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Fin juillet 1900, James Augustine Healy visite le Canada pour la dernière fois. L’évêque de Portland, État du Maine, rencontre ses pairs et prêche à l’église Saint-Patrick de Québec. Il exprime en cela, symboliquement, l’amitié qui le lie aux Canadiens français de part et d’autre de la frontière. Effectivement, dans son propre diocèse, Healy a su désamorcer les inquiétudes des immigrants francophones qui souhaitent préserver leur langue et leur culture ancestrales en terre étatsunienne. Il a établi des paroisses nationales et recruté des prêtres pouvant célébrer certains rites de l’Église en français. Il a communiqué fréquemment avec l’évêque du diocèse voisin de Sherbrooke, Antoine Racine, à cette fin. Ainsi, il ne faut pas se surprendre si Healy fait halte auprès de ses ouailles à Biddeford, important centre franco-américain, avant de rentrer au siège du diocèse. Le tout a l’aspect d’une procession triomphale pour Healy, qui a tout juste célébré le vingt-cinquième anniversaire de son épiscopat. Mais ce rapide voyage au Québec sera funeste à l’évêque. À Portland, il se plaint d’une indigestion. Le 5 août, son état se détériore rapidement et il s’éteint. Quelques jours plus tard, l’archevêque de Boston, son ami John J. Williams, arrive pour célébrer les obsèques. Parmi les éminentes figures qui s’y rendent en dernier hommage se trouve Mgr Paul Bruchési, archevêque de Montréal[1].

Bien que soucieux des besoins des Canadiens français, Healy est responsable d’une loi qui plus tard envenimera les relations entre ces immigrants et l’épiscopat étatsunien. Les défenseurs de la survivance et certains historiens tireront de cet épisode un récit axé sur les politiques assimilatrices imposées aux Canadiens, bien que la carrière épiscopale de Healy suggère une histoire plus nuancée. Rappelons brièvement les événements. Dans les années 1870, le curé Jean-François Ponsardin, venu de France pour servir les francophones de Biddeford, cause scandale en criblant de dettes sa paroisse et en refusant de se soumettre à Healy, qui tente de le relever de ses fonctions. L’évêque cherche ensuite à affermir son pouvoir sur la propriété de l’Église dans son diocèse afin d’assurer son intégrité financière. Un moyen se présente en 1884, lorsque le Concile plénier de Baltimore autorise un évêque à devenir corporation sole, c’est-à-dire une personne morale individuelle titulaire de l’ensemble des biens paroissiaux de son diocèse. En 1887, cherchant à éviter de nouvelles luttes comme celle qui l’avait opposé à Ponsardin, Healy devient corporation sole grâce à une loi votée par la législature du Maine. Cette mesure facilite l’emprunt et solidifie le crédit dont le diocèse peut se prévaloir, lui assurant une plus grande stabilité. Elle confère également à l’évêque un meilleur rapport de force vis-à-vis de ses subordonnés. En vertu de cette loi, Healy lègue à ses successeurs un avantage matériel ainsi qu’une source de conflit. En effet, sous Louis S. Walsh, évêque de Portland de 1906 à 1924, de nouvelles inquiétudes liées à l’adaptation culturelle des francophones du Maine surgissent, produisant une sérieuse confrontation autour du régime de la corporation sole implanté par son prédécesseur[2].

En plus des enjeux ethniques, une étude approfondie du débat autour de la corporation sole dans les premières décennies du XXe siècle permet de révéler l’importance des intérêts institutionnels et financiers dans cette affaire, des facteurs qu’a largement ignorés une historiographie attachée au thème de la survivance. À cette époque, le militantisme religieux des Franco-Américains découle de défaites répétées face à l’épiscopat de la Nouvelle-Angleterre, surtout sur la question de leur autonomie organisationnelle, plutôt que sur le droit à leur culture distincte. En fait, en raison des enjeux variés soulevés par cette crise « ethnique », un grand débat - discuté à Montréal et porté à Rome - s’engage autour du droit de regard du laïcat sur les intérêts temporels catholiques. La crainte d’un « socialisme » ecclésiastique, plus que le spectre de l’assimilation, semble marquer la réaction des prélats canadiens-français, qui figurent comme des traîtres aux yeux des plus ardents « patriotes ». La survivance permet d’expliquer en partie les origines de la controverse de la corporation sole mais, tout au long de la crise, c’est le combat autonomiste franco-américain qui préoccupe la hiérarchie catholique et les laïcs. Cette quête d’autonomie définira l’évolution de l’affrontement et ses conséquences.

Dans la seule étude savante consacrée à la controverse de la corporation sole (1909-1913), Michael J. Guignard contribue de manière importante à l’histoire des Franco-Américains du Maine. L’article paru en 1973 s’inscrivait dans le contexte d’une renaissance de la fierté culturelle au sein de certaines communautés ethniques étatsuniennes. S’il stimula considérablement la recherche sur l’histoire franco-américaine[3], il reflétait aussi des discours historiographiques bien ancrés. Guignard s’appuyait notamment sur la synthèse de Robert Rumilly, publiée quinze ans plus tôt. Rumilly soutenait l’idée que la survivance était la préoccupation centrale des Canadiens expatriés et de leurs descendants dans leurs affaires religieuses. Si, dans les années 1970 et 1980, les chercheurs ont tâché de mieux contextualiser l’histoire de la vie quotidienne de la classe ouvrière franco-américaine, la crainte d’un déclin du fait français en Nouvelle-Angleterre au cours de la même période a cimenté un axe interprétatif faisant de la préservation de la langue et de la culture les principaux enjeux de la vie religieuse franco-américaine[4].

Guignard a fait de la controverse de la corporation sole une question essentiellement culturelle, reléguant au second plan les aspects institutionnels et financiers. Depuis, la communauté historienne a repris et répété ses interprétations sans les remettre en question. Par exemple, la synthèse franco-américaine de Gerard J. Brault, parue en 1986, résume le conflit en ne référant qu’aux travaux de Rumilly et de Guignard. L’interprétation d’Yves Roby, pour sa part, sans négliger totalement l’étude de la gestion des biens paroissiaux et diocésains, est encore celle d’une lutte culturelle entre les « patriotes » franco-américains et leurs évêques. Les intérêts financiers relevés par Roby n’ont attiré que peu d’attention savante par la suite[5]. Mark Richard a abordé le sujet et en a fait le plus amer conflit qui ait secoué l’Église du Maine. Toutefois, il n’a souligné la corporation sole que pour dépeindre un combat continu, manifesté ailleurs et en d’autres temps[6]. L’interprétation contemporaine de « l’affaire du Maine » demeure donc tributaire de réalités historiographiques héritées d’une autre époque qui ont subsisté parce que les chercheurs n’ont pas trouvé suffisamment de raisons de revoir sa pertinence et sa spécificité ou encore de réinterpréter les principales sources.

Une relecture des sources utilisées aux fins de ces études savantes révèle une foule d’intérêts matériels souvent omis en raison de l’étroit paradigme historiographique. Pourtant, dans le débat opposant les Franco-Américains du Maine à la personne morale individuelle de l’évêque, il est constamment question d’argent et de pouvoir. En effet, les écrits de J.-L.-K. Laflamme, les pages de La Justice de Biddeford et d’autres documents étudiés par Guignard et Roby soulignent la quête d’un pouvoir local (et laïque) sur l’administration et les fonds de la paroisse franco-américaine. Mais ce n’est pas tout. On a souvent négligé de prendre en compte dans l’analyse les réactions à l’extérieur du Maine, bien que les interprétations de la crise à Montréal, à Rome, à Boston et ailleurs permettent de mieux saisir les inquiétudes de l’épiscopat. Le présent texte a recours aux journaux québécois et aux diverses publications étatsuniennes qui ont couvert les événements, généralement afin de répondre non pas aux revendications culturelles des immigrants mais à ce qui était considéré comme des atteintes à l’autorité de l’Église.

L’ampleur et la portée historique de cette controverse, considérée ci-bas, ne doivent pas surprendre. La crise a pour fond de scène la grande saignée, lorsque des centaines de milliers de Canadiens français prennent le chemin de la Nouvelle-Angleterre. Dans les « Petits Canadas » de la région du Maine, ces immigrants reproduisent la vie culturelle et religieuse qu’ils ont connue au Québec. Ils cherchent des prêtres qui peuvent offrir les sacrements, entendre les confessions et prêcher l’homélie en français. James A. Healy et ses pairs répondent à leurs demandes en invitant des prélats canadiens à s’installer aux États-Unis. Ils établissent des paroisses nationales pour offrir les soins spirituels à divers groupes ethniques selon leurs coutumes. Ils espèrent ainsi endiguer l’apostasie[7]. La prolifération de ces paroisses amène les immigrants à croire que les évêques ont l’obligation d’accommoder leur culture ; lors de la nomination de prêtres « étrangers » dans ces milieux, l’élite franco-américaine conteste les démarches de l’épiscopat (majoritairement irlandais) des États-Unis et lui impute des visées assimilatrices[8].

Il n’est pas étonnant que la lutte pour la survivance se fasse sur le plan religieux[9]. Mais cette question culturelle est intimement liée à d’autres aspects de la vie religieuse, dont l’autorité et l’organisation financière de l’Église, facteurs qui moulent la réponse des évêques au mouvement de survivance. Chefs à la fois spirituels et temporels, les évêques manifestent le désir de protéger l’intégrité de l’institution catholique bien plus qu’un zèle assimilateur. D’une crise à l’autre, l’élite laïque francophone doit, pour sa part, ajuster sa stratégie, mais toujours en tentant d’affirmer son autonomie au sein de l’Église.

Sous la gouverne de Mgr Healy, outre l’affaire Ponsardin, le diocèse de Portland vit un calme relatif jusqu’en 1900. Ce n’est pas qu’il soit moins touché par l’immigration canadienne. Au contraire, de 1880 à 1900, la population francophone triple presque à Lewiston et à Waterville et fait plus que doubler à Biddeford-Saco. Avec ses 13 000 résidents d’origine canadienne-française et acadienne, Lewiston forme le deuxième plus grand centre franco-américain dans le nord de la Nouvelle-Angleterre. Or, les nouvelles réalités démographiques que vit le Maine sont aussi importantes que le trépas de Healy dans l’escalade des tensions. Vers 1900, le mouvement migratoire ralentit et la proportion de Franco-Américains nés et éduqués en sol étatsunien croît rapidement. Les militants de la survivance craignent, cependant, une perte d’identité chez ces jeunes qui n’ont pas touché la terre ancestrale. Des luttes infructueuses des francophones dans d’autres États américains, ainsi qu’au Nouveau-Brunswick et en Ontario pour la préservation de leurs droits, sèment aussi l’inquiétude. Dans le Maine comme ailleurs, le ton devient davantage combatif[10].

Les confrontations successives entre les Franco-Américains et leurs évêques révèlent une relation de pouvoir profondément asymétrique. Les autorités romaines tendent à protéger la prérogative épiscopale dans l’organisation des églises et des écoles. Ainsi, au début du XXe siècle, l’élite intellectuelle francophone milite pour la nomination d’évêques qui comprendront le sort des immigrants ; elle souhaite obtenir une meilleure représentation au sein de la hiérarchie ecclésiale. On soutient que la majorité de la population des diocèses dans la moitié septentrionale de l’État de New York et de la Nouvelle-Angleterre est d’origine canadienne et que, pour cette raison, elle mérite son propre épiscopat. À Springfield, en 1901, le docteur Omer LaRue explique que l’Église reconnaît les nationalités qui la constituent. Pour LaRue et plusieurs autres, ce n’est qu’une question de chiffres : si Rome « connaissait la vérité sur [notre population] nous aurions aujourd’hui des évêques de notre nationalité dans deux ou trois diocèses […] À Rome, donc, ajoute-t-il, à Rome ! chaque fois que l’on refusera de faire droit à nos justes demandes[11]. »

D’importantes occasions se présentent en 1906. En janvier, le successeur de Healy, William O’Connell, devient évêque coadjuteur de Boston. Dès lors, la presse franco-américaine mène une bruyante campagne pour la nomination d’un Canadien au trône épiscopal de Portland. Cette démarche indiscrète et imprudente cause scandale : aux États-Unis comme à Rome, les autorités catholiques déplorent cette atteinte à l’image, à l’unité et à la chaîne de communication de l’Église[12]. Pourtant, François-Xavier Belleau, avocat de Lewiston, avait averti ses collègues de Springfield que « [t]out catholique a le droit de s’adresser au Pape ! Mais il en est de la procédure canonique comme de la procédure criminelle ou civile… On ne peut et on ne doit prendre personne à la gorge. » On devait éviter, ajoutait-il, « le ton acerbe et l’excès de paroles dans les journaux et ailleurs »[13]. C’est effectivement cette méthode conciliatrice qui prévaut lorsque l’évêque de Manchester meurt en juin 1906. Les leaders francophones rencontrent le délégué apostolique à Washington, qui approuve leur discrétion et reconnaît la justesse de certaines de leurs demandes. Peut-être pour mettre fin à la mobilisation quasi continue des Franco-Américains dans ce dossier, Rome finit par choisir George Albert Guertin comme nouvel évêque du diocèse[14].

Cependant, dans le Maine, le conseil diocésain a choisi son candidat, Louis S. Walsh, surintendant de l’Éducation dans l’archidiocèse de Boston. Le Saint-Siège ratifie cette sélection en dépit (mais peut-être aussi en raison) des démarches des militants de la survivance. Walsh, natif de Salem, Massachusetts, frôle la cinquantaine. Ayant étudié à Montréal et à Paris, il connaît le français, mais son ascendance irlandaise lui vaut immédiatement une antipathie franco-américaine. Les sentiments assimilateurs qu’on lui attribue demeurent matière à débat, cependant, comme l’indique le récit nuancé de Michael Guignard. Cet historien a noté que Walsh « était un excellent administrateur qui abhorrait le manque d’efficacité. Il a fermé des écoles et des orphelinats parce qu’il les considérait “misérablement inadéquats”. Il souhaitait simplement consolider les institutions, pratique qui sembla annoncer la fin prochaine des institutions ethniques[15]. » Sa personnalité doit aussi être considérée. Dès sa nomination, le tempérament calme et affable de Walsh laisse entrevoir « sa force de caractère et sa détermination », dont il fera preuve lors du débat sur la corporation sole[16].

Les militants du Maine ont donc perdu la bataille du trône épiscopal. Très rarement les historiens ont-ils étudié l’évolution des stratégies et des visées franco-américaines dans cette affaire précise, comme si la bataille de la corporation sole n’était qu’une répétition des conflits des années 1880 et 1890. Pourtant, face à ces derniers revers, les Franco-Américains ont dû reconsidérer les efforts à déployer pour assurer leur survivance. Les paroisses nationales n’ont pas suffi ; en maints endroits à travers la Nouvelle-Angleterre, on demeure à la merci d’évêques qui ne semblent pas comprendre les immigrants. En réalité, Walsh devient une cible parce qu’il dévie d’une voie conciliatrice développée historiquement par plusieurs évêques de la région et qui a fait croire aux immigrants qu’ils détenaient certains droits au sein de l’Église. En démembrant des paroisses nationales, en s’immisçant dans la gestion d’institutions paroissiales et en nommant un conseil diocésain à majorité irlandaise, Walsh attise les passions franco-américaines[17]. Les congrès franco-américains se suivent et se ressemblent, mais deviennent de plus en plus hostiles à ces évêques. En réponse à certains discours anticléricaux, des prêtres et certains journalistes lancent un appel au calme. Le rapport de force inégal entre Mgr Walsh et les laïcs franco-américains du Maine - les Irlandais en sont moins inquiets - ajoute aux frustrations et encourage les déclarations immodérées. Dans ce climat, la presse francophone compare les « patriotes » qui défendent la survivance aux Patriotes de 1837 : on se prépare à la rébellion. D’ailleurs, l’éditeur du Patriote de Lowell explique dans le Globe de Boston que « le jour où les Franco-Américains affirmeront leurs droits religieux approche à grands pas, puisqu’ils n’ont jamais reculé et ne reculeront jamais[18] ».

Ce n’est qu’à la convention de Brunswick, dans le Maine, en 1909, qu’on élabore une nouvelle stratégie. Des militants tels que l’avocat Godfroy Dupré et l’éditeur de La Justice de Biddeford, Alfred Bonneau, croient que Walsh, en tant que personne morale individuelle, utilise la propriété et les revenus du diocèse afin de promouvoir l’assimilation des immigrants[19]. Ce dernier voudrait faire des églises franco-américaines le coeur de paroisses irlandaises, dit-on ; il promeut l’usage de l’anglais dans les écoles des paroisses nationales. On présume aussi que Walsh cherche à lever des fonds chez les Franco-Américains pour enrichir d’autres groupes. Les délégués concluent qu’en présence d’un évêque hostile, ils n’ont d’autre choix que d’affirmer leur autonomie. Cela requiert qu’ils circonscrivent le pouvoir supposément illimité de l’évêque par l’abolition du régime de corporation sole. Entre-temps, on demande « à la législature du Maine d’accorder aux catholiques une supervision plus effective de leurs fonds paroissiaux[20] ».

L’attachement des immigrants au système québécois de fabriques n’explique que partiellement l’agitation pour l’abolition de la loi de 1887. Celle-ci les a privés de fabriques qui permettaient aux laïcs de régir les biens paroissiaux dans lesquels ils avaient tant investi. Mais, en soi, cette loi n’a guère causé une révolte immédiate, puisque la fabrique revêt différentes formes même au Québec. Dans le siècle qui suit la Conquête, le système des fabriques fluctue grandement – à travers le temps et d’une région à l’autre – entre autres en ce qui concerne le mode de sélection des marguilliers. Les curés et leurs paroissiens s’affrontent régulièrement sur l’administration des biens ecclésiastiques, mais l’ascendant du clergé semble s’accroître au cours du XIXe siècle[21]. Compte tenu de cette fluidité organisationnelle et de l’accès limité à la propriété chez les immigrants dans le Maine qui, rappelons-le, détermine le droit de vote dans les assemblées paroissiales, l’opposition à Mgr Healy est elle-même limitée. En 1909, au moment de la convention, la propriété immobilière est beaucoup plus commune chez les Franco-Américains qu’elle ne l’était vingt ans plus tôt. Qui plus est, la conjoncture ecclésiastique de la Nouvelle-Angleterre a évolué. Mais au nouveau sentiment de pouvoir que confère la propriété se mêle une anxiété culturelle croissante[22].

Dans ce contexte, Walsh se rend à Brunswick pour calmer les esprits, mais il est accueilli par les insultes et les gestes menaçants des Franco-Américains. Au cours de l’année suivante, les esprits s’échauffent. Les deux grands journaux francophones, La Justice de Biddeford et Le Messager de Lewiston, dirigé par Jean-Baptiste Couture, s’en prennent à l’évêque de Portland ainsi qu’aux prêtres francophones qui l’appuient. Plusieurs autres journaux ethniques de la Nouvelle-Angleterre ainsi que La Revue franco-américaine de J.-L.-K. Laflamme font de même. Tout en préparant un projet de loi qui restaurerait les fabriques, Godfroy Dupré de Biddeford signe des éditoriaux qui imputent à l’évêque les pires intentions. Natif de Roxton Pond et éduqué au Séminaire Saint-Charles de Sherbrooke, l’avocat Dupré soutient que les Franco-Américains doivent s’abstenir de contribuer aux oeuvres diocésaines jusqu’à ce qu’ils obtiennent gain de cause. Son bill est examiné à la législature du Maine en mars 1911. Il est appuyé d’une pétition de 10 000 noms introduite par Couture, alors député[23].

Dupré et Walsh se présentent à Augusta. Le mémoire déposé par l’avocat, qui sait si bien soulever les passions, au Comité des affaires judiciaires de la législature constitue un effort de recherche et d’argumentation considérable qui relate les antécédents juridiques et canoniques. Walsh est troublé par le scandale que causent les militants de la survivance, mais c’est surtout l’aspect financier qui retient l’attention des deux partis. Dupré défend les droits du laïcat dans l’administration des finances ecclésiastiques. Si les croyants doivent être taxés, ils doivent aussi être représentés. No taxation without representation, déclare-t-on. Pour sa part, Walsh est accompagné de banquiers qui confirment l’atout qu’est la corporation sole pour le crédit dont le diocèse peut se prévaloir. L’évêque estime que la loi lui permet de protéger des paroisses qui sont endettées ou qui ne peuvent se soutenir elles-mêmes. Parmi ces paroisses, on en compte plusieurs qui desservent des Franco-Américains. Derrière la question culturelle se cache ainsi un plus large débat au sujet du pouvoir et de la gestion financière – facteurs rarement reconnus dans l’historiographie franco-américaine – dans l’Église catholique des États-Unis[24].

Le comité de la législature choisit de ne pas abolir la corporation sole. Mais le Comité permanent de la Cause nationale, une instance franco-américaine créée en 1906 qui a tant oeuvré pour faire avancer ce projet, refuse d’abandonner. La patience de Walsh s’essouffle. Il tente de dissuader les six membres : Bonneau, Dupré et trois autres leaders de Biddeford et Couture. Puisqu’ils ne cessent pas leurs activités, Walsh prononce leur interdiction le 14 mai 1911 et exige la lecture de cet ordre par l’ensemble des prêtres du diocèse. Il prive ainsi les six hommes des sacrements de l’Église jusqu’à ce qu’ils effectuent un mea culpa et lui proclament leur soumission. C’est un événement si exceptionnel qu’il est rapporté à la une du New York Times. « Et tout ceci autour d’une question d’argent », répond J.-L.-K. Laflamme. « Toutes ces misères parce que des catholiques veulent être propriétaires des églises, des écoles qu’ils ont payées ou paieront, parce qu’ils veulent savoir ce que l’on fait de l’argent qu’on leur arrache sous toutes sortes de prétextes et souvent contre les lois même de leur Église[25] ! »

L’interdit qui frappe les membres du Comité permanent s’ajoute à plusieurs autres revers s’étalant sur trois décennies. La vision de l’Église des Franco-Américains, héritée d’un milieu différent et moulée par l’anxiété culturelle de l’immigrant, n’obtient jamais un appui complet et inconditionnel de Rome ou de l’épiscopat étatsunien. Le Journal de New Bedford, Massachusetts, avise les militants que « [l]es pétitions, les protestations publiques, les conventions, les discussions dans les journaux n’ont abouti à rien. Même les solennelles conventions n’ont produit rien de sérieux. Alors, à quoi bon cette lutte ouverte et franche ? À la ruse du renard, cessez donc d’opposer le courage du lion[26]. » À Montréal, Le Pays note aussi les défaites successives des Franco-Américains, mais admet l’importance cruciale de la présente bataille. Il fait allusion aux grands sacrifices des expatriés : « ici et là, c’est avec leur argent que l’on construit des églises, des presbytères, des écoles confessionnelles, des couvents, des collèges ». Or tous ces biens finissent dans les mains des Irlandais. Un rédacteur du Pays défend le droit des Franco-Américains de faire appel des ordres de Walsh. Après tout, « il n’est absolument pas question de dogme, c’est presque exclusivement une question d’argent… Dans le diocèse de Portland les catholiques canadiens-français paraissent n’avoir en fin de compte d’autre droit que celui de payer[27]. » L’aspect financier de la croisade pour la survivance, ignoré par un grand nombre d’historiens, est donc en fait au centre du débat sur la corporation sole.

La lutte se poursuit. Le Comité permanent porte l’interdiction à Rome et organise une grande convention à Biddeford en juin. Les délégués choisissent de tenter de nouveau le parcours législatif pour abroger le régime de corporation sole. À nouveau, ils tentent d’utiliser les instances politiques et judiciaires à leur avantage, même si c’est au détriment de l’Église : ils préconisent l’audit des livres comptables du diocèse par l’État[28]. L’éditeur de La Justice persiste à la suite d’une rencontre avec le curé canadien de Saint-Joseph de Biddeford, qu’il condamne pour sa loyauté à l’évêque. « L’assimilation a été plus pernicieuse pour l’Église que le libéralisme et le modernisme », écrit Alfred Bonneau, ajoutant que Walsh s’en est fait le pire agent. Il revendique pour les Franco-Américains une meilleure représentation dans les rangs du clergé du diocèse ainsi que « notre mot à dire dans l’administration des biens temporels de l’église [sic][29] ».

Walsh riposte dans une déclaration publique. L’interdiction ne découle ni de la pétition visant l’abolition de la corporation sole ni du témoignage de catholiques à la législature, dit-il. L’évêque s’en prend au contenu « subversif » du projet de loi, qu’il juge « une scandaleuse tentative visant à renverser l’autorité légitime de l’évêque et des prêtres et à installer un socialisme laïc dans l’administration des affaires de l’Église »[30]. Walsh avait averti les six interdits. Mais devant leur refus d’obtempérer, il doit se résoudre à répondre avec fermeté aux attaques répétées que ces « patriotes » n’ont cessé de lui lancer depuis 1909. Il craint de plus graves atteintes à l’image de l’Église et des fractures croissantes chez les croyants s’il n’applique pas des peines canoniques. Or ce n’est pas seulement le Comité permanent qui est touché. À Orono, par exemple, on refuse les sacrements à tout signataire de la pétition[31].

C’est dans un contexte d’agitation continue, à l’automne 1911, que tombe un décret romain qui aura des répercussions nationales. Vingt ans plus tôt, les requêtes d’immigrants allemands aux États-Unis avaient poussé les instances romaines à préciser les droits culturels des nouveaux venus[32]. C’est désormais au tour des Franco-Américains. La Sacrée Congrégation du Concile approuve officiellement la mise en place de corporations paroissiales. Or, le régime qu’elle préconise est celui de l’État de New York, où la corporation est formée de l’évêque, du grand-vicaire du diocèse, du curé de la paroisse et de deux laïcs choisis par les trois premiers - ce qui diffère de l’élection populaire des conseils de fabrique promue par les « patriotes ». La Congrégation a tranché comme Salomon. Elle se détourne du modèle de la personne morale individuelle mais, pour protéger l’autorité du clergé, elle circonscrit le pouvoir laïque[33]. En conséquence, dans le Maine, les deux partis déclarent victoire : ils lisent ce décret de manière très sélective, selon ses principes généraux plutôt que ses dispositions exactes. À sa réunion d’octobre, à Montréal, l’Association Saint-Jean-Baptiste se réjouit de la décision de « mettre fin » à la corporation sole et « félicite les catholiques canadiens-français des États-Unis, particulièrement ceux du Maine, que ce régime privait de la direction de leurs affaires scolaires et de toute participation effective à la direction de leurs affaires paroissiales ». Mais, compte tenu de la portée limitée du décret, les interdits, réunis à Biddeford en novembre, soutiennent l’idée que celui-ci ne concerne pas le diocèse de Portland. La campagne pour la pleine participation des laïcs à la vie temporelle de l’Église se poursuit donc[34].

L’année 1912 voit l’approbation officielle de l’interdiction des six hommes par Rome, après quoi Walsh semble se montrer ouvert à un compromis[35]. Cependant, une rencontre avec le Comité permanent, sans Dupré ni Couture, est un échec en février 1913[36]. Ce même mois, les leaders franco-américains réintroduisent une pétition et un projet de loi pour l’élection de marguilliers. Les événements de 1911 se répètent et de nouveau on allègue toutes sortes de détournements de fonds. Mais cette fois, un compromis émerge sans l’assentiment des « patriotes ». Leur bill est amendé par les législateurs et introduit le modèle de New York plutôt que le régime électif. Le Comité des affaires judiciaires recommande à l’assemblée la version modifiée. Parce que les interdits avaient préféré de ne rien concéder à l’évêque, la promulgation du projet de loi final, le 22 mars, a l’apparence d’une victoire totale pour Walsh[37].

Déboutés par Rome, écrasés par leur évêque, les militants doivent accepter la défaite. Face à leur bruyante campagne, semblable à celle de 1906, l’épiscopat a perçu une menace à l’image de l’Église et à la hiérarchie catholique. Walsh ne démord pas. Il rend publique une lettre de la Congrégation consistoriale qu’il a reçue le 15 février 1913 et qu’il a partagée avec les interdits peu après. Cette lettre qualifie leurs gestes « d’imprudents, d’entêtés et de rebelles ». Les six devront demander à l’évêque son pardon et promettre leur obéissance s’ils souhaitent réintégrer la vie sacramentelle catholique. Ajoutant à l’amertume de la défaite, Dupré poursuit les autres membres du Comité permanent, sauf Couture, pour obtenir 1250 $ en frais de services en sa capacité de conseiller juridique. Le désaccord devient affaire publique[38].

En l’espace de quelques années, dans le thermidor religieux qui suit cette défaite, Bonneau et trois autres interdits font leur mea culpa et réintègrent l’Église. Il ne faut toutefois pas croire à une reddition complète. Dès mars 1913, les militants se replient sur la stratégie précédente : la rumeur de la création d’un nouveau diocèse dans le Massachusetts les mène à exiger un évêque franco-américain à cet endroit, sinon la création d’un épiscopat national aux États-Unis. Michael Guignard a insisté sur un retour à la modération à l’automne 1913, mais les pages de La Justice ne révèlent rien de la sorte. À la fin de cette année-là, le journal continue à alléguer un détournement des fonds paroissiaux et à faire de Walsh un tyran. L’élite intellectuelle « patriote » proteste toujours, mais elle semble se trouver dans un cul-de-sac stratégique. Faute d’un plan d’attaque clair, elle doit tempérer son intransigeance[39].

Parce qu’il se proclame défenseur de la survivance canadienne-française dans le Maine, le Comité permanent obtient de formidables appuis à travers la Nouvelle-Angleterre et au Québec dès le début de ses démarches. Mais cet encouragement est très souvent offert sous condition, compte tenu des enjeux ecclésiastiques soulevés - enjeux qui touchent à la constitution même de l’Église. De part et d’autre de la frontière, les modérés s’inquiètent d’abord des moyens choisis par les militants. C’est ainsi que Le Canada, publié à Montréal, répète en 1911 l’avis exprimé par F.-X. Belleau dix ans plus tôt : la campagne doit se faire « dans la modération des formes, dans le calme de l’argumentation et le respect des autorités constituées qui sont des conditions essentielles pour obtenir la bienveillante attention des juges suprêmes du litige[40] ».

Le clergé du Canada et de la Nouvelle-Angleterre s’inquiète plus largement de l’exemple donné par le Comité permanent. Celui-ci favorise une ingérence croissante des laïcs dans l’administration de l’Église et la défiance de l’autorité temporelle et spirituelle. On s’inquiète aussi des revenus de l’institution catholique et du dangereux précédent créé par le boycottage des oeuvres dans le diocèse de Portland. Le curé Louis Bergeron de Saint-André de Biddeford défend Walsh en chaire et récolte ainsi l’hostilité de Dupré. Le curé Dupont de la paroisse de Saint-Joseph explique pour sa part le danger de « [r]ecourir au droit civil pour détruire une loi de l’église [sic] ». Une société inférieure (représentée par les instances politiques) ne peut s’arroger des droits sur une société supérieure (la société idéale représentée par l’Église), dit-il. Il y aurait là un manquement religieux[41].

Bien que nationaliste, Louis-Adolphe Paquet doute du bien-fondé de la croisade dans le Maine. Dans La Nouvelle-France, ce théologien de l’Université Laval avance sans équivoque que les biens de l’Église ne devraient pas être en des mains séculières. Selon lui, les conseils paroissiaux laïques constituent des points d’entrée pour le pouvoir civil et les mauvaises doctrines. Paquet concède, d’un point de vue pratique, que les conseils de fabrique sont légitimes en autant que « les principes de l’organisation hiérarchique restent saufs », les laïcs ne faisant qu’appuyer la main dirigeante de l’évêque. C’est ainsi qu’il interprète le décret romain de 1911[42]. Son opinion rappelle ce qu’écrit Allan Greer pour la fin du XVIIIe siècle : « En regard de ce problème des biens de la fabrique, les ecclésiastiques ont toujours soutenu qu’ils étaient propriété de l’Église et que les marguilliers n’étaient d’abord que des députés de l’évêque[43]. » Par la suite, la Catholic Fortnightly Review, publiée dans l’Illinois, défend le droit des Franco-Américains de tenter d’abolir la corporation sole. Mais leur projet de loi était « trop radical », puisqu’il aurait accordé un pouvoir démesuré à certains laïcs « abusés ou mal inspirés ». La revue déclare que Walsh a eu raison de combattre le bill de Dupré, mais non d’interdire les membres du Comité permanent[44].

À la suite de la ratification de la loi de 1913, l’évêque de Sherbrooke, Paul Larocque, prend l’extraordinaire mesure de s’adresser à la presse. Une lettre de son chancelier, H. A. Simard, à La Tribune de Sherbrooke dénonce les attaques contre Walsh et les autorités romaines. Pour Simard, les biens paroissiaux sont aussi « des biens ecclésiastiques et, comme tels, sont soumis à la haute juridiction de l’Évêque du diocèse ». Certaines personnes ont mal interprété le décret de Rome qui « n’a jamais condamné absolument ce qu’on appelle la “Corporation Sole” », soutient le chancelier, puisque certains biens appartiennent uniquement au diocèse et doivent être reconnus ainsi par le pouvoir civil. Larocque et Simard s’alignent donc sur la position de la Congrégation du Concile :

[Q]uand Rome propose un modèle à réaliser et que l’Évêque par son travail efficace, réussit à réaliser ce modèle, est-ce qu’il appartient à des catholiques de se montrer mécontents, de censurer cet Évêque, en l’accusant de malveillance à l’égard d’une autre race et de diriger leurs récriminations contre les autorités romaines elles-mêmes[45] ?

Pour ces figures dirigeantes, la réponse est évidemment négative. Pour sa part, un ancien curé du Massachusetts, Denis Michel Aristide Magnan, va plus loin encore. Dans la deuxième édition de son Histoire de la race française aux États-Unis, il explique que l’Église reconnaît les nationalités et s’adapte à leurs langues et coutumes ancestrales, mais il n’hésite pas à condamner les « agitateurs » et la « révolte » dans le Maine[46].

Le message est clair : la survie culturelle ne doit pas se faire aux dépens de la foi et des intérêts de l’Église. Le pouvoir et la prérogative de l’épiscopat sont maintenus et les minorités culturelles devront s’y plier. En conséquence, l’épiscopat québécois se désintéresse peu à peu de ses anciennes ouailles. Ainsi, les deux premières décennies du siècle marquent la disparition d’une mission transnationale providentielle chez les Canadiens français. En 1917, Le Pays notera le changement d’attitude des évêques concernant la survivance hors Québec :

[En] Ontario comme dans la Nouvelle-Angleterre, l’épiscopat veut étouffer la langue française et donne le démenti à notre clergé qui prétend toujours que la langue et la religion ne font qu’une. Partout, excepté dans la province de Québec, l’épiscopat est le plus grand ennemi de la langue française et il en sera de même chez nous le jour où les catholiques de langue anglaise, les Irlandais, paieront une plus forte dîme que nous.

Effectivement, les évêques semblent plus préoccupés par l’argent que par la protection de la culture (le salut des âmes n’étant considéré qu’en rapport à ces deux questions) : « [l]a langue qui cesse de payer la plus grosse dîme et de rapporter le plus gros casuel cesse d’être chère aux pasteurs des âmes[47] ».

La Première Guerre mondiale contribue à la séparation des destins francophones de part et d’autre de la frontière. Chez les francophones du Canada, la conscription provoque protestations et diverses formes de résistance. Les Franco-Américains acceptent plus facilement la conscription qu’impose leur gouvernement, signe de leur appartenance croissante aux États-Unis et de leur désir d’affirmer leur patriotisme. Puis, les cultures étrangères étant suspectes, le gouvernement fédéral introduit une campagne visant le one-hundred-percent Americanism. L’Église catholique réitère son patriotisme et tente de modérer les ardeurs culturelles des minorités. Dans le Maine, où l’enseignement de l’anglais devient obligatoire en 1919, les apôtres de la survivance doivent se rendre à l’évidence : l’assimilation qu’on a associée à Walsh est bien réelle, mais l’évêque n’en est que très peu responsable[48]. Lors de la controverse sentinelliste (1924-1929), qui implique les mêmes enjeux que ceux de la crise du Maine, le nationaliste Henri Bourassa illustrera la séparation des univers religieux canadien et étatsunien en publiant des articles très hostiles aux purs et durs de la survivance en Nouvelle-Angleterre. Pour sa part, le chanoine Lionel Groulx, qui n’hésite pas à défendre les droits des Franco-Ontariens, s’opposera aux méthodes choisies par les insurgés sentinellistes. La langue et la foi sont peut-être finement tissées l’une à l’autre, mais la première doit servir la seconde et non le contraire[49].

La création de « colonies » a permis de croire qu’on reconstruirait du bas vers le haut l’Église du Québec en sol étatsunien - d’abord par la formation de paroisses administrées par des marguilliers et desservies par des curés canadiens, puis par la création de diocèses réunissant ces paroisses ethniques sous un épiscopat national. Ces paroisses nationales – accordées à titre de privilège, et non comme droit – peuvent effectivement servir l’intérêt institutionnel de l’Église. Mais, pour les évêques, cet intérêt requiert aussi la protection de leur autorité spirituelle et temporelle, particulièrement (comme le reconnaît Rome) lorsque les minorités culturelles adoptent des doctrines égalitaristes. Ne pouvant obtenir gain de cause sur toute la ligne, régulièrement déboutés par les instances romaines, les agents de la communauté franco-américaine se radicalisent au cours des années 1884 à 1913, et ce sont leurs méthodes plus que le fondement de leurs revendications qui suscitent une condamnation[50].

Dans l’affaire de la corporation sole, les enjeux culturels sont évidemment importants bien qu’ils n’expliquent pas tout. Tout en affirmant le droit à leur culture ancestrale, les Canadiens immigrés et leurs descendants soulèvent d’autres intérêts qui permettent d’expliquer l’évolution de la stratégie franco-américaine. De Rumilly à nos jours en passant par Guignard, la littérature savante sur les Franco-Américains a trop souvent mis l’accent sur la bataille entre groupes ethniques en omettant les facteurs institutionnels et financiers qui étaient également au coeur des tensions. Comment maintiendra-t-on sa langue et ses coutumes tout en assurant l’épanouissement de la foi catholique aux États-Unis ? La question soulève des visions fort divergentes de ce qu’on entend par les biens de l’Église et leur gestion, du rôle des laïcs dans la nomination des évêques et des marguilliers et, enfin, de la structure même du pouvoir dans la religion catholique. Le décret de la Sacrée Congrégation illustre l’importance de ces questions, dont les effets touchent l’ensemble de l’Église aux États-Unis. Les défis posés par les revendications franco-américaines permettent d’éclaircir la structure et la politique culturelle de l’Église alors que l’ère de l’immigration massive tire à sa fin.

Cependant, de l’agitation du début du siècle à la défaite sur la corporation sole, un important élément de continuité subsiste. La formation de paroisses nationales, le désir d’un épiscopat canadien-français aux États-Unis et la campagne visant des conseils de fabrique élus reflètent tous une quête d’autonomie au sein de l’Église catholique. Godfroy Dupré et ses contemporains cherchent la « décentralisation » du pouvoir ecclésiastique en raison de l’hostilité apparente des autorités catholiques[51]. Les nombreux congrès franco-américains révèlent la recherche d’une indépendance financière qui doit permettre aux Canadiens français de protéger leur culture des forces « saxonisantes ». Dans les Petits Canadas, tout en professant une loyauté à son pays d’accueil, l’élite intellectuelle francophone cherche à construire de petites citadelles ethniques où – grâce aux conseils paroissiaux, aux sociétés nationales, aux journaux ethniques et aux commerçants francophones – les expatriés et leurs descendants pourront être maîtres de leur destin culturel et financier. Ainsi, dans le Maine, les Canadiens français expatriés s’inscrivent dans un projet institutionnel dont l’évolution se poursuivra bien au-delà de la controverse de la corporation sole. Alors qu’ils découvrent que la défense de la langue et de la culture doit se faire en dépit de l’Église, ils anticipent bien malgré eux les mouvements autonomiste et indépendantiste québécois qui viendront au cours du XXe siècle.