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La discipline sociologique francophone, à différents moments de son histoire, s’est penchée sur le lien à établir entre son objet, les « sociétés en mouvement », et sa capacité de bien analyser le ou les sens portés par les processus évolutifs qu’elle étudie. Plus précisément, les sociologues se sont donné pour mission de comprendre les facteurs, les déterminants et les effets de ces processus, et ce, tant en ce qui concerne les faits « sociaux » que les autres phénomènes disciplinaires encastrés dans tout « phénomène culturalisé ». L’étude des faits, processus et dynamiques sociétales demande aux sociologues de poser un jugement appréciatif sur leur travail et de réfléchir sur la performativité des postures théoriques, éthiques et méthodologiques qu’ils mobilisent pour mener à bien leur projet scientifique.

Les contributions à ce numéro se penchent sur différents objets sociologiques en adoptant la « posture méthodologique conjointe » pour mener à bien des activités de recherche. Plus précisément, les collaborateurs et collaboratrices aux travaux présentés ici ont porté leur regard sur les conditions qui les ont amenés à utiliser une posture et une approche méthodologiques reposant sur le croisement des savoirs[1] et la coproduction de connaissances (Audoux et Gillet, 2011). Le fait de travailler « avec », de « façon conjointe »,  dans une « recherche collaborative » ou « participative » et parfois en « partenariat », rend compte de la possibilité d’ouvrir la science[2], d’en démocratiser les dimensions de travail et aussi de questionner la portée performative de cette façon de générer de nouvelles connaissances.

Le constat qui sert de ligne éditoriale et de fil rouge à ce numéro est le suivant : en matière de production scientifique des connaissances, une transformation en profondeur s’opère depuis quelques décennies tant à l’échelle de la société que des sciences sociales. Le processus innovant que nous observons est caractérisé par la volonté d’acteurs sociaux d’être partie prenante des processus de production et de valorisation des savoirs portant sur les objets qui les concernent. Cette exigence épistémique correspond aussi au besoin exprimé et mis en pratique par un nombre de plus en plus important de chercheurs universitaires. L’idée d’ouvrir le processus de production des connaissances aux savoirs portés par des citoyens ou par des professionnels a fait largement son chemin dans les universités du monde entier (Hall, Jackson et Tandon, 2016).

La pratique consistant à croiser les savoirs et à coproduire des connaissances est désignée dans les écrits scientifiques à l’aide de différents termes (Bussières, 2018) : recherche-action, recherche « avec », en collaboration, en partenariat, recherche participative, conjointe, « experiential learning », « community based learning », « community based research » ou encore « recherche ancrée dans la communauté »[3]. Cette terminologie au pluriel prend son origine dans les pratiques de la recherche-action telles que systématisées par les travaux précurseurs de Kurt Lewin (1946). Dans l’espace canadien et québécois, dès la fin des années 1960, cette posture et méthode de coproduction des connaissances s’est lentement institutionnalisée et est aujourd’hui mieux reconnue et promue[4].

Certes, l’hétérogénéité des postures et le processus d’institutionnalisation qui a accompagné cette diversification des attitudes et des pratiques visant le développement d’une science ouverte ont comporté des avantages, mais ce rapprochement a aussi généré des questionnements et des débats. D’une part, le faible niveau d’institutionnalisation atteint dans nombre de démarches de coproduction des savoirs fait dire à des acteurs sociaux que, malgré leur participation ou leur association à des activités de recherche, il s’opère somme toute, en cours d’exercice, une forme de déqualification de leur contribution et de leurs savoirs (Butcher, Egan et Ralph, 2008; McLachlanet al., 2017). D’autre part, des chercheurs universitaires dénoncent la marchandisation de la production de connaissances découlant d’une contractualisation d’opérations de recherche qui mobilisent peu le questionnement scientifique ou qui sont réfractaires aux réflexions critiques (Godin et Gingras, 2000; Dumais, 2011).

Somme toute, en arrière scène de ces débats, nous retrouvons une évidence historique. De tous temps, le progrès des connaissances a joué un rôle clé dans l’évolution des sociétés. Les connaissances ont exercé une fonction centrale dans le développement de nos compréhensions et de nos interprétations de la réalité. Dès lors, la production des connaissances est l’affaire de tout un chacun et ne peut être réservée à une classe particulière d’acteurs sociaux. Dans cette perspective, les premiers philosophes pragmatistes étatsuniens de la fin du 19e siècle ont proposé un cadre interprétatif éclairant qui reposait sur trois principes (Cometti, 2010; Cormier, 2012).

Le premier principe postulait que la connaissance, le connu, sont fondamentalement liés à une routinisation de la pensée. Un élément de cognition ne peut exister que s’il s’ancre dans une répétition. Cette répétition établit une convention de sens. Au mot « vêtement » correspond un objet précis. Au mot « chaleur » correspond un état physiologique senti particulier.

La production de lexiques chez les premiers hominidés a rendu possible des combinatoires cognitives et l’émergence de conventions élaborées présentant des niveaux de complexité de plus en plus élevée : l’existence du sacré, la légitimité d’une forme d’autorité, la représentation du bien et du beau, etc. Les conventions plus complexes illustrent le deuxième principe mis en lumière par les pragmatistes. Ces conventions de sens, ont-ils indiqué, ont été imposées ou socialement construites. Selon ce deuxième principe, mettant en lumière la construction sociale des conventions, ils distinguent quatre modalités de production de routines complexes de pensée : par a priori, par autorité, par tradition ou à partir du processus scientifique.

Le troisième principe identifié par les pragmatistes situait la production de conventions simples ou complexes dans le cadre d’une loi universelle, celle de l’évolution. Par évolution, ils n’entendaient pas un progrès sur la voie de la vérité ou la montée en consistance et en force de l’esprit au cours de l’histoire, chère à Hegel (1908). Ils entendaient plutôt l’apparition historique de différences entre les unités cognitives de sens. Les connaissances seraient sujettes à des mutations et deviendraient finalement obsolètes. Le fait qu’elles sont confrontées à de nouvelles réalités favoriserait leur renouvellement. Au coeur du processus évolutif de la cognition, Charles Sanders Peirce (1878 et 1879) identifie un moteur central : le doute. Le doute relève selon lui d’une fonction naturelle propre au fonctionnement du cerveau humain. Il permet de questionner ou de mettre en question la validité ou la pertinence de toute routine cognitive ou de toute convention de sens.

L’intérêt de la théorie pragmatiste des connaissances tient au cadre d’analyse proposé, lequel prend une distance avec la posture idéaliste au profit d’une approche qui se veut empirico-historique et relationnelle. En faisant de la connaissance une routine cognitive, l’accent est placé sur le processus entourant la production d’unités de sens, permettant ainsi d’identifier les modalités à partir desquelles des routines cognitives tombent dans l’obsolescence alors que d’autres émergent et finissent par s’imposer.

Peirce établit un parallèle entre l’apparition et le développement des formes inanimées et animées d’existence et l’apparition et le renouvellement des unités de sens. L’acte transformatif émanerait des interactions et des transactions qui prennent place entre les différentes composantes, animées ou non, de la réalité. Ces unités de sens (arbre, enfant, eau, etc.) deviendraient, du moins pour les sociétés humaines, des conventions sémantiques dominantes dès le moment où ces propositions sémantiques sont reconnues par un nombre relativement important de personnes. Ainsi, plus il y a d’individus qui adhèrent à une convention de sens, plus cette dernière a le potentiel d’être « routinisée » et d’incarner « une vérité du moment ».

Comment des personnes en arrivent-elles à créer une convention et à l’imposer? Elles le font à l’aide de quatre modalités intégratives : la science (démarche consistant à valider ou à invalider des hypothèses abductives[5], inductives ou déductives); l’a priori (comme production de sens en accord à un ensemble de valeurs); l’autorité (comme rapport de force ou comme fruit du charisme); la ténacité (la tradition comme patrimoine cognitif) (Angué, 2009). De ces quatre registres, les deux premiers rendent particulièrement compte de la dimension « créatrice » du processus cognitif. Les deux suivants illustrent avec plus de netteté les modalités de son institutionnalisation. Parmi les deux modalités qui sont à la base de nouvelles unités de sens, la méthode scientifique (observation – hypothèse – expérimentation – validation ou invalidation de l’hypothèse) est considérée par Peirce comme la plus porteuse au plan évolutif.

Pourquoi cette méthode apparaît-elle plus pertinente? Parce qu’elle représente une façon efficace de répondre au doute ou de le renouveler (Peirce, 1934 dans Hartshorne et Weiss, 1935). Cette modalité de développement de patrimoine cognitif, contrairement à la tradition et à l’autoritarisme, est par nature perméable à la nouveauté, à l’émergence de nouvelles propositions de sens. De par cette tendance naturelle à l’innovation, elle rend possible une plus grande capacité d’adaptation de la cognition au contexte dans lequel les « habitudes de pensée » sont utilisées. Elle répond aussi au besoin de trouver de nouvelles voies à la futurité[6] humaine.

Par la démarche scientifique de validation et d’invalidation d’hypothèses, les habitudes de pensée peuvent rapidement se transformer en fonction des débats que la science rend possible. Au 15e siècle, la croyance religieuse chrétienne imposait l’idée que le Soleil tournait autour de la Terre. Il est aujourd’hui empiriquement démontré que la Terre tourne autour du Soleil, lequel est partie prenante d’un univers dont l’origine, hypothèse forte à valider ou à invalider, remonte au Big Bang qui serait survenu il y a 4.5 milliards d’années.

Enfin, un autre intérêt de la théorie des connaissances issue du pragmatisme relève du fait que cette posture de pensée n’associe pas à une classe spécifique de personnes – les professionnels du monde de la science – le processus de production de routines cognitives. Au contraire, cette école philosophique considère le « pari pragmatique[7] » comme une fonction inhérente à l’activité réflexive de tout être humain. Dès lors, pour répondre à un enjeu ou à une question sociale, tel le défi de trouver une solution sociétale durable au phénomène de la pauvreté, John Dewey (1938) inviterait le législateur public et le monde de la science à mobiliser de façon élargie les parties prenantes (incluant les personnes en situation de pauvreté) afin de bien cerner et comprendre la nature de l’enjeu et d’identifier collectivement les réponses les plus adéquates à y apporter.

Associer le plus grand nombre de personnes à l’activité de recherche ne représente pas, pour les pragmatistes, un déclassement de la fonction sociétale de la recherche ou des chercheurs. Elle signifie simplement que toute enquête[8] doit être inclusive pour mener à la construction d’unités de sens favorables au « bien vivre en société ». En suivant cette injonction, travailler à la résolution d’une question sociale exigerait une mobilisation élargie des parties prenantes. Le mode scientifique de production de connaissances doit contribuer à la mise en place de cadres relationnels inclusifs dans lesquels l’expertise des chercheurs, en tant que professionnels du savoir scientifique, serait mobilisée d’office dans le cadre d’une mobilisation élargie de savoirs, de pratiques et de pouvoirs[9]. Dans cette optique, la science n’est pas réservée à une élite professionnelle. Elle ne se situe pas à l’extérieur des rapports sociaux et doit fondamentalement faire face à des questions éthiques et à des dynamiques politiques.

Selon l’approche pragmatiste, démocratiser les connaissances, les rendre plus accessibles et les produire de façon socialement plus inclusive représentent une valeur ajoutée pour le développement des sociétés. Cela dit, les pragmatistes reconnaissent que les autres mécanismes de production des connaissances – passant par l’a priori, la tradition ou l’autorité – demeurent des modes actifs et très présents dans les prises de décision au jour le jour. Présentement, ces registres exercent un rôle tout aussi central dans le développement des sociétés que la démarche scientifique.

Cette mise en contexte rend transparente la posture éthico-politique que nous défendons, à savoir que la démocratisation de la scène scientifique est non seulement nécessaire mais accessible. Atteindre l’objectif démocratique d’une science ouverte relève de notre responsabilité de chercheur. Plus nous aurons des connaissances scientifiques ancrées dans des démarches inclusives et respectueuses des publics concernés, plus il nous sera possible d’exercer une influence réelle et de faire des connaissances ainsi coproduites un levier indispensable à la compréhension de la réalité et au processus de transformation des sociétés humaines. Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à la recherche fondamentale, mais il faut la pratiquer autrement, en accordant plus d’importance à la transdisciplinarité et à la transsectorialité (Morin, 1997).

Dans cette optique et en lien avec la tenue du Congrès 2016 de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), nous avons été approchés par des représentants de l’AISLF afin de proposer à Recherches sociographiques la publication d’un numéro qui serait consacré à la recherche conjointe[10]. Deux facteurs nous ont motivés à répondre positivement. Premièrement, la production de ce numéro contribuerait à faire reconnaître la pertinence sociologique et scientifique d’approches de recherche qui s’ouvrent à d’autres producteurs de connaissances que ceux appartenant au monde universitaire. Deuxièmement, cette proposition mettrait en valeur la contribution du Québec et du Canada francophone à ces formes novatrices de production des connaissances.

Le présent numéro est la matérialisation de ce projet. Dans un premier temps, nous avons procédé à un appel à articles auprès de chercheurs représentant divers intérêts, disciplines, affiliations et postures. Ceux et celles qui se sont sentis interpellés par la proposition ont proposé une réflexion logée à l’enseigne de la collaboration, du conjoint, du participatif et du partenariat de recherche.

Plusieurs ouvrages collectifs, dont l’objet se concentre sur la pluralité des formes de production de connaissances conjointes, ont été publiés ces dernières années (Bourassa et Boudjaoui, 2012; René, Champagne et Mongeau, 2013; Fontan, Klein et Bussières, 2014; Gillet et Tremblay, 2017; Monceau, 2017). Ils en présentent les modalités et en reconnaissent les enjeux, les limites, les effets et les possibles écueils. Ce numéro ne fait pas exception. Loin de chercher à définir et à clarifier les cadres de la pratique des recherches conjointes, les éditeurs de ce numéro ont été sensibles à la texture de l’appareil sémantique mobilisé par les auteurs pour expliquer leur approche et leur démarche. Cette attention aux mots et aux sens qui leur sont donnés nous amène à constater la présence de conjugaisons originales sur le plan épistémologique et qui témoignent surtout de l’hétérogénéité des façons de concevoir la recherche entre personnes de provenances et de statuts diversifiés.

La multiplicité des termes à l’aide desquels les contributeurs décrivent leurs recherches, et dont la définition varie selon l’appropriation qu’ils en font, donne un aperçu de la diversité du paysage contemporain des recherches conjointes. Les travaux présentés ont regroupé des chercheurs québécois ou canadiens, travaillant en collaboration avec des chercheurs européens ou étatsuniens. En sciences humaines et sociales, en sciences médicales, en ingénierie ou en développement socioéconomique, les contributeurs et contributrices à ce numéro disent, expliquent et situent leur démarche avec des mots choisis et définis suivant une logique de mise en oeuvre, de déroulement et de diffusion des résultats de recherches conjointes.

Un autre élément qui ressort des contributions est la variété des visées poursuivies. Elles révèlent une volonté de comprendre et d’améliorer des services publics (Charbonneau); de cerner les liens entre transdisciplinarité et recherche conjointe (Arpin et Lefèvre); de favoriser la participation citoyenne, l’engagement et le changement social (Olivier-D’Avignonet al.; Caillouetteet al.); de nourrir notre compréhension de réalités vécues par des personnes peu ou pas entendues (Saint-Martin et Desjardins; Castonguayet al.); de cartographier des pratiques de coproduction de connaissances académiques ou disciplinaires au sein du milieu universitaire (Fontanet al.; Tremblay et Demers) ou entre cet univers et des milieux professionnels (Lyet et Molina); de faire état de solidarités et de tensions suscitées par des analyses critiques, ou encore de l’engagement social du chercheur (Bruce; Arpin et Lefèvre).

Le rapprochement avec les non universitaires inhérent aux recherches conjointes est abordé, vécu, analysé et utilisé en fonction de visées plurielles. Somme toute, au-delà des intentions spécifiques de recherche, les présentations de ces expériences nous permettent d’identifier des points de rapprochement ou de convergence.

Ce sur quoi s’entendent les auteurs de ce numéro, ce sont les enjeux et les modalités de la pratique de la recherche. Cela se joue prioritairement autour des relations prenant place entre les différents acteurs et chercheurs. Ces relations entre universitaires, professionnels ou partenaires de terrain, personnes concernées par l’objet ou « expertes du vécu » de la recherche, sont traversées par des enjeux de pouvoir. Ces enjeux se manifestent, se jouent, se cristallisent ou se négocient sous différentes formes et à différents moments de la recherche : autour des intérêts en présence, des objectifs identifiés, des finalités recherchées, des contraintes liées aux échéances et aux ressources mobilisées, enfin à la question de l’évaluation de la démarche et de la diffusion des résultats.

La réflexion qui se dessine tout au long de la lecture des contributions de ce numéro nous amène à la question du rapport que nous entretenons à la production des connaissances : ses enjeux, ses nécessités, ses urgences, ses limites et ses écueils. Ces textes mettent en relief une diversité d’intentions où science et politique coexistent. Les mots-concepts et le sens accordé à chacun par les chercheurs font état de fondements épistémologiques, méthodologiques, éthiques, voire politiques qui oscillent entre une forte connivence avec les milieux et le développement de proximités professionnelles. Au final, ces textes nous informent bien sur la place qu’entendent prendre les chercheurs ou sur l’influence qu’ils aimeraient voir associée aux recherches conjointes menées dans la compréhension de réalités en transformation dans nos sociétés.

Somme toute, il apparaît clairement, au fil des articles présentés, que la recherche conjointe, tout en constituant un mode performant et pertinent de coproduction de connaissances, améliore notre compréhension des sociétés contemporaines sans nécessairement faciliter l’atteinte des finalités transformatives visées par les acteurs qui y sont associés. Enfin, ce mode de travail n’est pas sans poser des questions de fond sur les limites des collaborations, les incompréhensions qu’elles peuvent susciter et la nature fondamentalement transactionnelle, et donc éthique et politique, d’une activité de recherche.

En guise de conclusion, à l’intention des apprentis chercheurs et des chercheurs chevronnés qui souhaitent s’ouvrir à de nouvelles altérités dans leur pratique de la recherche, ce numéro fournit suffisamment d’exemples pratiques, de réflexions épistémologiques, éthiques et méthodologiques pour leur donner le goût de se lancer dans la recherche conjointe.