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Ce qui peut me faire sortir de mes gonds, aujourd’hui encore, c’est lorsque l’on veut à tout prix m’imposer quelque chose et qu’on me refuse le droit d’évoluer en pleine liberté dans mon propre territoire. Cela, ça me rend folle…

Brigitte Haentjens[1]

Seraient sibyllins gestes et paroles dont le sens demeure obscur et énigmatique. Si elles étaient reconnues pour leurs dons de divination, les sibylles antiques usaient néanmoins, au moment d’articuler leurs oracles, d’un langage empreint de double sens; interpréter leurs discours ne se faisait pas sans péril. Parole, vision, interprétation : voilà les maîtres-mots de la présente étude, qui vise à reconstituer et à analyser la couverture médiatique de deux spectacles de la compagnie Sibyllines, fondée et animée par la metteure en scène Brigitte Haentjens : Je ne sais plus qui je suis (1998) et Hamlet-machine (2001).

Nous nous concentrerons ici essentiellement sur la presse écrite francophone, dont nous avons tiré des textes illustrant les deux variétés de discours sur le théâtre qui sont les plus fréquentes sur ce type de plate-forme médiatique, à savoir l’entrevue et la critique. Quels sont les principaux éléments jugés significatifs – constitutifs, pourrait-on dire – que les journalistes affectés à la couverture du théâtre ont retenus, d’abord du discours de la créatrice (et parfois des personnes avec qui elle collabore) sur elle-même et son propre travail, puis des oeuvres comptant parmi les premières proposées par Haentjens sous l’appellation Sibyllines? Comment rendre compte de la pluralité des discours et des voix qui participèrent à l’élaboration composite de l’objet « Sibyllines » dans l’espace public alors que la compagnie en était encore à ses premières armes?

Les deux productions retenues dans le cadre de cette étude représentent diverses facettes des axes du travail de Haentjens que le présent dossier thématique souhaite éclairer, soit le rapport mouvant au texte et l’identité féminine. Sur le plan formel, Je ne sais plus qui je suis est une création collective construite à partir d’improvisations et incorporant des extraits d’oeuvres diverses. Pour sa part, Hamlet-machine demeure l’exemple parfait du texte-matériau, morcelé, lui-même érigé « sur les ruines » (Lehmann, 2001 : 35) d’autres textes, à commencer par celui de Shakespeare. De plus, si le premier spectacle explore la thématique de la colère au féminin, le second sonde notamment la figure d’Ophélie, celle qui « étouffe entre [s]es cuisses le monde auquel [elle a] donné naissance » (Müller, 1985 : 80) et à laquelle la metteure en scène avait choisi d’adjoindre un choeur de trois interprètes supplémentaires, traitement également appliqué au personnage-titre.

Ethos et horizon d’attente

Dans l’étude qu’il consacre aux entrevues journalistiques données par le metteur en scène Christian Lapointe, Hervé Guay postule qu’« au Québec, l’entretien publié dans la presse constitue de loin le discours d’escorte laissant le plus de place au créateur pour se positionner dans l’espace public » (2014 : 216)[2]. Soulignant le caractère intrinsèquement dialogique de l’entrevue, il avance également que sa lecture approfondie peut permettre d’y « déceler les difficultés rencontrées par l’artiste dans la construction de sa posture, dans la détermination de son positionnement dans le champ culturel » (idem), tout en reconnaissant du même souffle « qu’au Québec, sauf exception, la majorité des journalistes hésitent à remettre en question le discours de l’artiste » (ibid. : 217).

S’il semble vrai, à la lecture des nombreuses entrevues avec des créateurs publiées dans les journaux, que l’intervieweuse ou intervieweur culturel semble avoir largement abdiqué son rôle journalistique d’objecteur, il n’en demeure pas moins qu’il opère, tout au long du processus de conception et d’écriture de son article, une série de choix – questions posées, citations retenues, angle général du texte, titre, amorce… – lesquels, qu’il en soit conscient ou non, infléchissent la construction et la réception du discours de l’artiste. Même le journaliste qui accepte son simple rôle de relais publicitaire dans la rédaction de ce qui est devenu « un outil de promotion que les compagnies de théâtre négocient avec ardeur » (Dumas, 2003 : 119)[3] ne parvient jamais à s’invisibiliser complètement, au contraire : il demeure un filtre puissant, et l’artiste n’a jamais droit de regard sur la forme et le contenu du compte rendu de l’entretien qui sera rendu public. Voilà pourquoi nous parlerons d’une coconstruction discursive, bien qu’elle n’ose que rarement se reconnaître ainsi.

Dominique Maingueneau, auquel Hervé Guay se réfère, souligne que l’ethos d’un individu résulte d’une interprétation, qu’il s’agit en fait d’« une construction faite par le destinataire à partir des indications données par l’énonciation » (Maingueneau, 2009 : 60); ainsi, « l’interprète construit, en se fondant sur des stéréotypes, une certaine représentation du corps du garant, c’est-à-dire de l’instance qui assume la responsabilité de l’énoncé, et dont la parole participe d’un comportement global » (idem; souligné dans le texte). Dans le cas qui nous intéresse, en affirmant certaines choses, en expliquant son processus créateur, mais aussi en adoptant telle intonation, tel débit ou telle attitude physique – ce que Maingueneau appelle le « paraverbal » (ibid. : 164-165) –, l’artiste produit une série d’impressions que l’intervieweuse ou intervieweur reconstruit dans son article en un ethos qu’il souhaite intelligible pour son lectorat.

Les préjugés de la personne qui réalise l’entrevue à l’égard de l’artiste, qu’ils soient favorables ou défavorables, viennent également influer sur le portrait qu’il propose. De même, le journaliste nourrira, par son propre discours, les aprioris de son lectorat face à l’oeuvre à venir. Omniprésentes dans notre ère du « tout communiquer », les entrevues dans les médias participent activement à l’élaboration de l’horizon d’attente du spectateur potentiel. Dans sa célèbre thèse sur l’esthétique de la réception, Hans Robert Jauss affirme : « Même au moment où elle paraît, une oeuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d’information; par tout un jeu d’annonces, de signaux – manifestes ou latents –, de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception » (1978 : 55). L’entrevue, tout comme la critique, figure au nombre de ces annonces.

Journaliste à La Presse affectée durant de nombreuses années à la couverture du théâtre, Ève Dumas s’est déjà exprimée sur les possibilités dialogiques unissant l’entrevue et la critique, tout particulièrement lorsqu’elles sont rédigées par la même personne :

La pièce « consommée », il peut y avoir contre-vérification, par la relecture de la pièce, du programme, des entrevues et autres pour voir si le spectacle correspondait un peu, beaucoup ou pas du tout à la description qui en a été faite dans les articles de presse. Il arrivera parfois que je reprenne dans ma critique un extrait de mon entrevue (autocitation) ou un mot de l’auteur paru dans le programme (intertextualité). Il peut même y avoir rétroaction ou autorégulation, la critique permettant de remettre les pendules à l’heure lorsqu’on juge après coup que la réalisation d’un spectacle ne répondait pas aux attentes créées par l’entrevue. La proximité temporelle des deux formes d’écrits permet ce genre d’ajustement, de dialogue entre l’entrevue et la critique

(2003 : 123).

Passons outre au fait qu’une telle posture semble confiner la critique dans un rôle d’Office de protection du consommateur culturel et insistons plutôt sur l’idée que l’entrevue en amont participe, pour le meilleur et pour le pire, à l’élaboration de l’horizon d’attente des éventuels spectateurs, ce qui inclut les critiques eux-mêmes; même si ceux-ci n’ont pas effectué ladite entrevue, ils ont très bien pu lire les écrits de leurs collègues et compétiteurs, une liasse de documents que les relationnistes de presse s’empressent bien souvent de distribuer aux journalistes venus couvrir la première d’un spectacle.

De plus, là où intervieweuse ou intervieweur et critique se rejoignent dans l’exercice de leur fonction respective, c’est dans cette volonté de situer l’artiste et son oeuvre dans des ensembles connus – les tendances en vigueur, l’actualité sociopolitique, l’évolution historique de sa discipline, certains jalons de son propre parcours –, et ce, en établissant des liens de similitude ou de rupture, de poursuite ou de renversement. L’intervieweuse ou intervieweur fournit ainsi des repères intelligibles à sa lectrice et à son lecteur, qui n’avaient peut-être jamais entendu parler de l’artiste auparavant; la ou le critique fait de même, tout en se fournissant des appuis argumentatifs pour justifier son jugement esthétique.

L’entrevue et la critique de presse ne constituent pas les seuls lieux de construction de l’identité artistique dans l’espace public et ne demeurent, pour reprendre les mots de Jauss, que deux types d’« annonces » ou de « signaux » (1978 : 55) parmi d’autres. Nous choisissons néanmoins d’y restreindre le champ de notre étude. Si les médias électroniques traditionnels parviennent sans doute à rejoindre un public plus vaste que les journaux au cours de la période étudiée, les entrevues radiophoniques et télévisuelles « sont rares pour ceux et celles qui oeuvrent en théâtre, et on accorde généralement peu de temps à l’invité venu des arts de la scène », comme l’affirme Hervé Guay (2014 : 216)[4]. Les ressources de communication en ligne et les réseaux sociaux étaient balbutiants, voire inexistants, à l’époque qui nous intéresse. La publicité, restreinte à l’imprimé (affiches, annonces dans les journaux) pour une entreprise modeste comme Sibyllines, a une teneur discursive trop limitée pour le type d’étude que nous nous proposons de faire. Fort utile, le programme de soirée ne fait l’objet que d’une diffusion plutôt faible[5], et celle des autres documents d’accompagnement, comme les cahiers dramaturgiques ou pédagogiques par exemple, l’est encore davantage[6]. Nous nous concentrerons donc sur les journaux afin d’étudier ici un moment intermédiaire, celui des débuts d’une compagnie animée par une artiste déjà chevronnée, mais qui, à l’époque de la fondation de cette nouvelle entité de création, « n’arrivai[t] plus très nettement à identifier [s]on désir » (Haentjens, citée dans Lépine, 2008 : 110)… allant jusqu’à intituler son premier spectacle Je ne sais plus qui je suis.

Un moment charnière

Lorsque Sibyllines présente son premier spectacle, en 1998, Brigitte Haentjens n’est pas une inconnue pour la critique et le public montréalais. Depuis son arrivée au Québec en provenance de l’Ontario, au tournant des années 1990, la créatrice a collaboré avec le Théâtre de Quat’Sous (Un oiseau vivant dans la gueule de Jeanne-Mance Delisle), Espace Go (Oh les beaux jours de Samuel Beckett, Bérénice de Jean Racine, Quartett de Heiner Müller), le Théâtre Populaire du Québec (Bonjour, là, bonjour de Michel Tremblay) et le Théâtre du Nouveau Monde (Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès), en plus d’avoir dirigé la Nouvelle Compagnie Théâtrale (futur Théâtre Denise-Pelletier) entre 1991 et 1995, où elle a monté des pièces d’Albert Camus, Sam Shepard et Jean Marc Dalpé. À cette liste s’ajoute une demi-douzaine d’exercices publics dirigés à la demande de différentes écoles de formation en interprétation de la région métropolitaine (Conservatoire d’art dramatique, École nationale de théâtre du Canada, École de théâtre professionnel du Collège Lionel-Groulx et École de théâtre du Cégep de Saint-Hyacinthe).

La fondation de Sibyllines en 1997 et la production de son premier spectacle l’année suivante marquent néanmoins une rupture. La quinzaine d’années passées en Ontario français pourrait être qualifiée de période d’affirmation de groupe, Haentjens participant aussi bien à des aventures de création collective (La parole et la loi en 1979, Strip en 1980, au sein du Théâtre d’la Corvée, futur Théâtre du Trillium) qu’à l’accouchement scénique d’oeuvres dramatiques marquantes du répertoire franco-ontarien (Les Rogers de Jean Marc Dalpé, Robert Bellefeuille et Robert Marinier en 1985, Le chien de Jean Marc Dalpé en 1987)[7]. Son installation à Montréal, on l’a vu, est pour sa part marquée par de nombreuses collaborations institutionnelles (théâtres établis, maisons d’enseignement) à titre de metteure en scène pigiste et de directrice artistique. La mise sur pied d’un véhicule voué exclusivement à la poursuite de ses propres ambitions artistiques représente, dans ce contexte, un geste d’autonomisation : « En rupture avec une certaine notabilité, sans pouvoir ni couronne, je travaillerai désormais dans une structure dédiée entièrement à la création, à son rythme et à ses nécessités », écrira rétrospectivement l’artiste (Haentjens, 2014 : 70-71)[8].

C’est le traitement médiatique de cette autonomisation et des gestes artistiques en découlant qui nous intéresse. Cette proclamation de liberté est l’occasion de l’émergence d’un ethos renouvelé et entraîne de possibles modifications de l’horizon d’attente des critiques et du public à l’égard du travail de Haentjens, surtout qu’elle proposera d’abord ce qu’elle qualifiera de « création pure », sans texte préalable, avant de s’attaquer trois ans plus tard à l’oeuvre réputée « difficile » d’un artiste peu connu du grand public. Dès lors, en amont, à quoi s’attendre? Pourquoi s’enthousiasmer? Y a-t-il des raisons de s’inquiéter? Puis, en aval, en quoi ces spectacles se rapprochent-ils de repères connus et sur quel(s) plan(s) innovent-ils? En quoi témoignent-ils de la singularité artistique de leur metteure en scène? Nous renversent-ils ou nous déçoivent-ils? Pourquoi? Ce sont à ces questions transversales que nous soumettons les diverses voix – intervieweuses ou intervieweurs, artistes, critiques – qui prennent la parole dans notre corpus.

Outre le concept d’ethos, la notion de « paratopie », autre idée cardinale de la pensée de Maingueneau sur le discours littéraire (2004 : 72-105), nous paraît particulièrement propice à l’analyse de notre sujet. Le professeur de linguistique postule que l’artiste se tient toujours dans des zones frontalières; il doit composer avec « l’impossibilité de se clore sur soi et l’impossibilité de se confondre avec la société “ordinaire” » (ibid. : 72), et dès lors nait « la nécessité de jouer de et dans cet entre-deux » (idem). De manière générale, les types de paratopie peuvent être nombreux : il y a des paratopies d’identité (cette famille où je suis né n’est pas la mienne, ce genre [féminin ou masculin] qu’on m’a assigné n’est pourtant pas le mien), de lieu (je n’appartiens pas à ce pays dont le nom figure sur mon passeport), de temps (je me sens étranger à ce siècle). Pour Maingueneau, néanmoins, « toute paratopie peut se ramener à un paradoxe d’ordre spatial » (ibid. : 86); il ajoute que l’« écrivain est quelqu’un qui n’a pas lieu d’être (aux deux sens de la locution) et qui doit construire le territoire de son oeuvre à travers cette faille même » (ibid. : 85; souligné dans le texte). L’idée de paratopie vaut à la fois pour l’espace de création d’oeuvres singulières offertes à la multitude et pour l’appartenance de l’artiste, qui pourtant se dit libre, à un monde littéraire (ou théâtral) passablement régenté par ses codes et ses règles de fonctionnement, de production et de socialité. Cette dernière idée nous semble particulièrement adéquate pour tâcher d’étudier les liens entre discours de positionnement et propositions esthétiques chez Haentjens aux premiers temps de sa compagnie de production.

Je ne sais plus qui je suis (1998) : un féminisme qui rechigne à dire son nom

Première création de Sibyllines, Je ne sais plus qui je suis est présentée du 8 au 29 mars 1998 au Théâtre des Deux Mondes (aujourd’hui Théâtre Aux Écuries), dans le quartier Villeray. Si la compagnie en est à ses premiers balbutiements et que le spectacle est programmé dans un centre de création qui, en plus d’être excentré, n’accueille alors pratiquement aucun autre spectacle en diffusion, Je ne sais plus qui je suis bénéficie tout de même d’une couverture médiatique enviable dans la presse écrite. Plusieurs quotidiens montréalais – La Presse, Le Devoir et Le Journal de Montréal – publient des entrevues avec une ou quelques-unes des créatrices du spectacle dans les jours qui précèdent la première, ce que font également les deux principaux hebdomadaires culturels de langue française de la métropole, Voir et Ici. Outre la renommée de Haentjens, trois autres facteurs circonstanciels peuvent permettre d’expliquer en partie cet engouement : la présence au sein de la production de comédiennes connues du grand public (dont Céline Bonnier, Marie-Chantal Perron et Johanne-Marie Tremblay), le choix du 8 mars – Journée internationale de la Femme – comme date de première et le souvenir encore assez frais dans les esprits de la séparation houleuse entre la Nouvelle Compagnie Théâtrale et Haentjens. En aval de la représentation cette fois, on note la publication de trois textes critiques, sous les plumes des journalistes Raymond Bernatchez (La Presse), Solange Lévesque (Le Devoir) et Marie Labrecque (Voir)[9].

Mentionnons d’entrée de jeu que le terme « Sibyllines » est pratiquement absent de l’ensemble de la couverture journalistique entourant Je ne sais plus qui je suis : il n’y a que Solange Lévesque qui revienne, dans sa critique, sur la signification de ce terme. Seul autre journaliste à mentionner le nom de la compagnie sans toutefois le commenter, Luc Boulanger fournit dans son prépapier un élément d’explication à cette quasi-absence en précisant qu’il s’agit d’une production autogérée, suggérant ainsi que Sibyllines inc. constituerait moins un nouveau véhicule de création qu’une compagnie ad hoc destinée à disparaître au lendemain de la dernière représentation[10].

Néanmoins, le choix de la dénomination s’explique aisément par le caractère même de l’oeuvre, une création à la fois collective et féminine, branchée sur l’inconscient des femmes. Tous les articles consultés font d’abord état du processus de création de la pièce, composé de nombreux laboratoires d’exploration étalés sur plus de deux années et de longues phases de discussion à bâtons rompus. « J’avais envie de travailler avec des femmes et de travailler en création et même en création totale, sans pièce, sans canevas, sans idée préconçue, ce que je n’avais jamais fait », a confié Haentjens au Devoir (citée dans Baillargeon, 1998). Dans La Presse, on lit les propos suivants : « J’ai fonctionné à l’instinct, à l’intuition pure. Je ne voulais pas m’imposer de contrainte » (Haentjens, citée dans Bernatchez, 1998b). Ces premiers éléments permettent de modéliser sommairement un premier espace paratopique dont Haentjens aurait voulu se doter : s’il doit bien conduire à la création d’un spectacle théâtral, on se refuse à y respecter un certain nombre des habituelles contraintes de production en contexte professionnel montréalais (en général, quatre à six semaines de répétition) et à y articuler sa recherche à partir d’une idée fondatrice préalablement fixée – texte, thème, etc.

En effet, parties de la très vague idée de traiter du thème de la peine d’amour[11], les créatrices auraient glissé en cours de route vers la colère et la violence au féminin. Si le choix de ce sujet était non prémédité, il s’inscrit dans une certaine logique dans le parcours de Haentjens, selon la principale intéressée : « La violence, c’est le pont entre tout ce que je fais, la violence et puis les rapports entre les hommes et les femmes […]. C’était donc normal que je m’intéresse un jour à la violence et la colère des femmes, à celle qu’elles ressentent et à celle qu’on leur inflige » (citée dans Baillargeon, 1998). Si l’artiste soutient que « bien des femmes préfèrent retourner cette violence contre elles-mêmes » (citée dans Bernatchez, 1998b), elle croit aussi que la colère peut être un moteur de création, ce qui semble être son cas. Elle avance qu’il y aura beaucoup de sa propre sensibilité dans cette production, dont le processus fut marqué par « [s]es contradictions » : en guise d’exemple, elle dit ne s’être jamais sentie aussi « libre » et « satisfaite » de son implication, voire « joyeuse[12] », qu’en s’intéressant à la colère (Haentjens, citée dans Bernatchez, 1998b).

Si les répétitions avaient permis à la créatrice de « mettre en forme et de clarifier le chaos » (Haentjens, citée dans Jean, 1998) engendré par la recherche collective, l’oeuvre aurait conservé, selon ses auteures, un caractère impressionniste, voire sinueux : « Comme forme, c’est très poétique et différent de ce qu’on voit actuellement », a confié Marie-France Marcotte au Journal de Montréal (citée dans Montessuit, 1998). Brigitte Haentjens, pour sa part, parle d’une « structure beaucoup plus proche d’une chorégraphie ou d’une partition » (citée dans Baillargeon, 1998), résultant d’un refus d’avoir recours à « une histoire linéaire, des scènes enchaînées, des interrelations classiques entre les personnages » (idem). On joue encore ici de l’entre-deux, en souhaitant proposer du théâtre échappant à ses propres règles canoniques et épousant plutôt des logiques propres à d’autres disciplines artistiques.

Processus collectif à tâtons, enjeux liés au féminin et à l’aliénation, remise en question des formes dramatiques théâtrales traditionnelles… difficile de ne pas établir une filiation entre Je ne sais plus qui je suis et le théâtre féministe québécois des années 1970, auquel se réfèrent d’ailleurs quelques-uns des journalistes affectés à la couverture de l’évènement. Un prince, mon jour viendra (1973) du Grand Cirque Ordinaire, Les fées ont soif (1976) au Théâtre du Nouveau Monde, À ma mère, à ma mère, à ma mère, à ma voisine (1978) du Théâtre expérimental de Montréal (repris ensuite par le Théâtre expérimental des Femmes) ainsi que les spectacles militants du Théâtre des Cuisines comptent parmi les productions emblématiques de cette mouvance artistique protéiforme. Les créatrices de ces oeuvres, en phase avec le mouvement politique et social qu’on désigna depuis comme le féminisme de deuxième vague, en adoptèrent à divers degrés quelques-unes des stratégies et orientations, dont la lutte aux stéréotypes sexuels, la non-mixité et la dé-hiérarchisation des rapports au sein du groupe. Comme l’écrivit Pol Pelletier, figure de proue et grande défenderesse du travail en collégialité : « Le théâtre, art collectif, est l’endroit idéal pour inventer de nouveaux rapports sociaux » (1995 : 13).

En lisant la couverture journalistique précédant la présentation du premier spectacle de Sibyllines, il demeure néanmoins frappant de constater à quel point journalistes et artistes tiennent à nuancer, voire à tenir à distance, cette possible filiation qui unirait la création au théâtre contemporain de la deuxième vague féministe. « Le féminisme. Avec les années, ce terme a été très galvaudé », avance Luc Boulanger (1998), en écho à ce qu’il perçoit des propos des comédiennes et de la metteure en scène. S’il soutient que le groupe endosse pourtant la définition qu’en donne le dictionnaire, il ajoute que Haentjens se serait sentie obligée de préciser : « Toutefois, nous voulons une parole lucide sur la femme […]. Pas une parole martyre qui blâme toujours les hommes » (citée dans Boulanger, 1998). Informé du processus de création ponctué de longues discussions au cours desquelles les créatrices « se sont vidé le coeur » (Boulanger, 1998), le journaliste se permet cette remarque : « De l’extérieur, la frontière entre la création collective et la thérapie de groupe peut sembler floue… » (idem), laquelle contient en creux un autre préjugé tenace à l’égard des groupes féministes.

Le prépapier de Stéphane Baillargeon contient des mises à distance similaires : selon l’article paru dans Le Devoir, Haentjens « avertit, et deux fois plutôt qu’une, qu’elle et sa troupe ont voulu à tout prix éviter les pièges du didactisme » (Baillargeon, 1998); la créatrice aurait ajouté que Je ne sais plus qui je suis est bel et bien un spectacle « féministe, mais [qu’]il n’est pas nécessairement dans la rectitude politique » (Haentjens, citée dans Baillargeon, 1998), qu’il ne s’agit pas d’un « règlement de compte » (idem).

Les comédiennes partagent ce point de vue : « On s’affiche sans honte comme féministe. Mais, attention, on les aime, nos chums! » (Citées dans Boulanger, 1998.) Le journaliste du Voir précise, dès son second paragraphe, que les créatrices « ne veulent pas de polémique » (Boulanger, 1998); plus loin, il cite la comédienne Marie-Chantal Perron : « Une gang de filles qui expriment des émotions, ça reste suspect. […] Ayez pas peur, les boys! On ne monte pas sur scène avec des pancartes » (citée dans Boulanger, 1998)[13].

Parole martyre, rectitude politique, thérapie de groupe, haine des hommes, didactisme et pancartes, voilà les principaux clichés sur le féminisme à l’égard desquels plusieurs semblent vouloir rassurer le public éventuel en amont des représentations. « Féministe, oui, mais… » semble être le mot d’ordre. Si Boulanger parle d’un terme « galvaudé », il faut surtout se rappeler à quel point les mouvements sociohistoriques auxquels il renvoie ont été diabolisés. Peut-on considérer ce souci de distinction exprimée par Haentjens et ses collaboratrices comme étant indiciel des conséquences de ce grand contrecoup antiféministe des années 1980 décrit si minutieusement dans la célèbre enquête de Susan Faludi d’abord parue en 1991 sous le titre de Backlash? Difficile de ne pas arriver à cette conclusion lorsque l’on voit à quel point ces créatrices – pourtant impliquées dans une création traitant de la colère des femmes telle que générée « par l’oppression quotidienne dont elles ont été longtemps victimes et par leur héritage socioculturel » (Haentjens, citée dans Bernatchez, 1998b) – prennent autant de soin à marquer leur distance par rapport au mouvement féministe, ou du moins à certains de ses poncifs.

Après avoir pris la mesure de ce désir de faire du théâtre sans en respecter les contraintes de production en vigueur et les habituels impératifs dramatiques, nous voilà devant une seconde contradiction constitutive de la paratopie que développe Brigitte Haentjens : comment être féministe sans en être, c’est-à-dire en se dissociant de toute appartenance à un mouvement et à ce qui est jugé comme ses caractéristiques les plus critiquées?

À plusieurs reprises, la metteure en scène revendique un regard qui se veut « lucide », qu’elle associe à un désir de « montrer comment les femmes intériorisent les schémas de l’aliénation, les acceptent et les portent, avec une part de responsabilité » (Haentjens, citée dans Baillargeon, 1998). C’est donc un féminisme incapable d’autocritique qu’elle rejette. En un sens, on pourrait donc dire que les deux contradictions se rejoignent ici : comment faire tout en mettant à l’examen nos habituelles manières de faire?

Avant de passer aux critiques de ce premier spectacle, une nuance s’impose. Faut-il se surprendre du fait que les prépapiers écrits par des femmes ne contiennent pas le genre de mises en garde contre les aspects féministes de l’oeuvre que l’on trouve dans ceux rédigés par des hommes? Si la question est escamotée dans le compte rendu de l’entrevue que Marie-France Marcotte a donnée à Carmen Montessuit du Journal de Montréal, Diane Jean (Ici ) inscrit pour sa part de plain-pied le spectacle dans un « nouveau féminisme », un « gros mot », certes, mais autour duquel il « n’y a pas d’ambiguïté », selon elle (Jean, 1998).

Si Jean, tout comme Boulanger, établit le lien entre Je ne sais plus qui je suis et le théâtre féministe d’antan (La nef des sorcières, notamment), elle avance qu’en choisissant de traiter de la colère, les créatrices réinvestissent « un vaste domaine laissé en friche par les femmes depuis la fin des années 1970 » (idem). Plutôt que de nourrir les idées préconçues à l’égard de cette époque militante, la journaliste avance qu’il est plutôt salutaire d’y revenir, du moins sur le plan de la création théâtrale. En effet, si elle note la présence beaucoup plus marquée d’auteures dans le champ dramaturgique, elle semble en partie regretter que « les femmes qui écrivent nous présentent souvent des héroïnes fortes et travaillantes, des filles parfaites en tout, des plus-que-femmes qui ne se laissent pas beaucoup aller » (idem). La première création de Sibyllines, qu’elle a pu entr’apercevoir en assistant à une répétition, lui apparaît au contraire comme un « happening désespéré et drôle, un choeur vociférant, une série de portraits de femmes pas gentilles, pas dociles, pas nécessairement fortes » (idem).

La journaliste – et future auteure dramatique[14] – concède que la prise de position artistique dont elle rend compte peut rouvrir une sorte de boîte de Pandore : « Parce que parler de la psyché féminine au théâtre, c’est avouer que rien n’est réglé, c’est risquer ou bien d’élever encore un peu plus haut le mur d’incompréhension entre les hommes et les femmes, ou bien d’y faire quelques brèches » (idem). Par contre, elle n’a que faire des garde-fous discursifs, relevés dans les autres articles, concernant la crainte d’un théâtre « à pancartes » ou susceptible de semer la controverse : « Et ces sept filles-là osent faire sur scène quelque chose qu’on n’avait pas vu depuis un bon bout de temps au théâtre : elles protestent. Avec, pour seules armes, le théâtre et la féminité » (idem). Si Haentjens et les comédiennes ont refusé de se dire féministes devant elle, Jean n’en souffle mot. Pour la journaliste, qui glisse vers le commentaire critique en s’appuyant sur les extraits qu’elle a vus, être féministe n’est ni une tare ni un signe de rectitude politique.

Tout comme sa couverture médiatique en amont, la réception critique de Je ne sais plus qui je suis s’appuie elle aussi en partie sur l’acte de mesurer ce qui sépare le spectacle du théâtre féministe d’antan. Dans La Presse, Raymond Bernatchez dit avoir vu « quelque chose qui, tout en s’inscrivant dans le sillage des préoccupations féministes […], renouvelle à la fois le discours et le genre » (1998a), alors que pour Marie Labrecque du Voir, « un constat s’impose : on n’a plus les shows de femmes qu’on avait » (1998).

L’un comme l’autre désignent la prédominance du geste et de l’image sur la parole comme principale marque distinguant la création de Sibyllines de ses illustres devancières. Nous ne sommes plus « au bon vieux temps de La Nef des sorcières » (Bernatchez, 1998a), et « [c]ette façon de faire parler les silences et les corps doit plus à la danse-théâtre contemporaine qu’aux pièces féministes de Denise Boucher, disons », précise Labrecque (1998) en faisant référence à l’auteure des Fées ont soif. Que ces deux oeuvres soient prises comme des étalons de mesure ne surprend guère, considérant que ce sont celles qui, bien que peu sinon jamais remontées à la scène, ont produit le plus grand éclat au moment de leur création et demeurent les plus relues et commentées. De plus, les écrits restent : furent conservées beaucoup plus de traces des oeuvres issues de la plume d’écrivaines, comme c’est le cas de ces deux oeuvres emblématiques, que de celles émanant de comédiennes-improvisatrices. Cette réalité vient conforter la mémoire collective dans l’idée que le théâtre féministe était essentiellement une prise de parole, au sens propre aussi bien que figuré[15].

Les trois critiques répertoriées mettent à l’avant-plan le fait que Je ne sais plus qui je suis joue sur l’impuissance de la parole à nommer ce qui habite les personnages, qui se manifesterait davantage dans les silences, les non-dits, les hésitations, le babil, les balbutiements et le défoulement physique. Tous se réfèrent d’une façon ou d’une autre aux propos de Haentjens concernant le refus de la linéarité et le caractère « impressionniste » de la création. Pour Labrecque (1998), si l’on n’y présente pas au public « l’articulation d’un discours militant ou d’une réflexion féministe » et si on délaisse les « revendications sociales » pour favoriser « l’expression d’une douleur plus intime », le spectacle ne nourrit pas « un propos étoffé » et ne laisse entendre « rien de vraiment neuf ».

L’autre élément qui retient l’attention de Bernatchez, Labrecque et Lévesque demeure l’absence de personnages et le caractère plutôt générique des figures scéniques. Le journaliste de La Presse nourrit même une ambiguïté quant à la distance entre les interprètes et ce qu’elles jouent. S’il n’évoque pas le terme de « performance » dans un article qui s’attarde pourtant longuement sur les parentés du spectacle avec les arts visuels, ce sont, selon lui, les actrices elles-mêmes qui « évacuent, chacune à sa manière, le trop-plein de bile accumulée » (Bernatchez, 1998a). De son côté, Labrecque ne confond par les comédiennes avec les incarnations scéniques qu’elles offrent, « non [pas] des personnages, mais des silhouettes » (1998). Elle y reconnaît « les éternelles contradictions de la condition féminine, de la poupée manipulable rêvant de romance ‟harlequinesque” à l’adepte de sadomasochisme »; selon elle, « [t]ous les poncifs d’une féminité à la fois victime et prisonnière consentante de ses archétypes y sont évoqués par petites touches » (idem).

Lévesque, pour sa part, insiste moins sur la part archétypale des figures présentées que sur les traits de ressemblance qui les unissent : « Ces femmes dont le corps est mis en jeu de façon primordiale sont parentes. C’est bien un personnage générique qui se révèle derrière sept personnages à la limite interchangeables » (1998). On devine, à son discours, qu’il ne s’agit pas nécessairement là d’une qualité. En effet, si la critique du Devoir est la seule à ne pas se référer expressément au théâtre féministe des années 1970, ses observations suggèrent qu’elle porte une attention particulière à de nouveaux questionnements féministes, lesquels se sont répandus dans les années 1990 en ce qu’on a parfois identifié comme la troisième vague du mouvement. Celle-ci se caractérise notamment par une attention accrue portée à la diversité des corps, des identités sexuelles et des appartenances de classe et / ou à des groupes ethnoculturels minoritaires dans l’étude des inégalités entre les hommes et les femmes. Sans évoquer directement ce type de grille analytique que l’on pourrait rapprocher de ce qu’on désigne désormais sous le terme de « féminisme intersectionnel », Lévesque formule sous forme de questions ses remarques sur une homogénéité qui semble l’avoir dérangée : « je me suis demandé pourquoi les femmes en scène avaient toutes plus ou moins entre 30 et 40 ans; pourquoi leurs corps étaient de taille à peu près standard; je me suis interrogée sur leurs costumes, répondant tous à une certaine mode actuelle; je me suis aussi questionnée sur l’uniformité parfaite de leurs dessous » (1998). Si elle précise qu’elle a trouvé le spectacle « courageux » (idem) et qu’elle loue le travail des comédiennes, elle semble trouver la colère des femmes bien uniforme.

L’analyse de la couverture médiatique de ce premier spectacle permet de dégager un certain ethos de Brigitte Haentjens tout comme les bases d’un espace paratopique – lequel pourrait s’appeler Sibyllines – que compte désormais occuper la metteure en scène qui, symboliquement rejetée par l’institution théâtrale, se dit désormais libre. Non seulement se dit-elle consciente de certains de ses propres paradoxes (féminisme / non-féminisme, joie / colère…), mais elle établit aussi nettement des liens entre ces derniers et son énergie créative ainsi que ses méthodes de travail. Ainsi, elle souhaite, d’une part, proposer une oeuvre se voulant théâtrale et traitant de la condition intime de femmes composant diversement avec leurs propres aliénations; d’autre part, elle revendique à la fois une période de recherche et de création qui n’a pas de commune mesure avec ce qui se fait dans le milieu du théâtre, une esthétique interartistique tournant le dos au drame et à la psychologie et, finalement, une forme d’apolitisme, ou plutôt de non-militantisme, fondé sur une volonté de critique et d’autocritique.

Ces positions partagées publiquement participent à coup sûr à l’élaboration de l’horizon d’attente des spectatrices et spectateurs professionnels que sont les critiques. Ces derniers tentent justement d’analyser les liens entre le propos de l’oeuvre et les formes esthétiques retenues pour lui donner corps, avec souvent en arrière-plan la référence du théâtre féministe d’antan (ou du moins le souvenir ou l’idée qu’on en a). L’appréciation personnelle des effets produits par cette synthèse du fond et de la forme diffère, malgré des éloges unanimes quant à la prestation du groupe de comédiennes : Bernatchez – et, dans une certaine mesure, Jean – y voit un double renouvellement, alors que pour Labrecque et Lévesque, on n’y entend rien de véritablement neuf. La conclusion de la critique de Lévesque ainsi que la question avec laquelle elle clôt son article – « Le discours et le désir à la prochaine étape, peut-être? (1998) » – suggèrent néanmoins qu’elle croit avoir assisté au début de quelque chose, d’une signature Haentjens caractérisée nommément par le surgissement des images plutôt que l’imposition d’un discours et par l’évitement de la « structure dramatique traditionnelle » (idem). Quatre ans plus tard, Hamlet-machine lui donnera en grande partie raison.

Hamlet-machine (2001) : l’art comme foyer de résistance

Relecture de la pièce de Heiner Müller dont la rédaction s’acheva en 1977, Hamlet-machine est le quatrième spectacle de Sibyllines, Je ne sais plus qui je suis ayant été suivi par La nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès en 1999 et par l’adaptation du roman Malina[16] d’Ingeborg Bachmann en 2000. Le spectacle inspiré de l’oeuvre de Müller, auteur que Haentjens retrouve cinq ans après avoir mis en scène Quartett, fut quant à lui présenté à l’Union Française du 9 au 20 octobre 2001. Figuraient également dans la représentation des extraits du recueil Wenn ich schon sterbern müss d’Inge Müller, compagne de l’écrivain et poétesse qui mit fin à ses jours en 1966.

Contrairement à Je ne sais plus qui je suis, Hamlet-machine ne fait l’objet que d’une couverture de presse très restreinte avant sa présentation à la scène. Seuls les hebdomadaires Ici et Voir publient des entretiens, avec Brigitte Haentjens dans le premier cas et avec l’acteur Marc Béland dans le second. Notons tout de même un traitement médiatique indirect, le spectacle étant mentionné rapidement dans divers textes des journaux quotidiens au cours des mois précédant la série de représentations : nouvelles brèves, inclusion dans des listes de spectacles à surveiller, etc.[17] Si les prépapiers sont rares, on trouve par contre de nombreuses critiques, signées Pierre Thibeault (Ici )[18], Solange Lévesque (Le Devoir), Ève Dumas (La Presse) et Luc Boulanger (Voir), auxquelles il faut ajouter une chronique de Robert Lévesque (Ici ) prenant pour objet le texte de Müller et sa représentation[19].

Tous les journalistes et critiques s’attardent d’abord sur la dureté et la complexité de l’oeuvre de Müller. On mentionne sa brièveté, ses quelques pages « saturées de sens, graves, empreintes d’une poésie barbare et bouleversante » (S. Lévesque, 2001), laquelle poésie serait également « amère et désenchantée mais indomptée » (R. Lévesque, 2001). On parle aussi d’un texte « fort, condensé, indéchiffrable à la première (et deuxième, et troisième…) lecture » (Giguère, 2001), « ouvert, aux sens multiples » (Labrecque, 2001). Voilà de quoi infléchir l’horizon d’attente du public, d’autant plus que le théâtre de Müller a jusqu’alors été peu joué au Québec[20].

Pour sa part, Ève Dumas de La Presse débute sa critique en insistant sur la malléabilité de la partition écrite, qui se prêterait « aux traitements les plus sauvages » (Dumas, 2001); selon elle, tout metteur en scène « doit être créateur à part entière pour savoir ramasser ce beau poème fait d’éclats et de paroles brisées. À partir de ce moment, il ou elle peut espérer construire sur le texte un spectacle transportant, tel un manifeste, sa vision, ses idées et son esthétique » (idem). Pour appuyer ses dires, la journaliste renvoie à une citation du metteur en scène argentin Emilio García Wehbi, selon qui « [i]l n’y a pas deux Hamlet-machine semblables dans le monde[21] » (cité dans Dumas, 2001).

Cette idée d’une oeuvre disponible, pouvant servir de véhicule idéologique et esthétique à quiconque, peut sembler en partie démentie par le récit du processus de création de Sibyllines tel que reconstitué par Brigitte Haentjens et Marc Béland dans le cadre d’entrevues distinctes. En effet, le résumé qu’en propose Amélie Giguère dans son article donne plutôt l’impression d’une démarche par laquelle la metteure en scène aurait tâché d’être au plus près de l’auteur : « Depuis deux ans, elle multiplie les lectures, dévore les analyses, épluche les entrevues, visionne les documentaires. Elle a tout lu sur l’auteur, marché sur sa tombe, rencontré des proches en Allemagne et traversé Berlin plus d’une fois » (Giguère, 2001).

Ce désir ardent de faire corps avec Müller n’aurait pas empêché la metteure en scène de douter fortement de la pertinence de présenter ce texte au Québec, « où la notion de marxisme et de révolution prolétarienne fait davantage partie du vocabulaire folklorique que d’une réalité quotidienne » (Haentjens, 2001), selon celle qui dit prendre la mesure de l’« énorme fossé historique, politique et social, entre l’Amérique et l’Europe » (idem). La plupart des autres intervenants – artistes, journalistes, critiques – expriment eux aussi, à un moment ou à un autre, une certaine forme de doute quant au bien-fondé de monter, à Montréal en 2001, une pièce traitant de l’effondrement du Bloc de l’Est et des valeurs dont les régimes communistes se disaient dépositaires. Certains évoquent des similitudes entre l’ambivalence de Hamlet et « notre impuissance [québécoise] à assumer une nation » (Marc Béland, cité dans Labrecque, 2001), alors que d’autres esquissent quelques liens entre les thématiques de l’oeuvre et les récents attentats contre le World Trade Center. Néanmoins, tous s’accordent principalement sur un point : être au plus proche de Müller tout en l’inscrivant dans l’actualité passe principalement par un questionnement sur le théâtre lui-même et sur l’engagement de l’artiste.

Haentjens donne la clé de cette interprétation dans « Dialogue avec un poète disparu », texte paru dans le programme distribué lors des représentations de Hamlet-machine : « le texte me semble surtout révéler une profonde crise personnelle de l’auteur – réel ou fictif – et cette crise atteint visiblement autant l’homme public que l’homme privé » (Haentjens, 2001; nous soulignons). Toujours selon elle, la pièce de Müller

nous renvoie aussi, forcément, à nos propres contradictions : nous voilà nous aussi face à notre responsabilité d’artiste dans cette société marchande, et face à l’érosion de notre idéalisme. Nous voilà face à nos prétentions à vouloir changer le monde en montant des spectacles tout en acceptant les multiples compromissions que l’économie, les besoins matériels, le désir de reconnaissance et le verbiage médiatique semblent nous imposer

(idem).

Cette « crise de l’auteur », cette « érosion de l’idéalisme », Müller les avait notamment annoncées lui-même quelques mois avant la fin de la rédaction de Hamlet-machine. Dans une missive que l’écrivain fit parvenir au critique Reiner Steinweg[22], il affirmait renoncer désormais à la forme brechtienne en tant que construction dramatique. On peut tâcher de saisir l’état d’esprit de l’artiste allemand dans ces quelques mots, au moment où finit de s’effondrer en Europe l’idéal communiste : « l’histoire a renvoyé le procès à la rue, même les choeurs appris ne chantent plus, l’humanisme ne se manifeste plus qu’en tant que terrorisme, le cocktail Molotov est le dernier événement éducatif bourgeois. Que reste-t-il. Des textes solitaires en attente d’histoire » (Müller, 1985 : 68).

Comme outil critique, le théâtre, du moins dans ses formes dramatiques traditionnelles, serait désormais inopérant. Voilà pourquoi, selon Robert Lévesque, l’auteur « torpille le théâtre comme un kamikaze, le faisant exploser de l’intérieur; il aura soumis à l’intelligence de ses contemporains rien de moins que le rejet de tout protagoniste, le refus du héros » (2001). Cette explosion de l’intérieur est décrite dans le célèbre ouvrage Le théâtre postdramatique; Hans-Thies Lehmann y fait souvent référence à Müller pour définir certains des contours du vaste ensemble des pratiques dramatiques et scéniques érigées « sur les ruines » du drame (Lehmann, 2001 : 35), lequel est décrit comme une structure affaiblie, mais subsistant « comme attente d’une grande partie de son public, comme base de nombreuses de ses formes de représentations, en tant que norme de dramaturgie fonctionnant automatiquement » (idem).

Hamlet-machine traite ainsi entre autres de la « mise à mort » (R. Lévesque, 2001) de l’oeuvre théâtrale, et les critiques s’entendent pour dire que c’est sur ce terrain que la production de Sibyllines est la plus confrontante pour le public : « Haentjens monte ce Hamlet-machine comme un immense questionnement face à un monde sans avenir, sans illusion, sans croyance, sans pensée. Mais surtout, c’est au théâtre qu’elle s’adresse, à l’art. Quel possible lui reste-t-il dans cet univers du préfabriqué superficiel, du décervelage psychologisant? » (Thibeault, 2001; nous soulignons.) Pour Robert Lévesque, « c’est dans le choix de porter à la scène un tel texte que Brigitte Haentjens revendique la vie du théâtre, cet art qui ne demeure vivant que s’il sait outrager » (2001); il s’agirait donc de tourner le dos aux ruines (morales, économiques) du théâtre tel qu’on le pratique généralement, et ce afin d’en rallumer le feu. En entretien, Haentjens précisait d’ailleurs : « Je ne crois pas pouvoir changer le monde, mais je peux au moins fournir, comme le dit Müller, des petits foyers de résistance et d’imagination qui permettront une autre vision du monde » (citée dans Giguère, 2001). Si son refus des processus et des modèles formels habituels était d’abord lié à des envies personnelles, comme on l’a vu au moment de la création de Je ne sais plus qui je suis, il semble s’être politisé au contact de Müller.

Comment se manifeste cette résistance, ce désir de déconstruction dans le travail de celle qui, on l’a vu, dit justement se mesurer à une oeuvre mettant face à face « nos prétentions à vouloir changer le monde en montant des spectacles » (Haentjens, 2001) et « les multiples compromissions » (idem) auxquelles on doit se soumettre pour y parvenir? D’abord, sur le plan du processus créateur, Haentjens et Sibyllines font encore ici un pied de nez aux habituels impératifs de production dans le champ théâtral professionnel québécois : la mise en scène de Hamlet-machine aurait nécessité deux ans de travail et de réflexion, selon ce que rapporte notamment Giguère (2001). Dans son article, la journaliste fait également mention de deux mois de travail intellectuel sur le texte, réunissant chaque matin toute l’équipe du spectacle environ neuf mois avant la série de représentations, et ce « sans obligation de résultat à cet instant » (idem). Haentjens s’est souvent exprimée sur l’importance qu’elle accorde au temps passé en salle de répétitions, lieu paratopique exemplaire, espace à la fois de retranchement et d’interaction, à rapprocher de la description des salons de l’âge classique que donne Maingueneau : « un espace où se desserre la domination sur les femmes, où l’on peut se consacrer à des activités ritualisées apparemment étrangères à toute visée utilitaire, à l’exercice du pouvoir, à la production ou au commerce » (2004 : 75)[23].

Se consacrer à l’acte créateur sans obligation de résultat constitue à la fois un devoir et un privilège que se donne la créatrice; le même investissement personnel est aussi requis de la part de tous ses collaborateurs, ce que corrobore Marc Béland en parlant de Heiner Müller : « Il s’est tellement livré que ça oblige, comme interprète, à risquer, à se mouiller, quoi » (cité dans Labrecque, 2001). Revenant lui aussi sur l’importance, pour l’auteur, de préserver des espaces de paroles libres de toutes contraintes liées à la marchandisation de l’art, le comédien déclare à Marie Labrecque : « Il y en a de moins en moins de ces endroits où l’on se donne les moyens d’être complètement intègre par rapport à ce que l’on veut exprimer, sans souci de rentabilité […]. Le théâtre devient inutile quand on le pervertit en voulant en faire un produit » (idem). Tout comme Haentjens, l’acteur construit par ses mots un certain ethos faisant écho à celui de l’écrivain, dont il loue la lucidité.

Sur le plan esthétique maintenant, comment Brigitte Haentjens et ses collaborateurs négocient-ils ce passage de la page à la scène, cet « adieu à la pièce didactique » (Müller, 1985 : 67), ce refus d’un théâtre dit « de masse »? Notons d’abord que le Hamlet-machine de Sibyllines trouve grâce aux yeux de tous les observateurs critiques. Dans l’ensemble des articles recensés, on reconnaît que la mise en scène répondrait coup pour coup à la violence du texte : le spectacle est « troublant, […] provoque l’inconfort, quand ce n’est pas carrément la nausée » (Dumas, 2001), et le « spectateur [y est] rudoyé » (idem). Si Solange Lévesque parle d’un spectacle « sans quartier, âpre, certes, mais roboratif parce qu’il parle directement à celui qui l’accueille » (2001), Robert Lévesque mentionne le sentiment « d’effarement » que laisse l’oeuvre scénique sur son public, ajoutant que la metteure en scène « a préféré une théâtralisation hagarde dans la dé-théâtralisation radicale » (2001).

Si les artistes ne font pas de lien direct entre le désir d’établir de petits foyers de résistance et la présentation du spectacle dans un lieu non-traditionnel et hors circuit, la présentation du spectacle à l’Union Française est toutefois parlante. Circonstanciel dans le cas de Je ne sais plus qui je suis, ce choix est d’autant plus cohérent ici : qu’il n’y ait aucun théâtre pour accueillir la créatrice ou que celle-ci décide délibérément d’occuper un lieu « non théâtral » renforce sa marginalité et sa singularité. Selon Solange Lévesque, le choix de cet espace témoignerait « d’une vision très précise » (2001). Elle le décrit comme « une salle de fêtes vétuste, peinte en vert, rose et gris, dont on a l’impression qu’elle a été utilisée telle quelle, sans apprêt » (idem). Mentionnant la présence d’un banal bar, d’un lustre « genre faux riche » (idem) et d’un réfrigérateur Coca-Cola, la critique du Devoir propose de la scénographie la lecture suivante : « La dévoration des valeurs humanistes par les valeurs marchandes est ici dénoncée par la pauvreté, le kitsch dépouillé de son aura de mode et la modestie » (idem).

Ève Dumas parle quant à elle d’un espace « glacial, déprimant, pauvre, tel qu’on s’imagine certaines salles de répétition du défunt bloc de l’Est » (2001). Dans les pages du Voir, Luc Boulanger ne semble pas percevoir l’aspect vétuste décrit par ses deux collègues et présente pour sa part le lieu scénique comme étant « magnifique et vaste » (2001) et « débouch[ant] sur une salle à l’arrière qui ressemble à un hôtel, luxueux, avec un gros lustre suspendu au-dessus d’un bar » (idem), description qui ne s’accompagne pas d’une analyse des éventuels liens entre scénographie et thèmes de l’oeuvre. Le critique mentionne également que les interprètes occupent ce lieu dès l’entrée du public, « posant comme dans un tableau du peintre américain Edward Hopper », comparaison picturale dont use aussi Robert Lévesque dans son propre papier, paru le même jour, afin de décrire « l’anonymat fantasmatique » (R. Lévesque, 2001) qui caractériserait la mise en scène de Haentjens et certaines toiles de Hopper.

Embrassant tout à la fois la lecture du lieu et la nature chorale du spectacle, Robert Lévesque y va d’une autre comparaison, cette fois avec l’un des spectacles-phares de la grande chorégraphe allemande Pina Bausch. « [N]ous sommes dans un au-delà de la nuit, dans un de ces établissements qu’en Allemagne on nomme Kontakthofe, “salles de contact” qui ne sont pas à vrai dire des lieux de prostitution mais où des prostituées passent ainsi que des clients » (R. Lévesque, 2001); ici, comme dans le Kontakthof de Bausch présenté en 1978, « on chorégraphie la solitude, la détresse, la déchéance » (idem).

Cet aspect chorégraphique, renforcé par l’utilisation de choeurs féminins et masculins, retient l’attention des observateurs. Pour décrire le jeu d’ensemble, Solange Lévesque et Ève Dumas évoquent toutes deux d’autres spectacles de Sibyllines. Selon la première, en privilégiant un jeu très frontal et adressé directement au public, « Brigitte Haentjens poursuit le développement d’une inspiration que l’on pouvait déjà sentir dans Je ne sais plus qui je suis en 1998 » (S. Lévesque, 2001); la seconde parle pour sa part du choix d’entourer d’un choeur « d’individus indifférenciés » (Dumas, 2001) chacun des deux principaux protagonistes, « [u]n peu comme [Haentjens] l’avait fait dans Malina » (idem). Luc Boulanger décrit le travail de mise en scène comme étant « très physique, organique » (2001), à la gestuelle « lente et troublante » (idem).

De manière générale, Hamlet-machine a davantage convaincu les critiques que Je ne sais plus qui je suis. Sans avoir recours à cette locution, les commentatrices et les commentateurs reconnaissent le caractère postdramatique de l’oeuvre – non-linéarité, interdisciplinarité, performativité des corps, rapport frontal brisant le quatrième mur, détournement / retournement de figures connues… – et attribuent bien souvent à ces constituantes le fait que la production soit à ce point enthousiasmante. Pour reprendre la terminologie de Maingueneau, on pourrait avancer l’idée que le public (et les critiques) est ici convié à prendre part à l’espace paratopique, où il est accueilli yeux dans les yeux par les artistes – notamment par la metteure en scène, qui déchire les billets chaque soir à la porte – qui, tout en ne lui laissant guère de répit, interpelleraient aussi sa capacité à lire entre les lignes, à créer du sens, ce dont témoigne la diversité des lectures du spectacle. Cette invitation / confrontation donne lieu à une double reconnaissance critique : identification d’une unicité artistique et gratitude à l’égard d’une créatrice dont le travail secoue, réveille. Ainsi, le fait de sortir du théâtre (de ses lieux comme de ses schèmes habituels) afin de le réinvestir d’une manière jugée plus apte à traduire la complexité et les contradictions du réel et du contemporain trouve grâce aux yeux de celles et ceux dont c’est la tâche de juger publiquement de l’intérêt et de la pertinence des propositions classées sous le vocable de « théâtre ».

Cultiver les contradictions

L’ethos composite de Brigitte Haentjens qui ressort de cette traversée médiatique en est donc un de contradictions, dont on peut rappeler les plus récurrentes : elle explore dans la joie et avec bonheur des univers durs, éprouvants pour les interprètes comme pour le public; elle poursuit une démarche théâtrale tout en étant plus intéressée par la danse, les arts visuels et la poésie que par les dramaturgies traditionnelles; elle investit deux années de sa vie dans chacune de ses productions tout en doutant de la capacité du théâtre à pouvoir changer le monde; elle aborde d’un point de vue critique la condition féminine tout en refusant l’étiquette féministe; c’est une chercheuse instinctive qui avance à tâtons dans l’inconscient, sans plan, mais aussi une fervente lectrice pour qui « la dimension intellectuelle du théâtre [est] essentielle » (Giguère, 2001). Si elle semble s’identifier tout particulièrement à Müller, cela ne va pas sans exposer d’abord, dans le programme de Hamlet-machine auquel les journalistes se réfèrent abondamment, les propres contradictions de l’auteur dramatique est-allemand :

marxiste vigilant censuré chez lui et choyé à l’Ouest; intellectuel prônant la révolution prolétarienne face à un public composé presque exclusivement d’intellectuels et de nantis; auteur dénonçant les dérives du communisme politique mais circulant librement d’Est en Ouest, metteur en scène sceptique et pourtant adulé

(Haentjens, 2001).

La personnalité complexe de la créatrice telle qu’elle se dessine au fil des articles de presse vient à coup sûr modifier l’horizon d’attente du public et des critiques appelés à commenter ses créations. Traversée par des contradictions assumées, l’artiste ne fait pourtant pas de compromis, et on se doit d’en avertir le lectorat et éventuel public : il y a de la « hargne » (Labrecque, 1998) dans Je ne sais plus qui je suis, et c’est à la spectatrice et au spectateur « qu’il revient de déterminer s[’il a] le goût d’effectuer ce voyage dans la galaxie de la colère féminine » (Bernatchez, 1998a); on se « confronte » à Hamlet-machine (Thibeault, 2001), création qui laisse le « spectateur rudoyé » (Dumas, 2001). Tout comme celle qui orchestre leur mise au monde, les figures du théâtre de Sibyllines sont elles aussi ambivalentes, polarisées : victimes et bourreaux dans Je ne sais plus qui je suis, lucides mais impuissantes dans Hamlet-machine. C’est leur irréductibilité qui trouble et dérange, qui fascine aussi. Peut-être en va-t-il de même de Haentjens?

Autour de cette persona est développé un espace paratopique multiple, que Haentjens conçoit, habite et anime, usant elle-même de l’expression « territoire ». Cette paratopie, qui s’incarne parfois dans des endroits physiques – salles de répétition, lieux de diffusion hors circuit –, est également tissée des contradictions qui en font un perpétuel entre-deux, un refuge où les apories que sont la recherche d’un théâtre non théâtral (ou postdramatique) ou d’un féminisme non féministe, par exemple, deviennent moteurs de création. Cet espace peut et doit, on l’a vu, être partagé avec des collaborateurs artistiques; nous avons aussi suggéré qu’il pouvait accueillir le public, bien que de récents propos de Haentjens sur la place du public dans son travail nous incitent à une certaine prudence. En effet, dans Un regard qui te fracasse, elle décrit ainsi le soir de la première, énonçant du même coup une autre contradiction personnelle de taille :

Moment brutal où le public piétine d’une certaine manière le jardin que l’on a mis si longtemps à cultiver en secret pour lui. Il se produit une sorte de ravage. Le violent sentiment de destruction que j’éprouve semble paradoxal, puisque cette convocation est la raison d’être du théâtre et que, sans le public, l’oeuvre n’atteint pas sa complétude. Mais les spectateurs ont leur liberté, et le rituel que l’on souhaiterait en douce leur imposer n’est pas toujours suivi, respecté. De plus, le public s’approprie l’oeuvre, la fait sienne, renvoyant la metteure en scène à sa solitude

(Haentjens, 2014 : 134).

Peut-on mesurer, quinze ou vingt ans plus tard, l’évolution de cette paratopie que j’appelle Sibyllines? Forcée de s’inventer un espace propre à partir de presque rien, Haentjens l’a développé en multipliant les collaborations fructueuses avec des interprètes, des conceptrices et concepteurs ainsi qu’en forgeant une signature esthétique reconnaissable, mais toujours en mouvement. Elle s’est entêtée à se doter de longues périodes de temps pour créer ses spectacles, elle a multiplié le défrichage de matières dramatiques hors normes ou transfuges d’autres disciplines. Ses entêtements lui ont valu une reconnaissance, des prix, des offres et des invitations. Il lui arrive parfois maintenant de mettre sa sensibilité artistique au service d’oeuvres dramatiques classées au rayon des classiques : Brecht en 2012, Shakespeare en 2015.

Longtemps critique farouche du milieu théâtral et de ses facilités, Haentjens n’y joue pas moins désormais des rôles de premier plan, y occupant des fonctions fédératrices : directrice du Théâtre français du Centre national des Arts depuis 2012, coprésidente du Conseil québécois du théâtre depuis 2016. On pourrait avancer qu’une partie de son espace de permission, conquis de haute lutte, s’est en quelque sorte ouvert pour laisser entrer, au-delà de la garde rapprochée habituelle, celles et ceux qu’elle appelle « camarades », pairs artistes pour qui elle est souvent une inspiration. Ce désir que d’autres puissent profiter de cette liberté chèrement acquise, aucun geste ne le symbolise mieux que la décision de partager entre cinq artistes émergents l’importante bourse qui accompagnait le Prix du Gouverneur général pour les arts de la scène, distinction qui lui fut remise en mars 2017. À cette occasion, Brigitte Haentjens déclarait alors, par voie de communiqué de presse : « Je suis extrêmement reconnaissante de recevoir ce prix qui m’honore et honore les artistes qui ont collaboré avec moi et les communautés qui ont soutenu ma pratique artistique ».