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Introduction

CHEZ LES JUIFS DE FRANCE, on assiste à une multiplication des mariages mixtes. Un sondage paru dans L’Arche en 2002 montre que 40 % des personnes mariées de moins de 30 ans ont un conjoint non juif[1]. Cette proportion serait encore plus forte pour les unions libres. Pour les autorités religieuses traditionnelles, les couples mixtes signeraient la fin du judaïsme. Or, le recul du judaïsme de stricte observance est un phénomène général, également vrai pour les couples juifs non mixtes. Aujourd’hui, en France, la définition de la judéité repose plus sur l’auto-affirmation que sur la reconnaissance de la filiation par la mère. La judéité fait partie d’une identité plurielle et composite; on est aujourd’hui à la fois juif, parent, représentant d’association, professionnellement engagé dans une activité. Dans ce contexte, comment les couples mixtes souhaitent-ils transmettre à leurs enfants leur héritage juif? D’autant plus que ceux que j’ai rencontrés sont préoccupés par l’éventualité d’une disparition progressive de la judéité.

Pour comprendre ce qui se joue dans ces questions de transmission, j’ai mené, de 2003 à 2007, une enquête sociologique, et ce, même si l’on pourrait m’adresser la réplique lancée à Dominique Schnapper par une de ses amies (qu’elle rapporte avec humour dans la préface de son livre issu d’une partie de sa thèse d’État) : « Mais comment pouvez-vous encore écrire quelque chose de nouveau là-dessus? » (1980 : 25).

Méthodologie

Une quarantaine d’entretiens semi-directifs ont été réalisés en couple (27) et individuellement (11 : 6 femmes et 5 hommes), auxquels il faut ajouter de nombreuses observations menées à Paris et en région parisienne depuis 2003. En ce qui concerne les membres des couples qui ont été interrogés ensemble, ils n’étaient pas nécessairement mariés, mais aucun n’était séparé ou divorcé. Ces entretiens concernent donc en tout 54 personnes, dont 27 partenaires juifs : 6 femmes ashkénazes (35 ans, 37 ans, 37 ans, 38 ans, 58 ans, 74 ans), 7 femmes sépharades (39 ans, 41 ans, 45 ans, 48 ans, 51 ans, 52 ans, 58 ans), 8 hommes ashkénazes (37 ans, 38 ans, 41 ans, 45 ans, 53 ans, 59 ans, 63 ans, 68 ans) et 6 hommes sépharades (39 ans, 40 ans, 52 ans, 59 ans, 59 ans, 71 ans). Les entretiens ont été transcrits puis classés par thèmes (héritage familial religieux, réaction des parents devant le couple mixte, circoncision, transmission aux enfants, pratiques religieuses, respect des fêtes, cuisine, culture, attitude pendant et par rapport à la Seconde Guerre mondiale, la Shoah, attitude à l’égard d’Israël, qu’est-ce qu’être juif?, etc.). Toutes ces personnes avaient des enfants, pour un total de 67 enfants, âgés de 6 mois à 40 ans. La répartition entre sépharades et ashkénazes a été respectée. Je tiens à préciser que les personnes rencontrées sont en grande majorité issues de milieux favorisés ou intellectuels. À l’exception de deux couples (dans un cas, il s’agissait d’employés du secteur privé et dans l’autre, d’une secrétaire et de son mari technicien), les conjoints sont juristes, graphistes, médecins, orthophonistes, chefs d’entreprise, journalistes ou publicitaires. Dans ce contexte, il est évident que mon analyse ne concerne en aucun cas une posture généralisable à l’égard du judaïsme.

Doris Bensimon et Françoise Lautman[2] vont, parmi les premières en France, s’intéresser aux couples mixtes juifs et non juifs. Il convient également de mentionner les ouvrages de Pierre Chouchan (2000) et de Catherine Grandsart (2005) au sujet de ces couples ou encore ceux de Gabrielle Varro (1997) ou d’Augustin Barbara (1994) au sujet des couples mixtes en général[3]. Aux États-Unis, le thème est largement exploré[4] et l’ouvrage récent de Sylvia Barack-Fishman (2004) fait figure de référence en la matière. On le verra, en dépit d’un objectif de recherche différent, puisque la sociologue américaine tente de définir les conditions concrètes d’une transmission juive, nombre de ses conclusions rejoignent celles du présent travail. Précisons enfin que mes recherches ne portent pas tant sur les enfants issus de couples mixtes que sur leurs parents, qui se demandent quoi transmettre à leurs enfants.

Ce qui est frappant, c’est que non seulement pour les personnes vieillissantes, mais surtout pour les couples mixtes plus jeunes (35-45 ans), cette problématique de la transmission du judaïsme (re)prend de l’importance, témoignant d’un changement de période. Insistons donc sur l’importance du travail du temps. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les déportés qui sont rentrés ont commencé par parler puis se sont tus durant de longues années. Nombreux sont les témoignages d’enfants de survivants relatant leur souffrance devant ce silence[5]. Le contexte a changé : mes interlocuteurs (souvent enfants ou petits-enfants de survivants) tirent les fils d’une histoire autrefois passée sous silence pour endiguer la perte et perpétuer une mémoire. La parole, à propos de l’identité juive, s’est libérée. On songe ici à la décision de Rosa Rashevski, cette grand-mère qui a inspiré le film Le Tango des Rashevski[6] : alors qu’elle disait détester la religion et les rabbins et qu’elle avait passé sous silence son judaïsme durant de longues années, Rosa décide, au moment de sa mort, de se faire enterrer dans le carré juif, avec récitation du kaddish, la prière des morts qui nécessite la présence de dix hommes (le mynian). Ses descendants, les Rashevski, le découvrent avec stupéfaction; ils sont complètement perdus. Tout à coup, ils ressentent des préoccupations jusqu’alors inconnues et ne réussissent pas à s’accorder. Ils ne savent pas comment l’enterrer... La question du judaïsme et de sa transmission devient le centre de nombre de leurs discussions, d’autant que, pour la plupart d’entre eux, ils vivent en couples mixtes et composent avec les différentes facettes de leur identité[7].

Il est ainsi nécessaire, lorsque l’on réfléchit à l’identité juive dans les couples mixtes, de penser les conditions de possibilité de l’intersubjectivité, entendue ici comme la possibilité pour un individu de se définir comme sujet aux côtés d’autres individus. Être en couple mixte aujourd’hui, à fortiori dans les milieux sociaux observés ici, n’a pas du tout le même sens qu’il y a à peine quelques dizaines d’années. Il existe des moments opportuns à l’anamnèse : l’époque contemporaine semble propice à cela, ce qu’illustrent les positions des couples mixtes rencontrés. De fait, en France, depuis les années 1970-1980, les milieux de mémoire juive ont pu développer un tissu associatif et institutionnel diversifié. La même enquête effectuée au début des années 1960 n’aurait certainement pas produit les mêmes résultats et son objet, d’ailleurs, n’aurait sans doute pas été formulé ainsi. C’est ce que souligne Thomas (41 ans, A[8]) :

Il y a eu la guerre des Six Jours, il y a eu le moment où les déportés se sont mis à parler et où on a commencé à faire un travail de mémoire et de parler, d’ailleurs, de devoir de mémoire. C’est sûr que pour moi, c’est plus facile de parler de ce que c’est qu’être juif que ça pouvait l’être pour mes parents, par exemple…

Ce judaïsme et celui auquel, comme on le verra, se réfèrent les couples mixtes rencontrés prennent des voies différentes que celle tracée par la tradition. Ainsi, « bien plus qu’à une disparition progressive on assiste à une recomposition des termes de l’appartenance et de l’identité juives : la cohésion de groupe et la culture commune ne sont plus données et reçues selon les formes traditionnelles de la transmission intergénérationnelle : elles se fondent sur des choix individuels, sélectifs, multiples et non exclusifs » (Azria 1996 : 267). Il existe donc une diversification des manières d’être juif. La normativité religieuse traditionnelle n’est plus la référence obligée.

De nos jours, en France, la société moderne se caractérise par un double mouvement : d’une part, une tendance à l’homogamie sociale plutôt qu’à l’endogamie religieuse et d’autre part, l’affirmation identitaire et les recompositions du croire. Les couples mixtes sont-ils réellement le signe d’une dilution du judaïsme? Que se passe-t-il pour ceux que j’ai rencontrés, attachés à la transmission d’un judaïsme? De quel judaïsme s’agit-il? Plus fondamentalement, est-on juif de toute éternité? Peut-être que « la judéité est un caractère héréditaire susceptible de se perdre en route. Il ne suffit pas de naître juif, encore faut-il vouloir le rester » (Ringelheim 1987 : 8). On tentera ici d’apporter des ébauches de réponse à ces diverses questions.

Transmettre en couple mixte

Que transmet-on alors lorsque l’on se définit comme juif, que l’on n’est pas pratiquant, que l’on partage sa vie et que l’on élève des enfants avec un conjoint non juif? Dans une perspective plus sociologique, comment, dans des couples mixtes juif/non juif vivant dans une société sécularisée, élabore-t-on des pratiques propres à la tradition juive, sans qu’elles ne soient nécessairement qualifiées de religieuses par les personnes concernées? Aucune des personnes rencontrées ne pratiquait une religion lorsqu’elle a rencontré son conjoint. Parmi celles qui sont juives, la majorité n’a pas reçu d’héritage religieux, à quelques exceptions près qui ont déclaré avoir arrêté de respecter les préceptes de la tradition juive à l’adolescence. Pour la plupart, il s’agissait donc de ce qu’on qualifie de « juifs de kippour[9] », c’est-à-dire des juifs se rendant à la synagogue ce jour-là, fêtant peut-être Pessah (la pâque juive, qui célèbre la sortie d’Égypte) en famille et étant, pour les hommes, circoncis sans qu’on leur ait pour autant expliqué la signification religieuse de ce geste. Parmi les conjoints non juifs, jeunes et moins jeunes, ils sont nombreux à avoir reçu une éducation religieuse catholique qu’ils ont ensuite rejetée. C’est notamment le cas de Berthe (70 ans, CA), qui raconte ainsi :

J’ai eu une éducation très religieuse, très stricte. J’ai été dans une pension de bonnes soeurs jusqu’au bac. Je faisais des retraites pascales. J’ai été croyante jusqu’au bac. Petit à petit, j’ai été extrêmement écoeurée par l’hypocrisie de la religion, surtout sur le plan sexuel. Finalement, on pouvait faire ce qu’on voulait puis après se confesser. C’est en 1953, j’avais 18 ans, que j’ai arrêté de pratiquer.

Cette instruction religieuse n’est pas l’apanage des plus âgés puisque Baptiste (42 ans, CA) se souvient :

Ma famille est à peu près intégralement catholique. On pratique de génération en génération, de tous les côtés. Je ne connais pas de gens de ma famille qui ne soient pas « catho-pratiquants ». Du coup, forcément, c’était le bain, l’immersion totale. J’allais à la messe tous les dimanches, j’ai été baptisé, j’ai été au catéchisme, j’ai fait ma communion jusqu’au jour où j’ai commencé à me poser des questions. […] Aujourd’hui, je me considère comme athée, je dirais même, si ce mot n’avait pas un sens trop péjoratif, anticlérical.

De sorte que, chez mes interlocuteurs, la religion chrétienne ne fait plus partie de leur quotidien et ils ne songent d’ailleurs pas à la transmettre, sous quelque forme que ce soit, à leurs enfants. Par conséquent, lorsque les participants à cette recherche réfléchissent à la manière de vivre et de transmettre une culture religieuse, c’est plutôt au judaïsme qu’ils se réfèrent, et sous une forme sécularisée, n’obéissant plus aux règles de la tradition. Par ailleurs, on peut aussi rappeler que la culture chrétienne laïque n’a pas besoin d’être défendue. En effet, tout le monde ou presque fête Noël, un Noël sécularisé, comme le font les juifs rencontrés par Sylvia Barack-Fishman qui mettent en avant le caractère ludique de cette fête ou de celle de Pâques, au cours desquelles les enfants décorent le sapin, partent à la chasse aux oeufs (2005 : 75). Ils associent alors la célébration de ces fêtes à quelque chose de plus culturel que religieux (ibid.). Ici, c’est la question du statut minoritaire qui travaille ces couples, ce que soulignait déjà Albert Memmi : « […] J’ai souvent constaté une surenchère multipliée de l’épouse qui, non contente d’embrasser la cause du peuple de son mari, reprochait à tout le monde de manquer d’ardeur et de vigueur au combat » (1966 : 84). Il y a là une sorte d’angoisse de la disparition, de « peur de la fin du peuple » (Podselver 2002 : 282). « J’ai peur d’oublier l’accent de mon père », soupire Isabelle (41 ans, A), évoquant ce dernier qui parlait un français mâtiné de mots ou d’expressions yiddish. Dans cette angoisse, partagée ici par les deux membres du couple, un juif et un non-juif, l’importance de la Shoah est cruciale : au-delà des entreprises pour inscrire cet événement dans la mémoire collective, celui-ci est fortement ancré dans les mémoires familiales, par la parole mais aussi par les non-dits et le refoulé.

Dans un contexte de modernité, quelle est alors la judéité construite par de tels couples? Quels sont les univers de sens partagés qui s’élaborent dans ce type d’interaction? De quelle façon créent-ils ce monde symbolique dont, comme tout un chacun, ils ont besoin, à fortiori lorsque la naissance des enfants les confronte à la problématique de la transmission? Car, au risque d’émettre une évidence, c’est lorsque l’on devient parent que se pose de façon accrue la question de la transmission; parenté et transmission étant intimement liées. Quel sens ces parents donnent-ils au judaïsme? Dans l’enquête menée, les conjoints d’origine juive (hommes ou femmes) souhaitent transmettre, selon leurs dires, un judaïsme qui ne soit pas seulement religieux (voire non religieux), faisant écho en cela à la définition du judaïsme donnée par Dominique Schnapper : « […] Le judaïsme n’est pas seulement une religion mais aussi surtout une morale, une culture, un mode de vie, parfois uniquement une identité dont la référence est essentiellement historique » (1980 : 38). Ici, le discours des acteurs établit justement une différence entre deux registres de la judéité : celui de la religion et celui de la culture. Lorsqu’ils reproduisent des gestes, des rites religieux, ils le font au nom d’un héritage culturel, et non pas comme une pratique religieuse : la dimension spirituelle semble ici évacuée. Dans le cadre de cette recherche, il est admis, avec Joël Roman, que la modernité, après avoir connu deux séparations (l’autonomisation de la science et de la philosophie par rapport à la religion ainsi que la séparation de l’Église et de l’État), en vit actuellement une troisième, « entre le culturel et le religieux » (2008 : 28). L’un des objectifs de ce travail est précisément de voir ce qui est à l’oeuvre dans cette distinction.

Des identités plurielles

Dans ces couples, en ce qui a trait à la transmission du judaïsme, on remarque l’importance de certains marqueurs identitaires[10] : la circoncision, qui fait l’unanimité chez les hommes juifs circoncis (insistant sur le fait que pour eux, leur fils doit avoir « le même zizi que papa », une « évidence », également mise de l’avant par leurs conjointes), et les prénoms : beaucoup choisissent des prénoms bibliques, hébreux ou yiddish. Par ailleurs, lorsqu’ils ne choisissent pas ce type de prénom, c’est, selon leurs dires, pour « ne pas en faire trop ». Certaines femmes juives choisissent, en vertu de la loi française de 2002 qui l’autorise, d’accoler leur nom de famille à celui du père pour signifier la judéité de l’enfant. La cuisine revêt également une grande importance : les personnes rencontrées « bricolent »[11] par exemple des Seder de Pessah, s’achètent des livres de cuisine juive, qualifient leurs plats d’Europe de l’Est de « plats juifs ». On ne saurait ici négliger le rôle des femmes non juives dans la préparation de cette cuisine. À cet égard, on se souvient du film Les murs porteurs[12], où la femme du héros, non juive, prépare un gâteau au citron en suivant scrupuleusement la recette de sa belle-mère juive, alors décédée.

Au-delà de la réinvention de rituels, ce qui organise la judéité de ces couples, ce sont, comme pour la population juive en général, trois principaux référents identitaires distingués par Régine Azria (2003 : 98), mais qui prennent, dans le cas des couples mixtes, un relief particulier : la Shoah, l’antisémitisme et Israël.

La Shoah

La Shoah est au coeur des questions de transmission pour les couples mixtes rencontrés. Chez mes interlocuteurs, on assiste en fait à une espèce de double mouvement : tout d’abord, il s’agit d’intégrer, et surtout pour le conjoint non juif, la Shoah dans la mémoire familiale. Il ne faut pas négliger ici le poids de la culpabilité du conjoint juif (souvent d’ailleurs partagée par le conjoint non juif) d’avoir épousé un non-juif, rompant ainsi la chaîne de la transmission déjà fortement ébranlée. Ensuite, il s’agit de dépasser ce traumatisme en essayant, notamment lorsque les enfants naissent, de transmettre un judaïsme qui ne soit pas uniquement associé au génocide perpétré durant la Seconde Guerre mondiale. Comme le dit Marion (44 ans, CA), qui vit avec un fils d’enfant caché :

Finalement, ce n’est que le grand-père de nos fils qui a été caché et ses deux parents déportés. Mes enfants ont d’autres grands-parents, non juifs, qui n’ont pas connu cela. Alors oui, je ne veux pas oublier le judaïsme justement sûrement à cause de la guerre, mais je ne veux pas que ça se réduise à la Shoah, c’est trop traumatisant et puis, l’histoire de mes enfants, ce n’est pas que cela...

Ici, la conscience de la judéité se mêle ainsi à d’autres appartenances. Pourtant (et c’est fondamental), « le refus d’oublier » constitue un leitmotiv chez ces couples mixtes qui, à l’instar de Paul Ricoeur, considèrent que le « maintien de soi à travers le temps » implique l’interdit de l’oubli (1996 : 11-12). Dans ce contexte, il est difficile de dissocier mémoire et identité. Ne pas rompre le fil de la mémoire, tel est l’enjeu. C’est par ailleurs souvent pour échapper au poids de cette mémoire que des personnes juives, selon leurs dires, se sont mises en couple avec des non-juifs, afin de retrouver un peu de « légèreté », pour reprendre le terme employé par Clotilde (38 ans, A). Soulignons tout d’abord que, sur ce point, l’autre filiation peut être une forme d’échappée salutaire par rapport au poids de la mémoire. En même temps, la rencontre avec une famille qui a une histoire, sinon écrite, du moins tangible et palpable, exacerbe le fossé entre les deux mémoires familiales et peut pousser ceux qui sont juifs à se revendiquer pleinement comme tels et à retisser les fils d’une mémoire disparue.

Parmi ceux qui font partie de ce que l’on appelle « la troisième génération » (les petits-enfants de ceux qui ont été déportés, soit souvent les fils et filles d’anciens enfants cachés), le souci d’élaborer, au sens psychanalytique du terme, le traumatisme de la Shoah, notamment en rompant le silence, est important. Interrompre la transmission de ce traumatisme, telle est leur volonté. Toutes les personnes rencontrées, enfants d’enfants cachés ou de déportés, ont évoqué le poids de ce « silence de la mémoire », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Nicole Lapierre (1989). Les récits de ceux âgés de 35 à 45 ans, nés au cours des années 1960, font écho à ceux recueillis par Marianne Rubinstein, (née en 1966, dont les grands-parents paternels, tous les deux juifs, ont été déportés et ne sont pas revenus), qui remarque que dans les années 1960 et 1970, contrairement à aujourd’hui, on ne parlait que très peu tant de Vichy que de la déportation (2002). Pour le père de cette auteure, la Shoah est omniprésente, ce qui, selon elle, rend « anecdotique à ses yeux la question de la transmission de son histoire à ses enfants » (ibid. : 18). Les personnes interviewées font toutes mention de ces parents qui ne parlent pas, de ces choses apprises incidemment, de ces puzzles familiaux reconstitués au hasard des circonstances et des confidences (une rencontre avec un cousin, une exposition, une photographie découverte au fond d’un tiroir…).

Au sein des couples mixtes, le poids de la réalité de la Shoah dans les familles juives oppose en quelque sorte une « mémoire en creux », celle des familles décimées, et une « mémoire pleine », celle des familles non juives. Comment concilier ces deux mémoires? Il apparaît que si des conflits surgissent çà et là, les conjoints non juifs veulent partager la mémoire de cet événement traumatique, ce dont témoignent les propos de Cécile (54 ans, CS) : « C’est sûr que la guerre, ça pousse à se revendiquer comme juif… ». Ainsi, et à fortiori lorsque ces conjoints sont des femmes, ils refusent activement de nier cette part de l’autre et de sa mémoire et choisissent de l’endosser. Ils participent à la rupture du silence en soutenant, voire en encourageant, la transmission de la judéité, notamment aux enfants. (Soulignons également que, bien souvent, dans le cadre de cette enquête, les conjoints non juifs sont issus de familles de résistants). Ces conjoints sont dépositaires par alliance de cette mémoire. Adhérant à cette facette identitaire, soucieux que ne se dilue pas l’identité juive, ils revendiquent cette judéité, non pour eux, mais pour leurs enfants. C’est ce qui motive, par exemple, cette femme juriste non juive à travailler pour la commission chargée d’étudier la spoliation des biens juifs pendant la guerre.

Le conjoint non juif permet ainsi de briser ce « silence de la mémoire » : c’est à lui que, parfois, se confient les parents juifs. La femme d’un de mes interlocuteurs découvre ainsi, au cours d’une conversation avec son beau-père, qu’il a été caché pendant la guerre. Il lui décrit les endroits où il était, lui raconte comment sa mère, cachée ailleurs, venait lui rendre visite, bravant des dangers incommensurables. C’est donc à travers elle que, tardivement, son conjoint en vient à connaître et pouvoir « dire » la guerre de son père, à connaître sa judéité qui avait également été tue par sa mère, selon la volonté de ce dernier.

Le souci, alors, est donc bien de transmettre une identité juive « positive » pour reprendre une formule utilisée par nombre de mes interlocuteurs. Le conjoint juif est allé à l’extérieur de sa communauté d’origine, voulant justement dépasser le traumatisme de l’extermination, comme le souhaitent d’ailleurs aussi la plupart des juifs, incluant ceux qui épousent d’autres juifs. Certes, ce traumatisme continue de résonner de façon extrêmement forte dans les familles et pour leurs descendants, mais s’accompagne d’un souci de le surmonter, de l’élaborer, pour tenter justement de vivre sans morbidité et sans culpabilité de leur identité juive. Ne pas se résumer à l’extermination, tel est le sens de la transmission du judaïsme pour ces couples mixtes. Pour le conjoint non juif, il ne s’agit pas seulement (ce qui est pourtant une dimension à ne pas occulter) de se débarrasser d’une autre culpabilité, celle d’être issu d’une famille qui n’aurait pas forcément agi devant ce génocide; culpabilité des survivants du côté juif et culpabilité de la passivité pour les autres. Sortir de ce schéma est une des priorités des personnes rencontrées.

Israël

Lorsqu’il est question d’Israël, le conjoint non juif est souvent ramené à son statut de « non-juif qui ne peut pas comprendre » alors que le conjoint juif se dit « de mauvaise foi », « irrationnel ». Ce lien indéfectible, quasiment « viscéral »[13], à Israël n’empêche cependant pas la désapprobation de la gestion israélienne du conflit israélo-palestinien, sans qu’il y ait par ailleurs d’unanimité de part et d’autre sur cette douloureuse question. Martin (68 ans, A) déplore ainsi : « Il faut que les Israéliens rendent les territoires occupés aux Palestiniens. […] Je dois dire que ce qui se passe en Israël, ça me préoccupe comme tout le monde, peut-être plus parce que je suis juif. » Sur ce point, les personnes rencontrées se sentent majoritairement plus proches des mouvements comme ceux de « La Paix Maintenant » que prêts à défendre les positions du gouvernement israélien actuel. Nombreux sont également ceux qui regrettent la coloration religieuse selon eux aujourd’hui accrue de l’État d’Israël : ils estiment qu’elle dénature le sionisme des origines conçu comme un projet de laïcisation du judaïsme. Éric (52 ans, S) explique ainsi : « Pour moi, Israël, c’était les kibboutz, une idéologie de gauche, alors quand je vois ce que c’est devenu, je me dis que c’est n’importe quoi. En même temps, parce que je suis juif, il y a un lien très fort à cet État. »

Il y a là encore un effet de génération. Dans les récits recueillis, on distingue deux époques d’Israël. La première est celle d’un Israël « mythique », ou du moins « mythifié », soit l’Israël pionnier de l’après-Seconde Guerre mondiale et des années 1960 et 1970. Éliane (52 ans, S) raconte :

À quinze ans et demi, je suis allée en Israël. J’ai trouvé ça merveilleux, le pays magnifique. C’était après la guerre des Six Jours, le Mossad [sic, NDA[14]] encourageait les jeunes à partir, même sans la permission des parents. J’ai émigré en Israël et vécu là-bas de 1967 à 1971. J’ai étudié jusqu’au bac. J’ai rencontré mon premier mari là-bas. J’ai appris l’esthétique en attendant de faire les beaux-arts. Le père de mes fils était dans un kibboutz.

La seconde époque est la contemporaine, qu’ils associent tous, et pour cause, au conflit israélo-palestinien. Aujourd’hui, tous déplorent le conflit, invoquent sa dangerosité et nombreux sont ceux à ne pas vouloir se rendre en Israël[15]. Le mari de Rolande (65 ans, CA), comme beaucoup d’autres, explique : « Jen’ysuisjamaisallé,àcausedelasituationlà-bas. » Baptiste souligne : « Jenesouhaiteraispasparticulièrementyallerencemoment,mais si,dansl’absolu,çameplairaitbeaucoup. » Ils le regrettent souvent en raison de la portée identitaire d’un tel voyage, comme Thomas ou encore Élisabeth (38 ans, CS) qui explique ainsi le sens qu’aurait pour elle, mais surtout pour ses enfants, un voyage dans ce pays :

Israël, en ce moment, ce n’est pas terrible, ça me refroidit beaucoup. Quand tu n’es pas juif, c’est très compliqué… En même temps, j’aurais envie d’y aller avec les enfants, ça doit être impressionnant. Et puis, pour eux, ça fait partie de leur histoire, j’ai envie de leur montrer ce pays qui les renvoie à leurs origines.

Dans ce contexte bien précis, celui du conflit israélo-palestinien, cette question d’Israël génère des tensions au sein des couples mixtes rencontrés et le clivage est ici véritablement opératoire. Pour ces couples, toujours ensemble, s’il est un sujet à éviter pour ne pas sombrer dans la discorde, c’est bien celui d’Israël. C’est ce que souligne Nadège (34 ans, CA) : « Israël,c’est unpaysquim’atoujoursintéressée.Durantmesétudes,j’yaimêmeconsacréun mémoire.Maisquandtun’espasjuif,c’esttrèscompliqué,etenparticulierdans lesdiscussionsavecleconjoint. » Dans ces couples, puisant dans différents réservoirs identitaires, il semble que pour le conjoint juif, « l’hétérogénéité des supports n’empêche cependant pas que le processus d’identification collective puisse fonctionner parfois avec force, dans des contextes et à des moments spécifiques » (Kaufmann 2004 : 130), à savoir ici la situation contemporaine du conflit israélo-palestinien.

L’antisémitisme

Le troisième référent identitaire qui sous-tend l’organisation de la judéité des couples rencontrés est l’antisémitisme. Rappelons tout d’abord que j’ai commencé à réaliser des entretiens sur la transmission du judaïsme dans les couples mixtes au début des années 2000, soit dans un contexte de regain d’antisémitisme (voir notamment Brenner 2004, Taguieff 2001, Wieviorka 2005). Si les chiffres sont bien évidemment sujets à caution et doivent être maniés avec précaution, il n’empêche que le bilan dressé par la Commission nationale des droits de l’homme en 2001 recense des faits alarmants : de 1995 à 1999, le nombre d’actes de violence et de menaces antisémites recensés officiellement demeurait inférieur à 100; il passe à 744 en 2000, redescend à 219 en 2001, monte à 936 en 2002 pour retomber à 598 en 2003. Il atteint son apogée en 2004 pour atteindre 974 et redescend notablement en 2005 à 508. En 2006, sans doute un des effets pervers de la médiatisation du meurtre d’Ilan Halimi (le 13 février 2006) et de l’intervention de Tsahal au Liban entre le 12 juillet et le 14 août 2006, ce chiffre remonte à 571 pour redescendre à 386 en 2007, le chiffre le plus bas depuis 2002[16]. On ne saurait par conséquent négliger ce regain, signe d’un enracinement du phénomène et de sa banalisation. Toutefois, et c’est ce qu’explique fort bien Pierre Birnbaum, la légitimité des juifs, leur présence égalitaire dans la communauté politique n’est plus contestée par un nationalisme puissant comme en 1898 :

On ne trouve pas de nos jours, comme en 1898, dans les rues de la capitale comme dans celles de la plupart des grandes ou moyennes villes de province, des foules de milliers ou, parfois, de plusieurs dizaines de milliers de personnes proférant des slogans hargneux et lançant sans cesse le vieux cri de « mort aux juifs ». Certes, on l’a entendu il y a quelques mois dans les rues de Paris, à la fin d’une manifestation hostile à Israël […], mais rien de comparable avec la tourmente de 1898 […]. Ce refus définitif de la présence juive au sein de la société française fait alors partie du paysage politique : il s’agit d’exclure les juifs de la citoyenneté et de l’espace public, de les détruire ou de les expulser. La dimension publique de la mobilisation antisémite n’est en rien semblable de nos jours

2002 : 38-39

Cet antisémitisme, il s’agit parfois, pour certains conjoints non juifs, de celui de leurs propres parents, découvert lorsqu’ils leur ont présenté leur partenaire juif. Il est surtout le fait des plus vieilles générations et se manifeste dans l’énonciation de stéréotypes et de poncifs antisémites. Gérard (72 ans, A) raconte ainsi :

Au début de notre mariage, on n’avait pas encore d’enfant et j’ai voulu placer un peu d’argent pour, justement, en avoir de côté pour quand on en aurait besoin. Mon beau-père, à qui je racontais ça, m’a dit en riant, mais quand même : « Oui, c’est vrai, vous, les juifs, vous êtes doués pour l’argent, vous aimez ça l’argent! ».

Les violences verbales à l’encontre des élèves, les agressions à la sortie des synagogues m’ont souvent été rapportées. Ce sont alors ces exactions qui, là encore, poussent mes interlocuteurs à se définir comme juifs, ou du moins à assumer une identité juive.

Les conjoints non juifs ne veulent pas que leurs enfants subissent les méfaits, réels selon eux, de l’antisémitisme, et certains d’entre eux, habitant des quartiers dits « populaires » de l’Est parisien, désectorisent leurs enfants ou les inscrivent dans des écoles privées. Ces derniers m’ont d’ailleurs raconté leur étonnement lorsque, entamant des démarches d’inscription dans certaines écoles privées juives, ils se sont vus demander une ketoubah (contrat de mariage établi lors des mariages religieux juifs). Conséquemment, par une sorte d’ironie du sort, ils ont plutôt choisi d’inscrire leurs enfants dans des établissements privés catholiques (où l’enseignement confessionnel est toutefois bien souvent facultatif). Julie (39 ans, S) explique ainsi :

Le collège du quartier est vachement communautaire : quand on regarde la sortie, il y a les Blacks d’un côté, les Arabes de l’autre… Et puis une fois, en passant devant le collège, j’en ai entendu deux qui se disputaient. L’un a dit à l’autre : « sale juif! » et ils ont fini par éclater de rire. Moi, je n’ai pas trouvé ça drôle. Tout ça, et tout ce qu’on a entendu alors, ça nous a poussés à inscrire notre fils dans une école privée.

Cela ne s’est cependant pas fait sans désagréments pour leur fils comme elle l’explique par la suite:

Dans l’école, ça a été un peu compliqué au début. Le catéchisme était obligatoire et pour notre fils, c’était compliqué : à la maison, on lui disait qu’il était à moitié juif et en tout cas pas catholique et, à l’école, il devait dire des prières, lire des textes, il se sentait coupé en deux… On a fini par demander qu’il soit dispensé de ces cours. Pour sa petite soeur, ça n’a pas posé de problème, c’est plutôt le contraire : elle adore aller au catéchisme et dire les prières, et là, on est aussi un peu inquiet [rires]!

Conclusion : une identité juive réinventée?

Dans les couples mixtes, la loi traditionnelle est transgressée, mais l’impératif de transmission demeure : obligation est alors faite de composer avec les données contemporaines (sécularisation, progression de l’exogamie…) pour qui veut rester juif. La loi est certes intériorisée (leur mariage mixte les empêche notamment de considérer pleinement leurs enfants comme juifs), mais la volonté de la contourner d’une certaine façon s’affirme. Il s’agit bel et bien de réinventer un judaïsme en dehors des cadres de l’institution, qu’elle soit d’ailleurs religieuse ou laïque puisque les personnes rencontrées, dans leur grande majorité et à l’exception des plus militants d’entre eux, ne se reconnaissent pas dans les associations de juifs laïques qui existent en France depuis de nombreuses années. Pourtant, la définition du judaïsme, remaniée en 1988 à la suite de la seconde Conférence biennale de la Fédération internationale des juifs humanistes laïques, véhiculée par ces mêmes associations pourrait bien s’appliquer à eux :

En réponse à la définition destructive donnée d’un Juif, proclamée à présent par quelques autorités orthodoxes et au nom de l’expérience historique du peuple juif, nous affirmons qu’un Juif est une personne d’ascendance juive, ou toute personne qui déclare lui-même ou elle-même être juive et qui s’identifie avec l’histoire, les valeurs éthiques, la culture, la civilisation, la communauté et le destin du peuple juif

cité par Senay 2006[17]

Si les personnes rencontrées refusent l’assignation à un groupe, en l’occurrence celui des juifs laïques, c’est parce que leur identité est plurielle. L’identité juive n’est qu’une facette parmi d’autres de leur personne; ils sont juifs, mais aussi parents, conjoints, intellectuels, travailleurs, Français, parents d’élèves... Ils illustrent en cela l’analyse de Jean-Claude Kaufmann, qui souligne qu’autrefois, « l’individu était défini par ses places et ses rôles » (2001 : 223-226). Aujourd’hui, la définition de l’identité est « un processus, changeant, pris dans un écheveau de forces contradictoires » et l’individu « tente désormais de reformuler son unité à partir de référents identitaires les plus divers » (ibid.). Ce processus engendre un « travail réel d’autodéfinition de soi […]. À force de vouloir découvrir leur identité, les acteurs finissent par progressivement la construire » (ibid.). C’est ce qui se produit chez les personnes rencontrées, chez lesquelles on observe certaines constantes dans la définition de leur identité juive, notamment l’identification du judaïsme ou de leur judéité, à la culture. Selon elles, puiser à différentes sources permet de revitaliser un judaïsme décimé, de lui redonner corps à travers le renouvellement des pratiques, mais en se référant toujours à une culture. Les couples mixtes illustrent fort bien la rencontre d’intersubjectivités d’individus porteurs de mémoires différentes. Élaborer alors une mémoire « reconstructive » assure les conditions d’existence d’un vivre-ensemble. Prises dans des réseaux imbriqués, les narrations individuelles ne se séparent pas, de sorte que la mémoire produite alors est un tout plus large que la somme des parties. La mixité est associée à l’ouverture, à la tolérance, que prônent la majorité des personnes rencontrées.

L’identité juive n’est plus dissoute, mais bel et bien réinventée au travers de nouveaux modes de socialisation du religieux devenu mémoire. De sorte que « les identifications – symboliques – elles-mêmes se sont déplacées. Il semblerait que chacun est requis d’inventer de nouvelles formes de transmission […] » (Hassoun 2002 : 68). Cette créativité, caractéristique de la modernité, permet à Serge (50 ans, A), fils de déporté, d’affirmer avec enthousiasme que les couples mixtes sont « l’avenir du judaïsme ». Lorsque l’on partage sa vie avec un non-juif, c’est en quelque sorte par effet de contraste que l’on revendique sa judéité et que l’on essaie de la réinventer hors des cadres normatifs de la tradition. S’opère ainsi, aux dires de mes interlocuteurs, un glissement du religieux vers le culturel. Pourtant, leur définition du judaïsme et leur façon de le vivre puisent, à bien des égards, dans le même réservoir symbolique que celles des tenants d’une identité juive traditionnelle (à l’exception notoire, essentiellement pour les hommes juifs, de la définition halakhique de la transmission matrilinéaire de la judéité), s’inscrivant par là même dans une sorte de continuum plutôt que dans la rupture. Quel est le sens de cela? Pourquoi les personnes rencontrées parlent-elles de culture plutôt que de religion, elles qui, pourtant, « bricolent » des Seder, célèbrent Hanoukka ou encore respectent le jeûne de Kippour? Est-ce à dire que la normativité religieuse structure leur rapport au judaïsme? On est tenté de répondre par la négative car, dans la religion juive où c’est l’orthopraxie qui définit l’orthodoxie, « bricoler » ne peut se vivre comme une pratique religieuse à proprement parler. « Rejetées » par le judaïsme traditionnel, les personnes rencontrées déclarent reproduire ces pratiques dans une perspective « culturelle », se plaçant ainsi dans la perpétuation d’une mémoire familiale et de celle d’un groupe, que l’histoire encore récente a failli effacer. Relevons pourtant que si, dans ce contexte, la tradition ne détermine plus la norme, elle nourrit encore symboliquement ce que mes interlocuteurs appellent la « judéité » ou le « judaïsme » (le cercle Bernard Lazare, association de « juifs laïques », a d’ailleurs mis en place une « bar-Mitzva laïque »). La religion est ici une ressource identitaire parmi d’autres que l’on mobilise pour donner sens à son identité.

Ici, comme le souligne Sophie Nizard reprenant l’analyse de Joëlle Bahloul (1992), « ce qui permet de faire mémoire, c’est le verbe, c’est la construction du récit de mémoire » (2007 : 192) : mémoire et narration sont intimement liées. C’est ce verbe qui est à l’oeuvre dans l’histoire « juive » racontée par une de mes interlocutrices (74 ans, A) à qui je demande ce que c’est qu’être juif selon elle :

Dans un dîner, un homme juif se met à expliquer : « Mes ancêtres étaient juifs pratiquants. Quand ils avaient un problème, pour eux, c’était simple, il y avait des gestes, des rituels, ils savaient quelles prières il fallait faire. Mes grands-parents savaient moins toutes ces choses, mes parents encore moins. Et moi, maintenant, je ne sais plus prier, je ne sais pas pratiquer, je ne sais même pas où il faut aller, où sont les synagogues. La seule chose que je peux faire, c’est raconter ce que mes parents m’ont raconté, que leurs parents à eux leur avaient raconté. C’est juste ça que je peux faire, c’est raconter le souvenir qu’on m’en a raconté. Et ce n’est que comme ça que, maintenant, je suis juif. »[18]

Cette histoire est comme une parabole illustrant fort bien la situation des couples mixtes rencontrés, « bricolant » des rites qui ne leur ont pas été transmis dans les règles de l’art traditionnelles et réinvestissant le judaïsme par des pratiques individuelles sécularisées. Ces couples mixtes façonnent à leur manière leurs identités juives propres à la modernité. Mes interlocuteurs sont juifs, mais c’est aussi en vertu de leurs autres identités (et notamment celle d’intellectuel) qu’ils veulent se faire les passeurs de la mémoire juive.

Dans ce contexte, les couples mixtes témoignent de ce qu’est l’identité contemporaine et du sens que lui donnent des individus attachés à leur singularité et à leur histoire, soucieux d’entretenir une mémoire qui soit propre et non plus externe, héritée sans questionnements. Ils négocient entre ce qui est « leur, tien et le nôtre »[19]. Il est désormais légitime, toutes choses étant égales par ailleurs, pour un couple mixte de s’engager dans une transmission d’un judaïsme sécularisé, « bricolé » par deux individus porteurs chacun d’une histoire spécifique et aspirant à élaborer et à transmettre une mémoire commune. Il est toutefois important de rappeler que les acteurs de cette enquête sont majoritairement issus de milieux sociaux favorisés et que ce contexte social particulier ne peut être négligé. En « bricolant » des rites, en élaborant un récit de mémoire, ils confirment ce qu’écrit Yosef Hayim Yerushalmi : « deux grands canaux charrient la mémoire : les rites et le récit » (1984 : 27). Ils ont réélaboré une identité en décomposant les attributs d’une normativité religieuse, illustrant en cela la diversification des manières d’être juif aujourd’hui et refusant du même coup l’assignation communautaire.