Corps de l’article

Dans son plus récent ouvrage, Histoire des Juifs du Québec, l’historien Pierre Anctil propose une impressionnante synthèse des quatre siècles d’une présence juive sur le territoire québécois. Constituant une tâche d’envergure considérable, cette analyse de l’histoire singulière d’une communauté aux parcours et destins divers est caractérisée par une rigueur indéniable. Par l’utilisation de sources de langues multiples, et en abordant la question non pas d’un point de départ religieux mais dans une perspective séculaire et scientifique, l’ouvrage permet de comprendre l’expérience juive dans toute sa complexité et constitue un des premiers livres de ce type en langue française dans une discipline dominée par la littérature anglophone.

Le premier chapitre du livre est dédié aux premières immigrations juives sur le territoire québécois, entre 1627 et 1900. Par un retour sur la situation qui pousse les Juifs d’Europe vers l’immigration – pogroms, suspension de droits, premières persécutions des Juifs sépharades de la péninsule Ibérique – Pierre Anctil expose les premières arrivées dans un contexte nord-américain où se conjuguent de manière inédite des facteurs culturels et linguistiques. Le moment de la Conquête de 1760 constitue l’un des points marquants de l’histoire juive au Québec en accélérant l’arrivée de Juifs anglais, qui seront suivis par une première vague d’immigrants en provenance d’Europe de l’Est ; principalement de Russie, de Lituanie et de Roumanie.

Le second chapitre expose la première grande vague d’immigration juive au Québec entre 1900 et 1919. Les conditions extrêmement difficiles en Russie, conjuguées aux politiques du premier ministre Wilfrid Laurier facilitant l’immigration, entraînent une augmentation de la population juive, qui passe de 7000 à 28 000 personnes entre 1900 et 1911. Massivement installée dans les milieux urbains, et plus particulièrement à Montréal, cette nouvelle population juive fait pour la première fois l’expérience du libéralisme politique et se retrouve tiraillée entre croyances religieuses et pulsions révolutionnaires inspirées par les événements de 1905 en Russie.

Dans le troisième chapitre du livre, Anctil propose une analyse de l’évolution de la communauté juive québécoise pendant l’entre-deux-guerres. Évidemment, la période est caractérisée par une montée des inquiétudes de la communauté face à l’augmentation des discriminations dont sont victimes les Juifs sous le régime hitlérien et dans toute l’Europe de l’Est. Ces inquiétudes sont amplifiées par les politiques strictes limitant les possibilités d’immigration au Canada pendant cette période particulièrement éprouvante. Concentrée en milieux urbains, cette population s’inscrit rapidement dans la modernité par l’éducation, le développement d’une culture dynamique et une intégration rapide au marché du travail entraînant une mobilité sociale importante.

Le quatrième chapitre expose la tourmente de la Deuxième Guerre mondiale. Alors que les lois canadiennes concernant l’immigration se resserrent encore davantage, et que les Juifs font désormais partie des communautés « non désirées », le Congrès juif canadien fait tout en son pouvoir pour établir un lien avec la population canadienne et ainsi faire pression pour accueillir des Juifs européens. Malgré l’intensification des exactions perpétrées contre ces derniers en Europe, l’opinion publique canadienne est caractérisée par un repli identitaire et par une xénophobie s’exprimant par une prise de position anti-immigration.

Le cinquième chapitre du livre Histoire des Juifs du Québec traite de la nouvelle vague d’immigration juive après la Seconde Guerre mondiale. Cette nouvelle vague d’immigrants, pour la plupart survivants de la Shoah venant s’établir à Montréal entre 1945 et 1960, va considérablement modifier le visage de la communauté juive québécoise. Cette vague sera notamment caractérisée par l’arrivée de nombreux artistes, écrivains et poètes qui influenceront grandement la culture juive montréalaise. Cette immigration nouvelle coïncidera également avec une migration vers l’ouest de la ville et à un certain abandon du yiddish au profit de l’anglais ; deux signes d’une adaptation réussie et d’une augmentation des possibilités de mobilité sociale ascendante.

Le sixième chapitre est dédié à l’immigration sépharade et à son impact sur la communauté juive québécoise. Arrivés du Maroc, ces Juifs sépharades importent une culture, des traditions et une langue – le français – qui les différencient de la communauté ashkénaze déjà établie et avec laquelle ils auront des relations parfois tendues. L’impact de la langue sera primordial et permettra une meilleure intégration à une majorité québécoise francophone libérée de l’antisémitisme doctrinal de l’Église catholique. Ces Juifs francophones jouiront, tout comme les ashkénazes qui les avaient précédés, d’une progression socio-économique particulièrement favorable et principalement causée par un niveau d’éducation élevée et une concentration de sa population en milieu urbain.

Le septième chapitre du livre, intitulé « Parcours contemporains », dresse un portrait des différents visages d’une communauté particulièrement diversifiée. Évoquant l’amélioration des liens avec la communauté francophone, avec laquelle les communications avaient jadis été difficiles, il expose le résultat d’un impressionnant processus d’intégration de la communauté à la société d’accueil. Impliquée dans tous les domaines de la société québécoise, la communauté juive rayonne de par son implication au sein du Québec contemporain.

En définitive, l’ouvrage de Pierre Anctil propose une formidable synthèse de l’histoire de la présence juive au Québec. Histoire des Juifs du Québec constituera certainement un ouvrage de référence dans le domaine des études juives québécoises et canadiennes. En présentant toutes les nuances du processus d’intégration de cette communauté à la société québécoise, l’auteur expose une myriade de contributions de la communauté juive québécoise, tant aux niveaux politique, économique que culturel, tout en soulignant les difficultés associées à une intégration réussie. L’une des forces de l’ouvrage réside indéniablement dans l’utilisation de sources de langues anglaise, française et yiddish. Parfois occultées par les chercheurs anglophones, ces deux dernières permettent une vision plus circonstanciée de l’histoire juive québécoise.

La seule critique que nous pouvons adresser à Anctil concerne son traitement de l’antisémitisme. Sans peindre un portrait idyllique de la relation entre la communauté juive et la société québécoise, et particulièrement avec la majorité francophone, la distinction établie par l’auteur entre l’antisémitisme vulgaire et belliqueux d’Hitler et la xénophobie et le sentiment anti-immigration exprimés par les Québécois semble obscurcir le sentiment d’aliénation vécue par la communauté juive et sous-estime ainsi un antisémitisme d’inspiration catholique qui influencera négativement l’ensemble des relations entre les deux communautés jusqu’à la Révolution tranquille.