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Erving Goffman et le travail social est un ouvrage novateur qui propose une réflexion globale sur la pertinence de l’oeuvre d’Erving Goffman et son application à la discipline et à la pratique du travail social contemporain. Dans un débat persistent sur le statut disciplinaire, les pratiques et la finalité du travail social, il devient ainsi important de trouver des assises pour entrevoir de nouveaux moyens d’aborder de façon critique trois grands défis du travail social contemporain : la psychologisation du social, l’individualisation et la nouvelle gestion publique. Sous la direction de Stéphanie Garneau et Dahlia Namian, plusieurs auteures et auteurs sont mis à contribution dans cet ouvrage qui se divise en quatre parties regroupant onze chapitres, lesquels s’inspirent des angles de travail d’Erving Goffman, soit l’épistémologie, la théorie, la méthodologie et la pratique.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, les auteures Stéphanie Garneau et Dahlia Namian ont cru important, en introduction, de brosser un portrait de la carrière d’Erving Goffman, ce qui nous amène à faire un retour sur la tradition de Chicago et l’histoire des disciplines du travail social et de la sociologie, ainsi que des événements qui ont contribué à creuser le fossé entre les deux. Cette introduction, intitulée Erving Goffman, passeur contemporain entre le travail social et la sociologie?, nous conduit à explorer les influences qui ont contribué à l’oeuvre entière de Goffman. De ses débuts académiques canadiens, qui sont teintés de métaphores cinématographiques en raison de son passage à l’Office national du film, à ses moments à l’Université de Toronto, où les enseignants C.W. Merton Hart et R. Birdwhistell l’initient à une échelle d’observation qui tient compte d’une analyse très détaillée des comportements humains et, enfin, à son arrivée aux études supérieures à l’Université de Chicago, où il sera grandement influencé par les travaux d’Everett Hugues, les auteures nous ramènent dans les coulisses de la vie de cet héritier de la tradition de Chicago pour jeter un regard précis sur la possibilité de maintenir ce lien entre cette tradition et le travail social.

La partie 1, Goffman : Quelle posture épistémologique pour le travail social?, qui comprend les chapitres de Stéphanie Garneau, Vincent Dubois et Marc Loriol, traite de la posture épistémologique goffmanienne, notamment en abordant le couplage flou qui existe entre les niveaux micro et macro de la réalité sociale et l’ordre des interactions de la vie quotidienne qui en émergent. Stéphanie Garneau nous propose, entre autres, que la contribution de Goffman, en tant que critique sociale, permet un apport au travail social « d’au moins trois ordres : 1) éviter de sombrer dans le moralisme et la normativité; 2) donner forme aux capacités d’action, tant des “dominants” que des “subordonnés”; 3) favoriser la découverte de sources et d’effets insoupçonnés du pouvoir » (p. 56). La posture épistémologique de Goffman permettrait à la recherche en travail social, par l’utilisation d’échelles d’observation plus micro et méso du réel, une critique réflexive et consciente d’elle-même. Vincent Dubois poursuit dans une visée où l’institution jouerait un rôle dans l’articulation de l’ordre de l’interaction et de l’ordre social. Il propose en effet d’envisager empiriquement cette relation entre les deux ordres en contextualisant et en historicisant les institutions « selon leur type, le type de populations qu’elles gèrent et le type de problèmes auxquels elles répondent » (p. 86). Ce chapitre, qui porte sur les résultats d’une enquête de terrain réalisée en France au sujet des effets du pouvoir bureaucratique sur les individus qui reçoivent de l’aide sociale, nous montre que les bureaucraties sociales en tant qu’institution, à l’ère du post-welfare, participent concrètement à l’articulation de l’ordre social et de l’ordre de l’interaction. À son tour, Marc Loriol fait un rappel de l’approche épistémologique goffmanienne par le biais de la carrière morale. Il s’est notamment attardé à la « carrière des malades du syndrome de fatigue chronique » à travers une recherche effectuée à partir de témoignages trouvés sur Vulgaris médical, un forum de discussion français. Il conclut, tout comme Dubois, que les institutions contribuent à façonner et à structurer les parcours individuels, et le concept de « carrière » permet ainsi de « replacer les trajectoires dans un contexte social plus large » (p. 103).

La partie 2, Les apports conceptuels de Goffman pour penser le travail social, réunit les contributions de Laurie Kirouac, Dahlia Namian, Henri Dorvil, Baptiste Brossard, Audrey-Anne Dumais Michaud et Romain Paumier, et aborde les concepts de stigmate, de déférence et de façade chez Goffman. Le premier texte de cette partie nous présente une enquête conduite sur la stigmatisation des personnes vivant avec un trouble de santé mentale qui retournent au travail à la suite d’une absence prolongée. L’apport du concept de stigmate de Goffman permet de mettre en lumière « les stratégies mises en place par les personnes pour négocier leur identité avec leurs collègues et leurs supérieurs » (p. 114). La pertinence de ce concept en travail social résiderait dans le fait qu’il offre des clés d’analyse pour se saisir de l’expérience des personnes et des implications du fait de vivre avec un trouble de santé mentale. Le deuxième texte de cette partie, rédigé par Baptiste Brossard, présente une réflexion issue de travaux de terrain effectués auprès de personnes âgées vivant dans des centres d’hébergement à Paris et à Montréal. Le concept de déférence a été mobilisé pour proposer une critique de la notion d’humanité, laquelle ne renvoie pas directement au fait d’être humain ou non, mais plutôt à l’attribution, par les services publics, d’un statut social, de moyens matériels et de la prescription de normes comportementales sous le couvert de « l’humanité ». Ce « mouvement d’humanisation » des services, qui a été observé à travers les manifestations de déférence dans les centres d’hébergement étudiés, s’avère être pensé selon un « double modèle de professionnalisme et de spontanéité » (p. 156). Le troisième texte, quant à lui, se penche sur l’apport du concept de façade à la compréhension des enjeux et des modes d’interaction au coeur de la relation d’intervention. Audrey-Anne Dumais Michaud et Romain Paumier présentent trois situations tirées de leurs terrains d’enquête respectifs, qui abordent la relation d’intervention entre usagers et intervenants et les marges de manoeuvre, en tant que stratégies de reconfiguration, de contournement, voire d’atténuement, qui émergent et qui reflètent les possibilités d’agir de chacun.

La partie 3, L’esprit méthodologique goffmanien et l’analyse de l’objet « intervention », comprend trois chapitres écrits par Marjorie Silverman, Francis Loser, Barbara Waldis et Édouard Gardella. Cette partie, qui s’intéresse aux avantages méthodologiques de l’oeuvre de Goffman, nous amène sur trois terrains de recherche qui utilisent une méthode microanalytique pour comprendre la réalité quotidienne et ainsi capter les détails de l’expérience vécue. Le texte de Marjorie Silverman fait écho aux rites d’interaction présents dans les travaux de Goffman, en misant sur les dimensions personnelles et structurelles qui sont pertinentes pour le travail social. La recherche qu’elle a effectuée sur les aidantes familiales auprès de personnes âgées lui a permis d’observer la gestion émotionnelle et corporelle et, ainsi, de faire l’interprétation des gestes au quotidien des aidantes familiales. C’est dans les microéléments observés au moyen de vidéos qu’elle « situe le travail émotionnel et physique des aidantes dans leur contexte matériel, relationnel et social » et qu’elle interprète la place des aidantes au sein du système de santé et de services sociaux. De leur côté, Francis Loser et Barbara Waldis nous proposent des réflexions issues d’une démarche de recherche et témoignant de l’ambiguïté des cadres de l’expérience dans les interactions en face à face entre des personnes en situation de handicap et des personnes valides. Cette enquête ethnographique, qui s’est déroulée dans un atelier d’art, rend compte des mécanismes de discrimination vécus par des personnes en situation de handicap. Tout en faisant appel au concept des cadres de l’expérience de Goffman, les auteurs signalent les ruptures qui se produisent dans l’interaction entre les différents acteurs engagés, donnant lieu ainsi à des situations d’embarras « qui révèlent la manière dont un stigmate est rejoué à l’insu des chercheurs eux-mêmes » (p. 210-211). Le dernier texte de cette partie propose une perspective microsociologique des cadrages temporels de l’intervention sociale d’urgence. Édouard Gardella a investi le terrain des sans-abris à Paris dans l’objectif de saisir les interactions qui constituent une intervention d’urgence sociale en s’inspirant de la métaphore musicale goffmanienne. Il s’inspire du cadrage temporel de l’expérience en empruntant une pratique chère à Goffman, la métaphore, pour rappeler que les aidants et les aidés s’adonnent à une performance collective qui fait appel au rythme. En empruntant la métaphore musicale, il montre donc que les aidants et les aidés peuvent interagir en synchronicité, mais aussi que tout ne peut être négocié ni contrôlé.

La partie 4, Renouveler les politiques et pratiques d’intervention sociale : les enseignements de la sociologie d’Erving Goffman, comprend les chapitres de Katharine Larose-Hébert, Pierre Pariseau-Legault et Dave Holmes. Ces derniers chapitres proposent une actualisation des concepts de Goffman dans une perspective pratique du travail social. Le texte de Katharine Larose-Hébert propose d’emprunter le concept de carrière de Goffman dans le contexte de la désinstitutionnalisation des soins de santé au Québec et les réformes qui s’y rattachent. L’auteure présente les résultats de sa recherche ethnographique qui montrent « qu’en dépit de services majoritairement offerts au sein de la communauté, l’identité des personnes qui y ont recours (volontairement ou involontairement) est modulée par des déterminations ou contraintes institutionnelles » (p. 237). La prise en compte de la réalité des personnes psychiatrisées d’aujourd’hui – que permet le concept de carrière – favoriserait la participation des usagers dans l’intervention. Le fait de tenir compte de la carrière des usagers permettrait en effet leur conscientisation, la réappropriation de leur pouvoir d’agir ainsi que l’instauration d’une relation d’intervention plus égalitaire. Pour leur part, Pierre Pariseau-Legault et Dave Holmes proposent une réflexion ciblant les politiques d’accompagnement relatives à la vie affective et sexuelle des personnes ayant un handicap intellectuel, ainsi qu’une discussion sur les limites actuelles et potentielles de l’approche de la valorisation des rôles sociaux qui semble contribuer au maintien d’une culture institutionnelle extra-muros. Les auteurs estiment que les approches d’intervention actuelles auraient avantage à remettre en question leur angle d’intervention dans une visée de développement de l’estime personnelle et d’affirmation de soi chez la personne handicapée intellectuellement. Ils avancent qu’une approche de la vie affective et sexuelle se doit d’être individualisée et de refléter les besoins des personnes en optant pour « la reconstruction et la sécurisation de la sphère privée, qui apparaît essentielle au développement de l’identité affective et sexuelle » (p. 278), le tout dans un processus transformatif et émancipatoire.

En conclusion, Magdalena Baczkowska nous propose un retour sur le lien entre l’oeuvre d’Erving Goffman et le travail social qui trouve assise dans le « travail relationnel qui implique toujours des interactions qui croisent intimement le vécu des aidants et des aidés » (p. 280). À cet effet, l’auteure présente un point de vue original de la perspective goffmanienne de la pratique du travail social en proposant quatre dimensions qui ressortent de la métaphore du voyage. La première dimension, Cartographier le paysage du travail social, s’appuie sur la prémisse que l’oeuvre de Goffman nous invite à nous détacher d’une posture d’expertise unilatérale et déshumanisante au profit d’une posture décentrée, orientée sur l’usager. La deuxième dimension, Circonscrire le voyage de l’intervention sociale, renvoie à l’ordre de l’interaction dans les institutions contemporaines, lesquelles sont empreintes de cadres structurants mais perméables. La troisième dimension, Faire l’expérience du voyage de l’intervention sociale, propose que l’intervention soit pensée comme un « épisode expérientiel qui conduit aux réalisations réelles des institutions et des organismes » (p. 287). Enfin, la quatrième dimension, Aménager le paysage du travail social, propose deux tendances qui nous forcent à revoir le travail social sous un angle différent. La première tendance, qui se présente comme une résistance au scientisme, propose qu’une posture ethnographique à la Goffman pourrait « éclaircir la manière dont un travailleur social s’utilise soi-même et s’engage dans un travail rationnel éthique et systématique tout en évitant la production de procédures inflexibles » (p. 293). La deuxième se veut un aveu de moralisme, qui reconnaît que « tout groupe de personnes […] développe une vie propre qui devient significative, raisonnable et normale » (p. 294) à un moment dans son parcours de vie.

Les contributions de cet ouvrage collectif sont multiples et d’actualité pour envisager l’oeuvre de Goffman en tant que boîte à outils pour explorer la recherche en travail social et le renouvellement des pratiques. Le travail proposé par les différents auteurs et auteures nous force à entrevoir le point de vue relationnel de la pratique comme une focale qui n’est souvent que minimalement explorée, notamment en termes de transfert de compétences entre l’intervenant qui dispose d’un savoir acquis et l’usager qui détient un savoir d’expérience. Il invite à penser le travail social comme une co-construction de la réalité à travers la collaboration des multiples acteurs qu’il implique.