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S’il est un sujet omniprésent dans les débats politiques, ce sont bien les taxes que les gouvernements prélèvent sur les citoyens et les entreprises pour financer les services publics. Aujourd’hui, la plupart des candidats ou des élus promettent de réduire les taxes, tout en offrant les mêmes services. Ils assurent les électeurs que la croissance économique qui en découlera fera augmenter les revenus, au point de ne pas rendre nécessaire la diminution des dépenses. Des débats comparables se produisent depuis longtemps dans l’histoire politique canadienne. L’ouvrage d’Heaman ne se contente pas d’analyser le volet politique des conflits sur la fiscalité canadienne, mais propose d’en faire un prisme au moyen duquel il devient possible de percevoir la répartition de la richesse entre les groupes sociaux, le problème de la pauvreté dans la société canadienne et les relations entre les dimensions politiques, économiques, sociales et culturelles de la fiscalité pendant les 50 ans qui suivent la Confédération de 1867. Sur cette base, l’auteure propose une nouvelle histoire politique du Canada, construite autour des conversations et des contestations, voire des révoltes, à propos de l’équité des politiques fiscales.

L’auteure développe cette approche en deux temps : le premier d’environ 25 ans aborde la formation d’un projet quasi impérial du premier ministre Macdonald dans le cadre des négociations sur les questions fiscales qui précèdent et suivent la Confédération et les vives réactions qu’elles provoquent. Le second s’étend sur les 25 années suivantes et étudie des exemples de révolte des contribuables contre ce même projet, jusqu’à l’établissement en contexte de guerre mondiale d’un impôt progressif sur le revenu en 1917. L’exposé se déroule en deux parties : soit, dans la première, quatre chapitres dont trois étudient les négociations visant à éviter les révoltes fiscales dans la province du Canada avant la Confédération et la gestion de ces révoltes après 1867 dans les provinces de la Nouvelle-Écosse et de la Colombie-Britannique. Le dernier se centre sur la question du protectionnisme et la révolte contre le libéralisme économique de Macdonald à Laurier. Dans la seconde partie, l’auteure étudie des cas de révolte fiscale municipale à Montréal, à Toronto et dans l’Ouest canadien, puis se penche sur la question de la réciprocité de 1911 et conclut avec la création de l’impôt sur le revenu de 1917.

Au fil des chapitres de l’ouvrage, les révoltes contre un aspect ou l’autre de la fiscalité prennent de multiples formes. Les discours d’opposition relèvent, par exemple dans la section ouest de la province du Canada, de préjugés tenaces contre les Canadiens français catholiques et de leur résistance à la taxation, au détriment des élites plus fortunées haut-canadiennes. George Brown véhicule cette vision qui affirme que ce sont les Bas-Canadiens qui perçoivent les droits de douane, alors que ce sont les Haut-Canadiens qui sont pénalisés par des prix plus élevés pour leurs produits de consommation. Les premiers bénéficieraient des services, tout en contribuant moins que leur part et en détournant même une partie vers l’Église catholique, un État dans l’État aux yeux de Brown. Ce « Quebec bashing » se poursuit allègrement par la suite et sévit encore aujourd’hui dans certains milieux canadiens.

Il faut constater cependant que les Canadiens français ne sont pas les seuls à résister aux tentatives des Ontariens de modifier la fiscalité à leur avantage. Les habitants défavorisés économiquement des provinces maritimes, en particulier de la Nouvelle-Écosse, se manifestent avec vigueur dans les années 1860, lors des négociations pour leur entrée dans la Confédération canadienne et pour éviter leur sortie dans les années qui suivent. Une amélioration des conditions fiscales et de la dette des provinces maritimes vient désamorcer l’agitation anti-taxes. À l’ouest, en Colombie-Britannique, l’imposition de taxes sur les Chinois provoque des émeutes et fait état d’un racisme sous-jacent envers ceux qu’on perçoit comme échappant à la fiscalité. Les Amérindiens de la province subissent un sort comparable. Au niveau fédéral, les droits de douane et d’accise imposés dans le cadre de la protection tarifaire et de la Politique nationale soulèvent toutes sortes d’oppositions et de débats tout aussi houleux, en raison de leurs effets sur les prix à la consommation, qui touchent tout le monde y compris les pauvres. Malgré ces résistances, le gouvernement fédéral les maintient, à défaut d’un régime de taxation de remplacement plus acceptable.

Pour l’auteure, la contestation de la fiscalité canadienne passe par les mouvements populaires de réforme à l’échelle municipale, qui éventuellement s’étendent aux paliers gouvernementaux supérieurs. Pour soutenir des dépenses d’infrastructures et de services publics en forte expansion, les municipalités font appel à la taxation directe, sous des formes remarquablement diversifiées. Les exemples de Montréal et de Toronto, analysés en profondeur, montrent bien que les classes pauvres sont fortement touchées et contestent avec vigueur. L’affrontement avec les élites politiques et économiques urbaines est homérique et l’auteure en multiplie les exemples. Plus globalement, elle privilégie ensuite l’étude d’un mouvement dans l’Ouest canadien pour une taxe unique afin de lutter contre la jungle fiscale municipale qui désavantage les pauvres. Dans les deux derniers chapitres, Heaman revient au niveau fédéral et étudie la remise en question du régime de protection tarifaire fortement débattu sous le gouvernement Laurier et conclut avec la marche triomphante vers l’impôt progressif sur le revenu, dont le contexte de la croissance des prix à la fin de la guerre facilite l’implantation.

La dimension fiscale de la politique canadienne à tous les paliers était déjà bien connue par des travaux dont la perspective est plus économique comme ceux de W. Irwin Gillespie dans Tax, Borrow & Spend : Financing Federal Spending in Canada, 1867-1990, ou socioéconomique, notamment en histoire urbaine ou en histoire régionale. Mais, par choix, cette dimension devient dominante dans cet ouvrage très touffu et solidement documenté. Parce que la démarche de l’auteure se concentre sur les discours politiques d’opposition à la taxation, elle a pour effet de monter en épingle tout l’éventail des positions critiques et des manoeuvres politiques qui s’y rapportent. Elle minimise alors les objectifs des interventions des gouvernements du Canada dans les enjeux socioéconomiques de l’époque, lesquels sont à l’origine de cette fiscalité. Enfin, le discours politique contestataire se retrouve aussi dans la caricature politique sur la fiscalité dont des exemples révélateurs et abondants illustrent cet ouvrage. Le lecteur ne pourra manquer d’apprécier le caractère très actuel des discours politiques de l’époque, sur un sujet qui conserve toute sa pertinence.