Corps de l’article

L’espace de la famille, ces vingt dernières années, s’est semble-t-il simultanément décomposé et agrandi. En effet, de nombreux travaux font état d’une augmentation des modes de cohabitation hors mariage (Toulemon, 1996) ; simultanément, le divorce se banalise (Badwin-Legros, 1989 ; Hackstaff, 1999). Les unions successives se multiplient ; on voit de plus en plus de familles monoparentales et recomposées. Les séparations et les divorces ont été étudiés du point de vue des recompositions familiales, mettant en avant des trajectoires de coparentalité (Cadolle, 2007 ; Saint-Jacques, 2009 ; Saint-Jacques et al., 2013 ; Tremblay et al., 2013). Aussi, la place des enfants a beaucoup été interrogée en regard des situations de divorce et de séparation, en considérant les effets du mode de garde choisi pour eux (Bonnet etal., 2015 ; Hachet, 2014) et le rôle parental exercé après une séparation (Neyrand, 2005, 2015, Martial, 2013). Ont été aussi considérées les conséquences des séparations sur les conditions de vie des enfants – notamment dans les familles monoparentales (Letablier, 2011 ; Villeneuve-Gokalp, 1990 ; Lefaucheur, 1988) –, sur leur trajectoire scolaire (Archambault 2007) et leur santé psychologique (Furstenberg et Cherlin, 1991). Ainsi, de nombreux travaux se sont intéressés à la complexité des familles recomposées. Cependant, on compte moins de recherches qualitatives sur la place des enfants dans la remise en couple des parents, ce que propose cet article.

Il convient dans un premier temps de brosser rapidement la toile de fond sur laquelle s’inscrivent les remises en couple. Au début du XXIe siècle, si le mariage perd en popularité – il ne constitue plus l’acte fondateur de la famille – il n’en reste pas moins vivace et prend un nouveau sens avec le recul de l’âge au mariage (Badwin-Legros, 1989). Le mariage des années 1950-1970 revendiquait comme complémentaires l’amour et l’union légale, mais cette complémentarité allait très vite se désynchroniser et l’amour, entrer en conflit avec l’institution matrimoniale. Le refus du mariage apparaît comme le refus de soumettre la relation de couple à d’autres forces que celle des sentiments. Ce qui a conduit Louis Roussel à qualifier la famille d’« incertaine » (Roussel, 1989). Dès lors, l’union libre a été vue comme une pratique nécessaire de mise à l’essai du couple, où la dimension amoureuse est très présente. Quand il n’y a plus d’amour, le couple se sépare (Kaufmann, 2014). On assiste néanmoins à un nouvel engouement pour la cérémonie du mariage, forme d’exposition de soi qui fonctionnerait comme un rappel identitaire au couple heureux (Maillochon, 2016).

Les divorces, les séparations, les temps de vie seul et les remises en couple tendent à devenir des transitions biographiques dans les parcours conjugaux et familiaux des individus. On observe des remises en couple de plus en plus fréquentes. En effet, selon Beaujouan (2012), un cinquième des hommes nés entre 1960 et 1964 ont connu au moins deux unions avant 55 ans. En 2013, 19 % des personnes âgées de 26 à 65 ans ont vécu deux relations et 5 % en ont vécu trois ou plus dans la même proportion pour les hommes et pour les femmes (Costemalle, 2015). La seconde relation est moins souvent institutionnalisée : si en première union, les couples se sont mariés pour les enfants, en seconde union, on note une déconnexion du mariage et de l’enfant (Villeneuve-Gokalp, 1990). Aussi, la remise en couple, qui consiste à fonder un nouveau couple cohabitant ou non avec une personne, ne débouche pas nécessairement sur un mariage ni même sur une union civile, mais elle peut donner lieu à une famille recomposée.

Nous nous intéressons ici à ce que nous avons appelé « configuration familiale post-séparation », qui renvoie au foyer du parent ayant la garde principale, au foyer du parent non gardien[1] et à leurs parentèles respectives ainsi qu’à celles du ou des nouveaux conjoints (Le Gall et Martin, 1996), mais cette dénomination désigne des réalités sociales distinctes. En effet, si la configuration est un foyer avec un parent ayant la garde unique, par exemple, la mère – composition la plus fréquente, qui représentait en 2009, sur 160 000 enfants ayant vécu le divorce de leurs parents, 76 % des modalités –, elle est différente de celle où le père et la mère sont en garde alternée – plus faiblement pratiquée, soit à 15 % en 2009. D’autres configurations sont possibles, comme celle où le père a la garde principale et où la mère est le parent intermittent – soit 9 % des cas en 2009 (Bonnet et al., 2015). Si l’on ajoute les parentèles, on trouvera des assemblages qui sont : père non gardien, mère ayant le garde principale et beau-père permanent, ou père non gardien, mère en garde principale et beau-père intermittent.

Les recompositions familiales induisent des modes de circulation et des modes de fonctionnement internes spécifiques dans les familles. Ainsi, comme l’avance Irène Théry : « Désormais ce n’est plus à partir du nouveau couple que l’on saisit la famille, mais à partir des enfants eux-mêmes, puisque c’est l’espace de leur circulation qui définit la famille recomposée » (Théry, 1993, p. 14). Ainsi les enfants sont-ils les premiers concernés par la nouvelle configuration familiale, mais aussi les plus susceptibles d’agir ou de peser sur sa construction et sur les nouvelles relations engagées, et de les subir. L’institutionnalisation de la coparentalité par la loi du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale marque un tournant dans la politique familiale, elle fait acte du lien parent-enfant par-devers la séparation conjugale des deux conjoints et préserve le couple en tant qu’entité distincte (Neyrand, 2005).

Nous avons choisi de considérer dans cet article les situations de post-rupture, ce qui nous amènera à envisager en creux la séparation, événement marquant de l’histoire familiale qui instaure une bifurcation (Bessin et al., 2010 ; Négroni, 2005, 2012) dans le parcours conjugal et amoureux. La bifurcation[2] conjugale ouvre sur un temps inédit où le futur est incertain et imprévu, elle déstructure le parcours conjugal et amoureux, amène la désynchronisation des temps conjugaux et familiaux. La bifurcation nous intéresse en tant qu’elle est une séquence d’action qui ouvre sur une transition entre la rupture et l’après-rupture. C’est dans cet espace de la post-rupture, où les structures de sens ne sont plus efficientes pour tenir la famille, que s’élaborent des reconfigurations familiales. Le concept de « configuration » renvoie à l’idée que la société est un réseau d’interdépendances assimilable à un équilibre de tensions entre les parties d’un ensemble (Elias, 1993 [1956, 1979]). Dans la bifurcation conjugale, cet équilibre est rompu. Les membres de la famille s’emploient à recréer du lien dans une tension entre des interdépendances où les reconfigurations familiales restent à inventer et à construire.

Nous tenterons d’identifier les formes de parentalité qui se trouvent désynchronisées de la conjugalité, et les négociations suscitées sur les temps de résidence des enfants. Nous proposons de regarder les temporalités recomposées en considérant les temps synchrones et asynchrones des rôles parentaux et conjugaux, comment se défait la famille et comment elle se recompose à travers le rôle et la place de l’enfant dans les remises en couple. Les temps reconstruits et partagés pour refaire famille, ainsi que la perception des temps communs ou individuels qui viennent redéfinir la configuration familiale, seront des lieux d’investigation importants. Enfin, nous montrerons comment, entre configuration familiale et configuration conjugale, les enfants interfèrent dans ces combinaisons.

Méthodologie et cadre d’analyse

L’enquête qualitative a été réalisée dans une ville moyenne de France, auprès d’hommes et de femmes en situation de post-rupture. Nous avons recueilli trente récits de vie d’une durée de 1 h 30 à 2 h, soit seize récits de femmes, onze récits d’hommes et trois entretiens avec des personnes en couple homoparental (deux femmes et un homme). Les critères de constitution de l’échantillon qui ont été retenus sont au nombre de quatre : être potentiellement en situation de remise en couple après une séparation ou des séparations, au mieux dans les trois à dix dernières années ; avoir été en union scellée par le mariage ou non, avoir vécu au moins cinq ans en couple cohabitant ; avoir eu des enfants issus de cette union. Les personnes ont été rencontrées par effet « boule de neige »[3] : un enquêté en suggère un autre, et ainsi de suite. Nous avons veillé à diversifier les personnes relais. Les répondants sont volontaires, ce qui garantit une qualité de recueil.

Le corpus d’interviewés comprend des personnes qui se sont séparées, à leur initiative ou pas, après un temps de vie commune – en couple cohabitant – allant de 2 ans à 28 ans avec un ou une partenaire. La plupart des personnes rencontrées ont eu entre 1 et 5 enfants[4]. Elles sont célibataires, de nouveau en couple, en cohabitation, sans cohabitation ou en famille recomposée.

Nous avons veillé à une certaine différenciation sociale, aussi l’échantillon se présente-t-il de manière équilibrée entre catégories supérieures et catégories moyennes supérieures et inférieures ; néanmoins, la classe populaire est peu représentée. En termes professionnels, ces personnes sont respectivement cadres ou de niveau cadre, de professions intermédiaires ou employées. Un plus grand nombre de femmes a répondu, les hommes paraissant moins enclins à s’exprimer sur ce registre privé. L’âge des personnes interrogées s’échelonne entre 34 et 60 ans (entre 34 et 52 ans pour les femmes, et entre 35 et 60 ans pour les hommes).

Les entretiens ont été retranscrits intégralement. Concernant l’analyse des résultats, nous avons procédé à une analyse de contenu thématique et à une analyse longitudinale de chaque entretien. Nous cherchions à appréhender ce qui avait changé avec la séparation en considérant ce que les personnes interrogées disaient des enfants : leur interférence dans la remise en couple du parent, les modalités d’adaptation à cette nouvelle situation par les différents protagonistes, et la ou les reconfigurations familiales à l’œuvre qui redéfinissaient la place des enfants.

L’article se scinde en quatre parties. La première partie rend compte des formes de cohabitation observées dans les remises en couple en considérant la catégorie socio-professionnelle. La seconde partie propose d’examiner les éléments qui interfèrent dans la remise en couple, et notamment les enfants. La troisième partie montre que les temps de parentalité et de conjugalité viennent s’entrechoquer dans des recompositions familiales fragiles qui sont constamment renégociées. Enfin, dans la quatrième partie, nous donnons à voir les ancrages qui viennent construire de nouvelles configurations familiales.

Tableau des enquêtés

Tableau des enquêtés

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Des parcours de remise en couple : cohabiter ou pas ?

Au-delà du rapport amoureux, qui peut s’exprimer par le désir d’être ensemble le plus souvent possible (Alberoni, 1979 ; Bozon, 2016), d’autres paramètres sont présents dans la décision d’habiter sous un même toit. Aussi, la décision de cohabiter en seconde ou troisième union n’est-elle pas toujours facile. Si la question des liens amoureux et conjugaux (avec le nouveau conjoint) et parentaux (avec les enfants pour chaque conjoint) se pose, la forme que prendra cette nouvelle union peut être différente suivant la classe sociale d’appartenance, le niveau de revenu et l’âge à la remise en couple.

Cohabitation et ascension sociale

L’ascension sociale est la dominante de ce parcours de remise en couple. Accroître son capital économique et social grâce à la seconde union peut être un souhait. C’est le cas de Marnia, 45 ans, mère de deux enfants (de 12 et 15 ans), cadre dans une entreprise en grande distribution ; après trois ans de vie en couple, elle vient de s’installer avec Paul, directeur d’un établissement bancaire. Cette seconde union lui permet de satisfaire ses rêves d’ascension sociale, présents depuis longtemps :

J’avais envie de m’élever, de réussir, d’avoir un certain confort, ce qui n’était pas important pour mon ex-conjoint […]. On a acheté cette maison ; c’était intéressant financièrement. Moi, je voulais une grande maison : il y a de la place, on a chacun son espace, ça limite les tensions […]. Il a insisté pour qu’elle [sa fille] ait la plus belle chambre ; les miens [mes enfants] sont là pour deux semaines.

Cette union cohabitante vient concrétiser les attentes de Marnia : refaire famille et s’élever dans l’échelle sociale. L’espace de vie doit être suffisamment grand pour laisser une grande indépendance à chacun. Ce qui permet d’être « ensemble mais séparés » (de Singly, 2000). C’est comme si l’espace agrandi (« chacun a son espace ») aplanissait toutes les difficultés relationnelles potentielles dans le couple et celles du couple avec les enfants respectifs du conjoint. Ainsi, il est intéressant de remarquer que le choix du volume et de la qualité de l’espace – mieux disposé, plus ensoleillé – reviennent ici à l’homme, dont l’investissement financier est le plus important dans l’achat de la maison. La répartition de l’espace signale donc l’apport en capital économique et social de chacun des membres du couple. Cependant, disposer d’espace et d’un revenu élevé ne dispense pas, lorsqu’il y a des enfants présents au foyer, des aménagements et des temporisations de « l’habiter en famille recomposée », ce que nous verrons plus avant dans l’article.

À revenu égal et avec de grands enfants, la cohabitation est moins tentante

La cohabitation est une étape qui n’est pas toujours franchie, et encore moins lorsque les revenus des deux membres du couple sont à peu près égaux. C’est ce qu’explique Alice, 48 ans, cadre administratif à l’université, mère de deux filles (de 19 et 22 ans) :

Habiter ensemble ? Oui ! Mais […] on savait bien que ça allait être plutôt très compliqué… plus encore par rapport à nos enfants, que nous deux, mais un peu par rapport à nous deux aussi ; donc, ça nous a traversé l’esprit mais on l’a pas fait. Il n’est pas inenvisageable qu’à un moment donné on vive ensemble sans les enfants.

La cohabitation en famille recomposée n’est pas toujours envisagée, car elle peut être perçue comme source inévitable de tensions entre enfants et parents, et représenter une menace pour le couple en seconde union. L’habitation séparée est un choix préférentiellement fait par les classes moyennes et supérieures, qui ont une aisance financière suffisante pour avoir deux logements. Les analyses quantitatives (Beaujouan et al., 2009) viennent confirmer nos résultats : le désinvestissement vis-à-vis de la vie en couple cohabitant et la préférence pour une dissociation de la vie familiale et amoureuse peut amener à moins revivre avec un conjoint. Bawin-Legros (1989) montre que les femmes s’orientent plus souvent vers des formes de relations moins engagées, et ce, particulièrement en présence d’enfants ; parfois par crainte d’un nouvel échec, elles résistent à ce qu’un nouveau partenaire s’immisce dans la vie de famille et dans l’éducation des enfants (Le Gall et Martin, 1993), mais c’est aussi par peur de reproduire, en cohabitation, les erreurs du passé (Levin, 2004). Les travaux sur les LAT (living apart together) montrent que la non-cohabitation s’apparente à une forme durable de conjugalité chez les plus de 50 ans – elle concerne 25,6 % des femmes et 18,5 % des hommes (Régnier-Loiliers, 2016) –, moins concernés par la fécondité et la norme de procréation (Caradec, 1996).

Cohabiter et améliorer l’ordinaire

L’habiter en famille recomposée est un modus vivendi adopté préférentiellement, dans notre corpus, dans les catégories moyennes et par les professions intermédiaires et employés. Il se concrétise par l’investissement d’un des deux lieux de vie et parfois l’abandon progressif de l’autre lieu. La cohabitation devient alors une manière de partager les frais et charges domestiques, et de prétendre à une meilleure qualité de vie. La séparation est suivie d’une cohabitation assez rapide avec la nouvelle personne. Dans ses trois histoires amoureuses, Gilles – 52 ans, directeur d’une structure sociale, père de deux enfants âgés maintenant de 15 et 25 ans issus de ses deux premières unions –, a toujours cohabité en famille recomposée : « On a toujours partagé le quotidien, oui. Même maison, même toit, les enfants… » Dans les entretiens recueillis, la baisse du niveau de vie lors de la séparation est assez souvent évoquée. Aussi, le choix de cohabiter est en partie lié aux effets de précarité induits par la séparation, mais aussi, comme le précise Le Gall et Martin, à un rapport au couple et à la famille différent en fonction du groupe social d’appartenance. En effet, ses travaux révèlent que dans les milieux populaires, on ne se remet pas en couple de la même manière que dans les milieux plus aisés. Pour les premiers, l’échec du couple renvoie à l’idée de mauvaise alliance. Il faut donc rompre et se remarier avec « le bon » partenaire et reformer une famille nucléaire de type traditionnel. Pour les seconds, la rupture est moins brutale : « Les parents non gardiens assument globalement leur responsabilité parentale et attachent une importance à ce que leur rôle ne soit pas “gommé” par la remise en couple du parent gardien » (Le Gall et Martin 1987, p. 129). Chaque partenaire conserve son rôle et doit composer avec cette nouvelle organisation familiale. Les auteurs parlent de « logique de substitution » et d’« hétérorégulation », où le couple s’inscrit dans un modèle familial référencé. D’un autre côté, dans les milieux plus dotés, le nouveau couple a pour lignes directrices pérennité et autorégulation : il préserve les rôles et ménage les individualités de chacun. Bien que les catégories populaires soient faiblement représentées dans l’enquête, nous avons pu observer que les enfants ne sont pas consultés lors des remises en couple. Reformer un couple cohabitant suscite peu d’interrogations, ce que montre également Le Pape (2006) dans ses travaux, la reproduction du modèle familial transgénérationnel étant dominante dans le « faire couple » des classes populaires.

Remarquons néanmoins que la tendance à la reformation d’un couple avec cohabitation immédiate dans les milieux populaires n’est pas non plus une constante ; en témoigne l’augmentation continue, dans ces milieux, du nombre de familles monoparentales[5][6] et de foyers où la mère a la garde principale[7]. Sur cette question, les analyses récentes de Marie Bergström (2015) apportent un nouvel éclairage sur la remise en couple des femmes dans les milieux populaires. Elle affirme que la remise en couple (REC) est vivement souhaitée, cependant que les expériences malheureuses rencontrées incitent à se préserver de cette tentation à reformer un couple cohabitant. Des recherches menées dans des quartiers populaires des États-Unis, dévoilent des situations de cohabitation atypiques marquées par une rupture affective du couple, où le père, bien que non pourvoyeur, est toujours présent au foyer, seule alternative trouvée par la mère pour maintenir le lien père-enfant (Martin et al., 2011). L’engagement difficile des pères après une séparation est manifeste aussi en Colombie, à Medellín, où, dans près d’un ménage sur deux, la mère, chef de famille, se plaint de liens très distendus avec le père, qui refuse d’assumer une quelconque responsabilité à l’égard de ses enfants (de Suremain, 2001).

Pour conclure cette partie, nous pouvons noter tout d’abord que dans les milieux les moins dotés, la remise en couple de la mère permet souvent à la famille d’échapper à la pauvreté́, voire à la précarité relationnelle. Dans les milieux plus favorisés, la pérennité́ du couple parental d’origine est préservée. Constatons également que dans l’ensemble des parcours de REC observés se fait jour un accord tacite qui vise à laisser les enfants dans leur univers de vie habituel. Il existe une norme, référence hégémonique détenue par les professionnels et notamment les psychologues, en matière de parentalité, et qui est intériorisée par les parents, quant à la préservation du cadre de vie. Cette norme consiste à « laisser l’enfant dans son milieu naturel » (Neyrand, 2005). Des travaux quantitatifs montrent que la moitié des enfants demeure dans le logement initial un an après le divorce. Ce logement est conservé soit par le parent qui a la garde exclusive (le plus souvent la mère), soit par un des deux parents dans le cadre d’une résidence alternée. Dans ce dernier cas, un des deux logements est le même qu’avant la rupture sept fois sur dix. De plus, la résidence alternée est d’autant plus fréquente que les parents ont un revenu élevé : les parents qui y recourent sont dans les derniers déciles de revenu (Bonnet etal., 2015).

Dans la seconde partie, nous nous interrogeons sur les remises en couple des femmes, qui semblent moins fréquentes que celles des hommes.

Des remises en couple genrées : le poids des enfants

Un certain nombre d’observations faites lors de cette étude montrent que les enfants sont des acteurs très présents dans les situations de remise en couple. La présence d’enfants au foyer, constante ou intermittente, ainsi que le lieu de résidence choisi pour eux, pourraient avoir des effets sur la remise en couple. De même que l’âge des hommes et des femmes à la remise en couple.

L’âge, un marqueur fort des remises en couple

Constatons tout d’abord que les expériences amoureuses au fil des générations sont plus nombreuses, dans les parcours amoureux tant féminins que masculins (Rault et Régnier-Loilier, 2015). Cependant, la durée des REC diffère. Elle est la même pour les hommes et les femmes séparés avant 25 ans, mais plus longue pour les femmes lorsque la séparation intervient à un âge plus élevé : seules trois femmes sur dix séparées entre 35 et 49 ans ont reformé une union au bout de cinq ans, contre cinq hommes sur dix (Beaujouan, 2011). La prédominance du facteur âge dans les secondes unions est aussi constatée par Festy (1988). De même, Villeneuve-Gokalp a mis en évidence que « 45 % des enfants dont la mère a moins de trente ans ont un beau-père dans les cinq ans, contre 31 % quand la mère est plus âgée » (Villeneuve-Gokalp, 1993, p. 74). Dans notre échantillon, nous avons pu constater également que l’avancée en âge est un facteur qui joue en la défaveur de la REC des femmes. À partir de 45 ans, pas de REC aisée et moins de REC avec cohabitation, ce qui peut parfois correspondre à un souhait, mais pas toujours. Concernant le désir de non-cohabitation des femmes, Martin souligne une attitude ambiguë. Les femmes actives, séparées vers quarante ans et avec des enfants en âge scolaire, oscillent entre indépendance et solitude : « […] pour elles, la monoparentalité est donc une phase durable ni véritablement choisie ni véritablement subie […] pour éviter la solitude, nombre d’entre elles développent des relations conjugales sans cohabitation, manière de rompre l’isolat sexuel sans s’engager et d’être deux pour le meilleur, sans le pire » (Martin, 1994 p. 1579). Cette tension entre autonomie et indépendance est assez palpable dans les récits de femmes vers 45 ans ou plus jeunes. Chloé, 38 ans : « Je [ne] me vois plus vivre avec quelqu’un pour l’instant […] un homme ici en permanence, ranger ses affaires, de faire sa lessive… » Notre corpus, montre une mobilisation plus forte des femmes pour se remettre en couple au départ des enfants, le désir de rencontrer quelqu’un se faisant alors plus pressant. Dans les parcours masculins, la REC avec cohabitation est moins souhaitée par les hommes à partir de 60-65 ans.

Enfants au foyer et remise en couple

Nos analyses nous amènent à constater que la présence d’enfants au foyer ne semble pas être un avantage pour les femmes dans leurs rencontres amoureuses. Au contraire, c’est parfois une entrave. En effet, le marché matrimonial serait plus favorable aux hommes. S’occuper même de manière intermittente d’enfants de moins de dix ans est un facteur favorisant la REC des hommes, ce qui est l’inverse pour les femmes (Cassan, Mazuy et Clanché, 2001). Notre échantillon nous amène à nuancer cette affirmation, puisque les femmes de moins de quarante ans qui ont des enfants en bas âge sont en couple cohabitant ; cependant, nous constatons qu’au-delà de 45 ans, avoir de jeunes enfants ne favorise pas la REC et encore moins lorsque la taille de la fratrie atteint trois enfants. C’est ce qu’exprime Françoise, 46 ans, mère de trois enfants (de 5, 7 et 11 ans) :

Et donc, je me dis : un gars, je sais pas, moi, à 46 ans, c’est quoi ? un gars d’une cinquantaine d’années ou plus – parce que pareil, les hommes ils aiment bien les plus jeunes, aussi. Enfin voilà, après, c’est peut-être des clichés qui sont faux mais... ben, quand il va voir l’âge de mes enfants, il va se sauver !

L’âge est un facteur doublement pénalisant (l’âge des femmes combiné à l’âge des enfants) qui pèse sur les remises en couple féminines, mais d’autres éléments pourraient être significatifs : il s’agit de la configuration post-séparation et du mode de résidence des enfants.

Mode de résidence, effet d’anticipation dans les parcours de remise en couple

L’enquête Étude de l’histoire familiale[8] montre que les pères ayant la garde principale auraient reformé une union plus rapidement que les autres pères, et que la situation serait inversée pour les mères (Barre, 2003). Eva Beaujouan allait réviser ces résultats en 2011. Elle a constaté que les hommes restaient plus souvent avec leurs enfants après le départ de leur conjointe, circonstance qui ne les laissait pas prédisposés à reformer un couple. Elle a fait l’hypothèse que ce n’est pas la présence d’enfants qui affecterait les chances de REC de ces hommes, mais le fait que leur femme soit partie et l’absence d’anticipation inhérente à la soudaineté de la situation – par contraste avec les autres hommes, qui sont en proportion plus nombreux à avoir provoqué la séparation alors qu’ils avaient déjà rencontré une autre partenaire. La question que nous posons en regard de notre enquête est celle d’un effet initiateur influençant les parcours de remise en couple. En d’autres termes, est-ce que le fait d’avoir anticipé la séparation a des incidences sur la remise en couple ? Dans notre enquête, nous avons pu observer que l’instigateur de la séparation part souvent alors qu’il a rencontré une autre personne, il se remet souvent immédiatement en couple, parfois de manière éphémère. Par contre, celui ou celle qui n’est pas à l’initiative de la séparation doit l’accepter ; aussi le désir de reformer un couple rapidement est-il moins présent. Vaughan (1990) distingue le « still loving partner » de l’autre qui est déjà partit en quelque sorte.

Nous avons constaté que les REC des hommes se font le plus souvent dans un délai d’un an et demi après la séparation, qu’ils aient ou n’aient pas choisi de se séparer, ce qui tempère l’hypothèse d’un effet d’anticipation dans les parcours de REC masculins. En revanche, quand les femmes « subissent » la séparation, les REC sont plus longues, et elles sont très rapides lorsque les femmes sont à l’initiative de la séparation : l’effet initiateur joue beaucoup pour elles. Remarquons que le délai de REC des pères ayant la garde unique lors de séparations dont ils n’ont pas été les initiateurs (deux hommes dans notre corpus) est plus long que pour les autres pères. L’ex-conjointe de Michel n’étant plus présente de manière constante au foyer depuis presque vingt ans au moment de la séparation, le fils reste avec son père dans la maison familiale. Michel se remet en couple au bout de seize ans. Les enfants de Daniel résident au domicile paternel, sa conjointe étant jugée défaillante en raison d’une dépression. Il n’est pas en couple après huit ans de séparation. Ces constats ne nous permettent pas de confirmer ou d’infirmer les résultats des enquêtes quantitatives, en raison d’un corpus de récits masculins restreint, notamment concernant les hommes ayant la garde exclusive.

Quand la parentalité vient entrechoquer la conjugalité : temps synchrones et asynchrones des rôles parentaux et conjugaux

S’établir en famille recomposée n’est pas une entreprise facile. La place des enfants de l’autre partenaire peut être vécue comme pesante. Nous avons pu observer dans les remises en couple que les temps parentaux venaient recouvrir les temps conjugaux, et inversement. On assiste alors à une asynchronie des différents temps, qui viennent se juxtaposer et s’entrechoquer. Autant de temps qui contraignent à une adaptation constante des rôles dans les nouvelles configurations familiales et obligent à recomposer d’autres liens plaçant les différents acteurs, et en particulier les enfants, en situation d’incertitude et de vulnérabilité quant à leur place dans cette structure familiale mouvante et labile.

La mère, dépositaire et garante des liens familiaux

La charge affective de la première union est souvent dévolue à la femme, car c’est majoritairement elle qui reste dans la maison – qu’elle soit à l’initiative de la séparation ou pas. Par conséquent, la maison demeure le dernier témoin de la vie commune, sorte de réceptacle affectif qui, dans l’imaginaire, renvoie à un bonheur passé et dont la mère est la garante et la dépositaire ; un rôle qui lui est attribué par les enfants et par l’ex-conjoint (encore plus souvent lorsqu’il est à l’initiative de la séparation). C’est la situation qu’a connue Flora, cinquante ans, séparée depuis quatre ans, enseignante retraitée, mère de trois enfants d’âge scolaire. Écoutons-la :

Quand il est parti, il m’a dit : « Je te laisse tout, la maison, la voiture, tout ce qu’il y a dans la maison, et les enfants. » Sur le moment, je me suis dit : ah ben ça, au moins, c’est très bien ! Et puis après, je me suis dit que c’était aussi une manière [pour lui] de dire : « Ma vie d’avant, j’en ai plus rien à faire. » Et ça m’a un peu choquée.

Parfois, le symbole de la famille est tout entier dans la maison. C’est pourquoi, dans de nombreux entretiens, les femmes disent leur attachement à la maison, mais aussi leur sentiment d’enfermement dans ce lieu. Sont décrites les tergiversations pour la vendre et ensuite les négociations entamées avec les enfants sur la possibilité de s’en séparer. Vendre la maison semble ouvrir la porte à une nouvelle vie. Alice, 48 ans, cadre à l’université, qui vit avec ses filles adolescentes après une séparation qu’elle n’a pas choisie, en atteste :

Alors c’est vrai que dans cette histoire de maison, pour moi, c’était hyper douloureux au début. De me dire que si je vendais la maison, toute la famille s’écroule… je m’en suis aperçue après, parce que j’étais comme pétrifiée dans cette maison. Il fallait que la vie continue un peu comme avant, et alors Pierre, il venait un peu dans la maison, mais il ne se sentait pas bien non plus. Enfin, ça a joué un rôle aussi, parce qu’il sentait bien qu’il n’y avait pas beaucoup de place dans cet espace-là. Et en février, je suis allée à Paris avec Stella et elle m’a dit : « Oh, maman, je voudrais tellement qu’on change de maison ! » Et là, je me suis accrochée à ça et je me suis dit : c’est ce qu’on va faire. 

Il est intéressant de remarquer que les femmes semblent endosser le rôle de garante d’un ordre familial symbolique au nom de la parentalité, de leur rôle de mère. Cette assignation de la parentalité faite aux femmes porte la négation d’elles en tant que femmes, comme si, hors de la parentalité, il n’y avait pas d’autre identité possible et pas non plus l’espoir d’une autre conjugalité. Laisser la maison à l’autre, pour celui qui est à l’initiative de la séparation, c’est aussi laisser l’autre en suspens dans le temps de la séparation.

Accepter l’enfant de l’autre n’est pas facile

Lorsqu’elle s’est séparée de son mari, joaillier de profession avec une situation très confortable, Nadège, qui avait cessé de travailler pour s’occuper de leur fille, a repris un emploi. Employée, son niveau de revenus était faible, elle se privait de loisirs, de vêtements et parfois de nourriture pour pouvoir finir le mois. Au vu de la précarité de sa situation financière et à la sollicitation répétée de son ami, elle a accepté de cohabiter puis d’acheter une maison avec lui. La diminution du niveau de revenus est une situation que rencontrent de nombreuses femmes lors de la séparation : elle est de 20 % pour les femmes après la séparation, alors quelle n’est que de 3 % pour les hommes (Bonnet etal., 2015). L’histoire de Nadège montre des plans de la conjugalité et de la parentalité qui s’entrechoquent. Le nouveau couple s’inscrit dans l’espace conjugal à travers les enfants d’une autre conjugalité. La séparation de la famille initiale engendre la désynchronisation des temps familiaux, et elle impose aux enfants des temps asynchrones, qui sont ceux du face-à-face avec le ou les parents seuls ou le ou les parents dans le nouveau couple. Le temps de l’enfant doit se synchroniser avec une nouvelle organisation familiale, qu’il n’a pas choisie et qu’il ne reconnait pas toujours. Si l’ensemble des protagonistes vivent une désynchronisation constante du temps, notamment dans la résidence alternée, les enfants sont les seuls à connaître une migration répétée et régulière dans le passage d’une maison à une autre. Au changement d’espace s’ajoute la désynchronisation temporelle, la régularité de passage d’un lieu à un autre pouvant être perturbée par les contraintes calendaires d’un parent ou des deux parents. Benoît Hachet (2014) identifie les temps de répartition des enfants entre les ex-conjoints comme des « territoires temporels » négociés par l’un ou l’autre parent pour parvenir à se dégager des temps de disponibilité pour des obligations professionnelles. Il l’analyse comme un « déplacement momentané́ de la frontière des territoires temporels de l’alternance », montrant que ces mouvements de ligne empiètent ponctuellement sur le territoire de l’un aux dépens de l’autre, ce qui exige pour chacun de la réciprocité, et pour tous (parents et enfants), de l’adaptabilité. Les temps de séjour chez l’un ou l’autre parent sont reprogrammés en fonction des aléas professionnels de ceux-ci, ce qui peut susciter agacements et tensions. Nous avons pu l’entendre dans les récits, les enfants manifestent parfois leur désaccord par des refus de coopérer (ne pas prendre part aux activités collectives, ne pas partir en vacances ensemble) ou par une opposition plus franche (comportement délibérément désagréable, bêtises). Nadège ne supporte plus la cohabitation avec les enfants de Didier, qu’elle trouve insupportables :

Autant lui, je l’aime, mais je pourrais le quitter à cause de ses enfants ; là, on en parle beaucoup, et je suis très honnête et très franche, et je lui dis très facilement que ses enfants me dérangent […]. Mais c’est des petits monstres ! IIs n’écoutent rien, ils sont mal éduqués […]. C’est deux petits bouts à gérer et qui ne sont pas à moi.

Le couple premier est socialisé à un modèle éducatif élaboré par de multiples négociations. Modèle qui place parfois le second couple en opposition. Les enfants sont l’objet de tensions et de déchirements. En outre, le rôle dévolu à la belle-mère, en plus du care (Bessin, 2014), est de faire œuvre éducative (Cadolle, 2001). L’investissement auprès des enfants est plus lourd en regard de celui attendu du beau-père. Quand la parentalité recouvre la conjugalité, ce sont bien les enfants qui détiennent le pouvoir de rendre le père ou la mère heureux ou malheureux dans cette nouvelle union. Ils peuvent en faciliter le fonctionnement, mettre de l’huile ou gripper la machine. Les tensions apparaissent d’autant plus fortes qu’il s’agit d’un enfant unique comme nous le verrons dans le paragraphe suivant.

L’enfant unique prend plus de place

Les enfants, dès qu’ils sont deux, forment un groupe. Ils sont « les enfants » et c’est cette dénomination qui les désigne tout en leur assignant une place définie au sein de l’organisation familiale qu’engendre la nouvelle relation. L’enfant unique n’est pas ramené qu’à sa catégorie d’enfant, il est Louis, Victoire ou Sybille, il est d’emblée et fondamentalement particulier puisque désigné par son prénom, il est doté d’une identité, d’un caractère qui vont interférer plus fortement dans la nouvelle configuration familiale. Ainsi, avoir un enfant unique n’a pas le même effet sur la remise en couple qu’en avoir plusieurs ou même deux. Assez étrangement le regard que porte l’enfant unique sur cette nouvelle relation a plus de poids que celui de deux enfants.

Notre enquête montre qu’un couple mère-enfant peut exister avant la séparation - plus rarement un couple père-enfant - , lorsque l’enfant est unique et que la mère a la résidence principale, mais on peut aussi l’observer en situation de résidence alternée. Nadège a une relation fusionnelle avec sa fille. Elle exprime une tension entre l’amour porté à sa fille et l’engagement et l’amour qu’elle a pour son nouveau compagnon. : « Je lui ai demandé d’inverser ses WE, je veux passer du temps qu’avec ma fille et puis ça me permet de mieux appréhender ses enfants. Je suis un peu tiraillée et je ne veux pas passer ma vie à être tiraillée. » On voit bien que ce qui entre en concurrence c’est l’amour filial avec la relation amoureuse et l’engagement auquel elle tente de se conformer qui est d’accepter d’éduquer les enfants de son nouveau compagnon, au détriment du temps et des soins qu’elle pourrait consacrer à sa fille. Les pans de la conjugalité viennent entrechoquer les pans de la parentalité, Nadège est désarçonnée dans son rôle de mère, car elle doit être parent de manière équivalente d’enfants qui ne sont pas les siens. Les tensions dans ce couple autour de la place des enfants ont été si fortes qu’au bout de deux ans de vie commune dans la maison qu’ils avaient acquise, le couple s’est séparé.

Se ménager des temps « entre soi »

La place attribuée aux enfants pourra varier suivant l’organisation familiale antérieure et en fonction du style éducatif et des valeurs qui étaient celles des familles respectives. Pour Kellerhals et Montandon (1991) à chaque type de conjugalité correspond des formes spécifiques d’éducation des enfants. Aussi, l’ensemble de la vie quotidienne peut générer des tensions, chacun étant convaincu dans un premier temps que son modèle éducatif est le plus pertinent. Pour Marnia l’adaptation à sa nouvelle vie ne se fait pas sans heurts à propos de l’éducation des enfants : « Je le trouve trop autoritaire avec mes enfants, chez lui on ne parle pas à table, moi mes enfants ont le droit de s’exprimer même si ils ne sont pas d’accord avec moi, alors ça crée des tensions. » Aussi, parfois un certain nombre d’aménagements semblent nécessaires pour conserver une relation privilégiée avec les enfants : « deux fois par semaine, il va au sport, alors on mange à trois, c’est important que l’on se retrouve avec les enfants. » Ces aménagements temporels sont propices pour renforcer le lien. La situation « d’entre soi » à travers le face à face mère-enfant assure la cohésion familiale et vivifie le lien parental tout en réaffirmant les valeurs éducatives portées par la mère. Juxtaposer les temps conjugaux des temps parentaux apparaît ici comme une solution pour limiter les tensions et préserver les espaces de chacun.

De nouvelles configurations familiales

La famille qui se sépare et se recompose est finalement un agrégat d’univers de liens différents : « Il y a le couple et son espace, les deux familles dissociées, mais qui restent constituées par la circulation des enfants ; la famille composée étant le résultat de cette complexe alchimie, faite du croisement de tous ces éléments de trajectoire et de la projection sur l’avenir » (Martin, 2001, p. 18). Aussi, les récits de femmes et d’hommes recueillis insistent sur la difficile recomposition des liens à construire dans ces nouvelles configurations familiales. Ils confient des tensions réelles entre les enfants et le nouveau conjoint et dans les deux sens. Ce qu’indiquent aussi bien les femmes qui sont mères que les femmes qui sont les belles-mères sans enfant. Les hommes, de leur côté, font mention de difficultés sur leur place dans l’organisation familiale qu’ils soient pères ou qu’ils soient beaux-pères.

Trouver la place du père

Nous avons observé des configurations familiales où le père était présent de manière intermittente et désordonnée, ce qui avait pour effet d’empiéter sur la vie de la mère devant alors s’occuper des enfants et palier cette absence-présence. Dans ce cas, la mère ré-attribue au père sa place auprès des enfants, afin qu’elle puisse investir elle même une autre place que celle de mère. Ecoutons Alice : «Et donc à un moment donné j’ai dit « t’es pas leur grand-père, t’es leur père donc tu vas les prendre quand même un week-end sur deux » de même Jenny : « …il débarquait le samedi matin : (Ah, je prends les enfants !) Ca va pas non ! Si tu veux les enfants il n’y a aucun problème, mais t’appelle le mercredi pour le samedi parce que j’ai une vie, les enfants ne sont peut être pas dispos ! » Les femmes, au moment de la séparation, sont parfois le seul interlocuteur constant auprès des enfants. Nos analyses montrent que dans la séparation les mères prennent plus de place dans la relation aux enfants, elles font écho aux travaux de Sylvie Cadolle (2000) qui mentionnent une configuration qui serait le retrait des deux hommes (père et beau-père) renforçant la position centrale de la mère, mais en l’assignant au seul rôle de mère.

Qui dois-je aimer ou des tiraillements dans la relation d’amour

Même sans cohabitation la place des enfants peut entrer en concurrence avec celle du nouveau conjoint sur le temps passé ensemble, sur l’investissement affectif. Cette situation se présente de manière plus évidente lorsque la relation du parent et de l’enfant est proche, ce que confie Alice : « Il y a eu plusieurs fois où je me suis dit bon là c’est fini quoi. Parce qu’à des moments, j’avais l’impression qu’il me demandait de choisir ce qui était pas ça mais… ». Alice qui ne vit pas avec son compagnon indique son souhait de ne pas être divisée entre les temps parentaux -l’attention à ses filles adolescentes- et les temps amoureux du couple -consacrés à son compagnon. Les temps parentaux et les temps conjugaux-amoureux sont dans ce cas forcement juxtaposés, a-synchrones, ils appellent à un découpage temporel. Ce qui peut engendrer des tensions dans les deux relations d’amour, l’amour filial et la relation amoureuse du couple, obligeant à des temporisations et des négociations qui peuvent alors blesser la relation d’amour et parfois l’émousser.

Quel beau-père ? Quelle belle-mère ?

Selon les analyses de Thierry Blöss (1996) de la situation de mères ayant la résidence principale et cohabitant avec un beau-parent au foyer, c’est la mère qui donne la tonalité de la relation beau-parentale. Blöss identifie deux types de comportements chez la mère. Le premier comportement de la mère ayant la résidence principale est de reconnaître au beau-père l’exercice des tâches éducatives ; elle l’intronise en quelque sorte dans la fonction paternelle. Assimilant ainsi son conjoint à un père pour son enfant, la mère exalte le sentiment de beau-père et la fonction parentale de celui-ci. La compagne de Gilles est venue habiter chez lui après le décès du père de ces filles. Gilles s’est d’abord inquiété de la manière dont il prendrait sa place avec les adolescentes, pour finalement tenter de répondre aux attentes de son amie par ajustements successifs. Il mentionne le caractère inédit d’une relation à construire avec les enfants de l’autre et avec l’autre :

Je me disais que ça allait être compliqué avec des filles ados, dans l’exigence par rapport à leur mère, le cadre… Et puis finalement, franchement, très très bien, sympa ! Donc, heureusement, c’était positif. Mais ça demande quand même entre deux adultes d’être bien clairs dans la place qu’on laisse à l’autre. […] Le rôle du beau-père… c’est un truc à inventer de A à Z, quoi. Il n’y a pas de cadre. Déjà, parent, ce n’est pas simple, alors être beau-parent, c’est encore plus compliqué ! C’est beaucoup de compétences demandées.

Gilles met en avant le processus de construction progressive qu’est la relation de beau-père, une relation à laquelle la mère donne son aval, mais également les enfants, qui doivent consentir à cette prise de rôle et au degré de proximité affective dans lequel il s’inscrira. Le Gall et Martin (1993) montrent que les familles recomposées à la suite d’une désunion créent bien une situation nouvelle. Il n’y a pas une place à prendre, mais une place à se faire. Blöss rend compte de la condition de beau-père : « La recomposition familiale pose explicitement la question de l’identité du lien de parentalité éducative : quand le père biologique est maintenu dans le jeu, le beau-père est généralement sur le banc de touche, et inversement […] Les modalités éducatives d’intervention de ce dernier sont fonction de la qualité des relations qu’entretiennent le père non gardien et son enfant » (Blöss, 1996, p. 152). Notre enquête corrobore ces résultats : la place laissée au beau-père est vraiment réduite au rôle minimal de copain qui donne des conseils, de tiers ponctuel lorsqu’il y a résidence alternée, avec un bémol lorsque les enfants sont plus jeunes et qu’ils sont au moins deux. La fonction parentale peut alors s’exercer de manière spontanée. En outre, les tâches et soins aux jeunes enfants étant plus denses, la délégation peut être plus présente. Nous avons pu observer que l’accroissement de la fonction parentale participe aussi de la constitution du couple conjugal. Cela amène Florent, 47 ans, qui a un enfant de six ans en famille recomposée depuis deux ans avec Valentine, quarante ans, maman de deux enfants (sept et onze ans), investi dans la relation aux enfants notamment comme compagnon de jeu, à dire à Valentine, avec beaucoup de satisfaction : « On est vraiment bien ensemble, on est une vraie famille. »

Lorsque la mère ayant la garde exclusive affiche un quasi-monopole des responsabilités éducatives, un comportement qui s’apparente à l’organisation parentale antérieure, le beau-père se trouve placé dans un rôle éducatif d’appoint, « sous les traits d’un conseiller, d’un copain, ou d’un partenaire de jeu » (Blöss, 1996, p. 57). Dans cette situation, la combinaison couple conjugal et couple parental est inexistante par le défaut d’implication dans la fonction parentale. Cet état peut conduire à une difficulté d’engagement dans la relation de couple. Caroline, 45 ans, mère d’une fille de 16 ans, rapporte les propos de Quentin, 35 ans, son ex-compagnon :

Quand il est parti, il m’a dit : […] « Et puis avec Chloé, c’était difficile, on se parlait pas beaucoup. Je vous laisse ensemble parce que tu n’es pas seule, il y a son père [le père biologique en résidence alternée], il sera toujours là pour toi et pour elle.

Ici, la fonction beau-parentale imaginée est avortée, elle n’est pas parvenue à s’exprimer et va contribuer au délitement de la relation de couple.

Dans les couples homoparentaux que nous avons rencontrés[9], le désir des deux membres du couple a été celui de faire famille. Chacun des membres du couple étant la mère biologique d’un enfant, il a été décidé que les enfants circuleraient entre les deux maisons, même si l’un des enfants était seulement âgé d’un an au moment de la séparation. Le choix était de préserver le lien parental et de maintenir le lien dans la fratrie, au-delà de la séparation du couple conjugal. La belle-mère a reçu de sa conjointe, dès que la cohabitation a été décidée, l’autorité parentale sur les enfants. La réaffirmation du couple parental est cruciale lors de la remise en couple des couples homoparentaux : c’est une manière d’afficher le lien de ce couple qui n’a pas toujours été reconnu par la société. Finalement, c’est une triade qui se concerte, non sans accrocs, lorsque des ajustements éducatifs s’avèrent nécessaire pour protéger l’équilibre et le bien être des enfants. La belle-mère dernière arrivée dans la vie des enfants (la compagne de Sylvie), est très proche de ceux-ci : « Les enfants disent qu’ils ont trois mamans ». On peut faire référence à une « parenté plurielle » (Cadoret, 1995, Le Gall et Bettahar, 2001).

Limites de l’étude

Une des limites identifiées dans cette étude réside dans la relative homogénéité sociale de la population enquêtée. Si les catégories moyennes inférieures sont présentes dans le corpus d’entretien, la catégorie des classes populaires a été peu questionnée. Les travaux de Le Gall et Martin (1993) sur les remises en couple ont été particulièrement éclairants sur cette question et nous incitent à poursuivre nos investigations afin d’éclairer les rapports sociaux de classe.

Une autre limite tient à la faiblesse numérique du corpus d’entretiens recueillis auprès des hommes et à une certaine disparité des caractéristiques de recueil. Un trop faible quota des catégories observées, par exemple le peu d’entretiens obtenus auprès d’hommes ayant la garde exclusive de leurs enfants, restreint l’analyse des parcours de remise en couple masculins. Ce qui nous invite à poursuivre nos investigations afin de contrôler les résultats pressentis dans la présente étude.

Conclusion

Au terme de cet article, il convient de dégager les éléments saillants qui se sont révélés au fil de l’analyse. Nous avons montré qu’à l’issue d’une bifurcation conjugale, la place des enfants est importante dans les remises en couple en seconde ou en troisième union, à différents endroits : dans les formes de remise en couple envisagées (cohabiter ou « chacun chez soi »), dans la temporalité de la remise en couple (notamment en fonction du mode de résidence choisi), et dans les liens d’amour qui se tissent dans la nouvelle composition familiale.

Nos analyses nous permettent d’avancer que les remises en couple sont genrées. Les temps de remise en couple s’inscrivent dans des temporalités significativement différentes pour les hommes et les femmes. Les femmes, qui ont le plus souvent la garde exclusive des enfants, se remettent en couple dans un délai plus long que les hommes. Pour les femmes, plus que le fait d’avoir en charge les enfants, ne pas être à l’initiative de la séparation est un paramètre qui peut expliquer que la remise en couple soit plus tardive. En revanche, ne pas être à l’initiative de la séparation influence peu la remise en couple des hommes, qui se fait dans la même temporalité, sauf lorsque les enfants résident au domicile paternel. Être parent en garde principale pourrait avoir des effets sur le délai de remise en couple dans les parcours masculins.

Les nouvelles configurations familiales se construisent au fil du temps dans des temporalités parfois conjointes, parfois disjointes. Car, nous l’avons constaté lors de notre enquête, « les familles recomposées sont avant tout des processus, des laboratoires dans lesquels la parenté s’élabore continûment » (Déchaux, 2009, p. 75). Le cadre juridique, s’il légifère la garde des enfants autour du maintien du lien au nom de la parentalité[10] (Chauvière, 2008), ne dit rien du comment « faire famille » ; or ce qui pose question dans les remises en couple, c’est bien la question du faire famille. Les nouveaux liens conjugaux peuvent faire ciment, mais dans le faire famille, la haine n’est parfois pas loin. Aussi est-ce au cœur des tensions et des mouvements que génère cette injonction normative intériorisée de « faire famille » que les membres tentent de recomposer, entre attentes supposées, attachements et frustrations, un ordre familial. Cette recomposition procède par ajustements constants. Nous avons pu observer des désynchronisations des temps parentaux et conjugaux. Le recouvrement de ces temps peut soit fonctionner comme une « synchronicité » heureuse dans la nouvelle configuration familiale, soit, au contraire, être source d’affrontements et de heurts inopportuns, et parfois contraindre ou empêcher l’émergence de nouveaux liens. Au centre de ces mouvements de synchronisation-désynchronisation, les enfants s’adaptent plus ou moins aux changements de temporalité, aux changements de lieu.

Nous avons montré des liens d’amour qui peinent à s’ancrer dans de nouvelles familialités[11] et qui restent souvent non exprimés, ou laissent voir des tensions dans l’amour porté aux enfants et au partenaire. Des liens qui prennent naissance dans des espaces temporels disjoints, dans les interstices ou en creux d’une relation d’amour laissée à l’abandon ; les relations beaux-parentales, par le crédit qui leur est fait, viennent incidemment combler des manques et des souffrances tues.

Pour terminer, nos analyses confirment un constat fait par Sylvie Cadolle (2000), à savoir que la famille recomposée reste le plus souvent matricentrée. En effet, la séparation, tout comme la remise en couple, ne change rien à l’affaire. Les mères règnent sur la famille. Enfermées dans leur rôle de mères et socialement assignées au rôle de transmetteur de liens, elles ne parviennent pas à défaire les leurs. Pourtant, constatons avec Marie-Blanche Tahon (2004) que le contrôle de la procréation par les femmes change la donne dans les rapports de sexe et marque une avancée notable. Elle ouvre vers d’autres perspectives qu’il convient de prendre en compte et, pour cela, nous choisirons de ne plus parler de différence des sexes mais bien de « différend des sexes ».