose pas, contrairement à la négociation, une explicitation du problème et de l’espace/temps de l’échange entre les acteurs concernés et clairement identifiés » (Remy, 2005, p. 90). Supposant une certaine forme d’indétermination et des jeux sociaux relativement ouverts, elle opère parfois « à travers l’impossibilité de négocier de façon explicite » (Remy, Voyé, Servais, 1991, p. 90).

Cette notion devient un outil analytique et interprétatif fécond dès lors que l’on cherche à comprendre l’influence des paramètres structurels (champ de contraintes objectives dans lequel l’interaction se déroule) et structuraux (significations symboliques productrices de sens) qui dépassent les dynamiques relationnelles contextualisées et pèsent sur les interactions et les ajustements relationnels ancrés dans le présent (Mormont, 1992; Remy, 1992; Fusulier, Marquis, 2009). Si la perspective transactionnelle fait « de l’interaction l’unité élémentaire d’analyse » (Remy, 1992, p.110), l’interprétation de cette dernière nécessite de la resituer et de la mettre en relation avec des éléments de cadrage (institutionnels, culturels, sociocognitifs, etc.) qui structurent les compromis pratiques entre acteurs, qui inscrivent leurs positions dans des limites et des possibilités, dans des temporalités et des rapports de forces variables (Fusulier, Marquis, 2009, 2009/a). La transaction sociale apparaît donc comme un processus permanent de régulation des formes de coopération et des échanges pour penser « la coopération malgré les conflits » (Blanc, 1994, p. 34). Elle traduit l’idée que les liens sociaux procèdent de séquences d’ajustements successifs permettant d’élaborer des règles (pas toujours formalisées) et des compromis de coexistence provisoires et toujours renégociables (Blanc, 1994) qui ne se prêtent pas aisément à une perception directe. Cette grille de lecture apparaît particulièrement féconde pour analyser les relations de genre dans le champ de l’entrepreneuriat. En effet, le genre sous-tend l’idée d’une forme d’omniprésence du pouvoir et des mécanismes générateurs d’inégalité dans les rapports sociaux entre les sexes. Ce concept s’inscrit tout à fait en résonance avec une lecture (potentiellement) conflictuelle des échanges sociaux qui est au coeur du paradigme transactionnel.

La question qui se pose maintenant concerne le niveau d’analyse auquel on peut appliquer cette notion heuristique. En résonance avec l’interactionnisme goffmanien, elle a pour ambition de concilier des explications diachroniques (poids de l’histoire incorporée et objectivée) et synchroniques (production de sens intersubjective et contextuelle) pour poser la question du lien social et de ses principes. Loin de voir le monde social comme une formation fragile, éphémère et reconstruite à chaque instant par des acteurs en coprésence, les interactions sociales apparaissent au contraire comme une synthèse vivante de l’affectif, du social, du culturel, des cadres institués encastrés dans des « contextes » dans lesquels ils se déploient (Fusulier, Marquis, 2008). Indéterminées dans leur mouvement, elles s’établissent néanmoins sur un canevas d’attentes mutuelles fondé sur un processus d’interprétation et d’ajustement inséparable d’un cadre d’action socialement situé (Le Breton, 2008). A ce titre, la transaction sociale peut se voir comme « un outil théorique à disposition du chercheur pour réfléchir l’encastrement de la situation (qui peut être alors un échange d’une forme particulière entre acteurs) dans des contextes plus larges » (Fusulier, Marquis, 2009/a, p. 114). Irréductible à une pure interaction, la transaction sociale a nécessairement un objet, un projet qui va structurer les échanges entre des acteurs inscrits à l’intérieur de circonstances réelles (Coornaert, 1992).

Pour quelles raisons la notion de transaction sociale s’avère-t-elle un concept pertinent pour appréhender la construction de la légitimité ? A notre échelle d’observation, la maîtrise de la relation apparaît comme le creuset de la légitimité et de la professionnalité (Milburn, 2002). La légitimité se construit alors en référence à des relations multiples qui se modulent dans le temps par une série d’échanges de nature différente. Elle procède d’un construit social où s’entremêlent des jeux d’acteurs encastrés dans un champ de contraintes et de possibilités, dans des formes sociales objectivées qui vont modeler tant les prescriptions comportementales et/ou attitudinales sur ce qu’il convient de faire en référence à un cadre normatif symbolique historiquement et socialement situé (la légitimité comme adéquation à une norme), que les jugements permettant de situer les actions, les actes, les comportements, etc. sur une échelle d’appréciation plus ou moins positive par rapport à un ordre normatif perçu comme légitime (la légitimité comme produit de reconnaissance sociale). Loin d’être acquises de façon définitive, les lectures relationnelles de la légitimité nous montrent que cette dernière reste toujours précaire, continuellement remise en jeu, dépendante de la perception sociale de l’action et des jeux d’acteurs (Rosanvallon, 2008). Si l’on considère que la transaction sociale conduit à analyser les interactions sociales comme « des négociations complexes, plus ou moins formelles, où les enjeux s’enchevêtrent et, en fonction d’un état de forces et de rationalités en présence ainsi que d’un environnement sociétal, débouche sur un compromis pratique » (Gibout, Blanc, Foucart, 2009, p.8), l’analyse transactionnelle s’avère un outil analytique pertinent pour saisir le mouvement de la quotidienneté, les multiples micro-compromis et les processus implicites d’ajustement constant qui traversent les jeux interactifs entre les femmes entrepreneures et les acteurs significatifs de leur champ.

Méthodologie de recherche

Notre recherche s’inscrit dans la perspective de la théorie ancrée (Glaser, Strauss, 1967). Cette méthode est particulièrement indiquée pour comprendre les processus par lesquels les acteurs construisent du sens à partir de leurs expériences intersubjectives (Suddaby, 2006). Elle procède d’une approche essentiellement abductive (Richardson, Kramer, 2006; Reichmetz, 2010) - dans laquelle la théorisation émerge progressivement par un processus graduel d’abstraction fondé sur une itération permanente entre les produits de l’analyse et les données empiriques (Glaser, Strauss, 1967; Paillé, 1994; Guillemette, 2006; Corbin, Strauss, 2008; Charmaz, 2014). L’analyse de nos données nous a conduits à laisser émerger « par eux-mêmes » les principaux concepts pertinents et propositions interprétatives en s’ouvrant à des conceptualisations suggérées par nos données et ce, tout au long de la démarche analytique. Les actes interprétatifs requièrent toujours de faire des choix, notamment théoriques, qui vont permettre au chercheur de reconnaître les similitudes et les différences dans les éléments de discours (Guillemette, 2006). Nous avons cherché à appuyer notre analyse sur des exemples variés en ayant un contrôle suivi de notre langage de description et d’interprétation en cohérence à la fois avec notre corpus théorique et nos données empiriques. Rappelons que dans la méthode de la théorie ancrée, loin de chercher à valider une théorie spécifique préconçue, les choix théoriques mobilisés pour l’interprétation sont dictés par leur concordance avec les données et leur pertinence pour analyser ces dernières (Glaser, Strauss, 1967; Walsh, 2015). De manière générale, cette méthode requiert une certaine forme de distanciation entre le chercheur et les catégories conceptuelles existantes (Guillemette, 2006). Glaser et Strauss (1967) recommandent d’ailleurs ouvertement d’ignorer complètement, dans un premier temps, la littérature scientifique du domaine étudié tant que le noyau analytique des catégories n’a pas émergé. S’inscrire dans la théorie ancrée ne revient nullement, bien évidemment, à revendiquer une forme d’inductivisme naïf a-théorique (Suddaby, 2006; Dunne, 2011). Nous avons approché le terrain avec des éléments théoriques, qui nous ont notamment permis de sélectionner les situations susceptibles de nous apporter des données pertinentes. Mais, tout au moins de manière provisoire et surtout dans les premières phases, l’interprétation théorique proposée a cherché à faire abstraction des formes de précompréhension proposées par les théories existantes. Il s’agissait pour nous d’appréhender l’analyse de nos données avec le moins d’hypothèses préétablies, ou de grilles d’interprétation préconçues à valider, afin de s’ouvrir à l’évidence empirique.

Nous avons mené 41 entretiens semi-directifs auprès de femmes entrepreneures (cf. Tableau 1.0 - Annexe 2). Elles appartiennent à des secteurs d’activités variés (commerce de détail, services aux particuliers, services aux entreprises tels que la communication, la publicité, les ressources humaines, la formation, et l’industrie comme le textile, le thermoformage et le bâtiment). Pour moitié, nos répondantes appartenaient à un réseau de femmes chefs d’entreprises. L’autre moitié de notre population d’étude s’est constituée de façon plus opportuniste, selon des rencontres et des pratiques de cooptation fondées sur des liens interpersonnels d’entrepreneures, dans la logique de constitution d’un échantillon théorique (« theoretical sampling »). Nos répondantes ont été choisies en fonction de leur capacité à favoriser l’émergence et le développement de la théorie (Glaser, Strauss, 1967; Corbin, Strauss, 2008; Morse, 2010). En ce qui concerne le recueil des données, nous avons interrogé des femmes entrepreneures jusqu’à obtenir la saturation théorique de nos catégories centrales d’analyse (celles qui ont la plus grande capacité explicative et interprétative), c’est-à-dire jusqu’au moment où le recueil et l’analyse combinés des données n’apportaient plus d’éléments nouveaux susceptibles d’enrichir nos schémas interprétatifs (Glaser, Strauss, 1967).

La durée de ces entretiens variait d’une heure à plus de trois heures. Tous les entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits. Le traitement des données a été fait à l’aide du logiciel d’analyse de données qualitatives NVivo 9.0. De façon générale, NVivo permet de gérer et d’organiser des documents textuels, de les explorer et de les analyser grâce à diverses options de codage et de recherches, et à l’organisation flexible des catégories (noeuds), ou encore de visualiser les analyses par des schémas facilitant la conceptualisation. Ainsi, nous avons procédé par codifications successives. Dans un premier temps, nous avons fait émerger des catégories descriptives thématiques à partir de la lecture et de la relecture des entretiens. Puis, nous avons établi un premier arbre de codification descriptif que nous avons appliqué à l’ensemble de nos entretiens. Cet arbre de codification a été ajusté au fur et à mesure selon l’émergence de nouvelles catégories. Dans un second temps, nous avons repris les grandes catégories pour entrer davantage dans une codification analytique et faire émerger des phénomènes significatifs et récurrents parmi les témoignages de nos répondantes. En dernier lieu, nous avons procédé à la mise en relation des catégories analytiques afin de produire des propositions théoriques présentées ici.

Résultats

Préjugés et stéréotypes de genre comme toile de fond des transactions sociales

La théorie des transactions sociales avance que les interactions sociales sont simultanément structurées et imprévisibles (cf. chapitre 1). Leur structuration procède de l’influence de cadres normatifs de différentes natures (sociétale, sociale, juridique, culturelle, etc.). Ceux-ci se traduisent par des normes et valeurs préexistantes aux relations interindividuelles. A partir de celles-ci vont s’élaborer, dans une relative indétermination, les jeux d’acteurs, les compromis pratiques, les ajustements relationnels ou encore les conflits. Les propos de nos interlocutrices font ressortir certains éléments de cadrage des transactions sociales intervenant dans la construction de leur légitimité entrepreneuriale, à savoir les stéréotypes et les préjugés de genre. Les expériences vécues par nos entrepreneures s’expriment de manières différentes. Elles peuvent adopter des postures de victime associées à des situations personnelles vécues ou interprétées comme discriminatoires. Certaines peuvent également exprimer un état de sensibilité à un climat relationnel qu’elles estiment marquées par des stéréotypes, des préjugés, voire des pratiques discriminatoires genrées. Cette impression se traduit dans leurs propos par une sensation et une interprétation diffuses (sentiment d’appartenir à un groupe cible de pratiques discriminatoires, situations rapportées par des pairs, etc.). Ces impressions constituent une expression singulière des représentations culturelles et des cadres cognitifs socialement construits (et appris) dans lesquels les transactions sociales sont encastrées et qui vont définir, dans des modalités variables, les règles du jeu transactionnel. Précisons que le ressenti de nos interlocutrices n’a rien d’étonnant en soi. En effet, il existe une littérature foisonnante qui atteste de la « réalité » de nombreuses barrières, voire des pratiques discriminatoires, auxquelles les femmes entrepreneures sont confrontées dans leurs relations avec leurs parties prenantes ( Orhan, 2001; Rosti, Chelli, 2005; Park, Coleman, 2009; Smith-Hunter, Kapp, Falco, 2009). De même, l’analyse des stéréotypes de genre a suffisamment occupé la littérature en entrepreneuriat féminin pour que nous n’y revenions pas (Bird, Brush, 2002; Gupta, Turban, Bhawe, 2008; Gupta, Turban, Wasti, Sikdar, 2009). Comme nous l’avons souligné plus haut, la masculinité marque fortement les caractéristiques considérées comme essentielles pour réussir dans le monde des affaires (prise de risque, tolérance au changement, autonomie, leadership, etc.). Les femmes sont généralement perçues comme moins aptes à posséder ces qualités (Heilman, 2001; Marlow, 2002). Pour illustrer ce point, Lindsey Godwin, Christopher E. Stevens et Nurete L. Brenner (2006) suggèrent ainsi que, dans certains secteurs industriels marqués par une forte culture masculine, les femmes entrepreneures ont besoin de s’associer à des hommes pour acquérir une légitimité et « contourner » les effets négatifs des stéréotypes vis-à-vis du féminin.

L’exemple suivant est tout à fait représentatif de la prégnance des conceptions de rôles stéréotypées dans l’entreprise. L’entrepreneure interrogée a repris la suite de son patron au départ en retraite de ce dernier. Il s’agit d’une entreprise d’électricité générale de dix salariés spécialisée dans le bâtiment.

« Quand j’ai repris l’entreprise, c’était très bien perçu par les salariés. C’était les anciens qui étaient là, ils me connaissaient bien. Mais ça leur a fait un peu drôle du fait que, j’étais au-dessus, et quelque part les anciens ça les a un petit peu mis mal à l’aise, ça les a confortés au départ mais ayant besoin de la technique j’ai donc embauché Monsieur P. »

Andrée

On retrouve ici certains éléments soulignés par Bruni, Gherardi et Poggio (2004) dans leurs recherches menées auprès d’entrepreneurs italiens. Cette entrepreneure affiche une certaine assurance et affirme son statut de chef d’entreprise. Pourtant, dans sa relation à son personnel masculin, elle ne pointe pas l’existence de problèmes relationnels, mais indique que l’embauche d’un contremaître masculin a contribué à les rassurer davantage, à supprimer un certain inconfort émotionnel existant dans le déroulement des interactions sociales. Ici, le fait qu’une femme soit dirigeante pouvait provoquer un certain trouble parmi ses salariés uniquement masculins, générer une situation sociale ambiguë et incompatible avec leurs cognitions, avec les normes et les stéréotypes de genre intériorisés. L’arrivée d’un échelon intermédiaire auquel ils se réfèrent, et le fait qu’il soit un homme, atténue cet état de dissonance cognitive. D’autres témoignages sont particulièrement éloquents :

« Le fait d’être une femme, dans mon métier, ça a été un inconvénient parce que en plus au niveau logistique c’est vraiment que masculin, et quand ils voient arriver une femme ils se disent bon ben c’est bon celle-là elle n’y connaît rien. Tu as le sentiment qu’il faut prouver plus. Oui, il faut prouver plus. »

Isabelle

« Pour moi, être une femme, ça a été un inconvénient au départ, enfin ça a été un inconvénient en termes de crédibilité (…) au départ, en plus, il était normal quelque part on dit une jeune boîte donc c’est sûr qu’on ne pouvait pas être tout à fait crédible, mais en plus on était deux jeunes nanas, on a entendu des trucs et voilà y’a eu des débordements oraux/ verbaux »

Sofia

« Je pense que c’est plutôt un inconvénient d’être une femme dans le sens où vous êtes déjà moins légitime parce que surtout si c’est après une post grossesse, tout le monde va effectivement penser que vous faites une activité comme ça pour vous faire plaisir, donc ça déjà ça ne vous aide pas. Le deuxième point c’est que on va toujours vous demander ce que fait votre mari, donc ça vous aide pas non plus à vous légitimer parce que on part du principe que vous ne vous en sortirez pas toute seule de toute façon et que forcément il faut que votre mari soit là pour subvenir aux besoins de la maison etc. Et après, tout ce qui est par rapport avec le milieu des entrepreneurs, c’est très masculin et c’est axé sur des réflexions très masculines quand même, et des modes de raisonnement très masculins dans le sens où un homme entrepreneur il va tout de suite prendre un bureau, il va tout de suite faire 8h-20h, sauf que une femme qui se lance dans l’entrepreneuriat elle pourra jamais faire ça »

Linda

Dans la même veine, Constantidinis (2010) évoque le sentiment de manque de crédibilité a priori ou encore un sentiment de marginalisation que certaines femmes entrepreneures peuvent ressentir dans des milieux d’affaires « masculins » et qui les amènent à adopter différentes stratégies de positionnement. Dans une autre recherche, l’auteure (2010/a) pointe les difficultés en termes de légitimité auprès des différentes parties prenantes ressenties par certaines femmes dans le cadre de transmission au sein d’entreprises familiales. Dans notre cas, les transactions sociales expérimentées par ces femmes entrepreneures (surtout dans leurs relations avec leurs parties prenantes) ne peuvent pas se comprendre sans appréhender l’influence implicite des cadres institutionnels traversés par des normes de genre dans lesquels elles se déploient. Dans leurs transactions, ces femmes vont se heurter frontalement à des « logiques discriminatoires », des préjugés et des stéréotypes de genre qu’elles vont devoir dépasser pour convaincre, et construire ainsi leur légitimité auprès des différentes parties prenantes nécessaires à la conduite de leurs affaires.

Stéréotypes de genre et la légitimité dans des secteurs dits « féminins »

Les représentations sociales peuvent avoir des effets inattendus. Ainsi, dans certains secteurs, stéréotypés comme « féminins » (commerce, service à la personne, activités tertiaires de conseil), il peut être difficile pour les femmes entrepreneures de rendre légitime leur propre activité entrepreneuriale. En faisant « du genre une dimension structurante des normes professionnelles » (Bereni, Chauvin, Jaunait, Revillard, 2012, p.191), la féminisation de ces activités, encore souvent considérées comme l’extension sur le marché d’activités traditionnellement assurées par les femmes dans la sphère domestique, contribue à leur dévalorisation du point de vue économique. Les témoignages ci-dessous sont particulièrement éloquents à ce sujet :

« Je produis et commercialise des confitures artisanales haut de gamme, alors peut-être dans ma façon de présenter l’activité c’est compliqué, je dis pas chef d’entreprise de confitures, c’est assez péjoratif parce que une femme qui fait des confitures t’as tout de suite une image voilà, donc ça c’est vachement compliqué.... »

Sonia

« C’est qu’au début vous avez une entreprise, vous faites de la formation, la formation c’est un milieu associé au féminin donc c’est un petit truc. Globalement c’est pas vraiment une entreprise, maintenant on est un peu plus connu et quand on creuse un petit peu on me dit qu’est-ce que vous faites exactement, Ecole de Commerce à distance 38 collaborateurs 3 000 étudiants, là tout de suite quand on dit 1 million 8 de chiffre d’affaires ça parle et puis la reconnaissance est professionnelle. »

Sophie

Ces deux extraits illustrent que le secteur d’activité est lui-même marqué par le genre. En vertu d’un système de références et de normes qui organise la distribution de l’estime ou de la considération sociale dans une société donnée, certaines activités entrepreneuriales peuvent se voir systématiquement dévaluées (jugement sur l’utilité ou le « prestige » social d’une activité ou d’un secteur). Cette forme de ségrégation horizontale, et les représentations suscitées par les secteurs « féminins » de l’entrepreneuriat, apparaissent indissociables d’inégalités structurelles en termes de revenus, de considération et de reconnaissance sociales (Bereni, Chauvin, Jaunait, Revillard, 2012). Elles procèdent ainsi d’une expression singulière de la « valence différentielle des sexes »[4] (Héritier, 1996) et la domination symbolique masculine (Bourdieu, 1998) qui se retrouvent sous d’autres formes dans le salariat (Angeloff, 2005; Bereni, Chauvin, Jaunait, Revillard, 2012). Cette dévalorisation et cette absence de reconnaissance teintées de violence symbolique peuvent s’accompagner de résistances – individuelles et groupales – qui visent à maintenir le caractère sexué des professions (Rouyer, Croity-Belz, Prêteur, 2010), tant « le sexe constitue en soi un marquage qualitatif tendant à qualifier ou disqualifier une activité » (Gionnet, Neveu, 2009, p.193). Dans ces stratégies défensives, la dépréciation des secteurs « féminins » peut modeler ainsi la texture des rapports de reconnaissance mutuelle et induire parfois des situations de mépris social à peine voilées (Guégnen, 2014). Les femmes créant leur entreprise dans un secteur dit « féminin » se retrouvent alors confrontées à une double dévalorisation, celle liée à leur sexe et celle associée à la qualification de leur secteur d’activité comme féminin. Le travail de construction de la légitimité sera alors d’autant plus délicat à mettre en oeuvre. Il devra se faire sur deux plans en tant que chef d’entreprise (vis-à-vis du cercle familial et des parties prenantes) et au regard de son secteur d’activité (en tant qu’activité économique créatrice de valeur). Le rapport social qui structure de l’intérieur les possibilités de chacun dans les échanges de la vie quotidienne peut être profondément structuré par cette répartition dissymétrique des ressources entre les protagonistes.

Entrepreneuriat et rôles sociaux de sexe au sein de la famille

Pour appréhender le contexte interactionnel organisant et structurant les transactions entrepreneuriales genrées, il faut les analyser en relation avec les dynamiques relationnelles qui se déploient simultanément dans l’espace privé et professionnel des femmes entrepreneures. En effet, les études féministes (Bereni, Chappe 2011, p.20) montrent qu’on « ne peut comprendre la construction des inégalités entre hommes et femmes sur le marché du travail ou en politique sans les articuler avec les rapports de pouvoir qui se jouent dans le privé ». La construction des jeux transactionnels ne peut donc pas considérer ces deux sphères comme hermétiquement séparées. Elle doit au contraire les appréhender comme inextricablement liées en soulignant les difficultés, les renoncements, les compromis que la gestion des temps familiaux et professionnels, ainsi que des transitions de rôles impliquent pour les femmes entrepreneures.

Les ajustements relationnels avec le conjoint

Le temps de la création est un moment crucial pour ces femmes entrepreneures. Elles s’engagent en effet dans une orientation professionnelle qui peut bouleverser en profondeur l’organisation familiale (modification du partage des tâches domestiques et des responsabilités familiales) et leur image de soi (identité sociale et professionnelle, etc.). Ainsi, certaines nouvelles entrepreneures vont expérimenter des conflits importants dans les intersections entre leurs différents rôles comme, par exemple, entre ceux d’entrepreneures, de mère et de conjointe (Chasserio, Pailot, Poroli, 2014).

« On prend des décisions pour nous mais elles impliquent le conjoint. Donc cela reste un élément clé dans une création d’entreprise, autant dans le soutien que dans le frein. Il faut réussir à trouver sa juste place entre être la compagne et être la chef d’entreprise ou la créatrice d’activité. Il faut savoir dans quel rôle on prend ses décisions : est-ce que je prends ma décision dans mon rôle de chef d’entreprise ou est-ce que je prends ma décision en tant que compagne ou femme.... Si je décide pour mon couple, il faut que je me remette en position de compagne, si je décide pour mon entreprise, il faut que je mette en position ou rôle de chef d’entreprise ou créatrice d’activité. Et dans les deux cas, l’un comme l’autre, peu importe le rôle, cela joue sur le besoin de l’un ou de l’autre »

Suzanne

Le conjoint est incontestablement une partie prenante clef pour les femmes entrepreneures (Chasserio, Lebègue, Poroli, 2014). La reconnaissance et le support du conjoint sont en effet des facteurs de succès dans la réussite de l’aventure entrepreneuriale (Sexton, Kent, 1981; Hisrich, Brush, 1983; Nelson, 1989). Cette centralité s’inscrit en résonance avec « la propension des femmes entrepreneures à se reposer principalement sur les membres de la famille ou des amis proches plutôt que sur des conseillers externes » (Constantidinis, 2010, p.129). Dans cette veine, elles ont besoin que leur conjoint légitime, en quelque sorte, leur projet et, par extension, qu’il les reconnaisse comme légitimes dans leur fonction d’entrepreneure, malgré les bouleversements que cette orientation professionnelle peut occasionner dans la sphère familiale. Le sentiment subjectif de légitimité de ces femmes dépend alors partiellement d’une expérience de reconnaissance qui se construit dans l’intersubjectivité par laquelle le conjoint les confirme (ou non) dans leur identité sociale et professionnelle (Guégnen, 2014). L’expression de soi qui se transforme en légitimité sous le regard du conjoint apparaît donc comme le produit de transactions sociales présentes et passées, d’un ordre négocié indéterminé dans son mouvement mais qui s’établit sur un canevas d’attentes mutuelles à l’intérieur du couple.

Plusieurs de nos répondantes mentionnent ainsi le travail de discussion, de négociation en amont de la création pour convaincre leur conjoint du bien-fondé et de la légitimité de leur projet.

« Quand j’ai eu l’idée de créer, on en a parlé longuement parce que lui [le mari] ne vient pas du tout d’une famille d’entrepreneurs, donc il a pas du tout cet esprit-là, très peur du risque et il a fallu le convaincre. Mais je lui ai dit de toute façon, si tu ne me suis pas ça n’ira pas, et il faut bien en avoir conscience. Quand il y en a un des deux qui crée, il faut obligatoirement que l’autre adhère et qu’il ait conscience du temps que ça peut prendre. Parce que forcément ça prend du temps, forcément quand je rentre le soir j’en parle, forcément lui m’en parle, forcément c’est un sujet où on essaye, y’a des moments où c’est plus stressant que d’autres donc j’en parle plus que d’autres. »

Karine

Dans les échanges et les arrangements de couples, il s’agit d’obtenir l’accord et la reconnaissance par le conjoint du projet entrepreneurial. Cela peut également se traduire par l’obtention du soutien émotionnel et /ou instrumental du conjoint. Le soutien instrumental peut se matérialiser par une participation active du conjoint dans l’entreprise

« Mon conjoint est ingénieur qualité. Donc il nous a aussi bien aidées dans la création des documents. »

Eliane

« Il m’a aidée à faire mes tableaux de bord,C’est vrai, il est juste à côté, je peux le solliciter. »

Annie

Ce concours peut également se traduire par une redéfinition du partage des tâches dans la sphère domestique avec une implication plus importante du conjoint, comme le souligne cette répondante :

« Il ne m’aidait pas dans mes démarches mais il m’aidait en me disant “si tu as besoin de temps, je m’occupe des enfants ce soir, va à tes réunions, va faire tes recherches sur internet, démarche ta clientèle »

Valérie

Ce point corrobore certaines études qui soulignent la capacité des femmes ayant le statut d’indépendante à mieux négocier que les autres une répartition plus égalitaire des temps parentaux et domestiques au sein de leur couple et de leur cellule familiale en raison, notamment, de leurs impératifs d’investissement professionnel (Pailhé, Solaz, 2009). Le temps requis par la création et le développement de l’entreprise vient le plus souvent prendre sur le temps auparavant dévolu à la famille et la gestion de l’espace domestique. Cette modification des équilibres temporels et de la division du travail domestique donne également lieu à des transactions entre conjoints placés dans un système d’interdépendance (les parties ont besoin les unes des autres pour satisfaire leur besoin) au sein duquel ils peuvent percevoir une divergence d’intérêt (Demoulin, 2014). Sur ce point, il y a des limites à ne pas dépasser, des contreparties à accorder dans une interaction où les jeux transactionnels sont encastrés dans une relation à long terme.

Pourtant, nombre de nos répondantes se montrent extrêmement vigilantes pour ne pas complètement bouleverser l’équilibre préexistant du système relationnel du couple avant leur engagement entrepreneurial.

« C’est vrai c’est un gros challenge pour une femme, c’est à dire que vous avez, même moi en tant que chef d’entreprise hein, moi j’ai mon usine, mes salariés, j’ai 2 enfants en vie, j’ai un mari dont je m’occupe quand même. Je fais à manger moi-même, bon c’est vrai qu’on a deux boulots en fait, je reconnais c’est, voilà la double journée on l’a. Mais bon il faut aussi notre indépendance. »

Nathalie

L’analyse de l’ensemble de notre échantillon indique des situations très variées au sein des couples. Si l’entrée en entrepreneuriat de la femme entraine chez certains couples un nouveau partage des tâches et des rôles, force est de constater que les normes de genre vont parfois conduire à l’apparition de frictions importantes dans le couple quand l’identité entrepreneuriale (professionnelle) prime sur l’identité personnelle (épouse/mère). Dans l’affirmation d’une nouvelle identité pour autrui, la redéfinition des règles du jeu relationnel qui faisait jusqu’alors l’objet d’un consensus relatif bouleverse la matrice de base des interactions familiales qui maintenait les acteurs en présence dans un univers de sens partagé. Les transactions sociales conduisent alors à une forme de résistance des entrepreneures à l’imposition d’un statut voulu par le conjoint. En cherchant à imposer à l’autre leur propre définition de la relation, elles participent ainsi à une forme de préservation identitaire (refus de se voir enfermer dans un rôle qui n’est pas souhaité) qui s’actualise dans un processus d’échange socialement situé pouvant être conflictuel.

« J’ai divorcé, il n’a pas accepté du tout que je sois patron. [Int] Pourquoi il ne l’a pas accepté ? [Rép] Déjà souche polonaise très dure, la femme à la maison, je débordais sur les horaires, donc ça ne lui convenait absolument pas. »

Andrée

Dans la même veine, les relations avec les enfants sont une préoccupation constante chez nos répondantes. Pour elles, il semble effectivement fondamental que les enfants conservent leur place et leur traitement traditionnel au sein de la famille tels qu’elles se les représentent en tant que mères. Les exigences contradictoires de la vie familiale et de la vie professionnelle façonnent la nature des arbitrages réalisés dans les couples au sein desquels les normes traditionnelles de rôles peuvent avoir une influence sur les assignations identitaires. L’appropriation subjective des codes sociaux et des normes de rôle, institutionnalisés et véhiculés à travers les structures sociales, peut générer des tensions entre l’identité sociale et personnelle des femmes entrepreneures. Ainsi, la perception de soi en tant que multiplicité non intégrée peut être source d’angoisse et de malaise chez certaines femmes (Lipiansky, 1990).

« C’est difficile de dire aujourd’hui est-ce que ça va avoir un impact plus tard parce que je m’en voudrais beaucoup, à l’adolescence peut-être qu’il sera plus difficile à ce moment-là à gérer parce que peut-être que j’aurais pas été assez présente à un moment donné, c’est pas sûr après j’ai des supers moments avec lui. »

Françoise

On retrouve ici la tension et la culpabilité vécues par les femmes dans leur relation avec leur vie et leurs ambitions professionnelles au regard de leur rôle de mère (Guionnet, Neveu, 2009). L’interpénétration entre les sphères professionnelle et privée apparaît nettement marquée par les rapports de genre et une forme de division sexuelle du travail (temps parental, temps domestique, etc.) qui vont affecter les arrangements au sein de la sphère familiale (structuration des jeux relationnels avec les enfants, le conjoint, etc.). Les jeux transactionnels apparaissent ainsi configurés par une division sexuée des rôles et des tâches, une production quotidienne et une différenciation des identités de genre, voire des sentiments de culpabilité liés à leur impression de négliger leur rôle traditionnel de mère (Kirkwood, Tootell, 2008). Ces champs de tension psychologique affectent la construction de la légitimité des femmes entrepreneures (primauté de l’identité personnelle sur l’identité sociale et professionnelle, conciliation vie professionnelle et vie familiale et pacte conjugal plus ou moins favorable à l’investissement professionnel, etc.).

Les ajustements relationnels avec la famille

Les transactions se déroulent également auprès du cercle élargi de la famille. Ainsi, les parents, voire les beaux-parents des femmes entrepreneures ont parfois du mal à admettre une orientation professionnelle qui bouscule les conventions et les définitions traditionnelles des catégories sexuées et les normes de genre (stéréotypes du féminin, etc.) (Guichard-Claudic, Kergoat, Vilbrod, 2008).

« Vis-à-vis de ma belle-famille, je pense qu’ils doivent avoir une image de la fille ambitieuse qui veut absolument réussir professionnellement … […]…, mais une image positive malgré tout. Ce qui est certain, c’est qu’ils doivent se dire que je ne m’occupe pas suffisamment de ma famille, que je rentre extrêmement tard tous les soirs alors qu’en fait je rentre souvent avant mon mari, je pense qu’il y a cette image-là, ils doivent avoir l’image de quelqu’un qui va travailler les week-ends, mais mon mari a des plages horaires plus étendues que les miennes en tout cas pour ce qui est de l’heure de rentrer à la maison. Je ne dis pas que le soir je ne sors pas l’ordinateur pour travailler mais quand les tâches familiales sont passées […] Moi, je vais avoir la même contrainte je ne vais pas tout plaquer pour préparer ma réunion du lundi matin, je vais gérer entre deux comme je peux, c’est ça la différence »

Françoise

Ces propos corroborent l’existence des difficultés de crédibilité rencontrées par certaines femmes entrepreneures vis-à-vis de leur famille (Constantidinis, 2010). Ainsi, certaines de nos entrepreneures mentionnent comment leur nouveau rôle de chef d’entreprise vient perturber certains membres de leur famille dans leur représentation de la façon dont une femme doit répartir et occuper son temps. En filigrane, la féminisation de la fonction entrepreneuriale, dont l’imaginaire reste associé au masculin, se heurte à des normes de genre qui légitiment en creux une division sexuelle du travail. Cette influence des normes de genre et de la division sexuée des rôles (reproduites dans les jeux relationnels) ne constitue nécessairement une ressource transactionnelle dans la construction de la légitimité entrepreneuriale de nos répondantes.

En résumé, nous avons cherché à montrer que les transactions sociales qui se déploient dans l’espace privé peuvent contribuer à un rapport de reconnaissance ou à un déni de reconnaissance de l’identité entrepreneuriale visée par les femmes entrepreneures. En raison de la structure intersubjective de l’identité et du rapport à soi, cette reconnaissance par laquelle les proches (conjoint, enfants, famille élargie, etc.) confirment les femmes entrepreneures dans leur identité, peut donc contribuer à leur « donner » des ressources (émotionnelles, temporelles, etc.) pouvant leur être utiles (voire indispensables) dans la construction de leur sentiment de légitimité (rapport positif à soi comme un être compétent du fait de ses propres contributions et dans une activité qui se trouve socialement dotée de valeur). A l’inverse, les champs de tension transactionnelle dans la sphère privée peuvent aboutir à des conflits entre l’identité attribuée par les proches (ex. identité personnelle/épouse/mère) et l’identité recherchée par les femmes entrepreneures (identité professionnelle/entrepreneure) à laquelle elles aspirent pour être reconnues pour et par leur travail. Ces ajustements et compromis peuvent altérer leur sentiment de légitimité. Bien évidemment, l’espace privé n’est pas la seule arène transactionnelle où se façonne ce sentiment pour les entrepreneures. Elles doivent également le construire à travers les transactions qu’elles déploient dans la sphère professionnelle avec les différentes parties prenantes essentielles pour la conduite de leurs affaires, à savoir les banquiers, les fournisseurs ou les clients qui contribuent à la production sociale des jugements portés sur les entrepreneures. Là aussi, nos résultats tendent à montrer que le sentiment de légitimité de ces dernières ne peut « exister qu’à l’intérieur de rapports de reconnaissance mutuelle qui permettent de confirmer ou de valider les individus quant à la valeur de leur activité » (Guégnen, 2014, p.76).

Les transactions avec les parties prenantes professionnelles

De nombreux travaux sur la transmission d’entreprise pointent les difficultés éprouvées par les entrepreneures pour asseoir leur légitimité et leur crédibilité tant auprès des parties prenantes internes (salariés) qu’externes (clients, fournisseurs) (Dumas, 1989, 1998; Vera, Dean, 2005; Constantidinis, 2010/a). Le processus de construction sociale des sexes (en tant que producteur à la fois de la catégorisation et de la hiérarchisation sociales) marque ainsi les assignations genrées dans l’univers professionnel qui peuvent, selon les cas, renforcer ou bousculer les définitions traditionnelles des positions professionnelles (Guichard-Claudic, Kergoat, Vilbrod, 2008). Nous centrerons ici l’analyse sur les relations avec deux parties prenantes centrales, à savoir les partenaires financiers et les clients. Pourquoi ce choix ? Pour une raison simple. Ces deux thèmes sont ceux qui ont le plus fréquemment émergé des propos de nos interlocutrices. L’étude des relations complexes et ambiguës que les entrepreneures entretiennent avec les banques est un thème classique dans la littérature en entrepreneuriat (Becker-Blease, Sohl, 2007; Carter, Shaw, Lam, Wilson, 2007; Marlow, Patton, 2005; Muravyev,Talavera, Schäfer, 2009). Leurs projets peuvent ainsi conduire à remettre en cause les règles et normes classiques d’évaluation des projets entrepreneuriaux. Par ailleurs, les stéréotypes et les préjugés de genre présents dans cet univers traversé par des références masculines affectent leur capacité à asseoir leur légitimité auprès des acteurs de ce milieu, en particulier les banquiers.

« Je suis allée à la banque je m’en souviendrai toute ma vie, je suis arrivée chez le banquier son bureau était vierge, y’avait pas un papier, y’avait pas de dossier à mon nom et je lui ai expliqué mon projet, je lui ai donné les coûts et il m’a dit : « Je voudrais la caution de votre mari » Gloups (...) je lui ai répondu que mon mari n’avait rien à voir là-dedans. Moi, je vous demande un prêt, j’ai ce qu’il faut pour le couvrir voilà et nous en sommes restés là. »

Françoise

« Les banques veulent bien soutenir les entreprises, même les entreprises qui évoluent parce que la banque nous dit « vous cartonnez » on est quand même au million d’Euros de chiffre d’affaires. Mais ils ont du mal, ils veulent des garanties et le problème c’est que Christelle ayant 5 enfants ce n’est pas toujours une garantie sûre. Moi, c’est pareil. Je suis toute seule je n’ai pas des millions derrière, donc voilà la grosse difficulté,... »

Sophie

Ces propos illustrent la double évaluation dont semblent faire l’objet les femmes en termes de légitimité dans leur rôle de chef d’entreprise. Les propos de ces deux femmes chefs d’entreprise associées montrent que la santé financière et économique de leur entreprise (croissance du CA, pérennité et solvabilité du projet économique, etc.) n’est pas le seul critère considéré par leur partenaire financier. Elles rencontrent ainsi des difficultés à obtenir le soutien de leur banque pour une autorisation de découvert. Il est notable de voir que les explications avancées se rapportent au nombre d’enfants d’une des associées et l’état matrimonial légal de l’autre (célibataire). Les stéréotypes et les préjugés de genre (vus comme des éléments de cadrage des transactions sociales) peuvent ainsi saper la possibilité de développer des rapports de reconnaissance et induire des formes de stigmatisation des entrepreneures qui leur interdisent de pouvoir se rapporter positivement à leurs capacités ou à leurs activités professionnelles. Résultant d’un effet des structures constitutives de la société, ayant une origine sociale culturellement et socialement définie, ce manque de reconnaissance et ce déficit d’estime sociale ne sont, bien évidemment, pas neutres dans la construction de leur sentiment de légitimité.

Ainsi, les arguments mobilisés par cette chef d’entreprise (Sophie) font un lien entre l’activité professionnelle et la situation privée et familiale. Il semble bien que le succès professionnel ne soit pas le seul facteur d’évaluation du risque de leur entreprise pour la banque. Ainsi, la maternité, et c’est d’autant plus vrai que la fratrie est nombreuse, rend le projet entrepreneurial plus fragile, plus risqué pour la banque. On voit bien ici comment les stéréotypes de genre apparaissent dans les pratiques des banques et dans les discours des entrepreneures qui semblent avoir intégré cette contrainte. La légitimité entrepreneuriale n’est donc pas nécessairement acquise dans leur cas. Elle reste toujours précaire, potentiellement remise en jeu, dépendante de la perception sociale de parties prenantes porteuses de stéréotypes et préjugés de genre. Le sentiment de légitimité doit aussi s’acquérir auprès des clients. En résonance avec certaines recherches (Vera, Dean, 2005; Constantidinis, 2010/a), nos répondantes soulignent parfois la difficulté à faire reconnaître leur statut auprès de leurs clients. Ainsi, lors des premiers contacts commerciaux, certains pensaient qu’elles étaient des secrétaires ou, au mieux, des attachées commerciales. Les témoignages ci-dessous sont éloquents sur ce sujet.

« Bien sûr, ils parlaient à mon chargé d’affaires et il me regardait comme si j’étais la secrétaire, et le chargé d’affaires « Excusez Monsieur untel, c’est Mme B, la dirigeante ». Je dis : ça vous gêne ? « Pas du tout ».

Clio

« Les gens voient une femme, donc une femme, c’est soit derrière un bureau, soit une vendeuse. Ne serait-ce qu’au téléphone, des gens qui ne me connaissent pas, c’est d’office : « Passez-moi le patron »

Andrée

La lecture première des clients, construite le plus souvent avec des stéréotypes et préjugés de genre, les amène de façon quasi systématique à ne pas « croire » ou identifier l’interlocutrice en face d’eux comme la chef d’entreprise. Un travail de précision dans l’interaction est nécessaire de la part de l’entrepreneure pour replacer le cadre de l’interaction et les identités et rôles de chacun. Nos répondantes soulignent également le travail de démonstration de leurs compétences à faire devant leurs clients pour qu’elles acquièrent complètement à leurs yeux leur légitimité entrepreneuriale.

« Il fallait gérer toute la partie technique c’est-à-dire les réunions de chantier, il fallait très vite s’imposer en réunion de chantier devant l’assemblée des 20 mecs en disant « cette cuisine je la veux là, le tuyau de gaz je le veux là, ça je le veux là, et je le veux là parce que je le veux là et ça sera pas ailleurs parce que on a très facilement essayé de m’abuser en disant : « Elle va pas nous embêter etc. » Et je pense que le fait d’être une femme, j’ai toujours été de ce fait là pour ne pas être prise en défaut très exigeante

Sandra

Aussi, moi je me suis fait 3 ans d’atelier, 15 heures par jour hein. …[…]…j’ai fait tous les postes de l’usine, je sais tout faire, tout trier, tout, j’ai décharger les wagons, j’ai tout fait. …[…]…j’ai travaillé au tapis roulant, j’ai fait toute l’usine. INT : est-ce que ça vous donne selon vous une…Répondante : …une légitimité, complète. On ne me raconte pas d’histoires

Nathalie

Sans être exhaustif, ces deux registres relationnels avec les parties prenantes (banques et clients) illustrent les tensions qui traversent la construction de la légitimité des entrepreneures. Les jeux interactionnels sont en fait structurés par des ordres de reconnaissance contingents qui agissent à la manière d’une toile de fond implicite et fixent des normes genrées de rôles, de statuts ou de positions de l’espace social et du champ économique. Celles-ci agissent de manière invisible à travers l’actualisation, dans les interactions, du préjugé défavorable contre le féminin qui paraît institué dans l’ordre des choses. Construire sa légitimité revient donc à lutter contre les dispositifs de naturalisation et de normalisation de la division sexuelle du travail non seulement dans l’espace privé, mais aussi professionnel. Les processus transactionnels qui se tissent dans ces deux sphères font de l’entrepreneure un sujet politique qui se définit par la position qu’elle occupe à l’instant t dans des rapports de pouvoir dynamiques et complexes. La construction des jeux transactionnels apparaît traversée par des arrangements, des compromis, des contraintes, des normes de définition (de la compétence par exemple.), etc. qui structurent l’expérience subjective d’un déficit de reconnaissance des entrepreneures et peuvent menacer leur identité.

Discussion et conclusion

Comment peut-on caractériser les principaux traits des transactions entrepreneuriales genrées sous-jacentes à la construction de la légitimité et de l’identité des femmes entrepreneures ? Rappelons que les transactions sociales sont indissociables de l’existence d’éléments contextuels à diverses échelles qui en limitent, selon les cas, l’émergence et la portée (Alvarenga, 1994). Nous nous intéressons ici à ces « contextes ». L’approche transactionnelle permet « de réfléchir à ce qui conditionne de près ou de loin le déroulement » (Fusulier, Marquis, 2009, p.26) des échanges, d’abord en les permettant et, ensuite, en leur donnant une forme de régulation singulière (imposition, négociation, compromis, etc.). Elle conduit à analyser la formation du lien social et les composantes du régime d’échanges comme le résultat d’une longue sédimentation de divers processus qui, interagissant de manière complexe, donnent à la situation sociale observée les coordonnées qui permettent son existence.

Nos résultats montrent que la compréhension du processus de construction de la légitimité des entrepreneures (et du sentiment qui lui est associée) et les logiques d’actions ancrées dans le présent doivent être replacées en référence à une trajectoire encastrée dans une histoire et des expériences sociales passées (prise en compte des cadres institutionnels, stéréotypes et préjugés de genre, histoire familiale, etc.). De plus, le marquage normatif présidant les transactions entrepreneuriales genrées varie selon les types d’espace et de temporalité dans lesquels on se trouve (cf. Figure 1.0).

Les jeux transactionnels dans les sphères familiale et professionnelle se construisent dans le mouvement de la quotidienneté et se traduisent dans de multiples compromis pratiques inhérents à celui-ci. Ces transactions sont naturellement enchâssées dans ces cadres normatifs porteurs de significations et de comportements possibles (notamment les stéréotypes et préjugés de genre) qui enveloppent les acteurs en présence, régissent le déroulement des interactions et orientent leurs conduites en relation avec des attentes mutuelles normatives. En façonnant le contexte de la construction des transactions entrepreneuriales, le sens du jeu social se construit alors dans l’action réciproque tissée de consensus (réels ou supposés), de tensions, d’ajustements réciproques variables selon les cadres sociaux.

FIGURE 1

Jeux transactionnels intervenant dans la construction du sentiment de légitimité des femmes entrepreneures

Jeux transactionnels intervenant dans la construction du sentiment de légitimité des femmes entrepreneures

-> Voir la liste des figures

Ce modèle vise à saisir, à l’échelle des transactions, l’influence du social et des propriétés des systèmes d’action concrets dans le processus de constructions de la légitimité des entrepreneures et de leur identité. Nous avons cherché à montrer que la construction de la légitimité entrepreneuriale des entrepreneures est inséparable des processus transactionnels multiples qui se déploient en référence à des spatialités (sphère familiale et privée versus professionnelle) et des registres de temporalité (présent versus passé) hétérogènes. Loin d’obéir à des lois clairement identifiées, ces configurations transactionnelles se caractérisent par une singularité marquée « au croisement des propriétés sociales des acteurs et des propriétés sociales des contextes dans lesquels ils inscrivent leur action » (Lahire, 2012, p. 21). La singularité individuelle des transactions entrepreneuriales est liée notamment à celle des cadres d’expérience du contrat de genre socialement et affectivement construit dans la sphère privée et familiale, et des caractéristiques des entreprises de ces entrepreneures (type de secteur, géographie du capital, etc.). Leur étude requiert un équilibre explicatif et interprétatif de type « dispositionnaliste-contextualiste » (Lahire, 2012) qui nous rappelle non seulement l’autonomie des différents registres de l’action sociale, mais aussi la multiplicité des contextes sociaux porteurs de logiques spécifiques qui structurent et affectent l’activité des entrepreneures.

L’objectif de notre analyse transactionnelle de la construction du sentiment de légitimité des femmes entrepreneures n’est pas d’identifier des différences pouvant exister éventuellement entre les hommes et les femmes, mais plutôt de comprendre comment le sens des normes et des codes socioculturels relatifs au masculin et au féminin, les rapports sociaux de sexe peuvent influer sur cette construction dans les interactions de face à face. La « valence différentielle des sexes » (Héritier, 1996) pointe de manière singulière l’influence du social comme producteur et reproducteur de jeux transactionnels qui peuvent fragiliser ou consolider (selon les cas) les femmes dans le champ de l’entrepreneuriat. Notre cadre interprétatif est certes partiel. Il ne prétend nullement couvrir la totalité des phénomènes intervenant dans la construction de la légitimité. L’approche transactionnelle n’en reste pas moins cohérente avec une lecture relationnelle du genre marquée par des rapports de pouvoir dans lesquels les attentes sociales et les processus inégalitaires donnent lieu à de multiples transactions sociales. A travers ces transactions, chaque acteur construit son statut et son identité dans et par les relations sociales où s’élaborent des enjeux de reconnaissance mutuelle (de laquelle découle le sentiment de légitimité) ou de rejet social.