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Cette section « Recherche-création », dirigée par Anne-Marie Guilmaine, rassemble les réflexions développées par celle-ci, Katya Montaignac et Anne-Marie Ouellet autour de la question de la présence brute en scène. Un carnet de photographies de productions, s’ajoutant aux écrits des auteures, vient compléter la section.

Apparaît en ce moment sur les scènes une autre présence que celle attendue de l’acteur ou du danseur. Dans la veine d’un théâtre postdramatique ou performatif[1], de plus en plus d’écrivains de plateau choisissent de travailler avec et à partir de personnes qui ne sont pas rompues aux planches – enfants, adolescents, adultes, aînés… : des individus, tout le contraire d’anonymes, sans formation ni expérience en théâtre ou en danse. Si nous qualifions de « brute » leur présence sur scène, ce n’est pas en raison d’une sauvagerie ou d’une rudesse qui se dégagerait des corps, mais plutôt d’une certaine absence de polissage, de formatage. Leur présence n’aurait pas été façonnée par une école ou par la pratique et se rapporterait davantage à la définition générique : « Fait pour quelqu’un, quelque chose de se trouver physiquement, matériellement en un lieu » (Larousse en ligne). Des gens se trouvent donc sur le plateau, simplement, avec le moins d’altération possible de leur nature, de leur identité, comme on le dirait de minerais bruts.

De quelles intuitions ce choix d’une présence brute en scène est-il nourri? Quelles sont les qualités qui distinguent ces non-professionnels des acteurs ou danseurs de talent? Auprès d’eux, avec eux, quels types de processus le créateur doit-il inventer pour générer la matière première de son spectacle et ensuite pour en préserver la part vibrante soir après soir? Quels mythes, quels écueils, quelles préoccupations éthiques et esthétiques gravitent autour d’une telle démarche? Les trois auteures de ce dossier répondent à ces questions du coeur même de leur pratique, en s’appuyant sur les spectacles qu’elles ont chacune créés ou cocréés. 

Dans Spoon de Nicolas Cantin (en collaboration avec Katya Montaignac), deux enfants bougent, discutent, jouent, ramènent le spectateur adulte à une énergie depuis longtemps évanouie, dont il peine à se rappeler. Si « [l]’enfant a une participation spontanée et immédiate à la vie [et que sa] vérité est dans une forme de connexion directe avec le présent » (Mével, 2015 : 108), les fillettes de Spoon semblent demander au spectateur en quel lieu secret de son être palpite toujours cette part de vérité. Son corps existe-t-il encore sous une forme débridée ou n’obéit-il plus qu’à des injonctions intégrées réprimant toute impulsion? Dans le spectacle, l’enfance n’apparaît pas comme un âge d’or, mais l’enfant n’en devient pas moins un troublant sujet de fascination justement parce qu’on a perdu toute impression – ou presque – des états qui le traversent.

Dans Nous voilà rendus d’Anne-Marie Ouellet s’avancent sur leurs pieds fragiles ou dans des fauteuils roulants cinq personnes âgées – ou six, selon les aléas de santé de l’une ou de l’autre. Par leur seule présence corporelle sur scène, par l’instabilité de leur prestance et le tremblé de leur parole, ces aînés propulsent le spectateur vers l’extrémité de la vie. Comme les enfants de Spoon, ils ont le pouvoir de « réveiller en [lui] sa présence au monde » (ibid. : 109). Et, bien que tout soit fait avec une extrême douceur, ce réveil n’en est pas moins bouleversant.

Dans Impatience d’Anne-Marie Ouellet et dans Non Finito d’Anne-Marie Guilmaine et Claudine Robillard, ce sont des adolescents et des adultes de 16 à 60 ans qui semblent s’extraire du public pour occuper l’espace du plateau. Ils le découvrent en néophytes, l’observent, en sondent les possibilités pour se renouveler et éventuellement agir sur leur vie, par un jeu bien réel avec la fiction.

Dans les oeuvres du corpus, les non-professionnels n’interprètent pas un texte qui aurait été écrit en amont du processus, indépendamment d’eux, comme c’est souvent le cas en cinéma lorsqu’un réalisateur choisit de travailler avec un non-acteur dont l’histoire personnelle présente des similitudes avec le scénario, quand ce n’est pas le physique ou la personnalité qui adhère de manière frappante au personnage. Ici, ils mettent plutôt en partage, en circulation, une parole qui vient d’eux : bribes de récits personnels, fragments de leur monde intérieur. Sur scène, ils sont invités à rester au plus près de ce qu’ils sont. C’est une expérience de visibilité, d’apparition, qui se joue d’abord en eux, pour eux. Une autre quête que celle du héros dramatique se laisse alors deviner : une quête philosophique et herméneutique autant qu’artistique, qui ne se traduit pas seulement par la trame ou le discours, mais par une manière d’exister au plateau.

Loin de la frontalité ou de la flamboyance d’un théâtre de provocation, de dénonciation ou de revendication, ces spectacles relèvent tout de même d’une radicalité. Cette présence brute des non-professionnels constitue le foyer d’un séisme qui ébranle la forme tout entière, ayant un impact sur l’ensemble des décisions esthétiques. Les créatrices disent rechercher et arborer l’incomplétude, par des contours flous et une vulnérabilité formelle qui résistent à la maîtrise attendue du chef-d’oeuvre ou du produit. Faisant violence à un désir de contrôler le dire et l’agir sur scène, elles écoutent d’autres nécessités. N’étant pas animées par l’utopie de reproduire fidèlement une réalité globale ou d’inventer des mondes fictifs dans un effort de totalité, ces démarches favorisent l’irruption de fragments de réel, tentent de faire surgir des éclats de vérité. Alors que les paradis artificiels se multiplient et que le spectacle contamine incessamment le politique, questionner l’être-au-monde par la stimulation de sensations vraies et d’interactions humaines directes plutôt que par leur simulation apparaît comme un mode de résistance. Comme si en refusant de trop polir s’affirmait le refus de policer.

Bien qu’elles se déploient différemment sur le plateau, ces démarches semblent innervées d’une même intention : que la scène soit un lieu de surgissement et qu’il s’y passe quelque chose d’assez vrai, d’assez direct, pour qu’on ressorte de la salle avec l’impression d’y avoir vécu une expérience concrète, commune. Cette tentative n’est pas neuve. Dès les années 1930 – et Dada et Artaud auparavant –, le philosophe pragmatique John Dewey défend l’idée qu’au fil du processus d’industrialisation, les arts occidentaux ont été coupés des « actions, souffrances, et événements quotidiens universellement reconnus comme des éléments constitutifs de l’expérience » (Dewey, 2010 : 60). L’oeuvre s’est alors déguisée en produit, aggravant la scission entre la sphère intellectuelle – voire spirituelle – et les pratiques usuelles impliquant le corps, cet imprévisible et éphémère amas de matière, catalyseur de la « crainte de ce que la vie nous réserve » (idem). Inviter des non-acteurs et des non-danseurs sur le plateau implique d’affronter cette crainte, d’en faire l’oeuvre elle-même, dans une tentative d’acceptation de ce qui est là. Et pour les artistes, il s’agit d’une expérience de deuil et de joie – deuil de la perfection et de la précision, joie de l’étonnement – quand surgit ce moment de vérité désiré dans une adéquation soudaine entre le sens et le sensible, quand l’humain sur scène touche et nous fait toucher à cette « nudité de l’exister » (Nancy, 1993 : 195).

Parce qu’elles cherchent à garder la ligne entre l’art et la vie « aussi fluide et peut-être aussi indistincte que possible » (Kaprow, 1996 : 91), les pratiques étudiées dans ce dossier s’inscrivent plus naturellement dans la filiation de la performance que du théâtre documentaire, et ce, même quand ce dernier se fonde sur des témoignages biographiques ou des « documents subjectifs, à caractère privé » (Hamidi-Kim, 2013 : 46). Nous ne nions pas l’emprunt de ces pratiques aux formes documentaires – théâtrale et cinématographique – ni aux sciences humaines en général, notamment à l’enquête sociologique pour la sélection des participants, la recherche sur le terrain plutôt qu’en salle de répétition, le collage d’extraits de témoignages ou l’utilisation d’enregistrements et de verbatims pour l’écriture des textes. Mais les fins poursuivies s’apparentent davantage à celles de la performance qui cherche à « réveiller le désir d’une immersion dans la conscience du processus » (Pontbriand, 1998 : 56), notamment en convoquant le hasard comme l’un de ses principes structurants. En ce sens, chaque individu sur scène dans ces quatre spectacles n’est plus non-acteur, non-danseur ni non-professionnel; il devient performeur, « celui qui, dans un temps éphémère et dans un lieu particulier, agit et parle, chante, danse, ostensiblement et en son nom propre » (Biet, 2008 : 9).

Une tension se fait cependant sentir entre la présence brute, qui n’imite rien et ne reproduit rien, et le théâtre qui s’impose malgré tout par sa récurrence dans le temps – les spectacles sont présentés plusieurs soirs et non un seul comme pour une performance –, mais aussi par son espace. Chaque spectacle dénote le lieu théâtral et le fait théâtral, en imbriquant de petits spectacles dans le grand, en détournant et en questionnant les codes de la représentation, en donnant une définition subjective de ce qu’est un spectacle et donc de ce que le public est ou n’est pas ou pourrait être en train de vivre. Le théâtre fournit un cadre à la présence brute, un fond duquel elle se détache pour devenir ce curieux objet à appréhender de mille façons. La mise en scène devient un espace de tension, de négociation – parfois douloureuse pour le créateur, parfois frustrante pour le spectateur – entre encadrement et laisser-aller parce que le cadre théâtral oscille, est mis en déroute par un pôle performatif : stratagèmes et dispositifs spatiaux, sonores, interactifs pour préserver, raviver le vivant dans le lieu extra-quotidien du théâtre, et ce, malgré la répétition.

C’est dans une perméabilité aussi extrême que celle entre l’art et la vie que se donne à sentir la relation à l’autre dans ces spectacles. Sans nier une incontournable solitude existentielle – et chaque spectacle la donne à sentir à sa manière –, l’expérience relationnelle s’avère primordiale dans chacune des démarches, se substituant même aux répétitions. En amont des enchaînements ont lieu des discussions autour d’une table, des jeux dans l’espace, des moments partagés. L’expérience de rencontre imprègne le spectacle, le teinte, en devient le sujet principal. Elle se poursuit sur scène, s’y développe. Entre les performeurs d’abord. Puis, entre les performeurs et les spectateurs, de par la frontalité de la présence et l’adresse directe, compromettantes tant pour les uns que pour les autres. Mais également entre les performeurs et la ou les personnes qui portent le spectacle, qui en ont donné l’impulsion. Dans Spoon, Nicolas Cantin et Katya Montaignac restent en régie, et le spectateur sent leur présence grâce aux regards des enfants vers eux, au rire complice qui circule entre les quatre, à la minuterie qui sonne du fond de la salle pour indiquer la fin d’un tableau. Dans Nous voilà rendus, Anne-Marie Ouellet reste présente sur scène, réactivant le dialogue avec les participants, alors que dans Impatience, elle demeure en contact avec eux par le biais d’écouteurs. Claudine Robillard, dans Non Finito, se fond dans le laboratoire de recherche qu’elle forme avec les témoins, devient l’une des leurs. La rencontre tout comme la recherche esthétique demeurent en cours.

Il y a une certaine négativité à l’oeuvre dans ces spectacles, déclinée tour à tour en une « esthétique de la faille » (Katya Montaignac), en une « trame instable qui laisse place à l’erreur, à la perte, à la fuite » (Anne-Marie Ouellet) ou en une « célébration de l’inachevé » (Anne-Marie Guilmaine). Ce faisant, ces pratiques s’inscrivent dans la mouvance d’un « nihilisme actif » du théâtre contemporain qui cherche à « dépasser la simple constatation que la recherche de fondements communs […] est illusoire, c’est-à-dire inutile et mensongère » (Chevallier, 2014 : 39). Ce type de théâtre souligne plutôt « l’impératif de la continuité entre les êtres [par la] création de symboles dans l’entre-deux acteurs / spectateurs, [par le] partage des microrécits et des interprétations » (ibid. : 39-40). Les doutes, tressaillements, ébauches ou maladresses deviennent vecteurs de passages vers de nouvelles formes, de nouveaux rapports au monde. Apparaît alors non seulement un théâtre postdramatique, mais un théâtre « dédramatisé », désaffecté, pourrait-on dire, des grands idéaux, des utopies, des alibis, mais qui n’en est pas moins politique. Ou plutôt qui le devient tout particulièrement grâce au dénuement qu’il revendique. Sur scène, un corps social apparaît, pluriel et hétérogène. Il s’anime, entreprend des actions, s’offre en partage, s’arme de courage et de désirs. Patiemment, il façonne quelque chose qui ressemble à un échafaudage, à des lignes de fuite, à l’esquisse d’une place publiquement intime, intimement publique.