Corps de l’article

Problématique

La population active de plusieurs pays industrialisés est vieillissante. Ce phénomène est notamment attribuable au vieillissement de la population, aux départs à la retraite qui se font de plus en plus tardivement, ainsi qu’aux programmes gouvernementaux mis en place dans les dernières années pour retenir l’expertise de la main-d’oeuvre expérimentée, favoriser l’emploi des travailleuses et travailleurs vieillissants et stabiliser les régimes de retraite (Gouvernement du Canada, 2010). La proportion de travailleuses et travailleurs de 55 ans et plus est ainsi en croissance dans les organisations et risque de continuer de s’accroître dans les prochaines années. Au Canada, selon l’Enquête nationale auprès des ménages canadiens, les travailleuses et travailleurs âgés de 55 ans et plus représentaient 18,7 % de l’emploi total en 2011, comparativement à 15,5 % en 2006. De plus, l’Enquête sur la population active menée en 2015 (Statistique Canada, 2015) révèle que le pourcentage de travailleuses et travailleurs de 55 ans et plus a augmenté entre 2000 et 2015, passant de 20,5 % à 31,2 %, tous secteurs d’activité confondus. Ce phénomène n’est pas propre au Canada. En Europe par exemple, la part des 55-64 ans au sein de la population active devrait passer de 15 % à 20 % d’ici à 2035 (Aiyar, Ebeke et Shao, 2016).

L’un des enjeux de l’allongement de la durée de vie active, souligné entre autres dans les travaux de Jolivet, Molinié et Volkoff (2014), est la possibilité pour les travailleuses et travailleurs vieillissants de maintenir la réalisation de leur activité de travail, et ce, sans coût psychique ou physique supplémentaire. L’organisation du travail joue un rôle dans l’expression des effets du vieillissement chez les travailleuses et travailleurs (David, et collab., 2012) puisque le vieillissement au travail est un processus se déroulant en partie sous l’influence de l’environnement (Kreutz, Vallet et Dornier, 2012). Le déclin des capacités associé au vieillissement a le potentiel d’être exacerbé par le travail, en raison des pénibilités auxquelles les travailleuses et travailleurs peuvent être exposés. À l’inverse, des conditions de travail bien adaptées peuvent avoir un effet protecteur vis-à-vis d’une dégradation de la santé. Bien que le vieillissement « normal » s’accompagne de changements tant sur le plan physique que sur le plan cognitif, ces derniers ne sont pas gages de difficultés au travail. Ce sont plutôt des exigences trop élevées qui peuvent être à l’origine de problèmes chez la main-d’oeuvre avançant en âge (Teiger, 1995).

Un deuxième enjeu renvoie aux représentations sociales liées à l’avancée en âge. De nombreuses recherches ont mis en évidence la prégnance des stéréotypes sociaux véhiculés à propos des travailleuses et travailleurs âgés. Par exemple, les croyances selon lesquelles la diminution des capacités cognitives et physiques qui accompagnent le vieillissement signifie d’emblée une réduction des performances au travail, un manque de flexibilité et une difficulté à s’adapter à la technologie sont encore largement répandues (Harris, et collab., 2017). De plus, le stéréotype selon lequel les travailleuses et travailleurs vieillissants sont d’emblée réticents face aux nouvelles méthodes de travail demeure récurrent (Behaghel, Caroli et Roger, 2010). Ces préjugés ont donné lieu à diverses situations d’exclusion à travers les années; possibilités d’avancement limitées, stratégies pour pousser les travailleuses et travailleurs vers la retraite et accès restreint aux formations en sont des exemples (Volkoff, Molinié et Jolivet, 2000). Les données de Statistique Canada indiquent d’ailleurs que les travailleuses et travailleurs âgés sont sensiblement moins susceptibles d’avoir accès à une formation liée à l’emploi que leurs collègues plus jeunes. De juillet 2007 à juin 2008, 32 % des travailleuses et travailleurs âgés de 55 à 64 ans tous secteurs d’emploi confondus ont reçu de la formation continue comparativement à 45 % des 25 à 54 ans (Wanberg, et collab., 2016). Ce déficit de formation s’explique, selon Burnay (2008), par différentes raisons. Tout d’abord, les employeurs proposent moins souvent la formation aux travailleuses et travailleurs âgés, les excluant sous prétexte d’un départ imminent à la retraite. Ensuite, la demande de formation n’est pas assez appuyée par les travailleuses et travailleurs plus âgés, qui s’auto-excluent par manque de motivation, peur de l’échec ou proximité de la retraite.

Les travailleuses et travailleurs plus âgés font aussi face à la difficulté d’accéder au marché du travail. En effet, il est plus difficile pour une personne de plus de 50 ans de se trouver un emploi par rapport à ses homologues plus jeunes (Lagacé, 2010). Lagacé (2010) attribue les croyances négatives portant sur la main-d’oeuvre vieillissante à trois discours largement diffusés : le discours dominant, selon lequel le vieillissement de la population est une catastrophe, le discours économique, qui valorise la valeur strictement productive de l’être humain, et le discours médiatique, selon lequel la population âgée représente un fardeau que la société doit supporter.

Par ailleurs, Burnay (2008) n’attribue pas ces facteurs d’exclusion uniquement aux stéréotypes sociaux, alors que « les logiques de discrimination reposeraient donc moins sur la prégnance d’une imagerie mentale négative à l’égard de cette population que sur l’importance de logiques managériales et productives » (p. 8). En ce sens, la discrimination dont fait l’objet la maind’oeuvre vieillissante serait davantage liée aux impératifs productifs des organisations, qui seraient dissimulés par un recours aux stéréotypes sociaux (Burnay, 2008).

La prise en compte de ces enjeux suppose « que le débat social et scientifique réinterroge les choix d’organisation du travail et de gestion des ressources humaines, les conditions de travail, le champ d’action des collectifs et la transformation des savoirs professionnels en leur sein, les modes d’évaluation des performances » (Jolivet, Molinié et Volkoff, 2014, p. 20). Or, peu de données probantes portent sur la perception réelle qu’ont les travailleuses et travailleurs âgés concernant les transformations et l’innovation au travail et leur capacité d’adaptation à cette dernière. Dans cette perspective, le présent article s’intéresse au lien entre le vieillissement au travail et l’innovation au travail. La première partie de l’article examine le phénomène de l’innovation au travail et fait un court portrait de la manière dont il est actuellement abordé dans les écrits scientifiques. La deuxième partie de l’article est consacrée aux résultats d’une étude portant sur le point de vue de travailleuses vieillissantes du secteur de la santé et des services sociaux concernant l’innovation au travail. Finalement, la troisième partie discute des résultats de cette étude en regard de certaines pistes émergentes pour les organisations de travail innovantes désirant prendre en compte le point de vue des travailleuses et travailleurs vieillissants et favoriser leur intégration et leur rétention.

L’innovation au travail

Le terme « innovation » suscite beaucoup de confusion au sein de la littérature et dans les entreprises et les instances gouvernementales qui la valorisent. Plus particulièrement en santé, aucun consensus n’existe actuellement autour du vocable « pratiques innovantes en santé » (Danan, et collab., 2014). Dans le cadre de cet article, l’innovation fait référence au caractère de nouveauté, de ce qui est transformé et créé (Jackson, 2016). L’innovation constitue un processus par lequel une valeur économique ou sociale est extraite des connaissances par la formulation, la diffusion et la transformation d’idées, afin de produire des produits, des services, des stratégies, des capacités ou des procédés nouveaux ou améliorés (Conference Board du Canada, 2017). Pour l’organisation du travail, l’innovation aura nécessairement un effet, en raison de la transformation et du changement qu’elle impose (Danan, et collab., 2014).

L’innovation au travail est très présente dans le paysage des pays industrialisés et y est considérée comme vitale par les organisations afin de survivre dans un marché ouvert et compétitif. Au Canada, 63,5 % des entreprises indiquaient avoir introduit au moins une innovation entre les années 2010 et 2012 (Bernier, 2014). Le lien entre l’arrivée de nouvelles technologies et l’amélioration de la qualité de vie des travailleuses et travailleurs est maintenant bien établi (Benomar, et collab., 2016; Grenier, 2015; Ikeda et Marshall, 2016). Toutefois, très peu de données portent sur la perception qu’ont les travailleuses et travailleurs de l’innovation au travail, laissant place aux croyances et stéréotypes (Wanberg, et collab., 2016). Entre autres, cet aspect est peu interrogé puisque l’innovation est généralement présumée souhaitable (Bessière et Pouget, 2012). En effet, lorsqu’il est question d’innovation au travail, un certain biais d’effet positif semble présent dans les écrits scientifiques (Simpson, Siguaw et Enz, 2006). Ainsi, une grande majorité des écrits portant sur l’innovation s’intéresse aux meilleurs moyens de favoriser les transformations du travail et d’implanter l’innovation, plutôt que d’interroger son impact sur la main-d’oeuvre (Simpson, Siguaw et Enz, 2006).

Pourtant, un grand nombre de recherches ont démontré des liens entre les problèmes de santé mentale au travail et les dimensions de l’organisation du travail (Maranda et Fournier, 2009). Par exemple, certains travaux se sont intéressés, dans les dernières années, au lien entre la transformation des pratiques utilisées pour réaliser une tâche et la santé des travailleuses et travailleurs (voir par exemple Alderson, et collab., 2011; Aubry, 2012; Ughetto, 2014). Ces derniers ont permis de constater que la transformation des pratiques entraîne des conditions de plus en plus pointées comme contraignantes pour la main-d’oeuvre (Dejours, 2013). En effet, les modifications des tâches de travail peuvent avoir des effets directs sur la santé des travailleuses et travailleurs, les exposant à des niveaux importants de tension et à des situations de plus en plus contraignantes (Therriault, 2010). Dans le but de prévenir les risques associés au travail, s’intéresser à l’organisation du travail et interroger la perception des travailleuses et travailleurs s’avèrent un passage obligé (Damasse et Doyon, 2000).

Dans ce contexte, une recherche qualitative a été menée et comportait les objectifs suivants : 1) dresser le portrait du rapport subjectif entretenu entre une main-d’oeuvre vieillissante et l’implantation d’une innovation au travail; 2) cerner les particularités liées à l’âge dans ce rapport. Pour ce faire, un milieu de travail ainsi qu’une innovation spécifique ont été ciblés.

Méthodologie

Afin de répondre aux objectifs de la recherche, une méthodologie qualitative a été privilégiée. Elle est basée sur des entretiens individuels menés avec deux catégories de travailleuses du secteur de la santé et des services sociaux ayant vécu l’implantation d’une méthode innovante dans la dernière année : des auxiliaires familiales oeuvrant au sein d’une coopérative de services et des intervenantes communautaires en soutien aux personnes atteintes de démence et leurs aidantes ou aidants.

Pour être admissibles à la recherche, les personnes devaient être âgées d’au moins 55 ans et avoir vécu l’implantation d’une innovation. Les entretiens, réalisés en face-à-face, ont été d’une durée moyenne de deux heures chacun. Les rencontres se déroulaient en trois phases différentes. Tout d’abord, un rappel des objectifs de la rencontre était fait. Par la suite, une discussion avait lieu suivant un guide d’entretien semi-dirigé contenant des questions sur le vécu subjectif de la travailleuse en lien avec l’innovation au travail. Pour ce faire, une définition de l’innovation était présentée aux participantes, soit « une nouvelle façon de faire le travail, une nouvelle approche, ou un nouvel outil de travail qui a été implanté dans le milieu et qui a dû être intégré dans les pratiques professionnelles ». Au cours de l’entretien, les questions portaient d’abord plus spécifiquement sur l’innovation implantée, puis étaient élargies au concept d’innovation en général. Les participantes étaient encouragées à préciser le lien entre leurs réponses et le phénomène du vieillissement. Enfin, une période de restitution, où la compréhension du chercheur était présentée à la participante, constituait la dernière phase de l’entretien. Cette phase de restitution s’avère pertinente en recherche pour, dans un premier temps, obtenir l’avis de la participante ou du participant sur la justesse de la conception de la chercheure ou du chercheur et, dans un deuxième temps, ajouter des précisions au besoin afin de raffiner la compréhension initiale (Blais et Martineau, 2006).

Les données issues des entretiens individuels ont été analysées selon une approche inductive. Cette dernière a été priorisée puisqu’elle permet de dresser un portrait de la compréhension de la signification de sens par l’actrice ou l’acteur interrogé (Blais et Martineau, 2006). La méthode employée comprend quatre grandes étapes : la préparation des données brutes (retranscription de verbatim), la lecture approfondie des données, l’identification des premières catégories et, enfin, la réduction des catégories (Blais et Martineau, 2006). Une attention particulière a été portée, dans ce processus, aux éléments propres à l’âge. De plus, une validation externe des catégories émergentes a été réalisée par un chercheur n’ayant pas pris part aux entretiens, qui a lu les verbatim et a validé la catégorisation.

Contexte de la recherche

L’étude a été menée auprès de travailleuses du secteur de la santé et des services sociaux d’une région du Québec au Canada. Il s’agit d’un secteur d’activité d’intérêt pour la recherche, étant donné que le nombre de travailleuses et travailleurs vieillissants y a presque doublé en moins de dix ans, passant de 63 100 travailleuses et travailleurs âgés de 55 ans et plus en 2005 à 115 300 en 2014 (Statistique Canada, 2015). De plus, au Québec, ce secteur d’activité a connu de nombreuses mutations liées notamment à des considérations financières, à des changements de paradigme et aux besoins croissants de la clientèle desservie.

Au moment de l’étude, une innovation non technologique venait d’être déployée au sein de l’organisation. Il s’agit d’un nouveau programme nommé l’Approche de Rehaussement de la Qualité de Vie des Aidés et leurs Proches (ARQVAP) (Carbonneau, Caron et Desrosiers, 2011), issu d’études universitaires mettant de l’avant l’importance de miser sur le potentiel des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer (Carbonneau, Caron et Desrosiers, 2009). Le programme a été implanté simultanément dans plusieurs centres de services oeuvrant auprès d’une clientèle présentant la maladie d’Alzheimer, dont une coopérative de soins à domicile, un centre de santé et un regroupement de soutien aux aidantes et aidants. Le programme, ainsi que ses outils, a été mis sur pied dans le cadre de recherches scientifiques (Carbonneau, Caron et Desrosiers, 2009; Carbonneau, et collab., 2014) menées dans l’optique de mieux répondre aux besoins psychologiques de la clientèle présentant la maladie d’Alzheimer. Il vise à actualiser, de manière novatrice, les concepts de bientraitance et de confort psychologique au sein d’une approche systématisée traversant l’ensemble du continuum de soins dispensés à cette clientèle.

Ce programme vise à favoriser des moments de bien-être psychologique partagés entre les intervenantes et intervenants et leurs patientes et patients. Concrètement, les intervenantes concernées devaient, au moment de l’implantation de l’innovation, suivre une formation d’une demi-journée qui incluait une présentation des principes de l’approche, ainsi qu’une familiarisation avec de nouveaux outils. Ces outils, créés spécifiquement dans le cadre du programme implanté, consistent essentiellement en des grilles et des fiches éducatives permettant de cibler des activités signifiantes pour la cliente ou le client et d’outiller les proches aidantes et aidants qu’elles rencontrent. À la suite de cette formation, les travailleuses devaient prendre part à des séances de mentorat afin de partager leurs expériences liées à l’utilisation de l’ARQVAP dans leur pratique.

Au quotidien, le programme constitue une innovation, alors qu’il modifie non seulement la manière de dispenser les services, mais aussi les outils utilisés pour le faire. Le programme s’inscrit dans un paradigme de soins en marge du courant dominant actuel, ne considérant que très peu l’efficience du soin, mais bien en misant sur l’importance de la relation thérapeutique et le bien-être psychologique de la patiente ou du patient. La figure 1 permet de situer les différents éléments qui positionnent l’ARQVAP comme innovation non technologique en santé.

Figure 1

Éléments positionnant l’ARQVAP comme innovation au travail

Éléments positionnant l’ARQVAP comme innovation au travail

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Ces éléments correspondent aux différents critères d’une innovation en santé, soit le facteur de nouveauté, la valeur extraite des connaissances, le retour positif sur l’investissement ainsi que l’implantation dans le réseau de la santé.

Résultats

Les résultats sont présentés en quatre sections distinctes. Tout d’abord, l’échantillon est décrit. Puis, la perception des travailleuses vieillissantes quant à l’innovation au travail est détaillée. Ensuite, l’expertise au travail est discutée comme facteur d’analyse. Finalement, le paradoxe vécu par les travailleuses en contexte innovant est exposé.

Échantillon

Au total, six travailleuses ont été rencontrées, leur âge variant entre 54 et 76 ans (âge moyen de 64 ans). Elles avaient, pour l’ensemble, vécu l’implantation de l’innovation dans la même année où les entretiens ont été réalisés. Deux des participantes étaient en emploi depuis plus de 10 ans. Les quatre autres ont été embauchées tardivement dans les emplois qu’elles réalisaient au moment de l’étude, principalement comme seconde partie de vie professionnelle. L’ensemble d’entre elles avaient eu une expérience antérieure avec des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, soit puisqu’un proche en avait été atteint, soit puisqu’elles avaient travaillé à titre de bénévoles dans des établissements de santé auprès de cette clientèle. Le tableau 1 présente les caractéristiques des participantes.

Tableau 1

Description des participantes

Description des participantes

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Impacts de l’innovation étudiée sur le travail

Pour les participantes, l’ARQVAP constitue une innovation, puisqu’elle apporte de nouveaux outils de travail et, surtout, qu’elle constitue un moyen tangible d’améliorer les soins prodigués aux patientes et patients. Cette approche se distingue de la formation continue, en ce sens que, à leurs yeux, elle bonifie le travail plutôt que de le consolider. Les participantes situent d’ailleurs l’ARQVAP dans l’évolution du système de santé des dernières années, en la positionnant en marge du courant dominant actuel axé sur la performance et l’efficience dans les soins. Les plus expérimentées indiquent que l’approche soutient la pratique centrée sur le client, qui a été mise en place il y a plusieurs années, mais qui était encore à ce jour difficile à actualiser dans leur pratique. Les propos de cette participante illustrent cet aspect :

« Ça fait dix ans environ qu’on nous dit que le patient est important, d’être concentré sur lui et qu’on ne doit pas juste faire des soins physiques. Mais, ma routine de travail favorise plus l’efficacité et les besoins de mon milieu de travail, que de réellement prendre le temps de permettre au patient de s’épanouir. Je sens que le programme au contraire va peut-être faire changer ça. C’est nouveau. »

Concrètement, ce nouveau programme vient légitimer l’importance de prendre du temps avec chaque patiente ou chaque patient afin de cibler des pistes menant à son confort psychologique, plutôt que d’effectuer les tâches de manière rapide.

Perceptions face à l’innovation au travail

La dualité de l’innovation : entre catalyseur de plaisir au travail et générateur de remise en question

Chez les participantes, l’innovation était tout d’abord perçue comme une opportunité de faire émerger des sources de plaisir au travail, et ce, sur deux plans distincts : la possibilité d’apprendre grâce aux nouvelles méthodes de travail et la reconnaissance associée à leur implication dans le processus d’innovation.

Nourrir la possibilité d’apprendre au travail

D’une part, les participantes soulignent que les possibilités d’apprentissage dans le quotidien et au travail s’étiolent avec le temps qui passe. Elles confirment être de moins en moins sollicitées par l’employeur lorsqu’il est question de formation continue ou de mise à niveau. D’autre part, l’innovation au travail contribue à bonifier ces possibilités. Ainsi, elle devient un synonyme fort d’apprentissage, comme en témoignent ces participantes :

« Ce n’est pas à mon âge que je vais retourner sur les bancs d’école; je n’ai pas envie nécessairement de me replonger dans les livres. Et à la maison, je n’ai pas d’opportunités pour m’intéresser à des nouvelles choses. Mais j’aime encore apprendre. Au travail, j’ai la chance de pouvoir apprendre encore des nouvelles choses quand il y a de nouveaux projets. »

« Je ne participe plus beaucoup aux formations. J’imagine qu’ils [les gestionnaires] pensent que je sais déjà les choses qui sont abordées en formation. Mais l’ARQVAP m’a permis d’apprendre de nouvelles façons d’agir avec mon client, de nouveaux trucs; ça, c’est très stimulant. »

L’innovation est porteuse de nouvelles connaissances, de moyens pour « mieux faire son travail » et de méthodes contemporaines essentielles à l’évolution des savoir-faire pour le métier. Les participantes indiquent que la connaissance n’a pas de limite, surtout pas de limite liée à l’âge, comme l’illustre l’une d’entre elles :

« Je réagis bien quand on nous apprend des nouvelles façons de faire nos tâches parce que ça me donne plus de moyens pour agir auprès de mon client, j’aime ça. C’est comme en cuisine, mon livre de recettes devient de plus en plus épais, j’achète de plus en plus de nouveaux équipements et, avec l’âge, je peux donc faire de meilleures recettes. »

En ce sens, l’innovation est habituellement accueillie favorablement par les participantes, qui y voient un moyen d’améliorer leurs connaissances et de stimuler leur intellect.

Se sentir impliqué dans l’innovation, une source de reconnaissance

Lorsqu’une innovation est implantée, que de nouvelles façons de faire le travail sont présentées et que les participantes se sentent impliquées dans le processus d’implantation, cela est vécu comme une marque de reconnaissance au travail. Les participantes expliquent que ce sentiment d’inclusion peut naître de diverses situations. Il peut être engendré, par exemple, par une invitation à participer à l’élaboration ou à la réflexion portant sur de nouvelles approches, ou encore par des consignes claires d’utiliser de nouveaux équipements dans leurs tâches quotidiennes. Ce sentiment d’inclusion s’inscrit alors profondément dans le plaisir au travail, alimenté par un sentiment de valorisation, comme l’explique une participante :

« Quand on voit que l’employeur nous implique dans des changements, c’est valorisant. On sent que nous sommes pris au sérieux […], qu’on n’est surtout pas pris pour acquis et que notre employeur croit [que ça] vaut encore la peine d’investir en nous parce que notre expertise vaut quelque chose, plutôt que de croire que nous ne sommes que de vieilles choses bonnes à rien. »

Cette mobilisation de l’expertise à travers l’utilisation d’approches innovantes est très appréciée. D’ailleurs, les participantes expliquent que la possibilité de prendre part aux innovations non seulement montre que l’employeur croit encore au fait qu’elles peuvent contribuer au travail, mais aussi constitue un révélateur de leur valeur sur le marché de l’emploi et de ce qu’elles peuvent encore y apporter. En revanche, l’innovation ne se traduit pas uniquement en plaisir au travail, alors qu’elle peut générer une remise en question chez les travailleuses craignant de ne pas être en mesure de s’impliquer dans les transformations demandées.

La crainte d’un échec

Les participantes partagent de manière significative la crainte de ne pas réussir à rallier les demandes de l’organisation issues de l’implantation de l’innovation à leurs capacités à faire face à ces demandes. En effet, bien qu’elles considèrent encore avoir un esprit vif, de manière générale, elles se disent conscientes des changements qui s’effectuent et qui sont attribuables à leur avancée en âge. Diminution de la vitesse d’intégration de nouvelles connaissances, réduction de la capacité à soutenir une intensité de travail élevée, diminution de la tolérance au stress et plus grande difficulté à faire plusieurs tâches en parallèle sont des constats qui les frappent quotidiennement. C’est le cas de cette participante :

« Je me sens encore jeune, mon âme est encore vive, mais c’est ma carcasse qui ne suit plus. Je sais que je suis moins vite qu’avant pour certaines choses; je me stresse aussi pour des choses qui avant ne m’auraient pas rendue anxieuse, je le vois. »

Par contre, cette dernière ajoute qu’habituellement, dans le quotidien du travail et grâce au développement de trucs, ces changements n’ont pas d’impact significatif sur les tâches :

« Je suis capable de m’ajuster assez bien [aux changements de capacités liés au vieillissement]. Je développe des trucs qui me permettent de compenser mes difficultés. »

Toutefois, devant l’innovation, la diminution des capacités devient momentanément saillante. Une crainte s’installe alors quant à la possibilité de faire face aux demandes de l’organisation, comme l’expliquent ces deux participantes :

« Je sais que je dois m’adapter à la nouveauté et je veux le faire, mais je me demande si je vais être capable d’aller aussi vite que les autres. En vieillissant, c’est pire; on se met de la pression en se disant qu’on veut que notre corps suive, qu’on n’est pas moins bon que les autres, mais parfois ça ne fonctionne tout simplement pas comme lorsque nous étions jeunes, et alors ça nous revient en plein visage […] Nos trucs qu’on est habituellement capable de développer dans notre travail deviennent soudainement moins efficaces, ou on est moins capable d’en développer à cause de la vitesse à laquelle on doit intégrer une nouvelle méthode de travail. »

« Quand on sent que ça ne fonctionne pas comme on le voudrait, et que c’est notre corps qui ne suit plus, ça fait peur pour l’avenir. On se demande combien de temps on va pouvoir suivre le rythme des transformations de notre travail. »

Devoir prendre plus de temps pour intégrer de nouvelles façons de faire est considéré comme un échec, et la peur de la défaite est directement liée à un stress : celui de ne pas être en mesure de performer. Pour certaines des participantes, cette crainte peut ainsi, ultimement, diminuer l’intérêt à prendre part aux changements demandés par l’employeur. En effet, les participantes indiquent qu’une stratégie considérée devant des demandes qui sont en inadéquation avec leurs capacités est le respect des limites. Selon une des participantes :

« J’essaie de suivre, je fais mon possible. Depuis quelque temps, quand je ne peux pas suivre, que je sens que les apprentissages vont trop vite pour moi, je ralentis. Ça prendra plus de temps; au moins je me dis que je participe. »

Le respect des limites s’accompagne toutefois d’un risque, celui de montrer ses faiblesses au péril de ne plus être considérée aussi vitale pour l’organisation. De plus, cette stratégie n’est pas gage d’ouverture de la part de l’organisation et, pour certaines participantes, elle s’est avérée infructueuse lorsqu’utilisée. L’une des participantes témoigne ainsi de son expérience :

« Il y a de cela quelques années, il m’est arrivé de demander de ne pas apprendre un nouveau logiciel qui venait d’être implanté pour rédiger nos notes. J’avais peur de faire trop d’erreurs et je n’arrivais pas à gérer toutes les fonctionnalités du programme. Ma demande a été rejetée et j’ai dû subir à quelques reprises des remontrances parce que j’avais fait des erreurs, comme je craignais. »

Lorsqu’il est question de l’ARQVAP, cette crainte est vécue de manière plutôt faible par les participantes puisque l’introduction du programme a été réalisée, selon elles, à un rythme adéquat. En effet, la peur de l’échec est prégnante lorsque les exigences liées aux transformations sont considérées comme élevées, par exemple l’introduction rapide d’un changement, des requêtes jugées comme radicales quant aux nouvelles manières de faire le travail ou encore l’imposition d’un rythme plus rapide pour la réalisation des interventions auprès des patientes et patients.

Une évolution au fil du temps

De manière équivoque, les participantes expliquent que leur manière de percevoir l’innovation a évolué dans le temps; elle n’est pas la même que lorsqu’elles étaient plus jeunes. Elles expliquent cela en lien avec des particularités qui, selon elles, sont propres au processus du vieillissement, alors qu’il est maintenant essentiel pour elles d’agir en lien avec les valeurs qui se sont stabilisées à travers les années et que la reconnaissance des pairs est maintenant cruciale au travail, davantage que lorsqu’elles étaient plus jeunes.

L’importance cruciale d’agir en cohérence avec ses valeurs

Être à la recherche de sens au travail n’est pas nouveau pour les participantes. Par contre, l’importance accordée au fait d’agir en cohérence avec leurs valeurs semble accrue avec l’avancée en âge. Il est devenu beaucoup moins aisé, selon elles, de fermer les yeux sur une situation qui ne fait pas sens, comparativement à lorsqu’elles étaient plus jeunes. Certaines expliquent cela par le fait que leurs valeurs se sont de plus en plus stabilisées et ancrées avec le temps. L’une des participantes affirme :

« Je me transforme au fil du temps. Je sais de plus en plus les valeurs qui sont fondamentales pour moi en tant que personne, alors cela se reflète aussi en tant que travailleur. »

D’autres expliquent plutôt qu’elles se respectent davantage. L’une d’elles souligne :

« Explique-moi quelque chose et si cela fait du sens, je vais te suivre là-dedans. Sinon, c’est plus facile maintenant pour moi de décider de mettre mes limites et de dire non. »

Elles sont ainsi plus enclines que lorsqu’elles étaient plus jeunes à refuser de prendre un chemin qui manque de sens. En accord avec ce sentiment, l’un des critères fondamentaux pour qu’une innovation soit perçue favorablement est que cette dernière soit en cohérence avec les valeurs personnelles.

Un besoin accru de reconnaissance par les pairs

Une certaine reconnaissance au travail a toujours eu de l’importance pour les participantes. Par contre, elles expliquent que celle témoignée dans les rapports qu’elles entretiennent avec leurs pairs devient fondamentale avec l’avancée en âge, tandis que celle prodiguée par des supérieurs, bien qu’encore appréciée, devient plutôt triviale. Certaines attribuent cela au fait que travailler est maintenant devenu un choix, notamment puisqu’elles ont dépassé l’âge de la retraite (établie à 65 ans au Québec). D’autres lient plutôt le besoin de reconnaissance par les pairs au fait que, dans leur quotidien, il est devenu plus difficile d’obtenir ce type de reconnaissance. Comme l’affirme l’une des participantes :

« J’avais moins besoin que mes collègues disent qu’ils appréciaient mon travail quand j’étais plus jeune, parce que je pouvais aller chercher de la reconnaissance dans d’autres sphères de ma vie que le travail. Mes enfants qui disaient que j’étais une bonne mère, mon mari qui trouvait mes idées bonnes, mes amies qui me trouvaient drôle. Mais maintenant, j’ai moins accès à tout ça. »

En contexte d’innovation, l’accès à cette reconnaissance devient fondamental. En effet, les participantes expliquent que la rétribution attendue lorsqu’elles s’impliquent dans le processus d’intégration d’une innovation est de partager l’expérience avec leurs pairs et se sentir reconnues par ces derniers. L’une des participantes s’exprime ainsi :

« De voir que ma collègue plus jeune que moi me trouve bonne de suivre le rythme [des transformations du travail] et me dit que je suis une source d’inspiration pour elle, c’est ce qui me motive à rentrer le lendemain et continuer d’intégrer une nouvelle méthode de travail à ma routine. »

L’âge comme facteur d’analyse, mais aussi l’expertise au travail

Au cours de l’analyse des entretiens, force a été de constater que bien que l’âge ait été un facteur d’analyse d’intérêt, l’expérience de travail joue un rôle d’importance dans la perception que les travailleuses ont de l’innovation. Les participantes détenant le plus d’expérience au travail (participantes E et F) décrivent en effet certaines perceptions comme étant enracinées dans leurs histoires de travail singulières marquées par diverses expériences au fil des ans, plutôt que spécialement liées à leur avancée en âge : un désenchantement face à la culture innovante et une expertise du changement leur permettant de faire face plus facilement aux demandes de l’organisation.

Désillusion quant au processus d’innovation

Au cours de leur carrière, les participantes expérimentées ont été témoins de multiples transformations de leur travail. Ayant connu tantôt des transformations profondes de leurs tâches de travail, tantôt des modifications mineures des manières de faire, ces participantes n’en sont pas à leur première innovation au travail. La plupart d’entre elles estiment que ces modulations ont été sources de motivation en début de carrière et que la nouveauté était stimulante. Toutefois, leur accumulation mène à un certain désabusement devant l’innovation éphémère, comme l’explique une participante :

« J’ai vu beaucoup de transformations dans ma carrière. J’ai vu la technologie arriver, j’ai aussi plusieurs fois dû changer mes façons de faire. J’ai vu plusieurs choses apparaître, puis repartir. Des fois, je me demande si tout ça vaut la peine. Est-ce que ça vaut la peine de mettre mon énergie pour quelque chose qui ne va peut-être pas rester? »

Cette perception d’un investissement de soi dans un processus passager devient usant, et une certaine lassitude s’installe. D’ailleurs, l’ARQVAP, bien qu’accueillie favorablement, fait émerger certaines questions chez les participantes expérimentées, à savoir si la balance entre l’investissement personnel et la durabilité des transformations qu’elle entraîne sera favorable. Les participantes soulignent en ce sens que leur désir de s’investir dans le processus de mise en place de l’innovation est teinté par leur perception quant à la durabilité de cette dernière. Une participante affirme :

« J’ai vu des choses arriver au travail et être présentées en réunion. Avec le temps, je le voyais tout de suite si ça allait marcher. On le sait si quelque chose va rester ou non. Je n’ai plus envie de dépenser mon énergie dans ce qui ne va pas rester. »

Expertise du changement

La capacité de faire face aux changements est tributaire de l’expérience de multiples transformations vécues au fil du temps, créant une « expertise du changement » avec l’avancée en carrière. Les participantes expérimentées disent avoir développé une flexibilité à traiter une demande et à voir comment cette dernière peut cadrer dans les tâches de travail. Ainsi que le précise une participante :

« J’ai du vécu sur le marché du travail. Je sais comment faire pour modifier mes techniques de travail quand c’est nécessaire. Je connais tellement bien mon travail que si je dois en changer un aspect, ou intégrer quelque chose de nouveau, je suis en mesure de voir comment le faire sans que cela ait trop d’impact sur ma tâche. »

Les participantes indiquent que, pour mobiliser leur expertise de la sorte, une marge de manoeuvre doit être possible dans l’organisation du travail. Selon une participante :

« Je peux m’ajuster, même mieux que quand j’ai commencé [à travailler], mais qu’on ne me dise pas exactement comment modifier ce que je fais. Je peux évaluer la situation et trouver un compromis par moi-même. »

Construire sur l’expérience passée est la stratégie souvent jugée comme optimale à employer pour faire face aux difficultés qui peuvent émerger avec l’avancée en âge. L’une des participantes affirme :

« À force de faire mon travail, j’ai construit mes façons de faire, mes petits trucs à moi. Je n’ai plus à penser aux routines du travail; elles se font automatiquement. Donc, quand j’arrive devant une situation nouvelle, ou quand je dois m’ajuster à mes capacités qui changent, mon livre de recettes bien rempli me sert beaucoup, je m’y réfère beaucoup. »

La condition sine qua non à l’utilisation de leur expertise pour transformer leur tâche et intégrer l’innovation demeure la même que pour les participantes moins expérimentées, c’est-à-dire que l’innovation proposée doit être en cohérence avec leurs valeurs personnelles et professionnelles.

Vieillir au travail dans un contexte de nouveauté : le paradoxe

Dans une culture innovante, les travailleuses vieillissantes rencontrées se retrouvent face à un paradoxe, soit celui de vieillir dans une organisation valorisant la nouveauté. Deux logiques s’opposent alors : une logique de création et de développement de nouvelles habiletés et une logique de compensation de certaines difficultés et de recherche de stabilité pour le faire.

Cette mise en tension est liée à deux principales difficultés. Tout d’abord, le travail qui change régulièrement ne permet plus de se baser sur son expertise et ses trucs de métier pour faire face au vieillissement. Une participante l’explique ainsi :

« Quand je me rends compte que mes stratégies ne fonctionnent plus, je dois m’arrêter et réfléchir à mon travail, à ma manière de le faire. Je sais que je peux trouver une façon de m’ajuster. Mais, parfois, ça me prend du temps pour trouver une nouvelle stratégie. C’est avec les essais et erreurs que j’y arrive. Mais, quand le travail change constamment, ça devient difficile. »

Ajuster son fonctionnement par l’expérience peut s’avérer une tâche ardue dans la perspective où l’attrait pour la nouveauté réécrit les façons de faire. Ensuite, il peut devenir culpabilisant pour les participantes de prendre du temps pour développer de nouvelles stratégies afin de compenser leurs difficultés. En effet, dans une organisation valorisant le bien-être de la cliente ou du client (et non le bien-être de la travailleuse ou du travailleur), l’efficience et l’amélioration continue, peu d’espace semble disponible pour s’arrêter afin de réfléchir à de nouvelles façons de faire le métier.

Discussion

L’innovation pour la main-d’oeuvre vieillissante

Lorsque les résultats tirés des entretiens sont considérés de manière transversale, le portrait initial qui s’en dégage est celui de travailleuses qui, avançant en âge, constatent certaines pertes au niveau de leurs capacités. Ces pertes, habituellement compensées au fil du travail et ses usages, sont exacerbées en contexte d’innovation. Des craintes peuvent alors émerger, particulièrement celles liées à une difficulté à suivre le rythme, surtout lorsque l’organisation valorise l’efficience et l’innovation de services. Une augmentation du stress a déjà été documentée chez des travailleuses et travailleurs vivant des changements organisationnels. Entre autres, certaines études indiquent que le stress est principalement lié à une plus grande autonomie et une responsabilisation plus importante en contexte d’innovation (Boulianne, 2005; Gagnon, et collab., 2003; Kahn et Langlieb, 2003). Les travailleuses vieillissantes rencontrées, pour leur part, le relient plutôt à la crainte de ne pas pouvoir répondre aux demandes de l’organisation, compte tenu des effets du vieillissement chez elles.

Malgré cette crainte, les travailleuses s’investissent, jusqu’à maintenant à tout le moins, dans les initiatives innovantes proposées (voire imposées) par l’organisation. Cela est fait non avec réluctance, mais avec un certain plaisir qui est alimenté par les possibles de l’innovation. Le possible d’apprendre, de se sentir utiles, d’être valorisées par leurs pairs et de participer à une oeuvre commune. L’innovation devient alors source réelle de plaisir au travail en permettant aux travailleuses de mobiliser leur expertise, d’apprendre et de ressentir une reconnaissance lorsqu’elles sont impliquées dans une action concertée de transformation des pratiques. Pour les travailleuses vieillissantes, si les transformations font sens et qu’elles s’y sentent impliquées, leur désir de mobilisation semble plus fort. Ce résultat n’est d’ailleurs pas spécifique aux travailleuses et travailleurs vieillissants. En effet, Appelbaum (2004), dans une étude visant à connaître l’effet des innovations organisationnelles sur le bien-être de la main-d’oeuvre, a souligné que l’engagement envers l’organisation et la satisfaction des travailleuses et travailleurs en contexte d’innovation est intimement lié à l’augmentation de leur participation au sein de l’entreprise.

Faire face à l’innovation : une posture évolutive, des leviers à potentialiser

Somme toute, les perceptions quant à l’innovation au travail ne sont pas stables, et les résultats obtenus permettent d’illustrer comment les perceptions des travailleuses rencontrées ont évolué avec le temps. Cette évolution s’inscrit sur deux plans : l’un est en lien avec l’âge et l’autre, avec l’expérience. Cette évolution s’accompagne de l’utilisation de stratégies pour continuer à faire face à la nouveauté malgré l’avancée en âge, ainsi que de leviers pouvant être pris en compte par les organisations innovantes. Ils se détaillent en quatre catégories : le respect des limites et des croyances, la potentialisation des échanges entre pairs, l’explicitation de la durabilité prévue de l’innovation et l’accès à une marge de manoeuvre.

Respect des limites et des croyances

Au moment de l’implantation de l’innovation, les travailleuses vieillissantes doivent pouvoir relier les raisons des transformations à leurs valeurs. Une innovation doit être en cohérence avec la vision qu’elles ont de leur travail et de la manière dont elles investissent subjectivement leur activité de travail. Une étape de validation de la compréhension des travailleuses quant aux motifs de l’implantation de l’innovation et aux bénéfices perçus de cette dernière pourrait s’avérer favorable. Danan, et collab. (2014) soulignent qu’il est nécessaire que des pratiques nouvelles s’inscrivent résolument dans une coproduction avec les professionnelles et professionnels de la santé, en précisant l’intérêt clinique jugé utile par les travailleuses et travailleurs et en interrogeant les professionnelles et professionnels de la santé sur leurs propres pratiques. L’importance d’ancrer les raisons d’une innovation dans la signification que prend le travail pour les travailleuses et travailleurs vieillissants est d’autant plus grande que ces personnes s’avèrent plus enclines à rompre leur engagement avec une organisation qui n’est plus en cohérence avec leurs valeurs avec l’avancée en âge.

Échange entre pairs

Bien que la reconnaissance ait déjà été documentée comme un facteur d’importance pour le bienêtre de la main-d’oeuvre en contexte d’innovation (Boulianne, 2005), l’accès à la reconnaissance de la part des pairs distingue le groupe des travailleuses et travailleurs vieillissants. Cet appui sur les collègues comme pierre angulaire de la reconnaissance au travail renvoie à l’idée de collectifs de travail salvateurs pour la santé au travail, sujet largement traité dans la littérature auprès de diverses catégories de travailleuses et travailleurs. Par exemple, dans leur étude portant sur les risques d’exclusion dans un contexte de transformation organisationnelle, Pavageau, Nascimento et Falzon (2007) ont identifié le manque d’entraide comme étant un élément central pouvant expliquer une difficulté d’adaptation au changement, et ce, quel que soit l’âge. Ils insistent ainsi sur l’importance des échanges entre pairs en contexte de transformations du travail. En ce qui concerne les travailleuses et travailleurs vieillissants, David, et collab. (2001) soulignent que ces salariés accordent à l’enjeu du partage entre pairs une attention particulière, ayant appris par expérience à quel point les composantes collectives de l’activité sont précieuses. La reconnaissance, essentielle au travail, s’avère ainsi fondamentale en contexte d’innovation, et celle offerte par les pairs devrait être priorisée. Plusieurs mécanismes peuvent favoriser ce type de reconnaissance, dont l’aménagement d’espaces formels de rétribution (par exemple un moment dédié lors d’une réunion d’équipe) (Brun et Dugas, 2002), la possibilité pour les travailleuses et travailleurs d’échanger dans des contextes informels, ainsi que la valorisation des pratiques de convivialité entre membres du personnel (Gernet et Dejours, 2009). Les résultats de la présente étude suggèrent que ces lieux et moments, aménagés dans les organisations de travail traversées par l’innovation, doivent miser sur la valorisation de l’implication des travailleuses et travailleurs vieillissants dans les processus innovants, plutôt que de se désengager de la responsabilité face à l’auto-exclusion des travailleuses et travailleurs âgés.

Durabilité du processus explicitée

Face à des changements fréquents, traces de l’innovation, la temporalité des transformations du travail s’avère un élément d’importance dans la perception des travailleuses et travailleurs vieillissants. Afin d’éviter la désillusion liée à l’usure par l’exposition trop fréquente aux innovations éphémères, l’explicitation des facteurs favorisant la durabilité d’une innovation semble d’importance. Dans le secteur de la santé, une attention de plus en plus importante est portée à la pérennité des innovations implantées. En effet, la durabilité des innovations, ainsi que leur implantation à large échelle dans ce secteur, est actuellement problématique (Smith, 2013). L’arrivée d’indicateurs de plus en plus précis et l’apparition d’un souci pour la stabilité de l’innovation sont des facteurs positifs pour la main-d’oeuvre de ce secteur d’activité.

Marge de manoeuvre

En cohérence avec les résultats obtenus, l’utilisation de stratégies compensatoires provenant de l’expérience de la main-d’oeuvre vieillissante pour faire face à des défis rencontrés au travail a été documentée dans les travaux de Gollac et Volkoff (2000). Ces auteurs expliquent que leur utilisation n’est possible que si l’organisation du travail est elle-même suffisamment flexible pour laisser une marge de manoeuvre aux travailleuses et travailleurs dans l’exécution de leur travail. Dans le même sens, les travaux de Molinié, Gaudart et Pueyo (2012) traitent des stratégies mobilisées par la main-d’oeuvre d’expérience comme d’une profonde modification qualitative de l’action, appuyée sur cette expérience en vue de faire face aux aléas du travail.

Dans plusieurs pays, notamment l’Allemagne, l’Australie et la Suède, des actions concrètes mises en place afin de favoriser la participation des travailleuses et travailleurs séniors au marché du travail font leurs preuves (Demers, et collab., 2011). Ces stratégies visent à faciliter le maintien en emploi du personnel âgé en favorisant des méthodes de travail flexibles et adaptées. En contexte d’innovation, une modulation évolutive des pratiques d’intégration de nouvelles méthodes de travail y est une avenue prometteuse. Cette modulation passe par deux moments : un premier, où le rythme d’intégration d’une innovation respecte celui des travailleuses et travailleurs plus âgés, et un second, où les travailleuses et travailleurs vieillissants sont de plus en plus incités à prendre part aux actions d’actualisation de l’innovation au même rythme que leurs collègues. En plus d’une avenue intéressante pour réduire les craintes liées à la vitesse d’assimilation des nouvelles méthodes de travail décrites par les participantes de l’étude présentée, l’inclusion de l’ensemble des travailleuses et travailleurs, sans considération liée à l’âge, favoriserait au fil du temps des expériences de succès pouvant solidifier la confiance des travailleuses et travailleurs vieillissants face à leurs capacités.

Transférabilité des stratégies et des leviers documentés

Les stratégies utilisées par les travailleuses et travailleurs pour pallier la double transformation, celle de leur travail et celle de leur corps, sont de l’ordre du possible au moment de l’enquête pour la majorité des participantes. Toutefois, ces stratégies peuvent s’avérer difficiles à maintenir dans le temps et ne sont pas facilement transférables à tous les types d’organisations. En effet, Molinié, Gaudart et Pueyo (2012) soulignent la fragilité de ce type de stratégies et précisent combien elles ne sont ni naturelles, ni définitivement acquises. Dans un premier temps, construire sur l’expérience en utilisant la marge de manoeuvre mise à disposition peut s’avérer complexe. Les études portant sur les organisations indiquent que plusieurs d’entre elles sont basées sur des logiques de rentabilité, que les conditions de travail s’y durcissent et que le travail s’intensifie, nécessitant une adaptation constante des travailleuses et travailleurs de tous âges, sans toutefois fournir la marge de manoeuvre pour le faire (voir par exemple Coutrot, 2016; Lippel, Johnstone et Baril-Gingras, 2017; Vézina, 2008). Non seulement la marge de manoeuvre est faible dans plusieurs organisations, mais également la manière dont le travail est maintenant réalisé (contrats temporaires, polyvalence, réorientation des objectifs) limite en elle-même l’apprentissage dans le travail et la construction de l’expérience.

Dans un deuxième temps, s’appuyer majoritairement sur la reconnaissance des pairs comme source de plaisir et de motivation pour l’implication dans le processus d’innovation met les travailleuses et travailleurs à risque de se buter à l’étiolement des collectifs de travail. En effet, les mécanismes de reconnaissance entre pairs sont, encore aujourd’hui, peu investis, voire progressivement éliminés dans les organisations de travail (Gernet et Dejours, 2009). Les lieux d’échange informels disparaissent, laissant place à un mode de gestion individualiste et compétitif. Dejours (2015) souligne que la fracturation du travail collectif est une réalité prégnante dans les entreprises et qu’elle exacerbe l’apparition de plusieurs pathologies, dont celles d’épuisement et de dépression. De plus, la reconnaissance entre pairs nécessite une certaine collectivisation des méthodes et des expériences de travail. En effet, un assentiment de la part de collègues exige que ceux-ci aient eu accès au travail. Or, un tel partage demande de la confiance. Dévoiler des façons de faire particulières implique des risques; les informations dévoilées peuvent être utilisées contre la personne qui se dévoile (Davezies, 1993). Le paradoxe vécu en contexte innovant, celui de faire face aux impératifs de renouvellement et de nouveauté tout en vivant une perte de capacités, exacerbe encore plus cette faille. Il devient alors difficile de socialiser autour d’un projet novateur, si les stratégies dévoilées, dont celle de respecter les limites liées au vieillissement, entrent en conflit avec les injonctions de l’organisation. Il devient risqué d’exposer ses difficultés, puisque cette exposition révèle les traces de l’avancée en âge, traces qui ne semblent pas en concordance avec une organisation innovante. Il peut ainsi s’avérer difficile de se retirer d’un processus innovant puisque cette stratégie traduit une certaine obsolescence, alors que l’organisation valorise la modernité. Ces résultats sont assimilables à ceux de Lyons, Ng et Schweitzer (2012). Ces travaux révèlent que les travailleuses et travailleurs vieillissants, concernés par le fait de demeurer utiles dans des organisations en constant changement et valorisant la nouveauté, hésitent à parler de leurs craintes par peur de dévoiler leurs difficultés et de ne plus cadrer avec la culture de l’entreprise.

Limites de l’étude

Trois limites principales méritent d’être discutées. Premièrement, cette recherche a impliqué un groupe spécifique de travailleuses faisant partie d’un même secteur d’activité. Ce faisant, les interprétations découlant de cette étude ne peuvent être généralisables directement à d’autres contextes de travail. Deuxièmement, en raison du petit échantillon, de la spécificité de l’innovation étudiée et de la grande variabilité de l’expression du phénomène de vieillissement d’un individu à l’autre, il ne serait pas prudent d’élargir le portrait de la perception des travailleuses vieillissantes alors obtenu à la catégorie très large des travailleuses et travailleurs de plus de 55 ans. Troisièmement, le genre uniquement féminin des participantes de l’étude doit être souligné. Il est possible de croire que cette donnée ait pu teinter les résultats compte tenu de leur nature subjective. Un tel échantillon n’est toutefois pas étonnant compte tenu du secteur étudié et du phénomène actuel de vieillissement de la population. En effet, les métiers étudiés sont encore aujourd’hui fortement féminins. De même, dans plusieurs pays industrialisés, la proportion de femmes âgées de 65 ans et plus est plus importante que celle des hommes de la même tranche d’âge (Bringues, 2014).

Conclusion

Phénomène pourtant prégnant, le vieillissement de la population active ne constitue actuellement pas une préoccupation forte chez les employeurs. Très peu de milieux de travail s’engagent réellement dans une action cohérente pour le gérer, tant sur le plan des ressources humaines que sur celui de la prévention en santé (Szinovacz, 2011). Au contraire, le vieillissement au travail est vécu par nombre d’organisations comme un fardeau, et ces dernières disposent de peu de ressources afin de faire face à l’avancée en âge de leur main-d’oeuvre (Brady, et collab., 2016). La force des stéréotypes concernant les travailleuses et travailleurs âgés ainsi que les impératifs managériaux axés sur la productivité tendent à exclure progressivement la main-d’oeuvre vieillissante, voire à limiter son entrée sur le marché du travail. De plus, si le caractère pathogène de certaines dimensions de l’organisation du travail est bien documenté, l’innovation, quant à elle, demeure peu ciblée. Au contraire, plusieurs actrices et acteurs font montre d’un biais de surconfiance en ne voyant souvent que le versant positif de l’innovation, sans porter de regard sur la perception des travailleuses et travailleurs qui doivent y faire face (Bessière et Stéphany, 2015). Pourtant, l’étude présentée a permis de constater que les travailleuses vieillissantes ne restent pas impassibles devant l’innovation. Bien que cette dernière représente un certain défi, les participantes rencontrées ne cadrent pas avec le stéréotype de réluctance face à la nouveauté. Au contraire, l’innovation peut s’inscrire dans le plaisir au travail.

Somme toute, bien que divers leviers d’action puissent être considérés par une organisation soucieuse de prendre en compte le vieillissement de sa main-d’oeuvre en contexte innovant, il n’est pas nécessairement chose facile de les actualiser. Plusieurs barrières doivent parfois être abordées de manière systémique, et il importe de reprendre l’analyse des leviers dans chaque situation particulière afin d’éviter la stigmatisation et favoriser l’inclusion.