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Le titre ne l’indique pas, mais ce livre porte sur le Québec. L’auteur y présente une série d’essais sur la « vie ordinaire », avec laquelle il entretient un rapport ambigu dans la mesure où parfois il la critique durement, comme dans le chapitre sur l’humour, parfois moins car il avoue, dans un chapitre plus autobiographique, y participer.

Quel est donc ce pays ? « C’est un pays gouverné par l’habitude, où chacun vaque à ses affaires sans s’inquiéter de rien, tout à la certitude que demain sera pareil à hier, un pays où rien ne se transforme ni ne disparaît vraiment, où les événements ont toujours, par quelque côté, un air de déjà-vu, tant le cours de son histoire, comme celui du grand fleuve qui traverse son territoire, semble n’accuser aucune variation » (p. 9). Les activités politiques, artistiques et intellectuelles y demeurent en « position de secondarité », et les personnes les plus importantes sont médecins, humoristes et cuisiniers.

Le point fort de l’ouvrage est la description de cette vie ordinaire, que Bélisle débusque un peu partout : dans l’humour, dans l’histoire, dans le rapport à la religion et surtout dans la littérature et le rapport collectif à celle-ci, via les bibliothèques, via son écho médiatique.

Le chapitre sur l’humour est très réussi, mais en même temps il est facile de s’en prendre à l’omniprésence de l’humour et des humoristes sur toutes les tribunes et au fait que le Québec soit devenu « un vaste complexe récréo-festivalier » (p. 50). D’autres chapitres entrainent les lecteurs sur des terrains plus inattendus, comme celui intitulé « Retour à Diogène », où l’auteur discute du cynisme, lequel se serait accentué après le référendum de 1995; de là découlerait une difficulté à penser le « nous », problème aggravé dans la mesure où la culture est « frappée d’un déficit d’attention généralisé » (p. 71), alors que chacun est occupé à gérer son image et à compter ses like. Mais Bélisle poursuit en critiquant le cynisme de l’intérieur car actuellement il tend à « rabaiss[er] le monde pour mieux se grandir », alors que Diogène, figure emblématique et fondatrice de cette vision du monde, se soumettait lui-même « à la plus haute exigence » (p. 68). Ainsi se révèle la thèse que l’auteur défend : « La vie ordinaire ne peut pas être le commencement et la fin de tout sans quoi le risque est grand que la culture sombre tout entière dans l’insignifiance » (p. 12).

Le chapitre « Un rêve de Louisiane » révèle la quintessence de la vie ordinaire en s’appuyant sur un épisode méconnu de l’histoire de la Nouvelle-France, quand monsieur de Beaucat, en 1758, devant la menace anglaise, propose de déplacer la colonie et les colons des rives du Saint-Laurent à la Louisiane. Ce projet utopique ne visait pas à repartir à neuf, mais à reproduire ailleurs ce qui existait déjà, à construire une nouvelle ville de Québec, un nouveau Montréal et un nouveau Trois-Rivières.

Le chapitre « La religion prosaïque » part d’une thèse avancée par Jean Hamelin : le déclin de la religion catholique avait commencé dès l’après-guerre. Mais selon Bélisle, « la notion même de déclin pose problème car elle suppose qu’aurait existé une sorte d’âge d’or où l’engagement et la piété des croyants auraient été exemplaires » (p. 117). Or, tant les sources que les analyses historiques tendent à montrer que si c’était bel et bien le cas chez les fondateurs de Montréal, croyance et piété n’ont jamais été le fait de l’ensemble de la population, à quelques exceptions près comme Saint-Denys Garneau et Pierre Vadeboncoeur. Pour Bélisle, au Québec la religion « a été si dominante et si puissamment instituée qu’elle a pu se passer de l’adhésion véritable des individus qui la professaient » (p. 121). Si cette conclusion n’est pas vraiment nouvelle, il est bon de la répéter à notre époque où la religion occupe une place importante à la faveur des débats sur les accommodements raisonnables et le port des signes religieux. Cela dit, la tiédeur religieuse prévalant au Québec depuis l’époque de la Nouvelle-France est une autre manifestation de la vie ordinaire.

En introduction, l’auteur annonce que la littérature lui servira « à la fois comme moyen d’élucidation et comme objet d’étude » (p. 15), mais c’est surtout dans les derniers chapitres que tel est le cas. Le statut des écrivains dans la société québécoise est caractérisé comme celui de « parent pauvre »; n’arrivant pas à se considérer « comme les héritiers pleinement légitimes de la littérature française » (p. 142), ce dont héritent les écrivains québécois, depuis près de deux siècles, c’est « l’héritage en tant que problème » (p. 144). À l’époque de la Révolution tranquille, de nombreux romans (dont ceux de Gilbert Bessette, Marie-Claire Blais, Réjean Ducharme, Jacques Godbout, Jacques Poulin, Jacques Renaud, Michel Tremblay et VLB) mettent en scène des « histoires de pauvres ou bien des histoires de pauvres types », autre évidence de ce que « la seule vie envisageable soit la « petite » vie, la vie ordinaire » (p. 146). Pour Mathieu Bélisle, il n’y aurait que Gaston Miron pour chercher à dépasser, même s’il y participe, cette littérature de pauvres types. Dans les décennies suivantes, le roman québécois ne serait pas parvenu à s’extirper du « projet d’exploration et de mise en valeur de la vie ordinaire ou si l’on préfère : de la dimension prosaïque de l’existence » (p. 191), ce qui est à la fois la matière et la manière d’auteurs de ce début du 21e siècle comme Samuel Archibald, Jean-Simon DesRochers, Nicolas Dickner, Perrine Leblanc ou Robert Nicol. Pour illustrer sa thèse, l’auteur analyse en détail quelques romans comme L’influence d’un livre de Philippe Aubert de Gaspé fils, Trente arpents de Ringuet, Volkswagen Blues de Jacques Poulin, Atavismes et Des lames de pierre de Maxime Raymond Bock ainsi que Du bon usage des étoiles de Dominique Fortier, parcourant ainsi deux siècles de littérature québécoise.

Si, pour Bélisle, « la vie ordinaire domine de manière exemplaire » (p. 33), au Québec, quand vient le temps d’expliquer pourquoi tel est le cas, il avoue être « bien en peine » (p. 34) et évoque rapidement les origines modestes des Québécois, la colonisation, la Conquête et l’immensité du territoire. Cela est pour le moins curieux dans la mesure où ces raisons ont aussi été avancées dans les années 1960 lorsque Marcel Rioux cherchait les causes d’un retard du Québec par rapport au reste du continent nord-américain; dans le sillage de McLuhan, Rioux affirmait également que le retard relatif du Québec pouvait se transformer en avance relative. Il y a dans le livre de Bélisle un écho de ces débats; en effet celui-ci pose le Québec en avance, et annonçant ce qui attend l’ensemble de l’Occident. Mais ici le bât blesse car l’Occident n’est pas caractérisé par la colonisation, la Conquête et l’immensité du territoire, et la question demeure pendante de l’origine de la vie ordinaire.

L’ouvrage est bien écrit, agréable de lecture, mais pas totalement convaincant dans la mesure où ne sont pas explorées les sources de la « vie ordinaire » ; on ne peut par ailleurs balayer du revers de la main l’existence de celle-ci tant en sont explorées les manifestations. Il n’est pas sûr, en refermant le livre, que la vie ordinaire règne sans partage au pays du Québec, mais le débat que Mathieu Bélisle annonçait vouloir lancer en introduction, l’est certainement, et de belle manière.