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Historien de formation, Donald Dennie a enseigné la sociologie tout au long de sa carrière à l’Université Laurentienne de Sudbury. Natif de la région, l’auteur avait publié en 2001, aux Presses de l’Université d’Ottawa, un autre ouvrage qui embrassait un siècle d’histoire locale : À l’Ombre de l’INCO. Étude de la transition d’une communauté canadienne-française de la région de Sudbury (1880-1972). Mais cette fois, plutôt qu’examiner la mutation vers le capitalisme d’une des paroisses agricoles de la région, l’auteur s’attaque à l’ensemble appelé le « Grand Sudbury ». La perspective retenue est celle de l’évolution des rapports de classe entre la bourgeoisie, la classe ouvrière et la petite bourgeoisie.

Enfin un premier ouvrage de synthèse en français sur cette ancienne capitale mondiale du nickel ! Et le mérite est d’autant plus grand que l’auteur intègre, comme le laisse entendre le sous-titre, trois champs historiques traités souvent séparément, soit celui des activités forestières, celui plus modeste du rail, mais surtout celui du développement effréné de l’extraction minière, symbolisé avec éclat par les quelque 28 865 travailleurs et cadres miniers actifs dans le secteur en 1971.

L’ouvrage est divisé en quatre parties clairement définies, soit l’ouverture du territoire (1883-1900), l’industrialisation et l’émergence des conflits de classe (1901-1925), le monopole minier et l’organisation de la classe ouvrière (1926-1946) et, finalement, l’intervention de l’État (1946-1972). De lecture agréable, le texte comporte néanmoins certaines lourdeurs qui découlent des nombreuses énumérations que l’auteur présente afin de démontrer l’exhaustivité de sa recherche. Notons au passage que, contrairement à la pratique habituelle du Canada français qui consiste à citer les auteurs en anglais dans leur langue originale, l’auteur a systématiquement traduit en français ces passages. Huit cartes, qu’on aurait souhaité plus grandes afin d’en faciliter la lecture, ainsi que quelques photographies en noir et blanc complètent l’ensemble.

L’ouvrage provient vraisemblablement – mais en partie seulement – de la thèse de doctorat du sociologue-historien rédigée en anglais et soutenue en 1989 à l’Université Carleton. Il aurait été utile de le préciser, car cela expliquerait l’utilisation très fragmentaire des données de recensement de 1901, 1911 et 1921, tout comme l’absence de références à des textes majeurs publiés depuis 1990. À titre d’exemple, la fusion de deux entreprises du nickel, soit l’INCO et sa rivale la Mond (p. 216-220), a été analysée par Matt Bray et Angus Gilbert en mars 1995 dans la Canadian Historical Review. Bien qu’à peine esquissée, l’analyse du passage de Canadien français à Franco-Ontarien (p. 322 et 363-364) serait enrichie par des références aux travaux de Michel Bock. Et l’éphémère arrivée des femmes dans les mines durant la Deuxième Guerre mondiale aurait également pu être l’occasion d’évoquer le solide mémoire de maîtrise de Sandra Battaglini sur le sujet (p. 257-260).

Même si l’approche marxiste, chère à l’auteur, a permis de renouveler l’histoire sudburoise, elle le conduit parfois à exagérer les misères des mineurs. Dans cette industrie, ce sont, par exemple, les départs volontaires qui conditionnent les politiques d’embauche et non les congédiements. Faisant assurément partie de l’aristocratie ouvrière, les mineurs ont pourtant amplifié leurs malheurs quand, en 1919, s’arrête à Sudbury la Commission royale sur les relations industrielles et dont Dennie rappelle avec raison l’intérêt des témoignages entendus.

L’auteur aurait aussi gagné à porter un regard plus critique sur le discours syndical. Certes, les grèves marquantes des mines et les conflits entre les Métallos et le Mine Mill sont relatés, mais il faut rappeler que les protestations ouvrières n’ont pas besoin d’être collectives pour exercer un poids sur l’histoire. Des mineurs mécontents quittent tous les jours les carreaux de mine sans prévenir. Cela dit, grâce à la mise sur pied, en 1949, de la section syndicale 902, soit le Sudbury and District General Workers’ Union, certains se réjouiront de la réussite du Mine Mill après la Deuxième Guerre mondiale à syndiquer plusieurs travailleurs des services, comme ceux des hôtels et des taxis.

Une des grandes forces de cet ouvrage demeure incontestablement l’utilisation des sources locales. Le dépouillement systématique des procès-verbaux des conseils municipaux a permis, par exemple, de bien suivre l’évolution du chômage au cours de la Crise, tandis que les délibérations de la Chambre de commerce font régulièrement écho aux intérêts de la petite bourgeoisie locale. On comprend ainsi aisément le rôle clé joué par les conseils municipaux dans le choix des membres du jury lors des nombreuses enquêtes du coroner après les accidents miniers mortels (p. 140) ou encore leur rôle de lobbyistes auprès du gouvernement provincial afin d’accroître la production d’électricité. Les développements hydroélectriques de la région demeurent sans conteste un des facteurs décisifs de la croissance régionale. Si les mines et les fonderies ont été pendant plusieurs décennies dévoreuses d’hommes, elles ont toujours été de grandes consommatrices d’énergie. L’auteur a bien raison de l’affirmer à quelques reprises. Peut-être même qu’il aurait fallu privilégier l’électricité plutôt que le rail dans le sous-titre, car le secteur ferroviaire ne concerne surtout qu’une des localités de la région.

Jadis une ville dortoir de l’INCO, Sudbury est devenue, au cours des dernières décennies, une ville de services. Non sans lien avec ce qui précède, on a assisté à une intervention croissante de l’État, tant dans le domaine de l’environnement et des accidents de travail qu’au niveau de la fiscalité minière, trop longtemps à l’abri du pouvoir de taxation des villes. Quant à la classe ouvrière, elle s’est féminisée et elle a connu des hauts et des bas. Le militantisme du Mine Mill et des mineurs est peut-être d’une époque révolue, mais rien ne permet d’affirmer que l’actualité ne le remettra pas à l’avant-scène. S’il est une classe sociale qui a su se renouveler à Sudbury et sortir en quelque sorte gagnante du portrait esquissé, c’est bien la petite bourgeoisie. Elle fut rarement hostile à la bourgeoisie minière, laquelle est demeurée résolument étrangère et depuis toujours absente.