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Quiconque s’intéresse aux travaux de Fernand Dumont constate rapidement à quel point, d’un ouvrage à l’autre, l’histoire y occupe une place fondamentale. Mais, même s’il disait aimer l’histoire tout autant que la sociologie, il faut préciser d’emblée que Dumont ne pratique pas l’histoire à la manière de l’historien ; ainsi, il ne s’en remet jamais à des sources archivistiques ni ne tente de mettre en lumière une histoire dite objective. Mais surtout, on chercherait en vain dans son oeuvre des principes méthodologiques. C’est que Dumont travaille surtout en philosophe; franchissant les frontières des sciences de l’homme, on est à même de repérer au coeur de son oeuvre une incessante quête de l’universel. On décèle donc, nous dit Goyette, et cela est bien expliqué tout au long de l’ouvrage, les bases d’une certaine philosophie de l’histoire. Mais parler de philosophie de l’histoire peut nous sembler bien éloigné des préoccupations de la sociologie moderne. On y trouve pourtant les fondements de cette discipline.

La démarche de Dumont, comme celle d’auteurs du grand siècle, relève « d’une exigence philosophique plutôt que d’une démarche historienne » (p. 18). Il se dégage donc, chez Dumont, un dialogue étroit entre l’histoire et la philosophie, dialogue que l’on peut observer chez plusieurs auteurs du 19e siècle, comme Michelet, Taine et Renan, qui l’ont profondément inspiré, ou encore chez les auteurs du 20e, comme Lucien Febvre et Gaston Bachelard, qu’il a lus avec passion. Dès lors, l’histoire et la philosophie loin de s’opposer se complètent mutuellement. Dumont, dont la démarche est multidisciplinaire, propose « une explication de l’humain dans le temps, plus précisément en une culture de la conscience historique » (p. 31), car l’humain s’inscrit dans la durée comme sujet de culture. Tel est le point central de l’anthropologie de Dumont sur laquelle s’érige la dualité entre culture première et culture seconde.

Il faut rappeler, comme Dumont le fait notamment dans Le lieu de l’homme, que cette dualité possède une valeur heuristique. La culture première est un donné, la culture seconde est un construit. La première fait référence à la banalité et à la répétition des actes de l’homme. « Les événements, même les plus tapageurs, n’en troublent que rarement l’ordre et la quiétude ». La culture seconde, quant à elle, « se constitue par surcroît. Elle puise son impulsion dans la rupture avec l’univers de la culture première » (p. 35). Elle se donne un langage; elle fournit une explication du monde, sans pour autant évacuer la culture première. Loin de s’opposer, la culture première et la culture seconde sont donc étroitement imbriquées. Cette dualité de la culture permet à l’homme de se singulariser et de se distancier de son milieu. L’histoire, chez Dumont, éclaire la dualité de la culture : elle se définit en ce que Dumont appelle une anthropologie – science générale par excellence qui englobe les multiples sciences de l’homme nécessaires à sa constitution (histoire, sociologie, philosophie, etc.) de même que l’idéologie qui débouche sur l’action.

Les sciences de l’homme se situent à la jonction de la philosophie et de l’idéologie, mais elles sont des pratiques avant d’être de pures disciplines théoriques. C’est ainsi qu’elles procèdent à la critique de la culture; ainsi aussi qu’elles éliminent l’homme pour mieux le reconstruire.

Il y aurait beaucoup à dire sur la vision de l’histoire de Dumont. L’ouvrage de Julien Goyette s’adresse essentiellement à ceux qui connaissent bien l’oeuvre du sociologue de Laval, ce qui est parfaitement légitime. Il utilise le même langage, il reprend les mêmes formules et se montre parfois trop complaisant. Assez curieusement, il ne dit rien sur l’histoire personnelle et collective dans laquelle Dumont s’inscrit. Il ne discute pas non plus de sa place dans la tradition sociologique du Québec. En quoi a-t-il été, et de loin, le sociologue québécois le plus important de sa génération? Quelle est sa place dans notre histoire intellectuelle? Que pensait Dumont, par exemple, des historiens de Laval et de l’École de Montréal? Quelle est la nature de son héritage? Ce n’est là qu’un échantillon de questions que l’on peut poser à la lecture de l’ouvrage de Goyette. En ce sens, il appelle à l’ouverture d’horizons plus vastes encore.