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Cet article vise à montrer comment deux types de « recherches avec » menées auprès de personnes classées déficientes intellectuelles dans deux pays différents, le Canada et la France, participent d’une part à la production de connaissances transcendant les particularités locales et nationales, et contribuent d’autre part à la construction d’un réseau international de recherche sur un objet.

Les modes de communication associés à l’approche participative du changement social – fondés sur le débat rationnel et égalitaire entre des usagers, des proches, des professionnels et des administrateurs – tendent trop souvent à exclure les personnes qui présentent des incapacités cognitives. Les auteurs de cet article ont développé, chacun de leur côté, un cadre de recherche qui permet d’inclure la perspective de ces personnes dans les débats entourant leur place dans la société, les services qui leur sont offerts et leur mode de vie. Ce cadre de recherche vise à reconstruire les savoirs, les expériences, les sentiments, les valeurs et les préoccupations de ces personnes, autant d’aspects de leur être-dans-le-monde que nous devons considérer lorsque nous planifions leurs conditions de vie et leur devenir.

Les auteurs ont étudié des institutions appelées à s’inscrire dans la perspective inclusive. Ils se réfèrent à des cadres théoriques et méthodologiques différents et ont travaillé avec des personnes classées déficientes dans des contextes différents : Desjardins a partagé le quotidien des résidents d’un centre de réadaptation montréalais entre janvier 1989 et avril 1990, tandis que de Saint Martin a travaillé avec des élèves de trois classes spécialisées de l’enseignement primaire de janvier à avril 2013. Néanmoins, ces deux recherches se font écho : leurs résultats permettent d’examiner les enjeux, la mise en place et les contradictions des politiques inclusives selon le point de vue des personnes et de leurs pratiques. Surtout, elles se caractérisent par des données produites avec le concours de personnes classées déficientes.

L’article exposera dans un premier temps les problématiques étudiées, le concept d’inclusion et sa relation avec la dénomination « recherche avec ». La deuxième section présentera les champs disciplinaire, théorique et méthodologique de chaque chercheur et clarifiera la place attribuée dans sa recherche aux expériences et aux savoirs de ceux que Payet et Laforgue (2008) désignent les « acteurs faibles », ici des personnes classées déficientes intellectuelles. La troisième section portera sur les résultats des deux recherches, qui ont en commun la collaboration d’acteurs de terrain et une similitude dans les itinéraires de ces derniers en dépit des environnements contrastés auxquels ils appartiennent. Une partie du matériau empirique de ces sections est donc constituée par des récits de recherche rédigés à la première personne. La quatrième section comparera ces deux « recherches avec » afin de souligner leurs similarités, leurs différences, leur complémentarité et préciser en quoi elles pourraient se bonifier mutuellement. On soulignera en particulier le mariage que ces recherches réalisent entre le regard distancié de l’observateur et la perspective des acteurs sociaux , et l’apport que cela constitue pour la compréhension des institutions et des pratiques sociales, notamment celles qui encadrent l’intégration des personnes présentant des incapacités cognitives.

Inclusion et « recherche avec »

L’idéologie de l’inclusion

Au cours des soixante dernières années, deux idéologies rivales ont dominé le champ du handicap : la normalisation et l’inclusion (Gelech et Desjardins, 2010). Dès la fin des années 1940, l’idéologie de la normalisation prend son essor en Scandinavie sous l’impulsion de Niels Erik Bank-Mikkelsen, qui réclame l’amélioration des conditions de vie à l’intérieur des hospices pour les personnes classées déficientes intellectuelles. Au début des années 1960, les objectifs se modifient : on ne vise plus la normalisation des hospices mais bien l’initiation de leurs bénéficiaires aux « rythmes normaux de la vie » afin qu’ils s’intègrent à la société. Conformément à ce nouvel objectif, on assiste entre 1965 et 1990 à l’émergence d’un vaste réseau rééducatif qui assure le retour progressif de chacun dans la vie collective. Dès la fin des années 1980, plusieurs auteurs dénoncent cependant l’échec de ce réseau rééducatif qui, contrairement aux objectifs affirmés, débouche sur une nouvelle forme de claustration, soit l’initiation permanente aux règles du « vivre-normal » dans des milieux ségrégués (Doré, Wagner et Brunet, 1996).

En réponse à ce constat d’échec, l’idéologie de l’inclusion et son corollaire le modèle social du handicap s’imposent rapidement et deviennent en moins d’une décennie le nouveau discours hégémonique, statut qui sera confirmé en 2006 lors de l’adoption par l’Assemblée générale des Nations Unies de la Convention internationale des droits des personnes handicapées. Plutôt que d’insister sur les incapacités individuelles, l’accent est dorénavant mis sur la transformation de l’environnement social afin d’assurer et de promouvoir la participation sociale de tout un chacun (Plaisance, 2009). Sur le plan institutionnel, cette nouvelle approche implique la dissolution des services spécialisés et l’insertion immédiate, c’est-à-dire sans préalables, des personnes handicapées dans le tissu social collectif, et ce, sans égard à leur différence (Doré, Wagner et Brunet, 1996; Stiker, 2000). Bref, la différence ne doit plus constituer un frein à la participation sociale : les droits de l’Homme devront désormais être appliqués de façon universelle et absolue, sans compromis ni exception.

Lorsqu’on examine le discours des tenants de l’inclusion, il est frappant de constater qu’au fil des décennies ces auteurs (Olsen et Clarke, 2003; Skrtic, 1991; Stiker, 2000) ont analysé et évalué les institutions normalisatrices presque exclusivement à l’aune de la déontologique, des droits de l’Homme et des lois (Mazurik, Desjardins, Grosbois, Poldma et Gelech, 2014). En effet, alors qu’ils dévoilent de façon précise et rigoureuse les multiples discriminations et injustices que perpétuent ces institutions, ces auteurs tendent à ignorer l’expérience intersubjective que les personnes qui vivent des situations de handicap ont des milieux adaptés (Kleinman, 1995). Ils dénoncent notamment le confinement permanent de ces personnes dans des milieux ségrégués et la valeur négative que le régime de la normalisation attribue à leur différence, différence dont ils doivent se défaire – grâce à la réadaptation, qui opère tel un rite de purification – avant de s’intégrer à la collectivité. Ces auteurs concluent que la normalisation sert avant tout à rendre invisible l’exclusion et l’oppression des personnes qui présentent des incapacités intellectuelles, sous le couvert de l’intégration sociale et de la défense des droits de l’Homme. En somme, clament-ils, l’idéologie de la normalisation n’est qu’une mystification et, à ce titre, son institution-type, le milieu adapté, doit être éradiquée. Mais les milieux adaptés ne servent-ils qu’à mystifier ou remplissent-ils également d’autres fonctions? Et, si tel est le cas, quelles sont ces autres fonctions et à quoi servent-elles, tant pour la société que pour les usagers de ces milieux de vie parallèles? Par ailleurs, est-il souhaitable, voire éthique, d’éradiquer une pratique ou une institution pour la seule raison qu’elle contredit une règle universelle? Quel est le statut éthique du regard que les personnes posent sur leurs milieux de vie, sur leurs activités, sur leur entourage, sur leur propre personne et sur leur devenir? Telles sont les questions que les deux auteurs ont explorées dans des pays différents, auprès de groupes d’âge distincts et en s’inspirant de théories et de méthodes contrastées, mais tous les deux dans le cadre d’une « recherche avec » incluant des personnes classées déficientes intellectuelles qui évoluent dans des environnements normatifs, à savoir des milieux ségrégués.

La « recherche avec »

Pour répondre à ces questions, il nous semble essentiel d’associer les personnes classées déficientes intellectuelles au processus de recherche, en les considérant comme capables de dire comment elles perçoivent leur réalité et en leur donnant la parole. La « recherche avec » repose sur le postulat que toute personne impliquée dans une institution en possède une compréhension qui contribue à la production de connaissances.

Anadón et Couture regroupent sous l’appellation de recherche participative les recherches qui, au-delà des différences méthodologiques et épistémologiques, favorisent les interactions entre praticiens et chercheurs dans une dynamique corrélée de la réflexion et de l’action. « Les approches de recherche dites participatives (par exemple la recherche-action et ses nombreuses variantes, la recherche collaborative, la recherche-formation) induisent nécessairement un rapport actif et co-construit aux savoirs et à la réalité. Les savoirs pratiques sont valorisés et ancrés dans une réalité construite et multiréférentielle » (Anadón et Couture, 2007, p. 3). Cependant, le terme « participatif » n’indique pas, au contraire du terme « collaboratif », la nécessité pour celui qui s’engage dans la recherche d’une prise d’initiative et de décision.

Les recherches collaboratives sont avant tout des entreprises collectives où deux mondes s’entrecroisent : le milieu de la recherche et celui de la pratique. Quelles que soient leurs dénominations − recherche-intervention, recherche-action, recherche collaborative, recherche participative…− elles s’ancrent toutes dans la réalité de la pratique et se mènent en partenariat avec les acteurs du terrain sur lequel elles s’exercent. Bonny les définit comme « toute forme d’articulation étroite entre recherche et action impliquant une collaboration entre des chercheurs professionnels et des praticiens et partant des pratiques de ces derniers (Bonny, 2013) », Desgagné (1997) distingue la recherche collaborative de la recherche-action selon les intérêts idéologiques des chercheurs et des praticiens. Si la seconde invite les praticiens à transformer leurs pratiques à partir de leurs réflexions, la recherche collaborative propose une véritable médiation entre monde scientifique et monde professionnel. Cette co-construction de la recherche entre praticiens et chercheurs remet en question le rapport hiérarchique historique des différents savoirs. La différence des places opère surtout dans la production et la restitution des savoirs. « Leurs places ne sont pas identiques, en particulier au moment où il s’agit de publier les résultats de recherche dans des revues et des ouvrages scientifiques » (Bourassa, Boudjaoui, 2012, p. 6).

Le terme « recherche avec » est né de la création d’un réseau international, le réseau RechercheAvec. Celui-ci réunit des chercheurs francophones en sciences humaines et sociales de différentes disciplines, s’inscrivant dans des cadres théoriques et méthodologiques différents, mais qui accordent tous une place, « dans des processus de production de connaissances, aux sujets directement concernés par l’objet de la recherche » [http://rechercheavec.com/notre-projet/]. Nous définissons la « recherche avec » par la participation active des personnes de terrain impliquées et la prise en compte de leurs expériences, représentations et savoirs comme indispensables à la production de connaissances scientifiques. Elle est donc, de fait, une recherche collaborative. Mais elle accorde aussi une importance à la place, sur le terrain, du chercheur qui adopte une posture clinique, au sens étymologique « être auprès de ». « Qu’il le veuille ou non, la présence de l’enquêteur ne laisse pas son terrain inchangé. Sa simple présence transforme les comportements observés » (Monceau, 2016, p. 13). Pour autant, l’expression « recherche avec » traduit également un refus de modélisation de ce type de recherche, autorisant une pluralité de champs disciplinaires et de références théoriques et méthodologiques. Cette définition, qui procède de notre posture éthique, détermine nos choix de ces références, mais autorise aussi l’affirmation d’une épistémologie co-construite avec les personnes classées déficientes intellectuelles.

Les deux recherches présentées ici visent précisément à confronter l’interprétation déontologique et étique que les promoteurs de l’inclusion proposent du monde de la normalisation/intégration à l’interprétation, cette fois téléologique et émique, que partagent ou construisent ensemble ceux qui l’habitent.

Des « recherches avec » contrastées d’un objet commun

Nous explicitons ici les horizons épistémologiques et théoriques contrastés à partir desquels les auteurs conçoivent et opérationnalisent la « recherche avec » dans le cadre de leurs travaux respectifs sur les environnements normatifs.

« La recherche avec » et l’herméneutique critique : le chercheur québécois

« Ricoeur nous permet ainsi de voir que si une herméneutique sans éthique reste vide, une éthique sans herméneutique est aveugle. »

Grondin, 2006, p. 92

Mes recherches s’inspirent des théories de l’idéologie et de l’éthique que Paul Ricoeur développa entre 1980 et 1990. Dans Du texte à l’action, Ricoeur souligne que l’idéologie est « un phénomène indépassable de l’existence sociale, dans la mesure où la réalité sociale a depuis toujours une constitution symbolique et comporte une interprétation, dans des images et des représentations, du lien social » (Ricoeur, 1986, p. 347). Par cet énoncé, Ricoeur invite les chercheurs en sciences sociales à transcender le conflit des approches interprétatives et critiques de façon à les intégrer dans une lecture à la fois multidimensionnelle et dynamique de l’existence sociale, à savoir une lecture qui embrasse la double fonction des idéologies plutôt que de n’en privilégier qu’une seule, comme l’ont fait auparavant plusieurs auteurs, notamment Gadamer et Habermas (Gadamer, 1976; Habermas, 1973). D’une part, précise-t-il, les idéologies génèrent des mondes, des arts de vivre et d’être présent qui reposent sur une conception de la vie bonne. Elles sont des organes de réalité qui constituent le mode de vie et le cosmos à l’intérieur desquels les êtres humains évoluent (Douglas, 1986; Geertz, 1973). D’autre part, les idéologies légitiment la distribution du pouvoir, des biens et des privilèges au sein de la collectivité, à commencer par « les aspects hiérarchiques de l’organisation sociale » et le « système d’autorité » (Ricoeur, 1986, p. 343). Autrement dit, elles remplissent cette fois une fonction mystificatrice : selon les cas, elles naturalisent ou elles gomment les injustices et les inégalités inhérentes au vivre-ensemble. Bref, toute idéologie est porteuse de lumières et d’ombres : d’une part, elle permet à la collectivité d’habiter un monde ordonné et d’assurer sa subsistance; d’autre part, elle justifie ou rend invisibles les iniquités propres à ce monde. Ricoeur en déduit que les idéologies doivent toutes être examinées selon deux traditions complémentaires : l’herméneutique du soupçon (les courants de pensée critiques) et l’herméneutique de la confiance (les approches interprétatives). L’herméneutique du soupçon dévoile, à partir d’un regard extérieur, les distorsions et les déformations que l’idéologie déploie afin de légitimer la hiérarchie sociale : elle dévoile les intérêts secrets, car dissimulés ou cachés, que dessert le sens. Par contraste, l’herméneutique de la confiance saisit la façon dont les acteurs sociaux interprètent le monde que leur idéologie a édifié et la place qu’ils y occupent : elle reconstruit le « sens tel qu’il se donne à la conscience en attente d’orientation » (Grondin, 2006, p. 75). L’analyse herméneutique critique se caractérise précisément par l’examen de chacune des deux fonctions (mystificatrice et constitutive) des idéologies et, en confrontant ces deux versants du sens, la prise en compte de leurs liens dialectiques.

Vu sous ce jour, le changement social correspond à l’abandon d’une idéologie au profit d’une autre, habituellement associée à l’innovation et jugée plus juste, plus appropriée, plus en phase avec la conjoncture ou plus conforme au bien collectif. Comme le paragraphe précédent le suggère, il ne s’agit cependant pas d’un passage de l’ombre à la lumière, de l’illusion à la réalité, de l’ignorance au savoir, de l’inconscience à la conscience, d’une justice défaillante à une justice sans faille, de l’immoralité à la moralité, de la barbarie à la civilisation, mais bien du passage d’un monde révolu à un monde émergent, doté de ses propres zones lumineuses et sombres, ses propres aperceptions et aveuglements, ses propres axiomes et paradoxes moraux, ses propres liens de solidarité et exclusions, ses propres entendements et mystifications dont les contours ne sont pas encore connus. Par conséquent, l’édification d’un nouveau monde – dans le cas présent, le monde de l’inclusion – commande l’analyse minutieuse des versants constitutifs et mystificateurs et de l’idéologie bannie et de l’idéologie nouvelle, de façon à connaître avec exactitude ce qu’on laisse derrière soi et la nouvelle vie qui nous attend. Malheureusement, tel que souligné dans la section précédente, la majorité des tenants de l’idéologie de l’inclusion ne s’appuient que sur l’interprétation suspicieuse du monde de la normalisation, qui établit sans équivoque que celui-ci contredit à maints égards les droits de l’Homme et la Convention onusienne de 2006, afin de promouvoir son éradication et l’instauration universelle de l’inclusion. Ainsi, alors qu’une abondante littérature, très rigoureuse et novatrice, explore les mesures, les règlements et les politiques que les États doivent adopter afin d’établir avec succès l’inclusion universelle (à titre d’exemples, CamposPinto, 2016; Depoy et FrenchGilson, 2011; Grasso et al., 2014; Griffo, 2008; Stiker, 2000; 2005), nous ne savons à peu près rien de l’expérience intersubjective des personnes qui évoluent dans des environnements normatifs ou dans des environnements inclusifs, et nous ignorons tout autant quelles sont les déformations, les distorsions ou les illusions spécifiques au monde de l’inclusion, et ce, même si de tels milieux existent depuis plus de trente ans. Bref, pour paraphraser la citation de Grondin qui introduit cette section, nous avançons à l’aveugle.

La recherche que je présente dans la prochaine section s’avère une modeste contribution à la compréhension des enjeux associés au passage de la normalisation à l’inclusion. J’y décris et analyse les versants constitutifs et mystificateurs d’une institution normalisatrice – un centre de réadaptation montréalais − de façon à identifier non seulement les limites (perpétuer l’exclusion) et les forces (contrecarrer l’isolement et la mésestime de soi) de ce type d’établissement, mais également l’évaluation que ces personnes font de l’impact de ces limites et de ces forces sur leur existence et leur joie de vivre. Ce savoir permettra de mieux connaître les conditions d’existence que ces personnes quitteront lorsqu’elles migreront du monde de la normalisation à celui de l’inclusion, cela afin non pas de maintenir les acquis du passé mais de faire en sorte que les nouveaux milieux accroissent effectivement leur bien-être, leur sentiment de plénitude et leur qualité de vie en général. Autrement dit, cette comparaison permettra de déterminer avec justesse – c’est-à-dire par-delà le simple respect de principes abstraits et universels − les pertes et les gains associés aux réformes institutionnelles que notre société met en oeuvre afin de défendre les droits fondamentaux des personnes qui présentent des incapacités (Nuss, 2008; United Nations, 2006).

La « recherche avec » et la socio-clinique institutionnelle : la chercheuse française

En analyse institutionnelle, l’institution se définit comme « une construction sociale, n’existant qu’à travers un collectif qui l’anime, la fait vivre et évoluer » (de Saint Martin, 2014, p. 111). Elle est une dynamique dialectisée par trois moments permanents (Lourau, 1970) : l’institué, ce qui est déjà là, l’instituant, force bousculant l’institué, et l’institutionnalisation, moment où l’instituant est absorbé par l’institué, le transformant alors. À l’école, l’institué de la logique intégrative des élèves en situation de handicap est bousculée par la force instituante de la logique inclusive. Toute institution est donc traversée par des non-dits, des contradictions que l’analyse institutionnelle vise à expliciter. Tout individu en rapport avec une institution y est impliqué de fait. L’implication désigne les « relations (libidinales, organisationnelles et idéologiques) qui s’établissent entre les sujets et les institutions » (Monceau, 2012, p. 7). L’analyse produite en analyse institutionnelle est toujours collective et vise à l’explicitation des implications individuelles, y compris celles du chercheur, par la mise en évidence des contradictions de l’institution, « à partir des analyseurs qui les expriment, évènements survenant au cours de la recherche et venant bousculer l’institué » (de Saint Martin, 2015, p. 88).

En France, à l’école élémentaire, les enfants classés déficients intellectuels peuvent être accueillis individuellement en classe ordinaire, ou collectivement dans une Classe pour l’Inclusion Scolaire, CLIS 1[1]. Ces élèves doivent connaître des temps de scolarisation en classe ordinaire, temps définis individuellement en fonction de leur niveau scolaire et de leur capacité à fréquenter un grand groupe. Que peuvent-ils alors dire de leur(s) place(s) dans l’école? Le dispositif de socio-clinique institutionnelle que j’ai monté impose une proximité du chercheur avec les acteurs de terrain. J’ai participé à la vie de l’institution, par l’observation participante dans les classes, la cour, la cantine. J’ai surtout conduit dix séances hebdomadaires de réflexion collective avec les élèves de trois CLIS 1 de la région parisienne, déterminant chaque thème à partir de la séance qui venait de se dérouler. Sept ou huit thèmes ont été traités dans chaque classe. Les élèves ont ainsi produit des connaissances en situation, dévoilant les mécanismes cachés de l’institution. La socio-clinique institutionnelle permet d’analyser les perceptions des élèves dans une continuité entre le micro et le macro. « Décrire les évolutions “macro-sociales” des formes et des contenus des politiques publiques nécessite de prendre en compte simultanément les sujets “micro-sociaux” impliqués dans celles-ci. L’analyse ne peut se mener sur une seule de ces deux dimensions » (Monceau, 2014, p. 134). Ici, les positionnements des élèves sont les analyseurs de la mise en oeuvre de la politique d’éducation inclusive en France.

Dans le processus de « recherche avec », à la lumière de mes partis pris éthique, épistémologique et politique (Freire, 2013), j’aborde les personnes classées déficientes intellectuelles de façon à ce qu’elles puissent véritablement entrer dans le processus de co-construction du savoir scientifique. Mes recherches s’appuient sur la considération de la potentialité des personnes déficientes intellectuelles et de leur capacité à participer à une recherche scientifique. La majorité des recherches portant sur ces personnes s’appuient sur leur entourage ou les professionnels et cela est particulièrement prégnant dans le cadre de recherches concernant les enfants. Les personnes en situation de handicap sont alors étudiées du point de vue de leurs vulnérabilités, de leurs lacunes, de leurs manques. Ce point de vue définit des interprétations qui les réduisent à leur incapacité. Par contraste, je les considère comme des êtres capables et je postule l’éducabilité de tout être humain (Freire, 2013; Lapassade, 1997). C’est parce j’ai considéré les élèves de CLIS 1 comme des acteurs sociaux, au sens où l’entend la sociologie de l’enfance (Delalande, 2001), à savoir comme des enfants qui sont affectés par leur environnement mais agissent aussi sur lui, qu’ils ont pu réfléchir collectivement et contribuer à la production de connaissances.

Se pose alors la question du handicap. Comment l’aborder sans y enfermer la personne? En fait, cette question se dissout d’elle-même dès lors que nous considérons chaque individu comme un être capable. C’est bien parce que je ne m’intéresse pas aux élèves du point de vue de leur problème que je gagne leur confiance et libère leur parole, trop souvent disqualifiée par leur entourage et les chercheurs. Que je ne prononce pas le mot handicap les autorise aussi à décider ou non d’aborder cette question : ici, une seule classe l’a fait. Je ne me suis pas intéressée à leur handicap du point de vue de l’interprétation de leurs propos pour favoriser la force instituante du groupe : je leur donnais ainsi la possibilité de se positionner véritablement dans l’institution scolaire, bousculant ainsi l’institué de l’ordre scolaire. Il ne s’agit pas pour autant d’opposer difficultés et potentialités, mais bien de dialectiser les deux. Ici, il n’y a pas eu de cristallisation des défaillances des élèves, sans pour autant les masquer. J’ai ainsi tenu compte de leurs difficultés, notamment langagières, et adapté le dispositif pour permettre à tous de participer à leur mesure, en s’appuyant les uns sur les autres par la mise en place d’un dispositif collectif et non d’entretiens individuels.

Du point de vue épistémologique, je mène mes recherches avec ces enfants parce qu’ils sont les premiers concernés par les questions que je pose. Si le chercheur apporte une distanciation nécessaire à une analyse objectivée, je pense néanmoins qu’une recherche sur les personnes en situation de handicap ne peut pas faire l’impasse sur le regard que ces personnes portent sur leur expérience et la perception qu’elles en ont. Si elles ne sont pas forcément les mieux placées pour cerner la ou les place(s) qu’elles occupent, elles le sont pour expliciter leurs perceptions. Je donne alors à ces personnes le pouvoir de construire une interprétation à partir de leurs savoirs expérientiels tout en tenant le cadre de mes recherches par une vigilance épistémologique et méthodologique constante.

Cette posture pose la question des places respectives des différents acteurs de la recherche. Pour ma part, je définis les élèves comme des co-chercheurs. Les enfants ont construit leur réflexion collectivement et ont mis au jour des connaissances dont ils n’avaient pas conscience auparavant : ils ont bien effectué une recherche sur leur(s) place(s) dans l’école en produisant une analyse en situation grâce au collectif. Ils ont construit ces connaissances en explicitant leur implication dans l’institution scolaire, explicitation sans laquelle je n’aurais pas pu construire mon analyse. En ce sens, les élèves sont bien des co-chercheurs. Cependant ils ne sont pas des co-chercheurs « holistiques », parce qu’ils n’ont participé qu’à une partie de la recherche. Les co-chercheurs ici n’ont pas contribué à la synthèse de l’analyse socio-historique, par exemple, ni à l’écriture ou au choix des cadres théoriques et méthodologiques. Ils les ont acceptés et utilisés. Ce faisant, ils les ont aussi considérablement enrichis. Le préfixe co- marque donc une coopération non exhaustive à la recherche menée.

Ma recherche tient également compte des dimensions politiques de l’institution scolaire. En effet, l’institution ne se réduit pas aux pratiques et à l’articulation entre pratiques individuelles et pratiques collectives : elle contraint mais aussi soutient ces pratiques (Lapassade et Lourau, 1974). « Elle est donc politique, en tant que production et constitution sociales » (de SaintMartin, 2014, p. 111). Toute institution a donc à voir avec l’État. L’implication, l’analyseur, sont des outils conceptuels qui se centrent sur les liens entre institution et pouvoir, institution et économie, institution et État. Les discours des élèves dévoilent les contradictions de l’institution scolaire et montrent comment les volontés politiques publiques affirmées se heurtent à la mise en oeuvre locale effective de l’éducation inclusive.

Desjardins et de Saint Martin se rejoignent précisément par l’attention qu’ils accordent, dans leurs analyses de milieux institutionnels, aussi bien à la perspective des acteurs sociaux qu’aux intérêts plus secrets que sert ce sens. Ils s’inspirent de cadres théoriques distincts mais partagent le même souci d’entrelacer les regards de l’extérieur et de l’intérieur, soit « l’interprétation réductrice et l’interprétation amplifiante » (Ricoeur, cité par Grondin, 2006, p. 86). Dans le cadre de cet article, nous contrastons les interprétations que Desjardins a proposées en 2002 d’une institution québécoise qui, durant les années 1990, s’inspirait de l’idéologie de la normalisation afin d’intégrer socialement des adultes classés déficients intellectuels, et l’analyse par de Saint Martin de l’intégration d’élèves porteurs de troubles des fonctions cognitives ou de troubles envahissants du développement au sein d’une école élémentaire française soumise à la logique inclusive, en 2013. La confrontation de ces deux portraits ouvrira plusieurs pistes de réflexion en ce qui a trait à la contribution des « recherches avec », lesquelles prennent en compte les pratiques de la vie quotidienne et la lecture que les personnes classées déficientes intellectuelles font de leur existence dans le but de construire une société à la fois plus inclusive et plus respectueuse de la singularité des personnes.

La contribution des usagers à l’analyse de chacune de ces institutions

La présentation successive des deux recherches mettra en évidence leurs singularités et la manière dont les personnes classées déficientes intellectuelles ont participé à chacune, autorisant des analyses qui tiennent compte de leurs pratiques, de leurs savoirs et de leur évaluation du vivre-à-part normatif.

Le monde du centre de réadaptation (Desjardins)

« Le second principe de l’art consiste en ceci : l’art est la plus haute puissance du faux, il magnifie “le monde en tant qu’erreur”, il sanctifie le mensonge, il fait de la volonté de tromper un idéal supérieur ».

Deleuze, 1962, p. 159

Dans Le jardin d’ombres. La poétique et la politique de la rééducation sociale (2002), je décris le monde dans lequel vivaient au début des années 1990 dix-sept personnes classées déficientes intellectuelles qui participaient aux activités d’un centre de réadaptation montréalais. Ces personnes étaient âgées entre 21 et 40 ans (onze hommes et six femmes), leur déficience intellectuelle était jugée légère (QI entre 50 et 70) et elles vivaient de façon semi-autonome dans les appartements d’un immeuble situé au coeur de la ville, où elles s’initiaient au « vivre-normal », soit à vivre de façon autonome et indépendante, affranchies des services spécialisés. La collecte de données s’est échelonnée sur une période de 24 mois : 16 mois consacrés à l’observation de la vie quotidienne et de la réadaptation sociale des participants, suivis de 62 entrevues – avec les participants, les éducateurs et un administrateur – échelonnées sur une période de huit mois.

Vu sous l’angle du soupçon, le monde dans lequel vivaient ces personnes présentait trois caractéristiques principales. Premièrement, malgré leur intégration au tissu urbain, ces personnes évoluaient dans une communauté parallèle dont les membres étaient dispersés dans des résidences réparties aux quatre coins de la ville où se trouvait le centre de réadaptation. Dans presque tous leurs milieux de vie, ils échangeaient principalement avec d’autres usagers, des éducateurs et des employés de soutien du centre de réadaptation qu’ils connaissaient pour la plupart depuis des lustres. Leurs amitiés, leurs fraternités, leurs rivalités, leurs alliances, leurs flirts, leurs liens de couple et leurs aventures érotiques, tous ces liens n’étaient accessibles qu’entre semblables.

L’organisation sociale de cette communauté repose sur trois hiérarchies parallèles mais interdépendantes. La première consacre la supériorité de tous les employés de centre de réadaptation sur les usagers. La deuxième assigne aux usagers une position inférieure ou supérieure selon leur degré d’autonomie dans chacune de leurs sphères d’activité : le logis, le travail, l’éducation, les loisirs, les réseaux de commérage et la vie de couple. Cette prolifération de hiérarchies contextuelles permettait à presque tous les usagers de se définir de façon avantageuse dans au moins une sphère de la vie collective. De plus, les usagers sont simultanément définis comme étant tous égaux sur le plan de l’autorité, seul le prestige les distingue les uns des autres. La troisième hiérarchie postule l’infériorité des usagers par rapport aux autres citadins.

Seconde caractéristique significative : ce monde est une réplique, à une échelle réduite, du monde de la majorité. Leurs logis (semi-autonomes), leurs emplois (que ce soit dans un atelier protégé ou une manufacture), leurs loisirs (au centre de réadaptation ou dans les services municipaux), leurs cours (adaptés), tous ces lieux et toutes les activités qui s’y déroulent sont des simulacres de la « vie ordinaire » : ils reproduisent en miniature, tels des oeuvres d’art, le style de vie de la collectivité (Deleuze, 1969; Lévi-Strauss, 1962; Goodman, 1978). Sur chacune de ces scènes, ils miment les us et coutumes de la majorité et, ce faisant, ils incarnent des personnages qui leur sont inaccessibles hors du monde adapté de la réadaptation. Par ailleurs, la localisation géographique et les façades de ces lieux adaptés sont dépourvues de signes distinctifs : ils se fondent dans le paysage urbain, renforçant ainsi l’illusion que les usagers sont parfaitement intégrés à la vie collective. Pris ensemble, tous ces faux-semblants gomment à la fois la différence des usagers, le caractère exceptionnel de leur monde et leur exclusion du vivre-ensemble collectif.

Troisième caractéristique significative : alors que ce monde adapté – qui est en fait une variante des « mondes comme si » propres à la représentation théâtrale (Bateson, 1977; Duvignaud, 1970) – est défini comme un lieu de transition où chacun se transforme afin d’acquérir les compétences qui lui permettront de participer pleinement à la vie sociale, la presque totalité des usagers poursuivront sans fin leur quête de la normalité, de la valorisation sociale et de la reconnaissance de leur pleine appartenance à l’humanité. Autrement dit, leur transition est permanente : ils s’épuiseront leur vie durant à se rapprocher de la collectivité, à perfectionner leur imitation de « l’homme moyen » (Quetelet, cité par Davis, 2002, p. 108), mais jamais ils ne parviendront à devenir un tel homme. Par ailleurs, les rares usagers qui s’approchent de cet idéal se cabrent lorsque leur éducateur essaie de les convaincre de quitter le centre de réadaptation : ils refusent de s’affranchir du monde adapté qui leur est familier et où ils rayonnent au sommet de la hiérarchie sociale tout en poursuivant – tels Sisyphe décrit par Camus (1942) − leur interminable transition vers la normalité.

En bref, ces trois caractéristiques nous amènent à conclure que, à tout le moins sous le régime de la normalisation, la rééducation sociale n’est pas un rite de passage mais plutôt un rite de relégation déguisé en rite d’agrégation. Elle ne produit pas des citoyens à part entière mais plutôt des Ombres de l’« homme moyen » qui, à partir des lieux-exclus où nous les confinons, célèbrent leur adhésion aux codes culturels de la majorité et rendent invisibles aux yeux de tous leur exclusion de la vie collective. À première vue, le portrait du monde de la normalisation que je viens de brosser est encore plus critique et cynique que celui qu’en ont fait la majorité des dénonciateurs de cette idéologie. Cependant, selon l’arc herméneutique de l’interprétation que propose Ricoeur, il est encore trop tôt pour déterminer la valeur morale du monde-à-part de la normalisation. En effet, nous devons au préalable examiner également ce monde-à-part, ce palais d’illusions, à la lumière de la lecture qu’en font les usagers du centre de réadaptation, à savoir sous l’angle de « l’herméneutique amplifiante, téléologique, de la confiance » (Grondin, 2006, p. 82).

Vu sous l’angle de la confiance, le monde-à-part de la normalisation apparaissait sous deux formes contraires, soit deux mondes parallèles, à la fois antithétiques et complémentaires, entre lesquels les usagers oscillaient constamment au gré des contextes, des circonstances ou des enjeux du moment. D’une part, ils affirmaient que leur monde n’est pas un monde-à-part, ni une réplique en miniature du monde de « l’homme moyen », mais bien le monde de la majorité. Leurs ateliers protégés et leurs plateaux de travail adaptés, leurs appartements supervisés, leurs Olympiques spéciales et leurs cours adaptés, tous ces lieux et toutes ces activités étaient alors décrits comme étant en tout point identiques aux lieux que fréquentent et aux activités que pratiquent les autres citadins. Lorsqu’ils parlaient ainsi, ils se décrivaient non pas comme des néophytes qui s’initient à la vie autonome, « à la vie adulte » pour reprendre leurs termes, et qui préparent leur agrégation éventuelle au corps social collectif : ils se déclaraient déjà autonomes, déjà adultes et déjà pleinement intégrés à la société, au même titre que tout un chacun. En somme, ils interprétaient les signes de leur monde à l’aune de la pensée magique, qui postule que le semblable produit le semblable (Mauss, 1950) et que le paraître fait l’être (Caillois, 1938).

D’autre part, les usagers adhéraient également à une seconde interprétation du monde-à-part de la normalisation, qui est l’envers de la précédente. Ils se plaignaient alors de vivre dans un monde-à-part et d’être assujettis à des règles et à des contraintes hors du commun. Ils maugréaient notamment contre l’étroite surveillance dont ils sont l’objet, la discipline qu’on leur impose, la rigueur de leurs programmes de réadaptation, la modicité de leurs revenus et leur statut inférieur au sein de la société globale. Lorsqu’ils décrivaient ainsi le centre de réadaptation, ils s’empressaient cependant de vanter aussitôt les nombreux progrès qu’ils réalisent sous la gouverne des éducateurs, ainsi que l’amélioration constante de leurs conditions de vie, qui se rapprochent de plus en plus de celles des autres citadins. Bref, leur monde-à-part les transforme et les entraîne vers un autre monde, celui de la majorité. Un jour, disaient-ils, ils quitteront ce monde-exclu pour vivre « avec-les-autres » et « comme-eux » : ils seront enfin autonomes et libres. Ils auront un emploi, un conjoint, des enfants, une voiture et une maison. Ils seront libres de faire ce qu’ils veulent, comme ils le veulent et avec qui ils le veulent, sans contraintes. Autrement dit, leurs programmes de réadaptation les inscrivent dans un devenir magnifié. On reconnaît ici les caractéristiques d’une seconde forme de transfiguration symbolique, qui tonifie et dynamise les usagers, soit la conversion initiatique (Eliade, 1965).

Les usagers oscillaient donc constamment entre ces deux versions d’eux-mêmes et de leur vie au sein du centre de réadaptation, sans y voir de contradiction. En fait, ils transhumaient d’un monde à l’autre au gré des circonstances ou des enjeux du moment, et ce, parfois en l’espace d’à peine quelques secondes. Lorsqu’ils voulaient affirmer leur pleine humanité, ils adhéraient à la première version, où ils apparaissaient tels des citoyens semblables à tous les autres, sans traits distinctifs. Lorsqu’ils s’irritaient d’être soumis à un traitement différencié ou s’enorgueillissaient de l’amélioration d’une de leurs compétences, ils migraient dans le second monde, où ils se rapprochent constamment, avec courage et passion, de la figure du citoyen. Bref, prises ensemble, ces deux appropriations du monde de la normalisation et de ses faux-semblants permettaient aux usagers non seulement de s’accommoder de la place que la société leur a assignée, mais aussi de se réinventer et de s’aimer, d’aimer des proches, de s’agréger à une communauté de pairs, de se lier symboliquement à la société globale et de souscrire à un projet de vie collectif et personnel qui les séduit et les inspire.

Que doit-on penser des centres de réadaptation, ces lieux-exclus contemporains? Comment doit-on juger l’enfermement permanent des usagers dans un palais d’illusions qui gomme leur exclusion? Comment doit-on évaluer ces marges invisibles qui, paradoxalement, permettent à ces personnes d’accéder à une égalité de fait et à une vie sociale riche et gratifiante, ce qui leur est refusé dans l’espace collectif? D’un point de vue déontologique, ce monde doit être éradiqué car il viole les droits fondamentaux de ces personnes, dont celui de participer pleinement à la vie collective. Du point de vue de la sagesse pratique, telle que la définit Ricoeur (1990), le point de vue des acteurs sociaux ne peut être écarté des délibérations morales, l’impératif du respect des droits (la morale) devant être confronté à l’altérité des personnes et à leur conception du bien-vivre (l’éthique). Lorsqu’il y a césure entre le respect pour la règle et le respect pour les personnes, précise Ricoeur, « la sagesse pratique consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle » (1990, p. 312) Autrement dit, le jugement moral en situation vise à faciliter la création de compromis entre les droits universels et la visée éthique ainsi que la conception du bonheur des individus, des familles ou des groupes, dans ce cas-ci des usagers du centre de réadaptation. La « recherche avec » vise précisément la saisie de l’expérience morale (Kleinman, 1999) des acteurs sociaux, en ce sens qu’elle prend en compte et respecte leurs pratiques, leurs savoirs, leurs émotions et leurs valeurs. Telle est du moins ma conception de la contribution de la « recherche avec » aux débats moraux qui participent à l’évolution de la société et de ses institutions publiques.

La place des élèves de CLIS 1 dans l’école (de Saint-Martin)

Prenez la parole au ras du silence

(Copeau, dans Doisy, 1954, p.56.)

Au sein de l’école française, la logique inclusive a été initiée par la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, qui définit l’obligation de scolarisation pour tous les enfants, alors qu’auparavant n’était reconnue que l’obligation d’éducation pour tous. L’inclusion permettrait ainsi de supprimer toute mise à l’écart : l’élève en situation de handicap deviendrait une singularité parmi les autres. Mais cette obligation suffit-elle à définir l’éducation inclusive? La recherche française pointe la difficulté d’une véritable mise en place d’une éducation inclusive pour différentes raisons qui ne relèvent pas seulement de la volonté des acteurs de terrain mais sont aussi d’ordre institutionnel. Par exemple, l’absence de toute définition du terme inclusion dans les directives ministérielles constitue un des facteurs du maintien de la logique intégrative au sein des écoles. Les enseignants et les élèves se sont approprié le terme et l’emploient constamment mais à contresens. Ainsi, ils parlent de « classe d’inclusion », de « temps d’inclusion », sans considérer que la durée même induite ici contredit le processus inclusif : le terme est employé comme un simple synonyme du mot intégration. Cette utilisation est un analyseur de la mise en oeuvre de la politique inclusive, analyseur apparu grâce à la réflexion collective menée par les enfants.

En effet, l’inclusion n’est considérée que sous l’angle des apprentissages et les élèves définissent alors leur place dans l’école selon les temps de scolarisation qu’ils connaissent dans les classes ordinaires, temps définis par les enseignants selon leur niveau scolaire. Les réflexions des élèves montrent une appropriation de cette définition scolaire de l’inclusion. Ainsi, tous admettent la validité de leur orientation en CLIS du fait de leurs difficultés scolaires − « On a des difficultés, avant quand j’étais en maternelle, je parlais pas bien. » (Abdel, CLIS Diderot) – et la pertinence de cette classe pour les aider à les surmonter, « La CLIS, c’est fait pour nous aider » (Anis, CLIS Balzac). Ils ne condamnent pas ici leur place en CLIS, parce que c’est bien cette classe qui leur permet un retour progressif en classe ordinaire, « C’est parce que j’ai bien travaillé; après la maîtresse a dit à d’autres classes que je travaillais bien et je suis allé » (Fabien, CLIS Diderot). La CLIS peut alors être définie comme un lieu de rééducation pédagogique. Elle constitue à la fois un sas − les élèves s’y sentent bien parce que les apprentissages y sont adaptés à leurs problèmes, au contraire de ceux des classes ordinaires – et une passerelle, puisque les progrès qu’ils y réalisent leur permettent peu à peu d’augmenter leur temps de scolarisation en classe ordinaire. Elle n’est pas une classe close sur elle-même, hermétique au milieu ordinaire, mais un dispositif garantissant le maintien d’un lien avec la société scolaire ordinaire.

Cependant, ce lien étant uniquement pensé à l’aune des apprentissages fondamentaux, les élèves envisagent différemment leur différence, institutionnalisée par leur orientation en CLIS. Ainsi, celui qui reste en CLIS se considère comme un élève comme les autres, parce que sa non-confrontation aux autres élèves et ses progrès réalisés au sein de la CLIS l’y autorisent. « La CLIS, ça me donne du bonheur » (Stéfy, CLIS Balzac). De même, l’élève qui partage plus ou moins équitablement son temps scolaire entre classe spécialisée et classe ordinaire revendique une normalisation et adhère aux injonctions scolaires – suivre le programme et répondre à ses attentes en respectant les normes scolaires − parce que l’augmentation progressive de ses temps de scolarisation en classe ordinaire signe ses progrès scolaires effectifs : « C’est hyper important, c’est très important, parce qu’on travaille pour apprendre et aussi être intelligent » (Anis, CLIS Balzac). Par contre, les élèves qui vont chaque jour une heure en classe ordinaire, avec des enfants plus jeunes qu’eux de deux ans voire plus, pour des apprentissages fondamentaux, vivent difficilement cette situation. « En classe d’inclusion, le travail est difficile, parce que j’essaie, j’arrive pas » (Eric, CLIS Baudelaire). Seules leurs difficultés sont données à voir aux autres élèves et ils ne peuvent ni les nier, ni les occulter.

Ainsi, la considération de la scolarisation de ces élèves sous l’angle exclusif des apprentissages contredit le processus inclusif, en occultant la deuxième mission de l’école, celle de la socialisation. Ici, c’est bien parce que les élèves sont devenus des co-chercheurs et ont explicité leurs rapports à l’institution scolaire que j’ai pu mettre au jour cette analyse. Ne côtoyant que partiellement les autres élèves, ceux de la CLIS créent des liens forts entre eux marqués par une hiérarchie d’autant plus prégnante que cette classe regroupe des élèves de 6 à 12 ans durant plusieurs années – et une forte solidarité développée entre eux par ce que je nomme une socialisation structurelle. Cependant cette socialisation a des effets sur les relations entre les élèves de CLIS et les autres. Celles-ci sont majoritairement conflictuelles, parce que les temps de scolarisation ponctuels et l’accueil intégratif et non inclusif en classe ordinaire ne permettent pas la création de liens pérennes avec les autres enfants. Ces modalités d’accueil favorisent alors une méfiance des uns envers les autres, méfiance que les élèves de CLIS interprètent, au mépris de la réalité observable, comme un rejet en raison de leurs problèmes : « Tout le monde dit qu’on est handicapés » (Didier, CLIS Diderot). Ici, c’est bien la parole libérée des élèves qui a mis en avant les difficultés de mise en oeuvre de la logique inclusive et le maintien de la logique intégrative, parce que le processus inclusif n’est pas pensé du point de vue de la socialisation.

La recherche a eu également un certain retentissement politique. En autorisant les élèves à devenir des co-chercheurs, j’ai permis aux personnes de devenir auteurs de leur place dans la société scolaire. Dans une CLIS, à la fin des séances de réflexion collective, les élèves ont décidé d’écrire une lettre aux autres élèves de l’école :

« À tout le monde
Arrêtez de penser qu’on est bêtes parce qu’on est en clis.
On est intelligents, on est capables de travailler tout seuls.
On a juste des problèmes et la clis nous aide et nous permet d’évoluer.
On a notre place dans l’école, comme vous. »

Alec, Asim, Djamel, Eric, Riad, Romane, Tom

Cette initiative montre la détermination de ces élèves à prendre leur place au sein de l’école. Ils adoptent ici une posture politique en prenant alors le pouvoir sur une situation qui ne leur appartient pas mais qu’ils reconnaissent. Ils font entendre la voix des « acteurs faibles » : « Ils sont affaiblis par une catégorisation de l’action publique qui particularise et naturalise leur place dans l’espace social » (Payet et Laforgue, 2008, p. 9). Ce faisant, ils deviennent acteurs de leur vie publique, se positionnent en tant que citoyens.

Nos recherches respectives semblent donc bien éloignées dans l’espace, le temps, mais aussi par les cadres théoriques et méthodologiques utilisés et les sujets de la recherche. Cependant, ce sont ces différences mêmes, enrichies par deux approches de la « recherche avec », qui permettent une analyse conjointe critique des deux idéologies du retour.

Deux approches de la « recherche avec »

Cette section vise à comparer les composantes-clés de ces deux recherches conduites non seulement dans les cadres à l’intérieur desquels vivent les acteurs sociaux mais également en dialogue avec eux, à l’écoute de leurs paroles et de leurs compréhensions des mondes-à-part à l’intérieur desquels ils évoluent. Nous relèverons leurs similarités et leurs différences sur les plans méthodologique, théorique, éthique et politique, soit autant de postures qui conditionnent les savoirs qu’elles ont de part et d’autre construits/reconstruits, ainsi que les emprunts ou les leçons que chaque auteur tire de la lecture croisée de ces deux recherches.

Méthodologies

D’emblée, la comparaison entre les deux contextes étudiés permet de formuler, à la lumière des conclusions que partagent les auteurs, de nouvelles questions de recherche. D’un côté, la recherche montréalaise décrit la vie des usagers d’un centre de réadaptation qui, au début des années 1990, à l’apogée de l’ère de la normalisation, initiait des adultes à la vie autonome au sein de la communauté. De l’autre, la recherche parisienne étudie la place des élèves d’une CLIS 1 au sein de leur école primaire, de 2011 à 2013, soit à l’ère de l’inclusion. Les nombreuses similarités qu’on trouve entre ces deux contextes sont surprenantes compte tenu de tout ce qui les sépare, à commencer par le tournant idéologique radical qui s’est imposé à l’échelle internationale, il y a déjà plus de 20 ans, en faveur de l’inclusion. Ces similarités témoignent de la pérennité de la normalisation/intégration − notamment de son principe fondateur, « le plus normal possible » (Doré, Wagner et Brunet, 1996, p. 33) − et de la résistance que le milieu scolaire oppose à l’idéologie de l’heure, l’inclusion.

Par ailleurs, si les techniques utilisées par les deux chercheurs présentent des affinités (observation des pratiques et écoute des discours), les instruments qu’ils ont construits à partir de ces techniques sont très différents. Ainsi, alors que l’observation participante est au coeur de la recherche montréalaise et qu’elle repose sur une grille d’observation à la fois englobante et extrêmement détaillée, elle occupe une place différente dans la recherche parisienne, portant exclusivement sur les interactions entre les élèves à l’intérieur de l’école. Les observations permettent de relever les contradictions entre les actes des élèves et leurs discours et de leur renvoyer ces contradictions au cours des séances de réflexion collective, les incitant alors à expliciter leurs rapports à l’institution scolaire. Dans le cas de la recherche montréalaise, l’observation participante s’est échelonnée sur une période de 16 mois et elle embrassait l'ensemble du mode de vie des personnes classées déficientes intellectuelles. Ces observations ont permis au chercheur de porter attention à leurs expressions aussi bien non linguistiques que linguistiques – gestes, attitudes corporelles, tons de la voix, expressions faciales, actions, échanges spontanés de paroles et récits − dans leurs cadres de vie. Au moyen de ces signes, les usagers exprimaient le monde qu’ils se créent – se façonnent – en s’appropriant l’espace symbolique à l’intérieur duquel le centre de réadaptation les insère. Les usagers déterminaient eux-mêmes les jours où le chercheur les accompagnait du matin au soir dans leurs multiples déplacements.

De même, si les chercheurs ont identifié les thèmes discutés avec les enfants et les usagers, les séances de réflexion se sont déroulées en groupe dans le cas de la recherche parisienne, alors que le chercheur montréalais a rencontré les usagers du centre de réadaptation individuellement et a discuté avec eux des thèmes qu’il a lui- même identifiés durant les observations de terrain. Dans ce dernier cas, il s’agissait notamment de contraster les interprétations du chercheur avec les représentations que les usagers associent à leur mode de vie, leurs identités et leur réadaptation sociale. Avant de commencer chaque entrevue, le chercheur proposait au participant une série de thèmes et l’invitait à ajouter d’autres sujets de discussion s’il le désirait, ce que firent la majorité d’entre eux. Il faut souligner que la proximité des deux chercheurs avec les acteurs du terrain a grandement favorisé la participation de ces derniers au processus de recherche.

Cependant, les usagers du centre de réadaptation et les élèves de la CLIS ne se représentaient pas le chercheur de la même façon. Dans le centre de réadaptation, le chercheur était perçu comme un personnage hors du commun et énigmatique. Il ne correspondait à aucun des habitants habituels de leur royaume qui ne sont pas des usagers. Il n’était pas un éducateur, ni un administrateur, ni un professeur, ni un psychologue, ni un employé de soutien. Il n’était pas là pour les redresser, les éduquer, les guider, les former ou les améliorer, et il n’exerçait aucune autorité sur eux. Durant les deux premiers mois, ils se montrèrent pour la plupart très suspicieux et réservés : ils n’y croyaient pas. Puis, un lien de confiance s’est établi et lentement ils ont appris à vivre selon leur manière habituelle en sa présence. Qui était-il? « L’écrivain! » Il était là pour « écrire un livre sur eux », eux pour qui le livre restait un objet inaccessible. En un mot, ils étaient de typiques « informateurs-clés », soit des maîtres qui initient le juvénile chercheur – car, tel un enfant, il faut tout lui montrer et tout lui expliquer – à leur art de vivre : ils initiaient le chercheur au monde dont ils se dotent lorsqu’ils s’approprient les contextes et les symboles de la réadaptation sociale. Ils lui confièrent même leurs désobéissances ou résistances secrètes aux injonctions des éducateurs, qu’ils tenaient à partager avec les futurs lecteurs de « leur » livre. Durant les entrevues semi-structurées, ces rôles prenaient un caractère encore plus officiel, avec l’aide des micros et du magnétophone. En bon élève, le chercheur s’assurait d’explorer les questions sous plusieurs angles afin de s’assurer qu’il avait bien compris les explications de ses maîtres, les usagers, qui appréciaient beaucoup cette posture supérieure. Comme nous l’avons vu dans la section précédente, ces entrevues ont joué un rôle central dans l’évaluation morale du monde du centre de réadaptation. De fait, le chercheur montréalais considère qu’une évaluation morale qui discrédite la perspective des usagers, leurs préoccupations et leurs préférences est irrespectueuse, voire violente et abusive.

Dans l’école, la chercheuse française avait été présentée aux enfants comme une ancienne enseignante de CLIS 1. Cette introduction visait à gagner leur confiance, parce que ces élèves, restant plusieurs années avec le même enseignant, développent une relation étroite avec lui. Cette présentation a permis à la chercheuse de gagner la confiance des enfants. Le défi a alors consisté, d’une part, à leur faire ensuite oublier ce statut d’enseignante pour qu’ils la considèrent en tant que chercheuse et entrent dans le processus de recherche, d’autre part à adopter auprès des élèves co-chercheurs une autorité de recherche plutôt qu’une autorité enseignante (de Saint Martin, 2015). Plusieurs facteurs ont facilité l’établissement de cette collaboration de recherche. La présence prolongée de la chercheuse dans l’école a permis une familiarisation des enfants avec elle. De plus, elle rendait visible son statut de chercheur à l’aide d’outils concrets : l’utilisation de son appareil photo à la première séance, le journal de recherche qu’elle rédigeait devant eux, le dictaphone utilisé lors des séances de réflexion collective… Elle a aussi pris soin, lors de l’observation participante, de ne jamais porter de jugement sur les faits et gestes des élèves, ni d’intervenir lors des activités scolaires. Dans chaque classe, un espace était dédié aux séances de réflexion collective. Surtout, la présence de l’enseignante lors des séances a défini le rôle de chacune, en le marquant dans l’espace : la chercheuse était assise dans le cercle avec les enfants, tandis que l’enseignante était placée en retrait. Cette posture « en surplomb » signifiait aux enfants qu’elle était garante de l’ordre scolaire tandis que la chercheuse tenait le cadre de la recherche. Mais elle leur signifiait aussi, qu’étant assis avec la chercheuse, ils devenaient les acteurs principaux de la recherche, des co-chercheurs, par la définition des places ainsi marquées.

Ainsi, les personnes avaient des statuts différents dans les deux recherches : informateurs-clés dans la recherche montréalaise, co-chercheurs dans la recherche française. Si les chercheurs ont tous les deux établi une proximité avec les acteurs du terrain étudié, le collectif mobilisé par Claire de Saint Martin autorise une production collective des connaissances sur l’école au sein de chaque groupe, alors que Michel Desjardins s’intéressait plutôt à la trajectoire de vie de chaque usager, où alternaient des situations uniques à chacun et des activités collectives les réunissant tous ensemble. En même temps, les entretiens individuels menés par Desjardins se déroulaient dans une atmosphère intime, où ce qui reste habituellement indicible dans la sphère publique trouvait un espace d’expression. Le dispositif collectif décentrait la place de la chercheuse française, favorisant les échanges entre les élèves et faisant émerger, au-delà du discours public, des réflexions plus personnelles par le soutien et la solidarité des pairs. Cependant, si certains discours laissaient entrevoir l’influence d’autres institutions, familiale par exemple, le fait de rester dans l’école n’a pas permis à la chercheuse d’exploiter véritablement la transversalité qu’exprimaient ces discours.

Cadres théoriques

Les cadres théoriques de Saint Martin et Desjardins sont extrêmement contrastés. En conformité avec l’approche herméneutique critique, Desjardins insiste sur le croisement de plusieurs dialectiques, dont celles des regards de l’extérieur et de l’intérieur, des dimensions symboliques et pragmatiques du vivre institutionnel, de « la mémoire (le présent du passé), l’attente (ou présent du futur), (et) l’attention (ou présent du présent) » (Ricoeur, 2013, p. 22), et des environnements contrastés à l’intérieur desquels évoluent les usagers. Par contraste, la chercheuse parisienne s’inscrit dans le cadre de l’analyse institutionnelle, qui repose sur une analyse collective des implications de chacun dans l’institution étudiée. Elle adopte une posture socio-clinicienne institutionnelle et se centre sur une problématique extrêmement pointue, qu’elle place au sein de l’institution scolaire des élèves de CLIS 1. Cette perspective synchronique, liée à une synthèse socio-historique de la scolarisation des élèves en situation de handicap lui permet de proposer une analyse critique de l’éducation inclusive au sein de l’école française. Surtout, elle a fait le choix épistémologique de ne travailler qu’avec les acteurs présents dans les CLIS 1. Ces différences ont aussi, en continuité avec les différences méthodologiques soulignées plus haut, contribué à générer deux portraits singuliers du vivre institutionnel très contrastés, mais qui partagent malgré tout plusieurs conclusions.

Portraits de ces deux institutions

Le centre de réadaptation et la CLIS 1 partagent plusieurs caractéristiques essentielles qui expliquent plusieurs des similitudes entre les résultats de ces deux recherches. Ce sont des milieux spécialisés qui, en conformité avec les principes fondateurs de l’idéologie de la normalisation, visent la transition graduelle des usagers ou des élèves vers les milieux non spécialisés. Par ailleurs, la majorité des élèves et des usagers ne complèteront jamais cette transition. Tant les élèves que les usagers forment une communauté parallèle qu’ils prisent énormément, l’une au sein de l’école, l’autre dispersée sur le territoire urbain, et qui ont leurs propres hiérarchies, la proximité avec les milieux non spécialisés étant le critère utilisé afin de départager les plus forts des plus faibles. Les deux recherches soulignent également la contribution centrale de l’appartenance à une communauté parallèle au bien-être tant des élèves que des usagers du centre de réadaptation. Ce point est particulièrement important dans le contexte de l’abolition progressive des milieux adaptés : risque-t-on d’isoler encore plus les personnes classées déficientes intellectuelles en les privant de l’accès à une communauté parallèle?

Pareillement à ces similitudes, ces deux recherches présentent également des contrastes significatifs du fait de leurs cadres théoriques et méthodologiques différents. Par exemple, les rapports de pouvoir entre les élèves de la CLIS 1 ne sont pas décrits de la même façon que ceux entre les usagers du centre de réadaptation. La chercheuse parisienne a observé les interactions des élèves exclusivement à l’intérieur de l’école et elle s’est centrée sur une seule hiérarchie, fondée sur le niveau de fréquentation de chacun aux classes non spécialisées. Le chercheur montréalais a observé les interactions des usagers dans tous leurs cadres de vie, ce qui lui a permis de révéler les mécanismes qui permettent aux usagers de contrebalancer les inégalités entre eux : la panoplie des hiérarchies; la distinction entre le prestige et l’autorité; le caractère paradoxal de la compétition, qui confirme l’égalité des rivaux. Ces nuances sont essentielles pour l’évaluation de la qualité de vie des personnes à l’intérieur respectivement des environnements ségrégués et des environnements inclusifs.

Autre différence marquée entre ces deux recherches : alors que la recherche montréalaise révèle la contribution des simulacres et des faux-semblants – caractéristiques de la normalisation (Davis, 2002; Stiker, 2005) – à la conception de la vie bonne et à l’estime de soi des usagers, la recherche parisienne insiste sur le pouvoir transformateur de la réflexivité collective : les réflexions de groupe ont introduit de nouvelles compréhensions et perceptions dans le discours des élèves de chacune des trois classes; l’envoi d’une lettre aux autres élèves de l’école a créé une fine mais significative ouverture dans la membrane invisible qui isole les élèves de la CLIS des autres élèves de l’école.

Contributions des deux recherches aux travaux de chacun

Pour ma part (Michel Desjardins), je tiens à souligner la dimension politique et activiste de la recherche de Claire de Saint Martin. D’une part, tel que précisé plus haut, les groupes de réflexion ont permis aux élèves non seulement de se positionner comme co-auteurs de l’interprétation de leur place dans l’école mais aussi comme agents de la transformation des perceptions collectives au sein de la classe et de l’école. D’autre part, la lettre que les élèves ont communiquée aux autres élèves de l’école sensibilise ces derniers aux préjugés à l’égard des élèves de la CLIS 1 et les invite à socialiser avec eux. Il s’agit d’un renversement majeur : cette initiative place les élèves de la CLIS 1 dans une position d’agent plutôt que de patient (Ricoeur, 2013). Bien sûr, ces deux actions ne transformeront pas en profondeur l’institution scolaire, mais elles nous encouragent à explorer plus à fond ce type d’initiative, notamment en poursuivant sur une plus longue période ces dialogues collectifs et la transmission de messages aux autres élèves de l’école. Jusqu’à maintenant, mes recherches n’ont jamais eu un effet aussi direct sur les milieux que j’ai étudiés, mais j’aimerais changer cette situation dans un proche avenir. De même, si la recherche avec les enfants reste périphérique dans le champ du handicap, elle représente certainement un domaine de recherche que nous devons encourager et développer dans les années à venir.

(Claire de saint Martin) La lecture du livre de Michel Desjardins en amont de mon enquête de terrain a largement inspiré la mise en place de ma méthodologie, notamment en ce qui concerne l’observation participante. En ce sens, le regard de l’anthropologue m’a influencée et rassurée quant à mon refus épistémologique de poser des hypothèses et mon parti pris éthique de faire confiance aux personnes classées déficientes intellectuelles. Il m’a donné l’audace de mettre en place un dispositif innovant de « recherche avec » qui a défini la liberté de parole des enfants et la construction de l’analyse.

L’analyse minutieuse que fait Desjardins de tous les aspects de la vie des locataires de la résidence Rosemont a influencé la mienne, notamment en ce qui concerne l’étude des relations entre les élèves de la CLIS et les effets au sein du groupe des différentes fréquentations de ses membres des environnements inclusifs. Ainsi, étudiant le travail en milieu protégé et le travail en milieu ordinaire, Desjardins note les représentations différentes des locataires : en milieu ordinaire, ils sont inférieurs aux autres travailleurs, alors qu’en milieu protégé, les locataires leur reconnaissent une supériorité par cet emploi. « D’un côté, en somme, les personnes handicapées s’intègrent à un monde étranger, qui leur reste toujours jusqu’à un certain point hostile alors que, de l’autre, elles évoluent dans leur univers, dans leur monde, où elles forment la majorité » (Desjardins, 2002, p. 57). L’intégration en milieu ordinaire ne marque pas un retour vers une normalisation parce que la personne handicapée y est isolée et marginalisée. Mais, et c’est fondamental, elle lui permet d’acquérir une aura au sein de ses pairs; dans le cas de la CLIS 1 cela est particulièrement avéré quand l’élève partage équitablement son temps de scolarisation entre la CLIS et une classe ordinaire. Je ne les ai pas observés dans ce dernier contexte, mais la recherche de Desjardins m’a permis une interprétation des relations des élèves au sein de la CLIS, par l’observation des leaders dans chaque classe, leaders qui sont systématiquement ces enfants. À l’appui des discours des élèves, cette étude m’a amenée à théoriser ce groupe comme un Nous solidaire face aux autres élèves de l’école, mais à l’intérieur duquel existe une forte hiérarchie dominée par un leader relativement peu présent dans la classe. En somme, « moins il y est, plus il y est ». Cette solidarité renvoie à la description des bénéficiaires de la résidence Rosemont.

Les échos des analyses de Desjardins ont résonné tout le long de ma recherche collaborative et même au-delà de l’enquête de terrain, puisqu’elles ont guidé une partie de mes analyses. C’est bien cet écho qui m’a incitée à demander à Michel Desjardins d’être membre de mon jury de thèse, initiant une rencontre qui se poursuit par une collaboration de recherche.

La « recherche avec » des personnes classées déficientes intellectuelles, la considération de leur parole et la certitude qu’ils sont, pour paraphraser Ricoeur (2013) et Freire (2013), des « êtres capables » ont conduit les deux chercheurs à un examen critique de l’idéologie de l’inclusion. Celle-ci donne-t-elle vraiment une place satisfaisante aux personnes en situation de handicap au sein de la société? Nos recherches montrent l’importance pour les personnes classées déficientes intellectuelles de s’inscrire dans un groupe de pairs pour y entretenir des relations sociales ordinaires. Vus sous cet angle, les discours de ces personnes montrent que la violence de l’inclusion ne réside pas dans le déni de l’altérité, mais dans le refus de la reconnaissance des bienfaits de « l’entre soi ». L’inclusion révèle ainsi les contradictions moins du côté des personnes ordinaires que du côté des personnes en situation de handicap. L’expérience que les personnes classées déficientes intellectuelles ont des environnements ségrégués ou inclusifs ne peut être appréhendée que si on les place au centre de la recherche, en tant qu’agents porteurs d’initiatives, de visions et de projets que le chercheur vise à comprendre en collaboration avec eux, plutôt qu’à titre d’objets de recherche dont le chercheur est le seul à posséder le chiffre, la vérité. Mais cela ne peut se faire sans une posture clinique du chercheur, à savoir une proximité et une écoute active et sans jugement des personnes classées déficientes intellectuelles. La « recherche avec » peut alors être considérée comme subversive, en accordant la primauté aux expériences et perceptions des personnes avec qui elle se fait dans la construction des analyses, et en validant scientifiquement les démarches qualitatives. C’est bien parce qu’ici les deux chercheurs les ont considérées comme des sujets à part entière – c’est-à-dire des sujets porteurs de savoirs, de valeurs et de visions légitimes – qu’ils ont pu mettre en évidence les caractéristiques de leurs lieux de vie et proposer une analyse critique de l’inclusion.