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INTRODUCTION

Au Québec, les services[2] en santé sexuelle destinés aux jeunes en situation de rue[3] reposent principalement sur une approche biomédicale ayant une visée préventive ou curative (Manseau et al., 2007). Ces services incluent la distribution gratuite de préservatifs et de seringues, la vaccination contre les hépatites A et B, des tests de grossesse et de dépistage des infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS), ainsi que la mise sur pied de cliniques médicales et de services d’informations. De façon générale, l’approche biomédicale de la santé sexuelle « englobe la présence, l’absence ou la transmission d’une maladie, ainsi que les questions sur la grossesse et les organes génitaux/reproducteurs » (Condran, 2012, p. 2). Certains auteurs suggèrent que cette approche tend à réduire la sexualité à ses dimensions physiques et à limiter l’intervention à l’absence d’ITSS ou à l’usage de la protection sexuelle (Barragán, 1997 ; Gaimi, 2009). Cette approche biomédicale est d’autant plus remise en question que le concept de santé sexuelle désigne habituellement un « état de bien-être physique, émotionnel, mental et social associé à la sexualité » qui ne se limite pas à l’absence de maladie, de dysfonction ou d’infirmité (Organisation mondiale de la Santé, 2006, p. 5).

Malgré l’offre de services en santé sexuelle, les jeunes en situation de rue continuent de présenter différents problèmes, tels qu’une prévalence élevée d’ITSS et un haut taux de violences sexuelles (Agence de santé publique du Canada (ASPC), 2006 ; Leclerc et al., 2013). Ces problèmes de santé sexuelle soulèvent un questionnement sur l’adéquation entre les services et les besoins des jeunes en situation de rue. À l’exception de quelques études sur l’évaluation des services de prévention des ITSS (Mercier et al., 1996) et des grossesses chez les jeunes femmes (Haley et al., 2005), pratiquement aucune recherche montréalaise n’a été réalisée sur les services en santé sexuelle dans le contexte de la situation de rue chez les jeunes. La majorité des travaux qui s’intéressent aux services en santé sexuelle pour ces jeunes ont été réalisés aux États-Unis en se concentrant sur les barrières d’accès (Garrett et al., 2008 ; Haldenby et al., 2007 ; Hudson et al., 2010) et sur l’efficacité des interventions (Rew et al., 2007 ; Schumann, et al., 2007 ; Slesnick et Kang, 2008). Cette lecture en matière de barrières et d’efficacité est toutefois remise en question, car elle tend à présenter les jeunes soit comme des victimes d’un réseau de services qui ne réussit pas à les rejoindre, soit comme des êtres irrationnels qui ne parviennent pas à utiliser les services qui leur sont destinés (Ensign, 2004).

Si plusieurs travaux reconnaissent l’importance de comprendre l’utilisation des services en santé sexuelle chez les jeunes en situation de rue afin de mieux les arrimer aux besoins de cette population (Gharabeghi et Stuart, 2010 ; Rew, 2008), peu d’études documentent les expériences qu’ils font de ces services. Les travaux disponibles (surtout quantitatifs) montrent que ces jeunes font une utilisation peu fréquente, mais ciblée, soit quelques fois par année, des services biomédicaux (Tyler et al., 2012). Ils utilisent davantage les services de centre de jour ou d’hébergement qui répondent à leurs besoins essentiels que les services thérapeutiques ou d’apprentissage d’habiletés (Barman-Ahikari et al., 2016 ; Kort-Butler et Tyler, 2012). Ces jeunes ont d’ailleurs tendance à recourir aux services d’urgence plutôt qu’aux services de prévention (Barman-Ahikari et al., 2016 ; Stein et al., 2012). Chez les jeunes en situation de rue, le recours aux services est caractérisé notamment par le fait d’être une femme, d’être plus âgée, d’avoir été victime d’agression sexuelle et d’avoir peur pour sa santé (Chelvakumar et al., 2016 ; Klein et al., 2000 ; Tyler et al., 2012 ; Wenzel et al., 2001). À l’inverse, les jeunes en situation de rue d’origine ethnique minoritaire (Cochran et al., 2002) ou s’identifiant à la communauté LGBTQ (Tyler et al., 2012) utilisent moins les services qui leur sont offerts en raison de la stigmatisation et de la discrimination vécue à l’intérieur des organismes.

Au-delà de ces travaux quantitatifs, peu d’études qualitatives dressent un portrait des motifs justifiant l’utilisation ou non des services en santé sexuelle par les jeunes en situation de rue. L’une de ces études a été réalisée par l’auteur principal du présent article, à partir d’un projet de recherche qualitatif antérieur, et a documenté les représentations que les jeunes en situation de rue entretiennent à l’égard des services en santé sexuelle (Côté et al., 2015). Cette étude a montré que les jeunes en situation de rue sont ouverts à l’idée d’utiliser les services en santé sexuelle si les interventions ne se concentrent pas uniquement sur la prévention des risques sexuels. Si cette recherche met en évidence la pertinence de développer des services novateurs en santé sexuelle, elle s’est toutefois contentée d’analyser l’opinion (attitude, point de vue, préférence) des jeunes au détriment de l’expérience qu’ils font de ces services. Le présent article s’inscrit dans le prolongement de ces premières analyses et présente certains résultats tirés d’un projet de recherche entièrement consacré à l’expérience de l’utilisation des services en santé sexuelle par les jeunes en situation de rue. Cet article vise donc à documenter, à partir de l’expérience des jeunes en situation de rue à Montréal, les motifs de l’utilisation et de la non-utilisation des services en santé sexuelle.

CADRE CONCEPTUEL

La définition de « l’utilisation » des services ne fait pas consensus au sein des écrits scientifiques (Shengelia et al., 2003). De façon générale, ce concept désigne l’interaction des comportements des utilisateurs qui entreprennent une démarche de recours de soins et des professionnels qui les orientent dans le système de santé (Pineault et Daveluy, 1991). Différents modèles théoriques ont été développés pour conceptualiser et mesurer l’utilisation des services, tels que le modèle comportemental pour populations vulnérables (« MCPV » - Gelberg et al., 2000) et le modèle sur l’accès aux services (Lévesque et al., 2013). Le modèle MCVP est approprié pour comprendre l’utilisation des services par les jeunes en situation de rue, puisqu’il tient compte des conditions de vulnérabilités propres à cette population, telles que la consommation de drogues, l’instabilité résidentielle et l’historique d’abus sexuel. Ce modèle comprend trois facteurs : 1) les besoins (le diagnostic, la perception de l’état de santé, la capacité de fonctionner) ; 2) les facilitants (le revenu, l’emploi, le système de santé) ; 3) les prédisposants (le genre, l’âge, la culture).

Si ces modèles sont pertinents pour identifier les facteurs de prédiction de l’utilisation des services, ils sont surtout utilisés au sein d’études quantitatives qui précisent peu le processus décisionnel justifiant le recours ou le non-recours aux services (Babitsch et al., 2012). D’ailleurs, l’un des aspects les moins étudiés quant à l’utilisation des services demeure celui du processus de choix qui conduit les utilisateurs à consulter ou non un service parmi un éventail de services qui leur sont offerts (Leduc, 1999 ; Roy et al., 2006). La notion de l’utilisation des services en santé sexuelle est conceptualisée dans cet article comme une expérience par laquelle les jeunes en situation de rue aspirent à améliorer leur réalité. À l’instar de Roy et al. (2006), cette perspective « expérientielle » permet de dépasser une lecture descriptive de l’utilisation des services afin de s’intéresser à la marge de manoeuvre dont disposent les jeunes pour favoriser leur santé sexuelle dans le contexte de la situation de rue. À partir de cette perspective, l’utilisation que les jeunes font des services en santé sexuelle est considérée comme des choix personnels pour maintenir ou améliorer leur bien-être sexuel au sein des conditions de vie de la situation de rue qui les encadre.

MÉTHODOLOGIE

Appuyé sur une méthodologie qualitative, le recrutement a été réalisé de novembre 2014 à juillet 2015 dans la grande région de Montréal (Québec, Canada). Deux méthodes de recrutement ont été mobilisées, soit des encarts publicitaires affichés au sein de différents organismes pour jeunes en situation de rue (par exemple, centres de jour, centres de soir, ressources d’hébergement, « drop-in », accueil-repas), et la technique d’échantillonnage par boule de neige. L’admissibilité à l’étude reposait sur trois critères : 1) être âgé de 18 à 25 ans ; 2) avoir passé plus de trois jours consécutifs en situation de rue au cours des six derniers mois ; 3) parler et comprendre le français. À l’instar d’autres travaux de recherche (Leclerc et al., 2013 ; Roy et al., 2008), le critère de sélection « des trois jours consécutifs en situation de rue » visait à capter une diversité d’expériences chez les jeunes, tout en permettant de sélectionner des participants qui possédaient une expérience minimale d’instabilité résidentielle afin qu’ils puissent témoigner de cette situation de vie.

L’échantillon final est constitué de trente-trois jeunes en situation de rue (17 hommes, 16 femmes) âgés de 18 à 25 ans (moyenne = 21,9 ans). Trente-deux participants ont déjà eu des relations sexuelles au cours de leur vie et trente et un ont déjà eu des relations sexuelles en situation de rue. Vingt-neuf jeunes ont déjà vécu une relation amoureuse et dix-huit ont subi de la violence (insultes, menaces, coups, etc.) par l’un de leurs partenaires intimes. Six participants ont déjà contracté au moins une ITSS et huit jeunes femmes ont déjà vécu une expérience de grossesse.

Des entrevues semi-dirigées d’environ une heure ont été réalisées à partir de quatre dimensions : 1) les expériences de la situation de rue ; 2) les expériences affectives et sexuelles en situation de rue ; 3) l’utilisation des services en matière de sexualité ; et 4) les expériences avec les intervenants relativement aux services en matière de sexualité. Il importe de préciser que, lors des entrevues avec les participants, les deux intervieweurs ont volontairement utilisé le concept de « services en matière de sexualité » afin de ne pas orienter et limiter les témoignages vers une approche uniquement biomédicale de la santé sexuelle. Cette étude a reçu l’approbation éthique du Comité institutionnel d’éthique de la recherche de l’Université du Québec à Montréal. Le consentement libre et éclairé des jeunes a été assuré à l’aide d’un formulaire de consentement qui a été lu, discuté et signé par chacun des participants. Tous les noms ont été modifiés dans les retranscriptions par des prénoms fictifs. Un montant de 25 $ a été remis à chacun des participants à titre de dédommagement pour leur déplacement.

Les entrevues ont été analysées à partir des étapes de décontextualisation et de recontextualisation de la démarche qualitative de Tesch (1990). À l’étape de la décontextualisation, le matériel recueilli a fait l’objet d’une codification exhaustive, phrase par phrase, afin de dégager les unités de sens de chacune des entrevues. Les témoignages ont été codifiés à partir de deux dimensions documentées dans les entrevues avec les participants : 1) l’utilisation des services en matière de sexualité ; 2) les expériences avec les intervenants relativement aux services en matière de sexualité. À l’étape de la recontextualisation, les idées principales allant dans une même direction ont été regroupées pour former des catégories conceptuelles, c’est-à-dire une description analytique succincte qui désigne le plus fidèlement possible l’orientation générale des messages livrés par plusieurs participants. Des proportions chiffrées ont été établies pour rendre compte du nombre de participants dont les témoignages allaient dans le sens de chaque catégorie conceptuelle identifiée.

RÉSULTATS

Tous les jeunes rencontrés ont utilisé, au moins une fois en situation de rue, un service en santé sexuelle. Les services les plus utilisés par les jeunes rencontrés sont : la distribution gratuite de préservatifs (29/33), les tests de dépistage d’ITSS (27/33), l’obtention d’information sur la sexualité (20/33), les discussions avec des intervenants sur la sexualité (19/33), la participation à des ateliers d’éducation à la sexualité (16/33) et le recours à des tests Pap (12/16). L’analyse des témoignages a permis d’identifier les motifs de l’utilisation et de la non-utilisation de ces services par les jeunes en situation de rue.

Les motifs de l’utilisation des services en santé sexuelle par les jeunes en situation de rue

Une utilisation ciblée des services biomédicaux dans le but de préserver leur santé sexuelle qui est menacée dans le contexte de la situation de rue

Presque l’ensemble des participants (31/33) ont utilisé au moins une fois en situation de rue les services biomédicaux dans le but de préserver leur santé sexuelle. Le recours à ces services leur permet « d’avoir l’esprit tranquille » en raison des risques sexuels encourus durant la situation de rue, tels qu’une utilisation non systématique du préservatif et le recours à des activités prostitutionnelles. C’est la peur de vivre avec les conséquences négatives d’une ITSS ou d’une grossesse non planifiée qui motive les jeunes à utiliser ces services biomédicaux. L’utilisation de ces services s’inscrit dans une démarche globale de prise en charge de leur santé en raison de la précarité et de l’instabilité de la situation de rue qui les contraint à adopter des comportements sexuels à risque.

Dans la rue, tu ne traînes pas toujours des condoms avec toi. T’as envie d’avoir une relation sexuelle, tu ne laisses pas passer ce moment-là, alors tu en profites. […] À chaque fois que j’ai une relation non protégée ou que j’ai pensé être à risque, je vais faire mon dépistage d’ITSS.

Mike, 25 ans

La moitié des participants (17/33) mentionne avoir utilisé les services en santé sexuelle afin d’obtenir des informations et des connaissances sur la prévention des ITSS. Certains d’entre eux ont participé à des kiosques informatifs sur les ITSS, tandis que d’autres ont reçu des conseils sur la protection sexuelle. Ils disent avoir consulté des infirmières attitrées à la santé sexuelle dans les organismes ou des intervenants responsables des kiosques sur la sexualité pour aller chercher des informations sur les ITSS, les risques sexuels et les méthodes prophylactiques[4] (par exemple, le préservatif masculin, le préservatif féminin et la digue dentaire).

J’ai déjà participé à un kiosque sur la sexualité. C’était de l’information, ça permettait d’acquérir de l’information à travers ça. Je l’ai fait une coupe de fois. […] Si j’ai besoin de poser des questions plus précises, je vais aller au kiosque ou poser mes questions à ceux qui s’en occupent.

Karl, 23 ans

Des discussions sur la sexualité avec les intervenants afin de répondre à des difficultés spécifiques ayant marqué leur situation de rue

Près de la moitié des participants (13/33), surtout des jeunes femmes, disent avoir discuté de sexualité avec des intervenants pour répondre à des difficultés sur le plan de la sexualité ayant marqué leur situation de rue. L’une des principales thématiques qui suscitent la discussion sur la sexualité est celle de la prostitution en situation de rue. Les participants, principalement des jeunes femmes, rapportent avoir consulté des intervenants pour obtenir de l’information sur les « mauvais clients », sur leurs droits en tant que travailleuses du sexe, ainsi que pour obtenir du soutien et de « normaliser » leur réalité. Elles disent toutefois privilégier les organismes qui accueillent les travailleuses du sexe afin de pouvoir répondre à leurs besoins sans se sentir jugées sur la base de leurs expériences sexuelles.

Je suis allée à des places où il parlait de la prostitution. Ils m’ont parlé de ce que j’avais le droit de faire ou pas et comment ça fonctionnait. J’ai parlé à d’autres filles qui faisaient la même chose que moi et ça m’a beaucoup aidé d’avoir du soutien des autres… Les organismes ont toujours été présents pour moi.

Maude, 19 ans

D’autres participants (5/33) mentionnent avoir discuté avec les intervenants de leurs difficultés de couple, telles que la gestion des conflits et les ruptures amoureuses, dans un contexte où les partenaires intimes sont vus comme une source d’entraide pour contrer la précarité et l’instabilité de la situation de rue. Aussi, certaines jeunes femmes ont rencontré des intervenants pour discuter avec eux des traumatismes sexuels qu’elles ont vécus en situation de rue. Ces discussions avec les intervenants constituent une source d’apprentissage sur leur sexualité, mais aussi un espace pour se sentir écoutées et reconnues dans leur détresse.

Quand j’ai besoin de parler, je vais voir les intervenants. J’arrive et je leur dis que j’ai besoin de parler : « Il y a un client qui m’a fait vraiment chier ». Ça me soulageait vraiment. Tu ne peux pas en parler avec n’importe qui de ça. Et pourtant, c’est très présent dans ma vie, la sexualité et la prostitution.

Sabrina, 24 ans

Les motifs de la non-utilisation des services en santé sexuelle par les jeunes en situation de rue

De la difficulté à discuter et à s’ouvrir auprès des intervenants, surtout sur la question de la sexualité qui est considérée comme un sujet sensible

Plus de la moitié des participants (22/33) disent avoir de la difficulté à aller à la rencontre des intervenants pour discuter avec eux de sexualité. Ce sujet suscite beaucoup de gêne et de malaise, surtout lorsqu’il est question de leur propre sexualité. Certains jeunes évitent le plus possible toutes formes d’échanges sur la sexualité, tandis que d’autres préfèrent attendre que ce soit les intervenants qui abordent cette question qu’ils considèrent comme étant sensible. Quelques jeunes mentionnent toutefois avoir l’impression d’être obligés de raconter aux intervenants leurs difficultés sur le plan de la sexualité, même lorsque cela leur procure une très grande gêne, afin d’accéder à d’autres services biomédicaux, tels que le dépistage d’ITSS ou des tests de grossesse.

Je trouve ça gênant [de parler de sexualité avec les intervenants]… En plus, pour pouvoir se rendre aux autres services, il faut en parler, mais je trouve ça un peu gênant des fois. C’est super « touchy » comme sujet… Moi, je n’en parle pas avec les intervenants.

Nadia, 20 ans

Quelques participantes (4/33), uniquement de jeunes femmes, indiquent éprouver de la peur, voire de la honte, à parler ouvertement de comportements sexuels qui sont, selon elles, désapprouvés socialement, tels que la prise de risques sexuels et la prostitution en situation de rue. Elles disent ressentir une crainte d’être jugées négativement par les intervenants en raison des comportements sexuels qu’elles adoptent dans le contexte de la situation de rue et qui vont à l’encontre des messages de prévention prônés par les organismes.

Des fois, je ne voulais pas aller dans les organismes, parce que je ne me protégeais pas et je me sentais mal de dire que je ne m’étais pas protégée. C’était plus le risque que je prenais, je ne voulais pas trop leur en parler […] Aussi, c’est la honte de dire que j’ai recommencé à faire ça [de la prostitution].

Julie, 24 ans

L’intervention sur la santé sexuelle suscite peu d’intérêt chez les jeunes en situation de rue

Un peu plus du tiers des participants (13/33) disent que la santé sexuelle est un sujet qui suscite peu d’intérêt dans le contexte de la situation de rue. Ils mentionnent que l’intervention sur la santé sexuelle n’est pas un enjeu prioritaire en situation de rue comparativement aux services qui leur permettent de répondre à leurs besoins essentiels. Ils privilégient les services qui vont leur permettre d’obtenir de la nourriture, un logement, des vêtements ou du matériel de consommation de drogues, et ce, au détriment des services en santé sexuelle qui sont considérés comme étant un enjeu secondaire, voire accessoire, de leur réalité.

J’ai déjà vu des kiosques dans les organismes, mais ça ne m’intéresse pas tant que ça. D’habitude, quand je vais dans les organismes, c’est pas mal juste pour manger. Après ça, je pars.

Stacy, 21 ans

Également, d’autres participants (5/33) soulignent de ne pas utiliser les services en santé sexuelle étant donné qu’ils ont l’impression de déjà connaître toutes les informations pertinentes associées à la protection sexuelle. Ils ne voient pas l’intérêt de consulter les services en santé sexuelle, certains précisent même qu’il s’agit d’une perte de temps. Ils estiment posséder les connaissances et l’expérience requises pour évaluer adéquatement les risques sexuels.

À mon âge, je n’ai pas besoin de consulter des affaires de sexualité. J’ai déjà toutes les réponses. Je sais que je suis à risque d’attraper une gonorrhée, une chlamydia, la syphilis ou le SIDA. Ça va me donner quoi d’aller voir une affaire de sexualité ? Pour qu’ils me disent des affaires que je sais déjà ?

Robert, 24 ans

Les services en santé sexuelle sont jugés comme étant peu pertinents en raison d’un sentiment d’invulnérabilité à l’égard des risques sexuels

Quelques participants (9/33) rapportent ne pas utiliser les services en santé sexuelle en raison d’un sentiment d’invulnérabilité à l’égard des risques sexuels. Certains d’entre eux disent avoir recours à une protection sexuelle assidue lors de leurs activités sexuelles en situation de rue. Également, quelques jeunes soulignent ne pas utiliser ces services puisqu’ils sont en relation stable et de longue durée avec des partenaires intimes monogames. Ces jeunes ne se considèrent donc pas à risque sur le plan de la sexualité et ils ont l’impression qu’il n’est pas utile pour eux d’avoir recours aux services en santé sexuelle.

Je n’ai pas vraiment utilisé les services [en matière de sexualité]. J’ai eu des relations à long terme. Un moment donné, on se protégeait d’une autre façon, tu comprends. C’était juste se protéger pour avoir des enfants parce que nos tests étaient tous passés et on savait qu’on était corrects.

Marco, 24 ans

DISCUSSION

Cet article avait pour objectif de documenter, à partir de l’expérience des jeunes en situation de rue, les motifs de l’utilisation et de la non-utilisation des services en santé sexuelle. Cet article se démarque des travaux quantitatifs qui décrivent les taux de fréquentation des services par le recours à une méthodologie qualitative qui permet de capter l’expérience subjective que les jeunes font des services en santé sexuelle, ainsi que leur marge de manoeuvre pour maintenir ou améliorer leur bien-être sexuel. En s’inspirant des trois facteurs (besoins, facilitants, et prédisposants) du modèle MCPV (Gelberg et al., 2000), il sera discuté, dans cette section, de l’articulation théorique des motifs d’utilisation des services suggérés par les jeunes en situation de rue. Également, des pistes de réflexion seront proposées pour bonifier les services en santé sexuelle offerts aux jeunes en situation de rue à Montréal.

En regard aux facteurs des besoins, l’analyse des témoignages met en évidence que les jeunes en situation de rue utilisent les services biomédicaux pour la gestion des risques sexuels. En complémentarité avec certains travaux qui montrent que les jeunes en situation de rue font une utilisation ciblée des services biomédicaux en santé sexuelle (Tyler et al., 2012), l’analyse des témoignages suggère que ce recours découle avant tout de leur perception des risques et des conséquences associés aux ITSS et aux grossesses non planifiées. À l’instar d’autres travaux, ce constat révèle que les jeunes en situation de rue ont tendance à utiliser les services dans une logique d’urgence (Barman-Ahikari et al., 2016 ; Stein et al., 2012) lorsqu’ils éprouvent de la peur à l’égard de leur santé (Chelvakumar et al., 2016) ou que leur état de santé s’est aggravé (Wenzel et al., 2001). Chez certains jeunes, cette perception de la dangerosité s’explique, entre autres, par la pression exercée par les conditions de vie précaires et instables de la situation de rue sur l’adoption des comportements sexuels à risque pour répondre à leurs besoins essentiels, tels que documentés par Marshall (2008). C’est dans ce contexte de danger et de menace que certains jeunes semblent utiliser les services en santé sexuelle afin de dissiper leurs craintes et leurs préoccupations liées à la prise de risques sexuels en situation de rue.

Les jeunes rencontrés ne limitent toutefois pas le recours aux services en santé sexuelle à une logique d’urgence, ils les utilisent aussi dans une logique préventive, telle que pour se procurer gratuitement des préservatifs ou obtenir des informations sur les méthodes prophylactiques. Il est possible que les efforts de la santé publique déployés en faveur de la prévention des risques sexuels, notamment auprès des populations dites « vulnérables », comme les jeunes en situation de rue (Elliot, 2013), aient favorisé l’utilisation des services biomédicaux en santé sexuelle. Ce constat suggère que le déploiement des interventions biomédicales en santé sexuelle réussit à sensibiliser les jeunes quant aux risques sexuels dans le contexte de la situation de rue et, par le fait même, à les encourager à consulter ces services. En accord avec les conclusions de certains travaux (ASPC, 2006 ; Leclerc et al., 2013), il semble ainsi nécessaire de maintenir ces efforts de visibilité et d’accessibilité des services biomédicaux en santé sexuelle afin de permettre aux jeunes de les utiliser pour réduire la prise de risque sexuel dans le contexte de la situation de rue.

Au-delà de l’utilisation des services biomédicaux, cette étude illustre que le recours aux services en santé sexuelle dans une approche de santé positive est quasi absent chez les jeunes en situation de rue. Or, certains travaux révèlent que ces jeunes souhaitent échanger sur l’intimité et la séduction avec les intervenants, et ce, sans se limiter au discours centré sur la prévention des risques sexuels (Côté et al., 2015). Il se peut que les jeunes soient mal à l’aise de discuter de l’amour et du plaisir sexuel en raison du caractère privé et secret, voire tabou, de ces thématiques. C’est la crainte de dévoiler ses pensées, ses valeurs et ses préférences sexuelles et, surtout, d’être jugé négativement par les intervenants qui semblent retenir les jeunes de discuter avec eux de sexualité. Il est néanmoins reconnu que l’intégration d’un « discours sur l’érotisme » au sein des interventions en matière de santé sexuelle est bénéfique tant pour l’apprentissage de l’affirmation de soi sexuelle que pour la négociation du sécurisexe (Allen, 2004). Ce discours sur l’érotisme semble ainsi constituer une voie prometteuse pour susciter l’intérêt des jeunes qui considèrent bien connaître les enjeux relatifs à la protection sexuelle, tout en permettant, chez ceux qui possèdent moins de connaissances, d’améliorer leur capacité de gestion des risques sexuels.

En ce qui concerne les facteurs facilitants, les conditions de vie précaires et instables de la situation de rue semblent conduire certains jeunes à prioriser l’utilisation des services qui répondent à leurs besoins essentiels (nourriture, logement, vêtement) au détriment des interventions qui visent la prévention ou l’amélioration de leur santé sexuelle. Tel que documenté dans d’autres travaux (Barman-Ahikari et al., 2016 ; Stein et al., 2012), l’expérience de survie fait en sorte que les jeunes en situation de rue investissent une grande partie de leur temps et de leur énergie à résoudre, dans une logique d’urgence, les difficultés qui ont un impact à court terme sur leur quotidien. Cette logique d’urgence fait en sorte que, pour certains jeunes, les enjeux de santé sexuelle ne les motivent pas à consulter les services, tant qu’ils ne sont pas perçus comme étant graves ou qu’ils limitent leur capacité à répondre à leurs besoins essentiels. Ce constat semble d’ailleurs similaire auprès des jeunes de la population générale, car eux aussi ne consultent que très peu les services en santé sexuelle dans une logique de prévention, seulement lorsqu’ils vivent certaines difficultés, telles qu’une grossesse non panifiée ou une ITSS (Anderson et Lowen, 2010). La présente étude montre néanmoins que les conditions de vie précaires et instables chez les jeunes en situation de rue constituent un obstacle supplémentaire à l’utilisation qu’ils peuvent faire des services en santé sexuelle, cela pouvant les pousser à retarder la consultation de ces services.

Pour pallier cette situation, il semble pertinent de continuer à déployer des stratégies de prévention de risques sexuels auprès des jeunes en situation de rue, ainsi que de les adapter à leurs réalités afin de les intéresser et de les motiver à consulter ces services. Par exemple, il serait pertinent d’accroître les stratégies de sensibilisation (par exemple, affiches, campagnes publicitaires ou dépliants) sur différentes dimensions de la sexualité (par exemple, risques sexuels, ITSS, grossesse, érotisme ou plaisir sexuel), et ce, dans les lieux et espaces physiques fréquentés par les jeunes en situation de rue. À cet effet, le travail de proximité (« outreach ») réalisé par les intervenants de milieux (ou travailleurs de rue) constitue un atout important pour véhiculer des messages de prévention des risques sexuels là où les jeunes peuvent être plus facilement rejoints, tout en y intégrant un discours sur l’érotisme (Samson, 2012).

En ce qui a trait aux facteurs prédisposants, la catégorie sociale du genre semble construire un rapport différentiel entre les hommes et les femmes quant à l’utilisation qu’ils font des services en santé sexuelle. Si les jeunes femmes utilisent davantage les services biomédicaux que les jeunes hommes (Solorio et al., 2006 ; Tyler et Melander, 2010 ; Tyler et al., 2012), la présente étude révèle qu’elles entretiennent plus de discussions sur la sexualité avec les intervenants, comparativement aux jeunes hommes, en raison de difficultés ayant marqué leur situation de rue. Il est possible que les obstacles rencontrés par les jeunes femmes pour accéder à des ressources matérielles et économiques en situation de rue les contraignent à déployer des pratiques sexuelles à risque pour leur santé afin d’assurer leur survie (comme la prostitution ; Watson, 2011). Par conséquent, l’adoption de ces pratiques sexuelles les inciterait à en parler davantage avec les intervenants afin de s’informer sur les mesures disponibles pour les aider, même si elles éprouvent de la honte à discuter ouvertement de comportements sexuels désapprouvés socialement. Ce constat soulève donc la nécessité de prendre en considération les rapports d’oppression auxquels sont exposées les jeunes femmes en situation de rue pour repenser l’offre de services, et ce, sans obligation de dévoiler leurs difficultés comme condition d’accès aux interventions en santé sexuelle.

CONCLUSION

Cette étude illustre que les jeunes en situation de rue utilisent de façon ciblée les services en santé sexuelle dans une approche biomédicale afin de prévenir et de gérer les risques sexuels encourus. Ce constat s’accorde avec l’offre de services destinés à ces jeunes qui reposent sur les recommandations de la Direction de la santé publique pour les outiller à évaluer et prévenir les risques sexuels (Elliot, 2013). L’analyse des témoignages soulève néanmoins l’importance de repenser les services en santé sexuelle dans une perspective globale qui permettrait d’intervenir à la fois dans une approche de santé négative (prévention des risques sexuels) et de santé positive (discours sur l’érotisme). De futurs travaux devraient être réalisés afin de repenser, dans une perspective globale, l’offre de services en santé sexuelle disponible auprès des jeunes en situation de rue.