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À la source du titre de la pièce Hamlet-machine de Heiner Müller, la phrase clé « Je veux être une machine », que prononce le personnage de Hamlet (Müller, 1985b : 80), est un décalque de l’expression utilisée par Andy Warhol[1] au moment où ce dernier a fondé sa fabrique d’art mécanisé et reproductible appelée « The Factory ». À cette époque, l’artiste venait d’entreprendre la production en série de ses tableaux souvent composés d’images de personnalités connues ou de produits de consommation qu’il recopiait systématiquement; il souhaitait ainsi faire du processus artistique une opération qui rappelle la chaîne de montage. En utilisant la sérigraphie, Warhol réussissait à marier l’art à la production de masse et la culture populaire à la culture industrielle.

Cette constante répétition est au coeur du concept de performativité du genre tel que Judith Butler le définit. Tout comme chez Warhol, l’acte de reprendre des images vues sans cesse dans le quotidien – des images de femmes, par exemple – et de les placer côte à côte permet de les faire ressortir en tant qu’assemblage de produits culturels et sociétaires. En mettant l’accent sur la nature construite de cet ensemble d’images, de postures ou d’actions reproduites, la performativité, à la manière d’une machine, réussit avec le temps à générer du féminin. Comme l’affirme Butler :

Si le fondement de l’identité de genre est la répétition stylisée d’actions dans le temps et non une identité uniforme, alors les possibilités de transformation du genre se trouveraient dans la relation arbitraire qui se crée entre de telles actions, dans la possibilité d’une nouvelle sorte de répétition, dans la rupture ou la répétition subversive[2]

(Butler, 1997 : 402).

Ainsi, selon Butler, non seulement la répétition révèle-t-elle que le féminin est un construit social, mais elle constitue aussi une tactique qui vise à miner l’image normative de la femme au moyen de la subversion, du décalage de cette même image afin que la performativité soit retournée sur elle-même (Butler, 2009 : 12). Cette manipulation des modèles du genre est une stratégie de reproche qui s’avère particulièrement efficace, car elle a l’avantage de s’appuyer directement sur l’objet critiqué afin de poser un commentaire, au lieu de s’en tenir simplement à le rejeter. « [I]l n’est pas nécessaire de laisser tomber le rouge à lèvres pour réussir à renverser les normes sexospécifiques : par ailleurs, on peut le combiner avec d’autres comportements [...] qui nuisent à la cohérence de la performance[3] » (Young, 1997 : 187).

Dans les mises en scène qu’elle produit avec la compagnie Sibyllines (et même bien avant), Brigitte Haentjens élabore une variété de techniques qui révèlent la complexité de ses personnages féminins sous la forme d’actions répétitives mais conflictuelles, qu’elles soient simultanées, en série, en parallèle, récurrentes ou récursives. Cette multiplicité, qui apparaît partout dans le travail de Haentjens, se présente sous plusieurs avatars; nous en donnerons ici quatre exemples. Nous nous pencherons d’abord sur la structure rythmique des spectacles, que le corps des principales comédiennes complexifie par des séquences de mouvements irréguliers. Ensuite, en abordant la répétition simultanée, il sera question de la forme chorale, qui fragmente le personnage féminin en parties indépendantes de l’ensemble. Nous étudierons par la suite la performativité de la tenue vestimentaire et, finalement, celle de la gestuelle féminine, largement inspirée d’images médiatiques.

Les trois pièces faisant l’objet de cette étude – Hamlet-machine (2001), La cloche de verre (2003) et Médée-Matériau (2004) – ont été créées dans un bloc de quatre ans. Elles constituent un cycle précis, exemplaire du théâtre de Sibyllines qui cherche, dans un premier temps, à établir un rapport scène-salle plus personnel et, dans un deuxième temps, à travailler la stylisation des mouvements du corps dans les limites de ce lieu, en particulier ceux des personnages féminins[4]. L’atmosphère intime de ces trois spectacles est engendrée à la fois par la taille et la disposition de la salle, mais aussi par l’esthétique dépouillée et la structure renfermée du dispositif scénique. Dans cet espace quelque peu contraint, les interprètes se livreront à un exercice corporel exigeant.

Rythme corporel : la femme spasmodique, chancelante, catatonique

Puisque les spectacles de Sibyllines ont recours à un jeu très physique, leur rythme est avant tout déterminé par le travail corporel des comédiens, que les éclairages et la bande sonore viendront par la suite appuyer. Les gestes et les mouvements corporels sur la scène produisent un rythme plastique, c’est-à-dire que ce rythme crée une structure à la fois dans l’espace et dans le temps – un « substrat spatio-temporel » (Belic, 2002 : 130). Née d’un travail de découpage issu de la mise en scène, la trame rythmique globale s’impose par des changements de vitesse ou d’intensité dans le mouvement; ce sont ces changements qui détermineront le début et la fin des séquences composant le spectacle. Par exemple, comme nous le verrons plus tard, le travail chorégraphique du choeur, fréquemment utilisé chez Sibyllines, crée des séquences rythmiques où les gestes simultanés des interprètes divisent l’attention du spectateur afin qu’il se concentre sur l’effet d’ensemble. Contrairement à ces instances de cohérence rythmique, dans chacun des trois spectacles à l’étude, le personnage principal féminin vient produire des failles dans ce que Manuel García Martínez nomme les cadres rythmiques, cette « [t]race mentale des rythmes des premiers instants qui deviennent le point de repère du déroulement rythmique ultérieur » (García Martínez, 2003 : 4). Bien qu’Esther, Médée et Ophélie se distinguent beaucoup les unes des autres par leur composition corporelle, leur jeu trouve des points communs en ce qu’elles imposent toutes, par la répétition de leurs mouvements, une rythmique qui non seulement va à l’encontre du cadre précédemment établi, mais qui est en soi chaotique, imprévisible. En examinant la structure rythmique des spectacles, nous verrons comment le langage gestuel du personnage est fondé sur des effets de contraste et de rupture.

L’idée principale que Haentjens met de l’avant dans le programme de La cloche de verre par l’entremise de son dramaturg Stéphane Lépine est l’omniprésence d’un déchirement chez Sylvia Plath (et conséquemment chez le personnage d’Esther) entre le besoin de se plier à l’image dictée par son époque et le désir de la dépasser : « Je crois que Sylvia Plath ne parvenait ni à se conformer ni à se séparer[5] » (Lépine, 2004b : 6b). La structure rythmique d’Esther traduit directement sur scène ce profond écart qui sépare l’être et le paraître. Par le doux timbre de sa voix et par l’aisance fluide avec laquelle elle passe d’un mouvement à l’autre, Esther installe tout au long du spectacle l’image d’un corps docile, qui « se déplace d’un lieu à l’autre comme un automate, poussé par une force qui ne lui appartient pas » (Wickham, 2004 : 116). À mesure que le personnage évolue dans le spectacle, cette harmonie des gestes est progressivement trahie par les sourires exagérés qu’Esther esquisse; ils produisent une incohérence entre ce qu’Esther dit et ce qu’elle fait et laissent ainsi transparaître que l’image d’obéissance suggérée par le personnage est mensongère[6]. Outre la répétition du sourire, une deuxième action performative s’insère dans la structure rythmique fondamentale du spectacle et provoque une rupture beaucoup plus brusque – la comédienne étant prise de convulsions violentes. Cette action, qui reproduit les séances d’électrochocs qu’Esther et Sylvia Plath ont toutes deux subies, survient toujours sans prévenir : la comédienne termine à peine ses mots, échappe les objets qu’elle tenait dans ses mains et son corps se met à frétiller comme si elle en avait perdu le contrôle.

Les séries de convulsions que subit Esther se distinguent à deux niveaux de toutes les autres séquences gestuelles présentes dans la pièce. D’abord, contrairement aux gestes et aux déplacements de la structure rythmique fondamentale, qui sont exécutés lentement et qui nécessitent donc beaucoup de contrôle, les convulsions sont en quelque sorte une improvisation de gestes; chaque répétition de cette séquence est différente de la dernière, car la nature du mouvement est rapide et imprévisible. Les éclairages viennent ici amplifier les gestes frénétiques du corps en clignotant au même rythme détraqué des mouvements, inondant la comédienne d’une lumière crue et blanche à intervalles irréguliers. C’est surtout à cause de l’imprévisibilité des gestes que cette séquence se distingue aussi par la violence soudaine infligée au corps. Bien que ces segments représentent une esthétisation des secousses que produit une réelle séance d’électrochocs, ils reprennent plusieurs caractéristiques corporelles associées à ce traitement – le corps de la comédienne est secoué par une telle force que ses membres deviennent flasques et son visage se contorsionne en grimaces. De plus, la bande sonore est interrompue à ce moment précis afin que les épisodes de spasmes s’accomplissent toujours dans le silence, ce qui permet d’entendre faiblement les petits sons qu’émet la comédienne, dont le souffle est coupé et saccadé lorsque son corps se tend. À cet effet, Céline Bonnier précise que, paradoxalement, l’interprétation de son personnage exige d’elle « contrôle et abandon » (Bonnier, citée dans Saint-Pierre, 2004); ainsi, la violence de ces segments permet en même temps le relâchement du corps retenu. Le terme « violence » est utilisé ici selon ses deux définitions : celle qui caractérise l’inconfort du spectateur devant la douleur que semble ressentir le personnage, mais aussi, en ce qui a trait au rythme, celle qui agit tel un synonyme de la rupture ou de la distorsion. Comme le souligne Louise Dupré – auteure de Tout comme elle –, dans son choix de textes autant que dans son traitement de l’objet scénique, Haentjens met en relief « la violence exercée sur le corps, la violence contenue dans le corps, et la douleur de cette violence » (Dupré, 2006 : 92-93).

En répétition, lors du travail de développement des personnages pour Médée-Matériau, la comédienne Sylvie Drapeau a cherché à appuyer, par la rythmique du texte, ce qu’elle nomme « le corps politique du personnage » (Drapeau, citée dans Bélair, 2004) en le faisant résonner dans la composition corporelle. Ce travail d’harmonisation entre corps et texte produit chez Médée une série d’autosynchronies, c’est-à-dire des séquences répétitives où le geste recoupe l’accent mis dans la voix (García Martínez, 2001 : 76). Par exemple, dans une section du monologue de Médée où la diction est particulièrement exagérée, Drapeau scande les syllabes finales de certains mots qui soulignent son état subordonné à Jason (Gaétan Nadeau) et accompagne toujours cette scansion du même mouvement, celui de gonfler la poitrine : « Tout en moi est à toi instrument tout entière / […] Moi ta chienne ta putain moi / Moi barreau sur l’échelle de ta gloire / Ointe de [ta merde[7]] sang de tes ennemis » (Müller, 1985a : 12; nous soulignons). L’accentuation de ces mots – avec le geste et la voix – a pour effet de produire un rythme constant, voire prévisible, qui suit logiquement la régularité avec laquelle la comédienne respire le texte. Ce geste sera repris plus tard par le choeur des femmes, qui l’exécuteront à chacun de leurs pas.

Par opposition à cette séquence, Drapeau adopte un cadre rythmique syncopé à partir du moment où elle quitte sa place parmi le choeur des femmes pour assumer seule le rôle de Médée. C’est à cet instant que sa démarche change : elle se met à marcher d’un pas incertain, instable, chancelant. Les autres comédiennes, immobiles, la regardent en silence pendant qu’elle se déplace en vacillant, dans un jeu où elle perd et retrouve constamment l’équilibre. Ces séquences très stylisées de déplacement viennent déranger le rythme prévisible qu’installe autrement la répétition du geste du torse bombé qui vient ponctuer le texte. Tout comme on le voit chez Esther, non seulement cette nouvelle corporalité est composée de gestes imprévisibles, mais elle exhibe une nouvelle facette du personnage – celle de la fragilité et de la vulnérabilité qui se traduit dans le corps : « précisément parce que nous rattachons des notions d’une auto-identité intacte, intégrée et stable aux images d’un corps cohérent, invulnérable et omnipotent, les récits et les représentations ayant trait à la faillibilité et à la fragilité du corps engendrent souvent un sentiment d’anxiété[8] » (Bronfen, 2000 : 111).

La mise en scène chez Haentjens se caractérise par un travail corporel fondé sur la précision et le contrôle. Les mouvements et gestes enchaînés qui constituent le cadre rythmique de La cloche de verre et de Médée-Matériau maintiennent une allure « taillé[e] au canif » (Cyr, 2006 : 20), car chaque séquence s’apparente à une chorégraphie, tant le geste y est exécuté avec rigueur. Pourtant, dans les deux cas précédents, le travail minutieux du geste est scindé par des séquences de relâchement de la tension corporelle, où les comédiennes se livrent délibérément à une perte de contrôle. Ces séquences replacent donc momentanément le corps de l’acteur dans une sphère s’apparentant plutôt à la performance ou à la danse contemporaine, où la non-reproductibilité de l’action prime : « cette exploration passe par une écriture physique qui évacue toute approche psychologique du personnage : ce sont des corps qui agissent devant le spectateur […] une énergie brute qui s’offre directement aux sens du spectateur » (Lesage, 2001 : 350).

Dans Hamlet-machine, toutefois, le geste relâché est plutôt assumé par le personnage de Hamlet (Marc Béland). Lorsqu’il ne récite pas de texte, Hamlet est animé par le désir de s’exprimer avec son corps, mais ce langage non verbal se traduit en une corporalité rythmique dont la lecture est difficile : il frétille, se démène, gémit en secouant ses membres, répétant de courts gestes plusieurs fois avec un niveau d’énergie sporadique et inégal. Il dirige ensuite cette chorégraphie de gestes brouillés vers le public ou vers certains personnages – surtout vers Ophélie et le coryphée, joués respectivement par Céline Bonnier et Gaétan Nadeau – et sa série de mouvements s’accélère dans ces moments d’incapacité d’expression. Lors de ces séquences frénétiques, où le comédien travaille son corps au point où il transpire et doit reprendre son souffle, on peut voir que l’effet du réel « est bien souvent “dé-naturé” par diverses modalités d’exécution : ralenti, accélération, répétition, jeu spatial, etc., modalités qui défont la représentation mimétique au premier degré pour remettre la danse dans le circuit de la dépense » (Febvre, 1991 : 40).

Par ailleurs, Ophélie vient ici marquer un vif contraste avec le rythme qu’impose Hamlet, en opposant le geste frénétique au non-geste, à l’inaction. Au fil du spectacle, la corporalité de Bonnier se désintègre et se pétrifie progressivement – sa démarche lente et lourde du début du spectacle progresse graduellement vers un état d’inactivité presque catatonique. La plupart du temps, ses déplacements sont incités par Hamlet, qui la guide par la main ou qui va même jusqu’à la déplacer lui-même, quand il la porte à bout de bras au-dessus de sa propre tête, faisant d’Ophélie un corps-objet. À la toute fin du spectacle, Bonnier se fait transporter au milieu de la scène par deux comédiens et livre le monologue final du spectacle – au nom d’Électre[9] – seule en scène, assise parfaitement immobile sur une chaise, remuant à peine les lèvres. Les notes prises par Lépine en salle de répétition indiquent que, dans cette interprétation du texte, Hamlet-machine « met en scène l’itinéraire d’un couple de créateurs. L’un [Hamlet] parvient à prendre la parole, à dire “je”, à dire le politique, à s’inscrire dans la Cité; l’autre [Ophélie] se consume et se tait en lui indiquant le chemin » (Lépine, 2001 : 35). Ce trajet parcouru par les deux personnages finit par imposer, au fil de leurs scènes communes, un rythme en contrepoint tissé entre deux pôles du mouvement : celui de la légèreté, de la rapidité et de la précarité chez Hamlet; celui de la lourdeur, de la lenteur et de l’inactivité chez Ophélie (figure 1).

Dans leurs épisodes de perte de contrôle, les comédiennes de Médée-Matériau présentent un « corps multidirectionnel » (Febvre, 1992 : 116), relevant de la danse contemporaine, « en désordonnant les parties du corps, en faisant agir leur énergie propre, en légitimant les corps profanes, en récupérant toute forme de motricité [...] dans une sorte de bricolage exploratoire » (idem). Les convulsions, le chancellement et la catatonie sont respectivement insérés en tant que cadres rythmiques et maintiennent donc une certaine familiarité lorsque le spectateur revoit cette séquence une deuxième ou une troisième fois[10]. Ce travail de la corporalité brise toutefois le rythme fondamental mesuré, qui est maintenu par ailleurs tout au long des spectacles et oblige le corps « au contrôle, à la retenue, à l’implosion » (Bonnier, citée dans Saint-Pierre, 2004). La corporalité alternative de chaque femme est donc synonyme d’un trop-plein, d’un débordement de la structure très régentée présente tout au long de la pièce.

« Une Médée à quatre voix[11] » : démultiplication du personnage

Peu importe la distribution des personnages indiquée dans le texte d’origine, les mises en scène de Sibyllines comportent fréquemment l’utilisation d’un ensemble choral qui interprète conjointement des séquences gestuelles ou textuelles[12]. Bien que le rôle du choeur fluctue selon la pièce choisie, sa fonction principale est invariablement liée au mouvement corporel et aux séquences de chorégraphie – tel que le suggère l’origine grecque du mot, khoros, qui signifie danse. Bien entendu, la présence d’un personnage collectif – qui ne peut exister que sur scène – contribue à éloigner le spectacle du réalisme et à tendre vers la stylisation (voir Zaragoza, 2006 : 88-89). Le choeur dans les spectacles de Haentjens prend habituellement l’une des deux formes suivantes : il représente soit un seul personnage au corps et au visage multiples (Malina, Tout comme elle), soit un groupe d’individus indépendants qui forment ensemble une collectivité (Je ne sais plus qui je suis, Hamlet-machineWoyzeck, L’opéra de quat’sous, Richard III et Une femme à Berlin).

Les quatre comédiennes de Médée-Matériau constituent un choeur inhabituel à cet égard, en ce qu’il est composé d’individus indépendants, sans toutefois qu’il ne représente une collectivité. Le personnage de Médée est interprété, selon le cas, par une seule comédienne ou par l’ensemble des interprètes féminines : « Ce Médée-Matériau que nous montons n’est pas, comme on l’a fait souvent, un long monologue : c’est une Médée à quatre voix, une Médée en quatre femmes, multiple », indique Haentjens (citée dans Bélair, 2004). Ainsi, dans la première et la dernière section du spectacle, « Rivage à l’abandon » et « Paysage avec Argonautes », les quatre comédiennes se fondent dans l’anonymat de la chorégraphie, exécutant plusieurs séries de gestes à l’unisson. Fidèle aux origines du choeur grec, le rôle de la Médée démultipliée est ici principalement celui d’observatrice; étant exclu de la fonction narrative, le personnage n’intervient que par le geste et la chanson. Par contre, dans la deuxième partie de la trilogie, « Matériau-Médée », le choeur se hiérarchise et Drapeau devient à ce moment le coryphée de l’ensemble. Puisqu’elle livre à elle seule l’ensemble des répliques du personnage de Médée, elle établit par la parole le rythme auquel le choeur au complet se meut. Elle se distingue également des autres femmes lorsqu’elle se permet d’adopter à certains moments une corporalité et une gestuelle indépendantes de celles des autres. Quant aux trois autres comédiennes, elles exercent alors une fonction d’adjuvant face à Médée / Drapeau : elles viennent ponctuer son discours vocalement – par leur respiration, leur percussion vocale et leur chant – et corporellement – en reprenant plusieurs de ses gestes en synchronie interactionnelle, soit en unisson avec ceux de Drapeau ou avec un léger décalage, à la manière d’une réverbération[13]. Qu’elles soient guidées ou non par un coryphée, les femmes du choeur représentent une Médée sous l’effigie de quatre visages et de quatre corps différents – démarcation accentuée par les différences subtiles de leurs costumes – qui agissent à la fois en communion avec l’ensemble et indépendamment les uns des autres. Le personnage de Médée peut représenter à la fois de nombreuses facettes d’un même être et un témoignage sur les actions qui se déroulent, étant constitué de plusieurs points de vue distincts.

Dans son étude L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin constate principalement que la conception d’authenticité de l’image subit une mutation due aux technologies qui permettent sa reproduction en un nombre infini d’exemplaires. Selon lui, une figure copiée par la machine est condamnée à éliminer deux composantes qui demeuraient intactes lorsque celle-ci était encore dupliquée par la main de l’homme : le hic, l’existence unique de l’illustration, et nunc, son contexte original, le lieu et le moment précis dans l’histoire où elle a été créée (Benjamin, 2008 : 12). Chez Sibyllines, le personnage en série est traversé dans son ensemble par les mêmes enjeux. Pourtant, bien que la composition d’un même personnage à l’aide des corps de plusieurs comédiens repose nécessairement sur le concept de la reproduction sérielle, elle présente en même temps une impossibilité de la reproduction parfaite, de l’identique. En renonçant à une uniformité reposant sur le principe de la copie conforme, Haentjens favorise un travail chorégraphique d’ensemble qui se fonde sur la fluctuation constante de l’image. Dans le même ordre d’idées, Theodor Adorno soutient qu’aucune représentation ne peut rendre tout à fait justice à l’idée ou au concept qu’elle cherche à reproduire : « [L’activité humaine] se caractérise surtout par le fait que la nouveauté qualitative s’y révèle[,][…] c’est un mouvement qui ne se déroule pas selon son identité pure, la reproduction pure de ce qui était déjà là[14] » (Adorno, cité dans Carlson, 2004 : 171).

Cette idée d’un personnage représenté par une variété de comédiens fait directement écho à la notion de construction (sociale) du corps vue chez les féministes postmodernes. À ce sujet, Butler affirme « qu’il ne peut y avoir de référence à un corps pur qui ne participe pas à la formation de ce corps » (Butler, 2009 : 24). En d’autres mots, selon l’auteure, notre manière de concevoir le corps matériel est teintée par de nombreuses préconceptions et toute référence au corps féminin ou masculin provient d’un ailleurs. Bien qu’elle ne s’applique qu’au théâtre, la forme non seulement multiple, mais fluctuante et malléable que Haentjens donne au choeur de Médée-Matériau permet de voir concrètement comment un seul personnage peut avoir une variété de points de vue sur le même événement. Dans leur rôle de spectatrices face au dialogue entre Jason et Médée (Sylvie Drapeau), les interprètes Annie Berthiaume, Mathilde Monnard et Émilie Laforest agissent en tant qu’extensions de la Médée qui parle – elles observent et vivent la scène différemment, avec leur propre subjectivité. L’idée d’un corps à géométrie variable, susceptible de s’altérer à tout moment, coïncide avec la lecture de l’identité corporelle que propose Elizabeth Grosz : « la stabilité de l’image unifiée du corps […] est toujours précaire. Elle ne peut pas être simplement tenue pour acquise comme un fait accompli et doit être continuellement renouvelée[15] » (Grosz, 1994 : 43-44).

Même lorsque les femmes se rejoignent par la synergie des séquences de mouvements chorégraphiques, elles ne demeurent jamais tout à fait unies par la simultanéité du geste. L’exécution d’une action collective interprétée quelque peu différemment par chaque comédienne donne lieu à des transgressions subtiles de l’uniformité globale de l’image, tout comme le font les costumes des quatre Médées. Si on prend l’exemple de la ligne de danseuses présente dans la troisième section de la trilogie, on constate que la séquence se termine par une révérence produite en appuyant la main droite sur la hanche et en levant le bras gauche bien haut au-dessus de la tête. Bien que l’essence du geste soit la même, les quatre femmes tendent le bras à des hauteurs et à des angles très différents (figure 2). En plus de produire un certain morcellement de la chorégraphie, ces légères différences éliminent complètement la question de la conformité ou de la déviation – puisque chaque comédienne interprète le geste à sa manière, il n’y a pas de modèle précis à suivre. Les dissemblances dans le geste ne relèvent pas forcément d’un désir de marquer délibérément une différence entre les interprètes, mais plutôt d’une certaine marge de liberté accordée dans l’interprétation du geste choral. Lors de la reprise du spectacle Tout comme elle à Toronto, une des comédiennes a décrit les répétitions pour le travail d’ensemble choral comme suit :

C’est chorégraphié, mais pas de la même manière que le ferait une compagnie de danse. Nous ne sommes pas devant des miroirs en train d’apprendre des mouvements précis exécutés exactement de la même manière. Brigitte nous enseigne un mouvement ou nous montre quelque chose et nous l’exécutons; c’est le même mouvement, mais ça semble différent sur le corps de chacun et c’est permis, c’est encouragé en fait. Donc je pense que ça donne une image vraiment intéressante, parce qu’on ne s’attend pas à de parfaits battements de jambes qui atteignent la même hauteur, on permet plutôt à chaque femme de s’exprimer avec son propre corps[16]

(Amber Mills, citée dans Necessary Angel Theatre Company, 2011).

Ainsi, même lors des séquences chorégraphiques qui visent une certaine harmonie dans la gestuelle, la mise en scène tient compte de l’influence personnelle de chaque interprète. Tout en éliminant l’effet de simultanéité propre au choeur, Haentjens permet aux artistes de participer à la création du rythme visuel et de l’image scénique. Pour en revenir à Médée-Matériau, au début du processus de répétition avec les interprètes (Drapeau et Nadeau), Haentjens a choisi d’incorporer à la production une comédienne responsable de la voix et une autre, du corps; c’est ainsi que se sont jointes au projet une soprano (Laforest) et une danseuse (Monnard) (Bélair, 2004). De toute évidence, c’est par souci de la composante visuelle et sonore que Haentjens sélectionne, pour constituer le choeur, une experte du corps, une spécialiste de la voix et deux comédiennes de formation qui se chargeront de la composante narrative.

Tout comme de nombreux metteurs en scène et chorégraphes qui exigent que leurs comédiens soient avant tout des musiciens et des maîtres du mouvement corporel, Haentjens semble sélectionner ses interprètes-collaborateurs selon leurs aptitudes sur les plans rythmique et musical. Travailler avec des interprètes dont le sens musical est aiguisé permet une rigueur dans l’établissement des cadres rythmiques du spectacle. D’ailleurs, dans les trois spectacles à l’étude, la performance des interprètes qui ont un fort bagage en danse et en chorégraphie (Marc Béland, Gaétan Nadeau, Mathilde Monnard, Guy Trifiro, Sylvie Drapeau, Annie Berthiaume, Line Nault et François Trudel) ou en chant et en composition (Émilie Laforest, Guy Trifiro et Céline Bonnier) fait l’unanimité.

« Bien que tous les corps affichent leur éducation sociale, les corps qu’on voit sur scène exhibent également leur éducation théâtrale. [...] La danse en particulier donne beaucoup d’exemples de la façon dont des régimes extérieurement imposés sont intériorisés et complètement assimilés[17] » (Shepherd et Wallis, 2004 : 192). Dans son travail du corps choral, Haentjens se distingue en donnant à ses comédiens l’occasion de laisser transparaître dans leur jeu leurs formations respectives. On voit par exemple que Monnard exploite ses aptitudes de danseuse professionnelle en donnant davantage de force et de flexibilité à ses mouvements. Lorsque les interprètes ont à tenir une pose, elle maintient un tonus et une posture plus solide que les trois autres comédiennes. Cela traduit ainsi le caractère individuel de ses compétences dans le domaine corporel, et ce, même dans l’immobilité. En fait, l’arrêt du mouvement sur une posture neutre permet de percevoir plus nettement l’état naturel de chaque interprète (Vaïs, 1989 : 154). Durant ces brefs moments, les membres du choeur de Médée-Matériau réussissent à gagner un certain pouvoir d’expression grâce au dévoilement d’une identité qui leur est propre.

Le code vestimentaire : performativité de la mode au féminin

Le vêtement, qui agit sur la conception esthétique de tout individu, remplit toujours une double fonction : lorsqu’il est revêtu, le vêtement s’adapte au corps de celui qui le porte et ensemble, ces deux éléments « deviennent des manifestations personnelles et sociales de l’identité mais, en même temps, des créateurs de cette identité » (Falk, 1991 : 53). Ainsi, le vêtement est lui aussi performatif puisqu’il situe le corps dans un contexte historique et social précis, tout en adhérant simultanément aux codes qui permettent au regardant de lire la personne vêtue et l’image qu’elle projette. Au sein des productions de Sibyllines, le costume théâtral féminin va au-delà de ses fonctions fondamentales de « joindre le sens de l’oeuvre à son extériorité » (Barthes, 1964 : 53) : il crée une véritable cohésion visuelle dans l’ensemble des spectacles produits par la compagnie. En raison de leurs étoffes, des coupes et des couleurs de leurs vêtements, les comédiennes en costume forment un tout dans leur ensemble, tels des mannequins qui présentent les tenues faisant partie d’une seule et même collection de mode. Chez Sibyllines, cette collection est principalement constituée de trois articles vestimentaires : la robe, la chaussure à talon haut et les dessous en dentelle.

Si l’on examine les costumes confectionnés pour les trois spectacles à l’étude, ce sont ceux de La cloche de verre qui situent le spectateur le plus concrètement dans une époque historique précise[18]. Afin que le spectateur parvienne à une superposition de l’écrivaine Sylvia Plath et du personnage d’Esther, le costume reflète sans abstraction la mode américaine des années 1950. Ici, le costume joue un rôle important dans l’ostension à la fois symbolique et concrète du personnage qui subit la pression sociale par l’entremise de son propre corps : le costume est la source du conflit, du déchirement[19]. Il traduit visuellement le climat politique et social de l’époque d’Esther et cette tension vient s’exprimer dans le corps du personnage. De par les interventions passives du double – qui se situe derrière les murs translucides du décor –, habillé et maquillé de manière identique à Esther, le corps costumé fait introspection, se regarde lui-même de l’extérieur et de l’intérieur en même temps.

Roland Barthes affirme, en parlant du costume de théâtre, que sa première fonction est qu’il « doit être un argument » (ibid. : 58; souligné dans le texte), c’est-à-dire qu’il doit représenter une intention claire, un choix de lecture. Si on soumet la tenue de Bonnier dans La cloche de verre au procès que Barthes fait du costume, elle serait sans doute placée sous l’enseigne du vérisme. Avec sa jupe fleurie en cloche, son blouson agrémenté d’un ruban pour serrer la taille et ses talons hauts, le costume d’Esther traduit dans le détail le new-look issu de la mode d’après-guerre[20] (figure 3). Il ne faut toutefois pas négliger le fait qu’au-delà d’une représentation fidèle de son époque, ce costume pose un commentaire sur le corps ainsi vêtu.

Dans l’ouvrage Sexe, race et pratique du pouvoir (1992), Colette Guillaumin énumère la liste des éléments de costume considérés comme essentiels à la parure féminine, notamment la jupe et les souliers à talon haut. Elle soutient que ces deux articles qui composent le bagage « réputé superficiel » de l’apparat féminin agissent directement sur le corps des femmes, l’incommodant délibérément dans sa forme et sa démarche naturelle (Guillaumin, 1992 : 86). En plus d’imposer à tous les corps une forme prédéfinie par un remaniement de la chair, le port de ces deux vêtements provoque une démarche affectée : le mouvement de déhanchement qui en résulte, trait le plus facilement attribuable à la conception de ce qu’est le « marcher féminin » (Leroux et Michel, 1999), met les courbes féminines en mouvement et connote un certain érotisme.

Par ailleurs, Guillaumin insiste plus précisément sur les conséquences qu’engendre directement sur le corps ce reformatage – cette normalisation du féminin qui cherche à produire un « nouveau naturel » (Guillaumin, 1992 : 86). Il va sans dire que ces deux articles vestimentaires ne sont vraisemblablement pas pratiques et qu’ils indisposent le corps plus qu’ils ne le secondent. La chaussure à talon haut, qui perdure depuis des siècles en tant que symbole quintessencié de la féminité, engage nécessairement la comédienne dans un rapport très différent avec le sol[21]. Par comparaison avec le soulier plat qui facilite le contact direct du pied au sol, le talon haut effectue toujours un jeu d’équilibre et nécessite une plus grande attention à la répartition du poids à chaque pas. La jupe serre-taille, quant à elle, altère la respiration de l’interprète et entrave son souffle. En vérité, aussi confortable qu’on puisse le rendre pour la comédienne, un pareil costume fait nécessairement du corps un carcan au sens propre, car il est incommode et, au sens figuré, participe à la codification esthétique du corps. La comédienne ainsi contrainte dans ses mouvements et sa démarche est constamment ramenée à son propre corps, puisque le vêtement est conçu afin qu’elle ne puisse l’oublier. « En somme, déclare Guillaumin, il s’agit de pense-bêtes, de soutiens concrets de la “différence”, qui liment efficacement toute tendance à se penser libre » (idem). Le paradoxe de la mode selon lequel l’apparence féminine désirée s’obtient au détriment du confort est particulièrement marqué dans le contexte d’un théâtre qui se veut rigoureux dans son traitement du mouvement et de la gestuelle. Les personnages féminins sont donc en constant tiraillement entre le corps dansant qui se veut limpide lors des chorégraphies et le vêtement à portée esthétique qui, au lieu de libérer le corps, fixe l’attention sur la constriction et les limites qu’il impose au mouvement.

Dans La cloche de verre, ce tiraillement entre le corps-mouvement et le corps-image est au coeur du travail de mise en scène et se traduit chez Esther par un jeu qui met l’apparence en opposition au mouvement corporel. Puisque la comédienne commence le spectacle en position frontale, assise devant les spectateurs, l’image esthétique du personnage d’Esther – son costume, ses cheveux placés au fixatif et son maquillage qui donne un éclat miroitant à son visage – est la première donnée acquise par le public. Cette apparence cosmétique, travaillée, est ensuite contredite lorsque la comédienne décrit sa propre allure alors que l’état mental du personnage se met à se détériorer : « Je portais toujours la même robe plissée. J’étais à la maison depuis trois semaines et je ne l’avais toujours pas lavée. Le coton imbibé de sueur dégageait une odeur acide mais familière. […] Je ne m’étais pas non plus lavé les cheveux depuis trois semaines[22] ». Comme le fait remarquer la théoricienne Liz Frost, la soudaine importance accordée au soin de l’apparence physique et à l’habillement chez les femmes atteintes de troubles psychologiques est l’un des premiers signes d’un retour à un état mental plus stable; les articles de beauté féminine deviennent conséquemment des « outils nécessaires afin de construire l’identité d’une personne saine d’esprit[23] » (Frost, 1999 : 118). Or ici, l’accoutrement d’Esther représente bien l’état mental du début du spectacle, mais agit en porte-à-faux dès qu’elle commence à subir les effets de la névrose.

Un des rares moments de la mise en scène où Esther montre un contrôle sur son état d’esprit est lorsqu’elle se débarrasse de tous ses vêtements en les parachutant du haut d’un édifice de New York. Tout en décrivant cet acte, Esther enlève son costume coloré – sauf ses souliers et ses gants noirs, pour finalement révéler des dessous noirs satinés, ce qui provoque une rupture momentanée en effaçant le cadre historique et social que le costume donnait préalablement au corps[24]. Les dessous se présentent ici comme le revers du costume, le seul moment où le personnage se défait des articles qui l’assujettissent pour ne plus devenir qu’un corps. À ce sujet, il est important de souligner que le sous-vêtement, ou toute pièce d’habillement qui reste généralement dissimulée sous les « vrais » vêtements, est fréquemment exposé au grand jour sur les scènes de Sibyllines, de sorte qu’il devient un costume en soi. Cette esthétique du sous-vêtement révélé rejoint un imaginaire précis de l’érotisme cadré dans l’intimité. Il rappelle ainsi l’image de la pin-up qui, par une fausse inadvertance, révèle ses dessous à l’observateur[25]. Toutefois, dans le déshabillage de La cloche de verre, la neutralité de la posture frontale que Bonnier maintient lors de cette séquence entrave en partie la sensualité potentielle de l’image[26]. C’est à ce moment que le vêtement des années 1950 apparaît en tant que couche de féminité appliquée sur le corps comme un vernis. Cette performativité de la tenue vestimentaire, qui révèle la superficialité du rapport entre le vêtement et le personnage, vient rejoindre la définition de Butler, pour qui le genre doit être compris comme étant quelque chose que l’on revêt. « L’application est invariablement plus difficile, ne serait-ce que parce que nous devons imaginer un monde dans lequel les actions, les gestes, le corps visuel, le corps vêtu, les divers attributs physiques habituellement liés au genre, n’expriment rien[27] » (Butler, 1997 : 414; souligné dans le texte).

En soi, le rôle de la mode consiste à réduire le corps à un système de signes, alors même que le vêtement féminin contient en lui une foule de significations potentielles. Le soulier à talon haut à lui seul a la capacité de présenter un vaste éventail de connotations : « Au travers de cette explosion de l’imagerie, populaire ou pornographique, le haut talon émergea en tant qu’accessoire de mode, pouvant tout aussi bien suggérer la féminité discrète que la lascivité scandaleuse. Le message était fonction du contexte » (Semmelhack, 2008 : 35). Ce cycle éternel de réinterprétation au coeur de l’industrie du vêtement, qui rebâtit sans cesse ses idéaux par besoin de maintenir une constante impression de nouveauté, confirme à quel point la signification du vêtement, malgré l’importance qu’on veut bien lui accorder, est précaire. En somme, le déchirement que vit le personnage d’Esther peut se résumer à un désaccord entre son identité et ce qu’affirme son costume qui, au lieu de se fondre l’un dans l’autre, demeurent deux entités indépendantes et dissociables.

Performativité du geste : le corps publicitaire

Lors d’une table ronde tenue en septembre 2011, Brigitte Haentjens a souligné l’importance qu’elle accorde dans sa pratique théâtrale au besoin de s’éloigner du naturalisme, qui selon sa définition signifie « ressembler à une réalité qui n’en est pas une, formée par la télé. […] La télé a codifié la réalité. Ses modèles sont répétés partout, mais ne veulent rien dire. [Il faut] casser ce moule-là » (Haentjens, citée dans Roy, 2011). Dans la foulée du développement des technologies visuelles, on constate effectivement le rôle prépondérant des médias et de la publicité, qui s’infiltrent librement dans la création théâtrale autant que dans les autres domaines artistiques. Leur influence tient à la fois de l’intégration graduelle des images médiatiques dans le quotidien et du rythme de plus en plus rapide avec lequel le public réussit à les décoder : « La version populaire du “virage pictural” est tellement évidente que les publicités télévisées ont leur propre métalangage pour garder le contrôle sur l’image » (Mitchell, 2001 : 205).

À preuve, chacune des trois pièces à l’étude fait allusion aux médias publicitaires. Dans Médée-Matériau, bien que le choeur des femmes maintienne une certaine atemporalité esthétique, le personnage de Jason, écrasé dans un fauteuil avec télécommande à la main, marque la référence historique et sociale de l’image. Il se distingue radicalement des autres corps en scène par sa posture avachie et son regard détourné qui est impassible, au point où « sa préoccupation tournée vers l’ailleurs devient une suprême insolence » (P., 2005). L’exemple le plus frappant de l’image publicitaire dans le spectacle Hamlet-machine provient de la scénographie : la présence d’une glacière sur scène sur laquelle est inscrit « Coca-Cola ». Grâce à l’application de la scénographie invisible – qui donne l’impression que le spectacle est joué dans un espace récupéré – cette référence à la culture publicitaire américaine pourrait sembler être le fait du hasard si elle n’apparaissait pas aussi dans le texte, lorsque Hamlet s’exclame : « Vive Coca-Cola » (Müller, 1985b : 78). Dans La cloche de verre, c’est le personnage même d’Esther, à la fois dans sa tenue vestimentaire et dans sa corporalité, qui représente une hybridité entre le personnage réel et l’image publicitaire de la femme au foyer, toujours souriante. Un critique du spectacle remarque d’ailleurs que la comédienne maintient en tout temps une position très placée, rigide, dénaturalisée, « jusqu’aux mains qui ont leur propre langage et dont les positions rappellent les postures peu naturelles qu’on donne aux mannequins dans les vitrines des magasins de vêtements » (Wickham, 2004 : 118).

Les références aux images médiatiques qui s’inscrivent d’abord et avant tout dans la corporalité – tout comme le dernier exemple fourni – proviennent presque uniquement du jeu des comédiennes. Cela pourrait certainement être attribué à un désir chez Haentjens de vouloir traiter particulièrement du rapport que les corps féminins entretiennent avec les images publicitaires. Ainsi, dans son discours personnel, qui est souvent relié à la pratique théâtrale, Haentjens dit percevoir le féminisme comme le besoin « de se libérer d’un carcan intérieur qui a été imposé par la société [...]. Démonter des schémas d’oppression qu’exercent les femmes [lui] paraît aussi important. Essayer de se libérer d’un poids social écrasant, d’un paquet de clichés » (Haentjens, citée dans Émond, 2007). Sa prise de position dans le discours sur le féminin est donc directement reliée à la notion du cliché et au désir – très présent dans son théâtre – de s’en départir.

À l’origine, le terme « cliché » désigne en typographie « la plaque-matrice où sont fixés les types pour l’impression de textes et d’images sans exiger une nouvelle composition, lorsqu’on désire un grand nombre d’exemplaires » (Souza Neves, 2006 : 230). Le processus d’utilisation de clichés se nomme la stéréotypie, du grec stereos, signifiant solide, et typos, caractère. Ces deux termes sont donc intimement liés, car ils impliquent l’idée d’une reproduction à grande échelle. Cependant, dans la définition qu’on leur donne aujourd’hui, stéréotype et cliché ont tous deux acquis une composante supplémentaire : celle de la simplification ou de l’effacement des détails dans la représentation, ou encore d’une surutilisation d’une expression qui finit par en faire une formule. Cette évolution fait en sorte qu’on en vient à associer la banalisation à la répétition constante d’une image, attribuant une connotation négative aux deux termes.

Ainsi, par le processus de répétition de l’image en copie conforme, les stéréotypes en viennent à représenter « le fond de l’imaginaire social constitué par les médias […] et sont ce qui est le plus communément [reconnaissable] » (Joly, 2008 : 343). Parmi les nombreuses images qui surgissent du casse-tête visuel produit lors des mises en scène de Haentjens, le cliché est l’un des éléments les plus facilement identifiables. Les compositions corporelles qu’elle crée empruntent entre autres aux imaginaires de la mode, de la publicité et de la pornographie. Les citations visuelles insérées dans la mise en scène qui relèvent clairement de l’une ou de plusieurs de ces catégories présentent communément des corps féminins reconstituant des poses associées à la vente de produits; ces corps peuvent être réunis sous la même enseigne de « corps publicitaires » (Chêne, 2008 : 434). Ce terme sera donc utilisé afin d’examiner le rapport qui existe entre les corps féminins mis en scène et les images issues du domaine publicitaire, situées au coeur des trois pièces à l’étude. Pour ce faire, nous aborderons une courte séquence de gestes effectués par les quatre femmes interprétant le rôle de Médée lors du troisième segment de Médée-Matériau, « Paysage avec Argonautes ».

La série de gestes dont il sera question n’apparaît que dans le dernier tiers du spectacle, moment qui correspond à un certain renversement des rôles, où les femmes sont reléguées à un rôle passif au moment où Jason prend seul la parole. Ayant passé les deux premières sections de la pièce assis dans un fauteuil, Jason se déplace vers l’avant-scène afin d’y livrer le monologue final qui servira de réponse du personnage masculin envers les femmes, lesquelles ont dominé la scène jusqu’à présent. Puisque le choeur de femmes ne dit mot durant toute cette séquence, Haentjens a conçu leur rôle afin de faire d’elles les intruses du territoire occupé par Jason (Lépine, 2004a : 36). Haentjens relate l’événement qui lui a inspiré cette conception de l’espace scénique comme lieu de tension entre l’homme et les femmes, tension sur laquelle se termine le spectacle :

Dans la file d’attente à l’épicerie vendredi dernier, j’ai feuilleté le Paris-Match et il y avait des photos troublantes de la fin de l’occupation allemande : femmes tondues, exhibées nues dans les rues sous les rires de tous, hommes et femmes de la rue. […] Je me suis demandé pourquoi ce sort était réservé aux femmes… Au début du travail sur le monologue de Jason, nous trouvions surtout des images de résistance. Les femmes étaient alors un peu [d]es femmes kamikazes […]. Et puis nous avons évolué vers le territoire occupé avec des femmes qui sont les objets – les trophées – des vainqueurs, se soumettant apparemment à leur mascarade

(Haentjens, citée dans Lépine, 2004 : 36)[28].

Ainsi, dans la séquence en question, les quatre femmes enchaînent avec lenteur des postures séductrices tout en gardant les yeux rivés sur Jason. Celui-ci, qui ne semble pas les remarquer, livre son monologue-réponse en s’avançant vers les spectateurs tandis que le choeur des femmes est rangé côté cour, longeant le mur du décor. Bien que les images corporelles créées par le choeur soient constamment en mouvement, on y détecte des gestes précis tirés directement des images publicitaires. Regroupées en paires, les comédiennes effectuent simultanément deux gestes : celui de se caresser la jambe ou la cuisse à l’aide des deux mains (exécuté par Berthiaume et Drapeau) et celui d’accentuer les courbes de leur corps en bombant la poitrine, en sortant les fesses et en pliant les genoux ou en sortant le bassin dans une position de déhanchement (exécuté par Monnard et Laforest).

Il est important de souligner que les images médiatiques qui forment le corps publicitaire peuvent être caractérisées ainsi puisqu’elles obéissent collectivement à une même logique : celle de vouloir s’adresser à leur public de manière à dupliquer le naturel, alors que leur représentation du quotidien est construite dans le seul but de motiver un achat. Malgré ses manifestations multiples et variées, le corps publicitaire est avant tout déterminé par les conventions imposées sur ses représentations. Afin que l’image soit immédiatement reconnaissable – pour permettre ainsi au regardant de faire le lien avec les images vues précédemment – le corps publicitaire vise ultimement à limiter, voire à éliminer complètement les manifestations d’une identité personnelle du sujet. Bien entendu, ce désir d’uniformité des individus crée un paradoxe, puisque les tactiques de vente cherchent généralement à faire naître un sentiment d’indépendance ou d’identité personnelle chez l’acheteur. La reproduction exacte devient ainsi production, si bien qu’une seule image donne accès à tout un régime d’images qui lui ressemble, ce qui nous apparaît ici sous la forme de la simultanéité de la gestuelle des Médées. Benjamin, dans sa thèse sur l’image reproduite, met l’accent sur l’ambiguïté que pose le corps publicitaire : « Sortir de son halo l’objet, détruire son aura, c’est la marque d’une perception dont le “sens de l’identique dans le monde” s’est aiguisé au point que, moyennant la reproduction, elle parvient à standardiser l’unique » (Benjamin, 2008 : 18). En ce sens, c’est le territoire même du corps des comédiennes qui est occupé dans la séquence décrite précédemment; leur manière de bouger et d’agir est régie par l’uniformisation qui empêche l’authenticité.

Or, le terme « mascarade » employé par Haentjens afin de décrire la scène laisse supposer que ces images ont un revers. Puisque les femmes ont les yeux rivés sur Jason pendant toute la séquence, leur regard vient souligner le fait que leurs gestes sont exécutés dans un but précis, calculé, et qu’ils n’ont en somme forcément rien de naturel. Ces postures prises exclusivement pour Jason jouent sur la séduction, puisqu’elles ont pour effet d’accentuer le galbe des cuisses, de la poitrine et des hanches. Pourtant, parce qu’il est reproduit en paires par les comédiennes, le geste prend une allure travaillée, construite, qui mine toute impression de spontanéité. Le corps publicitaire se distingue d’une posture quotidienne principalement parce qu’il impose une réglementation sur la gestuelle qui doit être apprise et qui ne vient pas instinctivement[29]. Comme le montrent ces deux exemples, leur corporéité[30] incorpore fréquemment le contrapposto, ou déséquilibre entre la ligne des hanches et celle des épaules, ce qui donne de la forme et de la dimension au corps qui se tient debout, tout en le plaçant dans une position de subordination. En donnant l’illusion que ce désalignement du corps est confortable et désirable, les images publicitaires réussissent à faire passer cette posture pour authentique[31]. Pourtant, ici, l’exécution machinale et quelque peu rigide des gestes donne plutôt l’impression que les femmes sont contraintes dans leur manière de se mouvoir, limitées à la reproduction de la forme corporelle attendue dans une série de variations sur le même thème. Ce travail des codes transforme les expressions du corps en un « jeu socialisé » (Braunstein et Pépin, 1999 : 136) qui constitue une nouvelle version du réel, une version façonnée. À ce sujet, Haentjens cite Müller et son désir de rejeter les domaines conventionnels de la représentation théâtrale : « il faut “utiliser le théâtre pour [...] produire des espaces d’imagination, des lieux de liberté pour l’imagination – contre cet impérialisme d’invasion et d’assassinat de l’imagination par les clichés et les standards préfabriqués des médias” » (Haentjens, citée dans Blais, 2001).

La prolifération du corps publicitaire affecte l’imaginaire en engendrant à la fois un contrôle et un excès de l’image. Cette double conséquence se voit notamment dans les illustrations à teneur sexuelle des spectacles. Bien entendu, les industries de la mode et de la vente dépendent depuis longtemps de la connotation hautement sexualisée de la figure féminine. Comme on le voit chez les femmes de Médée-Matériau, cette représentation propose à même sa forme une économie de l’érotique, réduisant l’attrait du corps féminin à une « hiérarchie de signes » (« reign of signs »; Zarzycka, 2009 : 156). En outre, lorsque les gestes sensuels sont multipliés et effectués simultanément, les deux postures répétées ne font que souligner à quel point le potentiel érotique de la représentation est restreint. Pour donner un autre exemple, citons la séquence dans Hamlet-machine où cinq comédiens créent momentanément une masse de corps en copulation et évoquent les caractéristiques de la pornographie, laquelle, en éliminant toute forme de subtilité et d’allusion, « se veut totalement univoque » (Baqué, 2002 : 45). Conformément à ce modèle, une telle représentation orgiaque multiplie tous les clichés de l’excès : le rythme très accéléré du mouvement global, la cacophonie des rires et des bruits, la contorsion des corps qui se perdent dans la cadence des mouvements charnels. Cette stylisation de l’acte sexuel dépourvue de toute sensualité produit une exubérance d’images et de sons associés au stéréotype pornographique qui bombardent le spectateur. Toutefois, la séquence de quelques secondes se répète en boucle et, rapidement, le rythme installé révèle les rouages de la composition des corps. Puisque chaque reprise du segment est identique à la précédente, le rythme répétitif et machinal de la construction de gestes fait en sorte que la séquence s’apparente à une sorte de chorégraphie qui retient le mouvement, aussi exubérant qu’il soit, dans un schème très contrôlé.

Ce travail simultané de montage et de démontage d’images que propose Haentjens évoque la question que s’est posée la metteure en scène Anne Bogart concernant la présence des stéréotypes au théâtre : « Devons-nous supposer que notre tâche est de les éviter afin de créer quelque chose de tout à fait nouveau, ou plutôt d’adopter les stéréotypes; de les exploiter, d’y mettre le feu jusqu’à ce que, dans la chaleur de l’interaction, ils se transforment?[32] » (Bogart, 2001 : 93.) Par le même désir de vouloir non pas ignorer ou éliminer le corps-cliché, mais plutôt s’en servir à son avantage, Haentjens choisit de travailler à partir d’images féminines bien connues pour ensuite mieux les travestir ou « y mettre le feu ». On constate en effet que le feu que Haentjens allume par l’utilisation de la répétition, du dédoublement et du déplacement de certains signes, complexifie la lecture d’une image très familière au spectateur, la rendant étrange. Plus particulièrement, le traitement du corps publicitaire chez Haentjens joue sur les tensions entre le réel et le langage visuel médiatique, en fabriquant un nouveau réel qui n’en est pas un. Ainsi, l’utilisation, dans la mise en scène, d’oppositions qui viennent déstabiliser la cohérence du corps publicitaire s’apparente plutôt aux techniques de marketing de l’image pratiquées depuis les vingt dernières années, qui présentent délibérément des lectures conflictuelles aux consommateurs – images qui inspirent le dégoût, la vulgarité ou la répugnance autant que l’attirance[33].

Pose / Pause

Bien qu’ils ne soient pas soumis à l’uniformisation au même degré que l’image publicitaire, les corps chez Haentjens, aussi variés soient-ils, partagent plusieurs points communs qui sont toujours liés à l’instabilité du jeu corporel. Cette corporéité toujours fluctuante chez les personnages est principalement redevable à l’insertion de la pause dans le jeu des comédiens. Puisqu’elle marque le début et la fin de toute séquence rythmique du corps, la pause a une incidence sur toutes les autres formes de performativité : elle permet de régler les mouvements des femmes du choeur, elle fige Esther dans des poses inconfortables et accentue ainsi la restriction que son costume impose à ses mouvements et elle permet d’identifier les postures précises empruntées à l’industrie de la mode et des médias de masse. Ce sont ces pauses, ou arrêts sur image, qui fournissent au spectateur l’espace nécessaire afin de lire les signes multiples et contradictoires véhiculés par les images scéniques, car elles lui permettent de distinguer les matériaux visuels qui sont intégrés dans l’image. De par l’intimité des salles où ces spectacles ont été montés, les arrêts dans le geste ou dans la parole permettent de suspendre momentanément la complexité de l’image afin qu’elle soit réduite à sa forme la plus simple – des spectateurs silencieux qui observent des acteurs immobiles : « Les deux nous troublent, mais différemment. Le silencieux nous montre un abîme à l’intérieur de lui, tandis que l’immobile nous dévoile son masque, sans nécessairement l’arracher » (Vaïs, 1989 : 154).

Qu’elle soit marquée par un arrêt du geste ou un arrêt de la parole, la pause implique nécessairement un redémarrage dans le mouvement du corps, qui pourra ensuite reproduire le geste à nouveau ou repartir dans un état différent. C’est surtout par l’utilisation de la pause que des failles se créent dans la performativité; même si les gestes étaient reproduits impeccablement d’une fois à l’autre – ce qui n’est pas le cas –, l’arrêt sur image brise systématiquement ce qui précède, afin de revenir à zéro. À chaque fois qu’un geste est repris – par exemple, lors des électrochocs que subit Esther – il acquiert une couche de signification nouvelle. Ainsi, c’est par la pause que la parole ou le geste produit de nouvelles significations qui se nourrissent des images auxquelles il se réfère; ce travail de création ne relève pas de « l’imitation de choses, mais [de] la création d’un monde » (Jean Clay, cité dans Braunstein et Pépin, 1999 : 152) doté de sa propre logique.

L’esthétique du corps telle que nous l’avons vue chez Sibyllines se développe de manière organique selon un processus de création qui s’articule autour de la quête de la forme du spectacle[34]. Conformément à la démarche suivie, cette technique établit une forme théâtrale ouverte[35], où les référents renvoient à un ailleurs historique, culturel ou social et projettent ainsi les images citées vers l’extérieur du spectacle, au lieu que celui-ci reste hermétiquement refermé sur lui-même. Développée dans ce va-et-vient perpétuel entre la liberté qu’offre l’exploration et le contrôle que Haentjens impose à l’objet théâtral au fur et à mesure du cheminement de la recherche, la forme ouverte de la création contribue à produire un imaginaire cohérent, qui obéit à sa propre logique et qui s’appuie sur des images extrathéâtrales quotidiennes tirées de sources culturelles et médiatiques, formant ainsi « l’alliage de la qualité artistique et de la pertinence sociale[36] » (Bogart, 1983 : 26). En travaillant à partir d’images corporelles contradictoires, Haentjens impose un désordre visuel qui met l’accent sur la multiplicité des signes que le spectateur reçoit à chaque instant.

Figure 1

Hamlet-machine, avec Céline Bonnier et Marc Béland. Union Française, 2001.

Photographie de Lydia Pawelak, reproduite avec l’autorisation de la compagnie Sibyllines

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Figure 2

Médée-Matériau, avec Sylvie Drapeau, Mathilde Monnard, Émilie Laforest et Annie Berthiaume. Usine C, 2004.

Photographie de Lydia Pawelak, reproduite avec l’autorisation de la compagnie Sibyllines.

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Figure 3

La cloche de verre, avec Céline Bonnier. Théâtre de Quat’Sous, 2004.

Photographie d’Anick La Bissonnière, reproduite avec l’autorisation de la compagnie Sibyllines.

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Une réinscription de la performativité?

C’est sur cette abondance de signification que repose la transgression de la performativité du genre chez Haentjens; elle passe d’abord par l’adhésion aux normes sociales et culturelles pour ensuite créer un glissement de l’image, laquelle finit par être retournée contre elle-même. Cette stratégie, où les codes d’images-clichés servent de base à un commentaire cinglant sur la représentation du corps féminin, court le risque de passer pour une approbation des images qu’elle tente de dénoncer. La subversion de la performativité devient ainsi un exercice d’équilibre, qui consiste « à marcher sur la corde raide tendue entre la complicité et la critique[37] » (Philip Auslander, cité dans Carlson, 2004 : 188).

La question de la réinscription de la performativité au théâtre a surtout été soulevée lors de certains spectacles féministes ou postmodernes, où l’on craignait que si le degré d’ironie était trop subtil, la représentation passerait plutôt dans sa signification littérale. Pourtant, l’image chez Haentjens est abordée de telle sorte qu’il n’est pas simplement question d’ironie ou de mascarade, mais bien d’une réappropriation de l’image. En dérogeant du cliché, l’image développe une signification autre que celle de l’image d’origine et gagne ainsi son indépendance. De plus, un même personnage finit par subir une variété de transgressions, soit par le rythme, la posture du corps, la choralité ou le vêtement, de sorte que sa signification se modifie constamment sans se fixer. Haentjens soutient à cet effet que « [c]’est pour cela que la création pure est exaltante. Elle permet peut-être de développer de nouveaux codes » (Haentjens, citée dans Féral, 2007 : 197). Cette tactique ne permet toutefois pas de rejeter complètement la performativité – là n’est pas l’intérêt. Elle implique plutôt une superposition des langages visuels et de nombreuses significations dans une même image – significations qui se bâtissent toutes sur le cliché, concept déjà bien connu des spectateurs. En créant une surcharge d’informations visuelles, le corps de la comédienne devient saboteur, car il cherche à communiquer, mais aussi à brouiller cette communication. Cette utilisation constante de l’abstraction et de l’ambiguïté permet ultimement de stimuler l’imaginaire du spectateur; en jouant de l’écart entre les différents codes de l’image, le corps réussit de nouveau à dissimuler une part de son message et, ainsi, à demeurer libre dans ce qu’il représente.