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“Musique” est un nom générique comme celui de la plupart des arts, peinture, littérature, cinéma, etc. Le problème que présentent ces termes génériques a été formulé par Wittgenstein à propos de “jeu” (1918 : §§ 66-67) : la définition de ce terme est mise en crise quand on considère divers jeux qu’elle est censée recouvrir, des jeux aussi différents que le tennis, la balle au prisonnier, une partie de solitaire, les échecs, etc. Une propriété d’un terme spécifique peut ne pas valoir pour un autre terme spécifique – par exemple : “se joue en équipe” ou “se joue seul(e)” –, bloquant toute possibilité de l’attribuer au terme générique. En même temps, il y a plusieurs raisons de ne pas abandonner le plan générique (Cf. Mandelbaum 1965), parmi lesquelles la facilité classificatoire qu’il offre et, quant à l’exemple de Wittgenstein, le sentiment de jouer, plutôt que de travailler, quel que soit le jeu spécifique qu’on pratique. J’emploierai ici “musique” en vertu de son pouvoir de classification et relativement au sentiment global qu’il évoque.

J’utiliserai aussi la possibilité linguistique de renverser le rapport spécifique-générique en changeant de plan. La musique, terme générique pour musique de chambre, opéra, rock-and-roll, techno, etc., devient spécifique si on considère la palette des arts évoquée ci-dessus. Toutefois, ce n’est pas ce renversement pour lui-même qui m’intéresse ici. Je me concentre plutôt sur la possibilité de conforter la classification en “musique” à l’aide d’une nomenclature sémiotique, celle de Charles S. Peirce en particulier. Il s’agit, à peu près il est vrai, de réfléchir sur la musique comme d’aucuns/d’aucunes (Rosalind Krauss, Philippe Dubois, pour ne citer que les pionniers) ont réfléchi sur la photographie. On disait qu’elle était indicielle, en s’appuyant sur un fragment de texte du philosophe-sémioticien américain mal interprété (Cf. Chateau 2007). J’ai entendu, dans un colloque qui lui était consacré, quelqu’un dire : le son est iconique, l’image est indicielle. Nul besoin de réfléchir longtemps pour se ranger tout aussi bien à la formulation inverse : le son est indiciel, l’image est iconique. Mais, parmi les sons, le bruit et la musique diffèrent fondamentalement quant à l’indicialité : le bruit nous renvoie à sa source (une voiture qui passe), la musique s’en émancipe possiblement (on peut penser au violon ou à la mélodie qui émane de lui).

Laissons, en fait, la triade icône-indice-symbole, usée jusqu’à la corde (et dont, le plus souvent, on mésuse en transformant les relations qu’elle pointe en catégories de signes-objet), pour nous tourner vers le fondement même du triadisme peircien : les catégories phénoménologiques basiques de la priméité, secondéité et tiercéité. En continuant à parler de “musique” au sens générique, on voit notre problème surgir avec la question : peut-on parler de tiercéité en musique? Si la tiercéité, c’est la pensée (pour la définir à gros traits), comment peut-on l’atteindre en utilisant des moyens réputés asémantiques? Car, écrit Patrice Pavis :

la musique est asémantique, ou du moins non figurative : elle ne représente pas le monde, à la différence de la parole. Ainsi, nichée dans le spectacle, elle irradie, sans qu’on sache trop bien quoi. Elle influence notre perception globale, mais on ne saurait dire quels sens elle suscite au juste. Elle crée une atmosphère qui nous rend particulièrement réceptif à la représentation. Elle est comme une lumière de l’âme qui s’éveille en nous.

1996 : 130

Pour le moins, c’est vite dit… Je ne discuterai pas non plus autour de la question de la sémantique de la musique. Ou plutôt : je participerai à cette discussion “par la bande”…

Le sentiment qu’exprime Pavis avec une intonation plutôt favorable se manifeste de manière beaucoup plus ambiguë, voire critique, chez d’autres, tel Thomas Mann qui la trouve “politiquement suspecte”, selon le titre du chapitre de La Montagne magique où il en parle – “Politisch verdächtig!” (Cf. Banoun 2008) :

La musique, elle, est l’informulé, l’équivoque, l’irresponsable, l’indifférent. Peut-être allez-vous m’objecter qu’elle peut être claire, mais la nature aussi peut être claire, le ruisseau aussi peut être clair, et en quoi cela nous sert-il? Ce n’est pas la clarté véritable, c’est une clarté rêveuse, qui ne signifie rien et n’engage à rien, une clarté sans conséquences et partant dangereuse, parce qu’elle vous entraîne à vous en contenter… Laissez prendre à la musique une attitude magnanime. Bien. Elle enflammera nos sentiments. Mais il s’agit d’enflammer notre raison! […] J’ai contre la musique une antipathie d’ordre politique. […] La musique est inappréciable comme moyen suprême de provoquer l’enthousiasme, comme force qui nous entraîne en avant et plus haut, lorsqu’elle trouve l’esprit déjà préparé à ses effets. Mais la littérature doit l’avoir précédée. La musique seule ne fait pas avancer le monde. La musique seule est dangereuse.

Mann 1995 : 712

Sans entrer dans une sorte de controverse au sujet d’une telle série de partis pris approximatifs, par-delà la qualité de littéraire qui fait pardonner beaucoup, mais pas tout, on peut néanmoins repérer quelques “tremblés” de cette pensée, par exemple : la musique serait “l’indifférent”, mais “ enflammera nos sentiments”; ou encore le caractère normatif de la déclaration que “la littérature doit l’avoir précédée”, retour à un paragone quelque peu désuet. En revanche, par-delà ce genre de difficultés, et à son insu, Thomas Mann trace une piste intéressante, lorsqu’il parle d’“informulé”, d’“équivoque”, de “clarté rêveuse” et de “force qui nous entraîne”. Je pense qu’on peut en tirer des thèmes que la tirade de la phénoménologie peircienne permet de comprendre et de développer.

Tout d’abord, la musique (au sens générique), même si son accouplement avec d’autres médiums peut changer la donne, comporte constitutivement une sorte d’ambiguïté qui ne se formule pas, que l’on ressent dans son état implicite plutôt qu’on peut l’expliciter. Cela semble nous renvoyer à la priméité qui “est le mode d’être de ce qui est tel qu'il est, positivement et sans référence à quoi que ce soit d’autre” (CP 8.327; E : 22). Cette définition est la plus intéressante, parce qu’elle n’implique pas textuellement les autres catégories phénoménologiques, ce qui n’est pas le cas lorsque Peirce écrit que “le premier doit (…) être présent et immédiat, de façon à n’être pas second par rapport à son état antérieur”; ou encore, “il doit être frais et nouveau, car s’il est ancien, il est second par rapport à son état antérieur”. Et d’ajouter : “affirmez-le et il a déjà perdu son innocence caractéristique” (CP 1.356-57; E : 72). On peut considérer sans doute qu’il y a quelque chose de la caractéristique du premier qui se retrouve en musique : la fait qu’elle produit une sorte d’isolation sur elle-même, un détachement du reste, un état mental autosuffisant, indifférent au reste, une sorte de “fraîcheur” même quand elle est répétée, etc. En musique, la sonorité semble du même ordre que la rougéité qui, dit Peirce : “avant même que quelque chose dans l’univers fût rouge, est néanmoins une possibilité qualitative positive” (CP 1.25; E : 70).

Cependant, cette proposition nous rappelle que ce qui existe “positivement et sans référence à quoi que ce soit d’autre” est une possibilité et n’est existant qu’en tant que possible; ce qui veut dire : n’est pas encore existant au sens de la présence concrète dans le monde. Il faut un autre, le rapport à tel autre, pour que cela devienne un fait. Un autre qui impose l’existentialité par sa coprésence ou parce qu’on l’affirme. Non plus que n’importe quoi, la musique n’existe jamais comme pure possibilité, comme priméité absolue. Elle est toujours incarnée. L’exigence que “l’idée de l’absolument premier doit être entièrement séparée de toute conception de quelque chose d’autre ou de référence à quelque chose d’autre” (CP 1.357; E : 72), signifie qu’on est dans le comme si : quoi qu’on considère, il ne ressort de la priméité que si on le considère comme s’il était tel qu’il est, en tant que tel, indépendamment de tout autre chose.

La musique nous procure incontestablement une sorte de sentiment de priméité, mais elle n’existe jamais dans l’état de priméité pure. La raison pour laquelle elle nous fait éprouver le sentiment de priméité est justement que son mode d’incarnation, implique de manière non seulement forte, mais indissoluble une matière, la matière sonore. Je suis enclin, à cet égard, à utiliser le concept de “matière-émotion” qui fournit à Michel Collot le titre d’un de ses livres consacré à la poésie (1997). Il cite notamment Paul Valéry pour qui la poésie est “l’essai de représenter, par les moyens du langage articulé, ces choses, ou cette chose, que tentent obscurément d’exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les soupirs” (Valéry 1974 : 547). Il me semble que ce qui est envisagé par ces auteurs au sujet de la poésie vaut tout aussi bien, sinon mieux, pour la musique. On notera, au passage, qu’il y a, chez Paul Valéry comme Collot le remarque, une triade : corps, esprit et monde qui pourrait être prise en compte dans l’optique de la phénoménologie peircienne (parce que c’est une triade et parce qu’elle évoque un aspect notable de l’ontologie).

Une caractéristique fondamentale de la musique me semble être qu’elle associe le détachement avec la matérialité, le plus fort détachement avec la plus forte matérialité. Elle autorise un plus efficace détachement produit par une matière qui, sinon à la source où elle peut être d’une extrême complexité de composition, du moins à la réception, est perçue dans toute sa puissance matérielle, au lieu d’être d’emblée absorbée par la préoccupation de ce qui la produit ou par un processus intellectuel finalisé ou non par une production verbale. Or, la matière, si on essaie de la situer dans la grille phénoménologique, se situe entre la priméité et la secondéité : elle penche du côté de la priméité en ce qu’elle incarne des qualités possibles indépendamment d’elle; elle penche vers la secondéité par le fait même de l’incarnation.

Or, ce que j’ai dit du rapport de la musique à la priméité, on peut le dire, mutatis mutandis, de son rapport à la secondéité : la musique y a trait, mais d’une manière relative tout comme sont relatives les catégories phénoménologiques. Pour Peirce, la phénoménologie concerne “ce qui est présent à l’esprit, sans considérer aucunement si cela correspond à quelque chose de réel ou non” (CP 1.284; E : 67). Elle s’intéresse aux modes d’êtres – la triade de la priméité, secondéité et tiercéité – en tant qu’observés “directement dans les éléments de tout ce qui est à n’importe quel moment présent à l’esprit d’une façon ou d’une autre” (CP 1.23; E : 69). Les catégories phénoménologiques sont donc bien relatives à l’esprit, doublement d’ailleurs : d’une part, en tant que ce sont des créations de l’esprit du philosophe, d’autre part, en tant qu’il essaie par là, au lieu d’imaginer quoi que ce soit de fantastique, de cerner les manières selon lesquelles quelque chose occupe l’esprit humain. En tant que moment de l’esprit, on peut dire, par exemple, que la priméité est le sentiment de l’actualité pure, la secondéité, l’actualité dans le rapport avec quelque chose d’existant et la tierceité, la conception d’un médiation par laquelle l’actualité prend sens.

Pour revenir à la secondéité de la musique, on voit qu’elle peut être définie par un mode de présence à l’esprit qui lui confère davantage que la présence virtuelle attachée à la priméité : une présence existentielle, associée à un support matériel et lié à l’événement de l’apparition dans ce contexte. La secondéité, par rapport à la priméité, est saut dans le concret, passage à l’acte. Prise en elle-même, puisque pour chaque catégorie son statut philosophique implique qu’elle soit pensée comme pure dans un certain moment du discours, même si comme pure elle n’a aucune existence dans la simple réalité – prise en elle-même donc, elle est définie à l’instar de la priméité par un comme si. Elle est le choc d’un poing sur ma figure considéré en lui-même, comme si on pouvait ne considérer rien d’autre que ce choc, le fait du choc, et comme si celui qui donne le coup de poing n’avait aucune intention de le donner. Là, seul le résultat compte, le rapport de forces entre deux choses. Aussi bien ce rapport de force est, dans cette manière de l’isoler, une sorte de priméité. Il y a une différence entre le fait de considérer la secondéité en elle-même, telle une sorte de priméité de la secondéité, ce qui permet d’isoler “l’impulsion aveugle d’un événement de réaction considéré comme quelque chose qui arrive et qui par sa nature ne peut arriver une seconde fois” (CP 1.530; E : 112), et de considérer le rapport qu’on peut établir entre la priméité et la secondéité dans un phénomène non seulement appréhendé comme catégorie de ce qui peut être présent à l’esprit (celles de la phénoménologie peircienne), mais aussi comme catégorie de l’être au monde, s’agissant des humains comme des choses.

De ce second point de vue, on peut répartir ce qui relève de la priméité et ce qui relève de la secondéité de la manière suivante : tout ce qui fait pencher vers le détachement serait du côté de la priméité, tout ce qui fait pencher vers le choc serait pencher du côté de la secondéité. En ce qui concerne le choc, le struggle, le conflit, l’âgon, etc., ou, pour employer une terminologie plus neutre adaptée au formalisme musical, tout ce qui concerne la rupture, l’interruption, le commencement, le recommencement, l’arrêt ponctué, la terminaison prolongée, etc., – tout cela relève plutôt de la secondéité. On ne peut parler de secondéité pure puisque c’est incarné, inscrit dans une matière, indissociable d’elle, consubstantiel pour ainsi dire, ni plus ni moins que postuler une priméité pure, du moins quelque chose de métaphoriquement approchant, comme le fait un certain discours phénoménologique (au sens européen) sur la présence qui ne tient que par la dénégation de la représentation.

Au plus simple, cette secondéité relative (à l’être au monde, aux modes d’être au monde), est fortement sensible dans l’attaque de la phrase musicale. Attaque douce, tel le début du premier mouvement de la Sixième symphonie, op. 74, dite Pathétique, de Piotr Tchaïkovski qui commence adagio avec un chant du basson sur fond de contrebasson dans une sombre atmosphère.

Figure 1

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Attaque violente, telle, au sein de ce premier mouvement, l’explosion du tutti d’orchestre qui enclenche l’allegro vivo, après une étonnante descente dans la gamme et dans le volume, au comble du pianissimo – indiqué pppppp !

Figure 2

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Et, plus généralement dans ce morceau particulièrement riche, toutes sortes d’événements peu ou prou annoncés qui ponctuent le continuum musical pour le nourrir, le contrecarrer ou le dévier. Par exemple, la superposition d’une pulsation au flux musical qui change la perception de la temporalité.

Figure 3

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On peut, certes, rapporter ce système de perturbations à la priméité, en ce qu’il participe d’une climatologie contrastée et mouvante. C’est le frère d’Igor, Modest, qui surnomma la symphonie PathétiquePatetitčeskaja en russe –, en raison de son caractère “tourmenté” dit-on. On accole volontiers l’épithète de “romantique” à cette sorte de musique. Dans l’ordre d’une sémantique dédiée à ce dont le sens est vague, particulièrement en musique, l’adjectif romantique est associé à des clichés tenaces. Si vous cherchez des images correspondant à “romantique” sur Google, vous obtenez au premier rang des couples amoureux sur fond de coucher de soleil… Une autre caractéristique de la chose romantique est le contraste des sentiments : le romantique passe facilement du rire aux larmes, de l’exaltation à la tristesse, etc. Pathétique peut être associé à ce genre de cliché étant donné son sens d’émouvant (en oubliant le sens péjoratif, plus récent, de lamentable, pitoyable). On peut aussi s’appuyer sur certains sémiologues, tel Greimas, qui ont créé le terme de “pathémique”, fondant le pathos avec le thumos, ce siège des passions, pour mettre l’accent sur le rôle de la sensibilité et de l’affectivité dans les conduites sémiotiques.

En tout état de cause, ce qu’on peut essayer d’améliorer vis-à-vis des clichés du pathétique et du romantique, loin de nier leur efficace dans certains moments du quotidien, c’est leur caractérisation phénoménologique (ensuite, viendrait la discussion plus spécifiquement sémiotique, par exemple, le dialogue possiblement de Peirce avec Greimas). On est toujours sur la piste tracée par Thomas Mann lorsqu’il parle d’“informulé”, d’“équivoque”, de “clarté rêveuse”, d’une part, et de “force qui nous entraîne”, d’autre part. La Pathétique de Tchaïkovski joue sur la force du système varié des attaques pour produire un flux sentimental lui-même varié – varié et mouvant. C’est pourquoi on peut voir là la collaboration de la priméité et de la secondéité. Or, ce jeu n’aboutit pas à quelque de clair, du moins sur le plan sémantique. Son domaine est l’informulé ou, plutôt, l’informulable. Non pas quelque ineffable qui préfigurerait un arrière-monde, mais une forme de contenu mental qui n’est pas soluble dans un discours, dans le verbe – soluble au sens à la fois de la solution, celle qui donnerait le “fin mot” l’énigme, et de la dissolution, celle qui ferait disparaître le mode de pensée dont il s’agit dans celui de la distinction intellectuelle.

De la priméité, Peirce dit, après avoir accumulé les épithètes pour la décrire – “présent, immédiat, frais, nouveau, initial, original, spontané, libre, vif, conscient et évanescent” : “Souvenez-vous seulement que toute description que nous en faisons ne peut qu’être fausse.” (CP 1.357; E : 73). On songe ici à la Troisième critique de Kant lorsqu’il y évoque, au § 43, “ces représentations de l’imagination qui donnent beaucoup à penser (…) sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire de concept, puisse [leur] être adéquate, et que par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible” (Kant [1790] 1974 : 143-144). D’où, bien évidemment, le caractère esthétique de la priméité, ou l’importance de la priméité dans l’esthétique. D’ailleurs, l’idée peircienne que cette catégorie (comme les autres) ressortit à l’esprit (au sens de mind) s’accorde parfaitement à la définition kantienne de l’esthétique comme subjective.

On en trouve une sorte de confirmation dans les propos de Tchaïkovski adressés le 11 février 1893 à son neveu Vladimir (Bob) Davydov, futur dédicataire de la Symphonie :

À l’époque de mon voyage [à Odessa], j’ai eu l’idée de composer une autre symphonie, à programme cette fois, mais un programme qui doit rester une énigme pour tous – qu’ils essayent de deviner ! La symphonie sera simplement intitulée “Symphonie à programme”. Ce programme est imprégné de sentiments subjectifs, et, assez souvent pendant mon voyage, en composant ma symphonie dans ma tête, j’ai versé des larmes abondantes. À mon retour je me suis assis pour écrire, et le travail a été si intense et rapide qu’en moins de quatre jours, le premier mouvement a été complètement achevé, et les autres mouvements déjà clairement élaborés dans ma tête. Le troisième mouvement est déjà à moitié fait. (…) Vous ne pouvez pas imaginer quel bonheur que je ressens, convaincu que ma vie n’est pas finie, et que je peux encore travailler…

Volkoff 1983 : 379

Le compositeur chercha dans certaines circonstances à “traduire” ses oeuvres, par exemple, au sujet de sa Quatrième Symphonie et à l’adresse de sa bienfaitrice, Mme von Meck (bien qu’il exprime des doutes sur la possibilité de “décrire des sensations indéfinies qui viennent quand on écrit une composition pour instrument, sans aucun sujet donné”, il concède “qu’il est possible d’exprimer avec des paroles ce [que la Symphonie à programme] signifie”, ajoutant : “à vous, à vous seule, je peux et veux indiquer la signification de l’ensemble et des diverses parties”), tandis que répliquant à un critique, il affirme que sa “symphonie est à programme, mais son programme est tel qu’on ne peut l’exprimer avec des mots” (Ibid : 369-370). “Un programme qui doit rester une énigme” ou “tel qu’on ne peut l’exprimer avec des mots” : sous-jacente, il y a la dualité de l’intériorité du contenu mental éprouvé et l’extériorité de l’expression linguistique. Or, le musicien du genre de Tchaïkovski, préfère au lien de communication qui va du mental au mot (exprimer son ressenti dans un commentaire, une critique, etc.), celui qui associe le ressenti à la réaction affective, ce qui lui permet d’écrire : “Ce programme est imprégné de sentiments subjectifs, et, assez souvent pendant mon voyage, en composant ma symphonie dans ma tête, j’ai versé des larmes abondantes.” On est là repassé dans l’ordre de la secondéité, lorsque l’état du sentiment (priméité) procède du fait de la réaction : “Un sentiment n’est pas un événement, une survenue, un avènement”, écrit Peirce, et lorsqu’il devient tel, c’est qu’il est “relatif à [un] moment particulier où il s’est produit, ce qui serait quelque chose de différent de ce sentiment lui-même (…)”; “J’appelle cette modification imposée (…) à nos façons de penser, l’influence des faits ou expérience” (CP 1.307 et 1.321; E : 85; 93).

Cet aspect de la secondéité présente l’intérêt d’exemplifier la forme à géométrie variable du système peircien fondé sur le triadisme phénoménologique : c’est une belle illustration de cette “force qui nous entraîne” selon Mann. Mais cela nous écarte du propos initial qui concerne plutôt la manière dont le vague musical s’accommode de la secondéité, de la force, qui marque le matériau musical en constante variation et mouvance. C’est le lieu de parler de la “clarté rêveuse” que j’ai laissée pour compte, jusqu’ici. À son sujet encore, on peut songer à un thème important, et même fondateur, de l’esthétique : l’idée développée par celui qui l’a baptisée comme Aesthetica vers 1750, Baumgarten, d’une “clarté confuse” ([1739] 1988). Inspirée par Leibniz ([1686] 1993 : § 24), cette idée vise à spécifier le domaine esthétique, la logique du sensible, en le différenciant du domaine cognitif, la logique de l’entendement, cette dernière appelant une “clarté distinctive”. Pareil clivage fonctionne fort bien avec l’idée d’une forme de représentation qui échappe au langage ou dont l’énigme ne peut pas être levée. Il s’agit de cibler la clarté, en tant que propriété de l’objet et de sa perception, et en tant que compatible avec l’absence de distinction essentiellement intellectuelle.

La confusion qui accompagne la clarté n’est pas celle d’un chaos. Dans l’ordre matériel spécifique à la musique, la clarté signifie qu’il y a des opérations très distinctives, mais confinées à cet ordre, nullement transposables en concepts du moins pour ce qui concerne l’expérience spécifique de l’audition. Parmi, ces opérations, j’ai mis en évidence les attaques de diverses sortes. Elles peuvent être doucement distinctives, ou brutalement – au point qu’on sursaute quand l’orchestre attaque l’allegro vivo (quand j’écoute une version de la Sixième, je m’intéresse toujours à la façon dont l’orchestre réussit cet éclat sonore). Bien évidemment, la transposition intellectuelle existe. Je suis en train de l’opérer. Mais je ne l’opère nullement pour produire une traduction de la musique. Et je crois que le grand défi que cet art propose à l’esthète, au critique et à l’esthéticien, c’est justement d’arriver par les moyens conceptuels à rendre compte de quelque chose qui ne l’est pas. Tâche difficile, voire inaccessible – et donc d’autant plus tentante –, si l’on en croit Adorno : “Ce serait l’utopie de la connaissance que de vouloir mettre à jour le non-conceptuel au moyen de concepts sans l’assimiler à eux.” (1992 : 16).

Qu’en est-il de la tiercéité en musique? “La tiercéité est le mode d’être de qui est tel qu’il est, en mettant en relation réciproque un second et un troisième.” (CP 8.328; E : 22). Alors que la priméité exclut toute référence, que la secondéité exclut toute relation au tierce, la tiercéité établit le lien entre les deux autres ou des aspects qui relèvent des deux autres. Il me semble que la musique illustre cela de manière probante par le fait qu’elle assure la mise en relation de la tiercéité et de la secondéité qu’elle porte en elle-même, d’une part, le sentiment possible qu’elle suggère et, d’autre part, les événements matériels et formels par lesquels elle passe. C’est là en quelque sorte sa base de résistance aux processus de réception qu’elle connaît. On peut associer à un morceau, telle ou telle évocation plus ou moins précise, faire jouer les associations poétiques ou autres, entrer dans une réflexion intellectuelle et produire un commentaire oral ou verbal, son atmosphère et ses événements résistent, nous donnant à penser qu’ils – ou plutôt leurs noces – recèlent l’essentiel de son secret.