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L’ouvrage de Serge Dupuis brosse le portrait du mouvement Richelieu, de sa fondation en 1944 au milieu des années 1990. En plus d’ajouter une dimension importante aux connaissances actuelles sur la mutation de l’identité canadienne-française, il retrace l’histoire de la sociabilité professionnelle des hommes et de la masculinité, mais aussi de l’internationalisme francophone et des relations changeantes entre les organismes caritatifs canadiens et l’État pendant cette période. Le mouvement est né de la frustration des Canadiens français face à la popularité grandissante des associations et clubs sociaux américains de l’entre-deux-guerres : les nationalistes canadiens-français ont réagi à l’approche « bonne ententiste » de ces clubs lors de la crise de la conscription pendant la Seconde Guerre mondiale. Des premiers efforts pour contrer l’influence d’organisations américaines comme les Chevaliers de Colomb sont faits par des chefs de file de l’Ordre de Jacques Cartier, une société secrète catholique canadienne-française d’Ottawa. En 1944, la création de la Société Richelieu reflète le désir d’adapter aux besoins des Canadiens français le modèle Rotary ou Kiwanis du club masculin.

En contextualisant les origines nationalistes du mouvement Richelieu, Dupuis le situe habilement dans le cadre d’une historiographie plus large sur la fracturation de l’identité nationale canadienne-française au cours du XXe siècle. Les clubs Richelieu sont d’abord profondément ancrés dans une vision nationaliste canadienne-française vouée au service des catholiques canadiens-français partout en Amérique du Nord, « sa diaspora dispersée sur le territoire d’un empire perdu » (p. 69). Comme toutes les associations canadiennes-françaises de l’époque, le mouvement doit naviguer dans les eaux troubles du nationalisme québécois en émergence et les répercussions provoquées par ce phénomène au sein des communautés canadiennes-françaises hors Québec. La rupture houleuse de l’identité et de la solidarité canadiennes-françaises traditionnelles dans les années 1960 a forcé la main du mouvement alors présidé par Gontran Rouleau, lequel a dû choisir entre trois voies : soutenir le nationalisme québécois et sa vision limitée de l’identité francophone, joindre le nouveau fédéralisme canadien visant à ériger une nation bilingue ou s’ouvrir à la perspective d’une identité francophone internationale. Rouleau et les autres leaders du mouvement ont opté pour cette troisième voie en adoptant une vision d’une francophonie internationaliste plus inclusive, esquivant ainsi la difficile question nationaliste au Canada. Malgré ce virage dans les années 1960 et 1970, d’importantes différences sur la question nationaliste ont éclaté entre les clubs basés au Québec et ceux des autres provinces. Le mouvement s’est néanmoins montré résilient et flexible sur les questions identitaires. Hors Québec, le mouvement a servi à renforcer l’identité et la conscience des Canadiens français, tout en portant un discours humaniste plus large. Au Québec, il a fui la question nationale dès la fin des années 1960 pour se concentrer sur l’humanisme et le renforcement d’un réseau international. En Europe, le mouvement a aidé à consolider l’émergence de la francophonie. En Afrique, il a servi d’outil économique pour se brancher sur l’Occident.

Dupuis se penche aussi longuement sur le caractère masculin de ces clubs pendant une bonne partie de leur histoire. Il sonde l’idéal masculin en mutation épousé par le mouvement, passant de la vision traditionnelle du bon père de famille qui tient les rênes de la société, à une version plus néolibérale incarnée par le mythe du self-made-man dans les années 1970 et 1980. Il s’attarde aussi à l’influence de ces visions sur l’attitude du mouvement envers l’alcool et la moralité au fil du temps. Enfin, il se penche sur l’admission des femmes dans ces clubs. Ce changement témoigne du passage entre la séparation des rôles dans les sphères publique et privée, et l’inclusion plus libérale et démocratique des femmes, ce qui aura permis de soutenir le mouvement et de refléter les changements de moeurs.

L’autre fil conducteur de l’ouvrage se trouve dans les relations changeantes entre les organismes caritatifs et l’État au milieu du XXe siècle. Si la religion a d’abord joué un rôle primordial dans l’oeuvre du mouvement, le passage à un humanisme plus laïque ne semble pas avoir affaibli son altruisme. Les relations changeantes avec différents appareils d’État ont influencé ses actions dans plusieurs champs de compétences. Le mouvement se voyait d’abord comme un soutien et substitut à l’État, mais à mesure que se développait l’État-providence, il a réorienté ses activités, passant du soutien matériel aux communautés vers un effort concentré sur la jeunesse et les loisirs dans les années 1960. Vingt ans plus tard, le retrait de l’État-providence sous le poids d’un néolibéralisme renouvelé tourné vers l’individualisme a poussé le personnel de plus en plus professionnel du mouvement à se réengager dans une philanthropie plutôt matérielle. Ils se sont alors mis à appuyer les hôpitaux tout en multipliant leurs efforts pour recueillir des fonds grâce à des commandites et partenariats ciblés.

Dupuis se sert d’un vaste éventail d’archives complété par l’histoire orale, dont il fait, hélas, un examen trop peu approfondi, malgré sa richesse potentielle sur les attitudes envers la sociabilité des hommes et l’oeuvre caritative. Un piège dans lequel tombent maintes études comme celle-ci est de s’attarder aux moindres détails des changements institutionnels et de perdre le contexte de vue. Si Dupuis arrive en général à éviter ce piège, sa discussion de la démocratisation du mouvement tourne en une explication plutôt touffue et détaillée qui risque d’ennuyer le lecteur. L’ouvrage excelle dans sa judicieuse intégration des publications canadiennes sur le mouvement, dépassant ainsi le fossé linguistique qui caractérise l’historiographie du Québec et du Canada. Il faut saluer cette maîtrise des multiples fils de l’historiographie et cette capacité à les lier aux grands enjeux de son étude. Ainsi, ce livre devrait intéresser les spécialistes de l’histoire canadienne – anglophone et francophone – d’après-guerre.