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LA PRISE DE CONSCIENCE, EN FRANCE, de la question des discriminations dites raciales comme question sociale a été relativement récente et, jusqu’aux années 1990, aucune réflexion systématique n’avait encore été entreprise, si l’on excepte celles de quelques juristes (Dupeyroux 1983; Lyon-Caen 1990)[1], singulièrement Danièle Lochak (1989).

Le racisme au travail était déjà pourtant bien documenté grâce aux nombreux écrits littéraires ou militants à vocation de témoignage (que l’on se rappelle seulement le récit, qui tient des deux registres, de Robert Linhardt, L’Établi [1978]). Le racisme subi par les générations immigrées proprement dites était à la fois identifié, reconnu et admis comme un effet de la stratification ethnique du marché du travail liée au recrutement des immigrants postcoloniaux dans les emplois les moins qualifiés (Rea et Tripier 2003). Cependant, durant cette même période, plusieurs mouvements de jeunes dénoncèrent publiquement l’ampleur de ces discriminations liées à l’origine « immigrée » et rencontrèrent alors un écho certain[2]. Puis, cette question retourna dans l’ombre pendant plus de dix ans. La politique officielle, dite « d’intégration », ignorait les obstacles spécifiques et proprement racistes rencontrés par une bonne part de leur « population cible ». Le « communautarisme » ou le « foulard » et les injonctions à une « citoyenneté » incantatoire reportaient sur les victimes du racisme la charge de leur situation, et les organisations antiracistes étaient submergées par les urgences du soutien juridique aux sans-papiers et de la lutte contre l’expulsion des délinquants étrangers à la fin de leur emprisonnement (la « double peine »).

La « découverte » française de la discrimination (Fassin 2002 : 403) n’a eu lieu qu’une dizaine d’années plus tard avec l’adoption, sous la pression de l’Union européenne, d’une nouvelle loi contre le racisme (2002). Celle-ci prend en considération, pour la première fois dans le droit français, les discriminations indirectes et autorise l’aménagement de la charge de la preuve. La création, en 2005, d’une administration indépendante chargée de la lutte contre les discriminations[3] (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité – HALDE) est venue compléter ce nouveau dispositif.

Le passage d’un raisonnement en termes d’« intégration » des immigrants et de leurs enfants à une analyse en termes de discrimination est relativement conflictuel, car il (re)pose les questions de l’égalité de traitement et de justice sociale. Il oblige à interroger les institutions, les organisations bureaucratiques et, plus globalement, les acteurs sociaux nationaux, plutôt que les minoritaires eux-mêmes, sur leur rôle dans la construction d’un ordre social inégalitaire. La discrimination dite raciale, en effet, est un « racisme en acte », se passant de tout recours explicite à l’idéologie ou aux préjugés. Elle n’en réalise pas moins le racisme.

Si nous la nommons « discrimination raciste » plutôt que « raciale » c’est parce que l’univers de la « race » relève tout entier du racisme, qui en a inventé l’idée même, idée qui ne suppose pas nécessairement le recours au vocable « race » (Guillaumin 2002 [1972]). Nous utiliserons donc les guillemets, faute de mieux, pour marquer un minimum de réserve quant à son usage substantif. La catégorie « race » ne relève pas du seul registre idéologique, mais fonctionne comme une prophétie autoréalisante structurant puissamment le monde social, politique et économique. Il n’est, en effet, pas nécessaire de professer une idéologie raciste pour discriminer. Plus personne, sans doute, n’oserait aujourd’hui nier que les discriminations dites, désormais, de « genre » (et non plus « sexuelles ») participent directement d’un ordre social sexiste. Disons-le tout net : nous comprenons mal la pudeur qui empêche de nommer « racistes » ce qui est l’essentiel du racisme, c’est-à-dire non pas les préjugés, les représentations, les attitudes, mais les inégalités « groupales » assises sur la privation d’universalité qu’organisent concrètement – de l’échelle macrosociale à l’échelle microsociale – les traitements différentiels informés par l’idée de race.

Depuis les années 90, nous avons mené plusieurs recherches de terrain sur le racisme et les discriminations dans le monde du travail, y compris, plus récemment, au sein des organisations syndicales[4]. Il n’en existait aucune lorsque nous avons commencé. Nous avons d’abord été rejoints par Philippe Bataille (1997). Mais si les enquêtes se multiplient depuis lors, elles concernent plus souvent l’accès à l’emploi (l’embauche) que les relations de travail proprement dites au sein de l’entreprise. C’est une synthèse de ces diverses observations que nous présentons ici, en choisissant nos exemples dans l’une ou l’autre de ces recherches.

Système discriminatoire et racisme systémique

La stratification ethniconationale du marché du travail, due au recours massif à l’immigration des années 1960, a formé la matrice de la situation actuelle. Les ouvriers étrangers, provenant de l’empire colonial, avaient trouvé « leur » place dans les emplois non qualifiés lors des « Trente Glorieuses »[5]. Alors même qu’ils s’installaient en France et fondaient (ou refondaient, par regroupement) leurs familles, ils furent victimes des crises des années 70. Le racisme qu’ils subirent en métropole – tant dans le logement (habitat insalubre, bidonvilles, foyers) qu’au travail (accidents et mortalité au travail) – prolongea « tout naturellement » celui qui, dans l’ordre colonial, les maintenait dans un statut dépendant et subalterne (Balibar et Wallerstein 1988; Gallissot 1985).

Les effets de cet ordre social furent reportés progressivement sur leurs descendants. L’espoir des immigrés en une insertion réussie de leurs enfants a été la mesure de leurs sacrifices personnels et il est actuellement en grande partie déçu… Les explications stéréotypées des blocages à la mobilité ascendante de ce que l’on continue d’appeler la « deuxième génération » n’ont pas manqué (handicap social et culturel, problèmes d’identité, déficit de citoyenneté, communautarisation…) et continuent de justifier implicitement le statut et le rôle socioéconomique dévolus aux enfants des immigrants, devenus « héritiers » du statut de leurs parents. Ils furent ainsi progressivement « exclus » du système scolaire ou orientés vers des filières sans avenir et, surtout, confrontés au chômage de masse. La ségrégation résidentielle a participé de cette relégation sur laquelle s’est construit un système discriminatoire touchant désormais toutes les dimensions de la vie sociale : formation, emploi, logement, loisirs, services et institutions publics (école, police, justice…), citoyenneté, etc. (De Rudder, Poiret et Vourc’h 2000 : 49-121).

La hiérarchie sociale des inégalités s’articule à la hiérarchie ethniste et/ ou raciste, et ceci, quels que soient l’échelle géographique, la qualification ou l’âge considéré. Ce fait structurel, lié au caractère désormais cumulatif des discriminations directes et indirectes, permet de parler de racisme systémique, point de rencontre entre des formes interactionnelles et des formes structurelles de racisme. Les unes sont constituées des « micro-iniquités » répétitives et corrosives, mais inattaquables juridiquement, les autres par les règles et procédures de traitement, les deux formes étant incorporées aux règles éthiques et socioculturelles du fonctionnement ordinaire des institutions, des organisations et, plus largement, de la société tout entière (ibid. : 41). Chaque type ou mode de discrimination potentialise les autres tandis que les acteurs individuels ou collectifs qui y participent sont multiples et incluent les personnes qui en sont elles-mêmes victimes.

Stigmatisation et rationalisation anticipatrice

La position inférieure des étrangers « immigrés » et de la « deuxième génération » sur le marché du travail continue d’être couramment expliquée par les caractéristiques propres des populations concernées. Les interprétations hyper culturalistes, en particulier, qui présentent le double avantage de paraître de bon sens et de faire peser sur les victimes la responsabilité de leur situation, sont sans cesse invoquées : inadaptation des migrants à la société urbaine et au travail industriel, conflits culturels et difficile construction identitaire de leurs descendants, conflit de générations, démission des familles, etc. Au stéréotype de la « distance culturelle » séparant migrants et autochtones s’est substitué celui de l’inadéquation sociale, de l’incivilité et de la déviance. Les « jeunes » sont considérés comme incapables de se lever tôt, de retirer leur casquette, de dire bonjour et merci « normalement », etc. (Vourc’h et De Rudder 2006 : 39).

Cette construction stéréotypique peut paraître caricaturale. Elle n’est évidemment pas à l’oeuvre en permanence et dans son intégralité, mais produit le tableau cohérent de la nouvelle classe dangereuse. Elle fournit un stock disponible d’interprétations de la réalité sociale, une stigmatisation qui implique l’ensemble des protagonistes de la relation, les dénonciateurs comme les dénoncés et leurs défenseurs. Ce sont certains « initiés », pour reprendre la terminologie goffmanienne (Goffman 1975 [1963])[6], qui ont les premiers tiré publiquement la sonnette d’alarme en matière de discrimination. À partir de 1995, la presse a progressivement relayé les protestations des chargés de mission pour l’emploi ou de responsables de stage face aux refus de recrutement en raison de l’origine ou de la couleur. Ce n’est évidemment pas un hasard. La position d’intermédiaire du placement constitue un poste d’observation privilégié de ces discriminations. Pour certains, elles sapent leur travail quotidien de mise en adéquation de l’offre et de la demande et constituent un scandale, voire une réelle souffrance (Grangeard 1995; Bourdieu 1996). Dans nombre de cas, cependant, ces agents intermédiaires se font le relais de telles pratiques, ne serait-ce que par « réalisme » professionnel : à quoi bon présenter à un employeur qui n’en voudra pas un candidat possédant telle caractéristique qu’il récuse? L’échec est présumé assuré et représente une perte de temps et de performance. Par surcroît, certains d’entre eux supportent mal d’envoyer, comme ils disent, « au casse-pipe » des postulants qui leur reviennent ensuite meurtris voire amers et qui finalement en viennent à anticiper cette confrontation humiliante en s’enquérant auprès d’employés de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) : « Avez-vous bien dit que je suis noir? ».

Certains recruteurs, ou responsables des ressources humaines, reprennent ou anticipent les exigences de leurs employeurs. La meilleure recrue sera celle qui « ne fera pas de vagues » au sein du collectif de travail ou avec la clientèle. Embaucher un minoritaire reviendrait à prendre un risque « objectif » de perturbation des équilibres acquis – équilibres utiles à la bonne marche de l’entreprise et donc à ses performances économiques (Bataille 1997 : 129-138). Certains vont jusqu’à redouter la constitution de groupes incontrôlables ou s’inventent même des « seuils de tolérance » adhoc.

L’une des particularités de l’univers du travail et de l’entreprise est de se (re)présenter comme celui de la rationalité économique. C’est l’une des raisons pour lesquelles le racisme y est si souvent dénié. Considéré comme irrationnel, voire contreproductif, celui-ci semble tout simplement ne pas pouvoir s’y développer. Les employeurs, mais aussi les employés et parfois les intermédiaires comme les inspecteurs du travail, voire les syndicalistes, tendent à en contester la possibilité même ou à la ramener à des cas isolés, anecdotiques. Ainsi, les différences de traitement (embauche, affectation, formation, promotion, salaires…) – qui ne peuvent être tout à fait contestées et dont l’ampleur a été confirmée par l’enquête récente par testing d’Éric Cediey et de Fabrice Foroni (2006) – font l’objet de multiples justifications, souvent a priori et rarement étayées, telles que : des différentiels de qualification, d’aptitude intellectuelle ou physique, de mobilité, de culture traditionnelle ou générationnelle, etc. En effet, il est admis par avance que, comme nous l’a dit un employé de l’ANPE, « cequicompte,pourl’employeur, c’estlarentabilité,riend’autre ». Du même coup, ce sont les stigmatisables eux-mêmes qui se retrouvent accusés : « Lorsqu’ils sont confrontés à des refus,ilssesécurisentenl’attribuantàlacouleurdeleurpeau », et d’ailleurs « ils voient du racisme partout » (la fameuse paranoïa du minoritaire n’est même pas conçue comme une conséquence de l’expérience du racisme, mais comme une prédisposition).

Les limites de la rationalisation anticipatrice liée au stigmate se rencontrent aussi lorsque des entreprises sont parfois contraintes de recourir à une main-d’oeuvre qu’elles évitaient jusqu’alors. Dans certains cas, elles le font pour des emplois ciblés, destinés à assurer la pacification des relations sociales : emplois de « grands frères », de « femmes-relais » et autres médiateurs. Le travail socio-éducatif s’est également ouvert à des candidats « issus de l’immigration » pour des raisons similaires de « proximité ethnicoculturelle » avec le public visé. On observe là une forme d’ethnicisation des tâches différente de celle qui confine les minoritaires dans les activités les moins gratifiantes ou sans contact avec la clientèle. Ces cantonnements ont pour limite la pénurie de candidats; les employeurs tiennent alors un discours qui révèle leurs préventions antérieures : « detoutefaçon,jen’avaispasle choix ». Certains font même état de leur « bonne » surprise, tel ce dirigeant d’hypermarché qui avait souhaité « blanchir » son personnel et qui, faute de postulants, en est venu à renverser le stigmate :

« Si j’avais pu avoir un équilibre de moins de Maghrébins, ou je ne sais pas quoi, des gens d’autres quartiers, je l’aurais fait. Mais je n’ai pas le choix. Et c’est très rigolo, les “gens à problèmes”, c’étaient les Blancs, tout simplement parce que […] s’ils acceptent ce boulot-là c’est qu’ils sont contraints, forcés. Et ils ne sont pas à l’aise. Je peux vous dire que j’en suis vite revenu… Parce que si jamais ils [les « Blancs »] acceptent [ce travail], c’est eux qui vont traîner les pattes, qui vont voler… »

Remise à sa place et réduction à merci

La prolongation du modèle colonial ne repose pas que sur l’exploitation et la surexploitation. Elle s’accompagne du confinement dans certains statuts ou tâches, et, pour les enfants des « travailleurs immigrés », d’une ségrégation sur le marché du travail qui redouble la ségrégation résidentielle et s’appuie même sur elle (Maurin 2004). L’exercice de cette domination consiste en un constant rappel à l’ordre. Dans les collectifs de travail, y compris entre égaux, celui-ci prend fréquemment la forme de la blague raciste. Sobriquets, railleries, stéréotypes dévalorisants (« sauvagerie » des mentalités et des comportements des personnes à travers leur groupe d’imputation, « animalisation », etc.) assurent une fonction de mise à distance et de maintien de la hiérarchie ethnique et « raciale ». L’effet d’humiliation est assuré, mais dissimulé sous une camaraderie autorisant plaisanteries entre semblables. Ne pas accepter d’être moqué, c’est refuser de participer à la sociabilité ordinaire entre collègues, c’est manquer d’humour et faire preuve de tendances paranoïaques.

Dans certains cas, ce rappel à l’ordre est plus violent encore. L’apposition d’un autocollant du Front national sur un vestiaire, la distribution anonyme de tracts racistes ou les graffitis injurieux dans les toilettes sont de véritables menaces à l’égard de ceux qui seraient tentés de sortir du statut social et symbolique qui leur est assigné ou de se rebeller. Ce qui est signifié, c’est que même cette place-là – celle qu’ils occupent – ne leur est que concédée. L’outrage vient aussi en renfort, du porc est jeté dans l’assiette d’un musulman à la cantine ou dans sa salle de prière. Les cas d’avilissement – moins rares qu’on ne veut bien le croire – ont aussi pour objectif de conforter la cohésion d’une collectivité qui se présente à elle-même comme fragile et menacée d’éclatement. Plus globalement, la revendication d’un nous indissociablement national et raciste assure une fonction interne d’intégration.

Le refus d’entendre est, au travail comme au guichet, une forme fréquente de brimade qui fonctionne aussi comme répression des minoritaires et réduction au silence, notamment lorsque celui qui fait état de son expérience de racisme se voit refuser tout crédit. Dans les fonctions intermédiaires, maîtrise et encadrement, très exposées aux conflits, cette réduction au silence peut prendre des tours dramatiques et empêcher la personne d’exercer normalement son métier : les subordonnés pratiquent une sorte de sabotage des ordres (lenteur d’exécution, incompréhension volontaire, contestation de leur opportunité) provoquant la remise en cause par l’ensemble de l’organisation de ses qualités de chef tandis que l’hypothèse même d’une indiscipline liée à du racisme est d’emblée purement et simplement récusée. Ce déni est si puissant qu’il en vient à faire douter les victimes elles-mêmes de la justesse de leurs observations et interprétations. Contraintes de se taire, elles en viennent parfois à durcir leur attitude envers leurs subordonnés et à être taxées d’autoritarisme dans leur management. Leur carrière peut s’en trouver entravée (De Rudder, Poiret et Vourc’h 2000 : 172-173).

Remise à sa place et réduction au silence visent à décourager toute revendication et reconnaissance des qualités personnelles et du travail accompli, empêchant les minoritaires de franchir les frontières assignées, de crever le plafond de verre, en les contraignant, comme ils le disent eux-mêmes, à faire « deux fois plus » pour un même résultat.

Ainsi, rapports de domination et rapports d’exploitation se soutiennent-ils l’un l’autre. La domination n’a pas que des effets symboliques, elle aliène ceux qui la subissent jusqu’à les faire douter d’eux-mêmes et les contraindre à se conformer au stéréotype qui leur est attribué. Elle facilite les discriminations qui avèrent et reproduisent la position subordonnée. Il en va ici du racisme comme du sexisme : assujettissement et subordination réduisent à merci ceux qui les éprouvent et permettent d’obtenir d’eux plus et mieux que l’exploitation « normale » de leur force de travail. Le déni de l’expérience vécue, la répression même de la plainte et de la réclamation, bref, la dénégation du racisme, viennent clore sur lui-même ce système de sujétion.

Les syndicats et les discriminations racistes

Ainsi que nous l’avons évoqué, depuis une dizaine d’années, nos enquêtes nous ont amenés à travailler avec et sur les organisations syndicales, des confédérations et fédérations aux sections d’entreprise, sur de multiples terrains (industrie automobile, hypermarché d’une grande chaîne de distribution, administration, services publics). Ces recherches ne visaient pas tant à mettre en évidence le décalage attendu et « inévitable » entre les positions de principe et les actions de terrain qu’à saisir la teneur et surtout les manifestations concrètes de leur exposition comme de leur opposition au racisme et aux discriminations.

Leur situation objective et leurs positionnements sont d’autant plus intéressants que leur délicate localisation d’entre-deux se projette au sein de leurs propres organisations. L’inclusion et la promotion internes des militants minoritaires (immigrés ou « issus de l’immigration »), en principe toujours jugées légitimes et nécessaires, se heurtent à la difficulté de les considérer comme des militants « comme les autres ».

La Confédération générale du travail (CGT) et la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ont développé des campagnes de lutte contre le racisme et les discriminations dénonçant publiquement les pratiques patronales, mais aussi en tentant d’enrayer les expressions du racisme assez répandues parmi leurs adhérents et même dans quelques organisations de base. Elles sont en fait dans une position inconfortable, la « classique » dénonciation du racisme et des discriminations envers les « immigrés » au nom de l’égalité et de la solidarité entre travailleurs ne leur fournissant aucun moyen pour enrayer les réactions de leur propre base face à la concurrence (ou au sentiment de concurrence) accrue. Les positions de la Confédération européenne des syndicats contre le racisme et les discriminations ont été relayées par les syndicats français membres de cette organisation. Mais, jusqu’à maintenant, aucune instance confédérale, ou même fédérale, n’est expressément chargée de ces questions.

La majorité des syndicalistes que nous avons interrogés partage une certaine réserve à l’évocation du racisme dans les relations de travail (Vourc’h, De Rudder et Tersigni 2006). Il leur est plus aisé de dénoncer le patronat, en général, voire « la société » tout entière, ou encore de citer des cas exceptionnels de discrimination ouverte ou violente que de s’interroger sur les modalités moins perceptibles au niveau individuel d’un racisme systémique qui couvre nombre de discriminations directes ou indirectes. Ils répugnent à sortir d’une définition très étroite du racisme comme acte volontaire dirigé contre une personne. Tout se passe comme si la dénonciation d’une structuration ethniste ou raciste des relations sociales et des rapports hiérarchiques dans l’entreprise, et a fortiori dans le syndicat, leur paraissait dangereuse. La crainte de la « division des travailleurs » joue ici un puissant rôle d’intimidation qui s’exprime aussi bien dans la déclaration d’impuissance des instances fédérales (« riennemeremonte ») que dans les hésitations à dénoncer la difficulté de gravir les échelons (« les blocages qu’ils ont, c’est parce qu’ils n’ont pas envie de s’investir »).

Il y a une violente divergence entre les situations marquées par le racisme que décrivent les hiérarques syndicaux et celles auxquelles ont à faire face les syndiqués de base, surtout lorsqu’ils appartiennent à des groupes minoritaires. La surexploitation des immigrants récents, à laquelle se réfèrent régulièrement les responsables fédéraux ou confédéraux, n’est pas la première préoccupation des syndiqués de base ou des responsables syndicaux locaux qui évoquent plutôt les refus d’embauche et de promotion, voire le harcèlement.

Mais c’est sur l’opportunité de mesures tendant à favoriser le recrutement des minoritaires qu’ils divergent radicalement. Ainsi, la satisfaction des syndicalistes de l’hypermarché Carrefour de Marseille, où le recrutement se fait prioritairement dans les quartiers nord de la ville, les plus populaires et les plus « immigrés », s’oppose-t-elle frontalement aux réticences exprimées par les responsables fédéraux. La première réticence vient de la crainte qu’il s’agisse d’un premier pas vers une politique de quotas ethniques à laquelle ils sont expressément opposés par éthos républicain. La seconde est basée sur une véritable adhésion aux stéréotypes sur les habitants des quartiers populaires, en particulier les « jeunes issus de l’immigration ». Même si certains concèdent qu’« ils ne sont pas tous pareils », leurs représentations relèvent de la criminalisation de ces « jeunes » (qui ont parfois plus de trente ans) et de ces populations et alimentent leur attitude sécuritaire à l’égard de ceux qu’ils décrivent comme une nouvelle classe dangereuse.

C’est souvent dans des circonstances locales très concrètes que les organisations syndicales de base parviennent à faire reculer certaines situations discriminatoires. Le racisme incorporé dans ces situations n’est pas dénoncé seulement sur le plan idéologique, il l’est parce qu’il soutient une différence ou une inégalité de traitement de toute façon illégitime et/ou dangereuse pour l’unité du collectif de travailleurs. La recherche de solutions pragmatiques et explicitement référées aux principes et aux valeurs syndicales traditionnelles se combine avec la recherche de dispositions négociables avec le patronat. C’est ainsi que des sections syndicales d’entreprise ont pu obtenir des contrats d’embauche normaux pour des personnes initialement recrutées pour des tâches spécifiques et sur des statuts dérogatoires à la norme (de médiation, par exemple[7]).

Les situations concernant les expressions culturelles et minoritaires sont très diverses et contrastées. L’adaptation des menus dans la restauration collective est désormais assez généralement admise, mais la facilitation du jeûne du ramadan ou des congés pour les jours de fêtes traditionnelles dépend fortement des contextes et n’est pas toujours soutenue par les sections syndicales dont les responsables, y compris souvent les militants minoritaires, expriment fréquemment leur propre malaise sur ces questions. Le port du foulard islamique par les femmes en contact avec le public par exemple suscite des positions fortement divergentes et est souvent interdit par les règlements intérieurs des entreprises, contresignés par les syndicats. Contrairement à ce qui se passe en matière de lutte contre le sexisme, au sujet duquel certaines organisations ont mené des politiques très volontaristes (la CGT a inscrit la parité dans ses statuts en 2003, par exemple), les syndicats éprouvent des difficultés à promouvoir des syndiqués minoritaires. Parmi les raisons avancées, deux sont récurrentes : d’abord, les principes républicains qui interdisent les choix basés sur des critères ethniques et expliquent le refus de certains militants d’apparaître comme les représentants d’une catégorie spécifique; ensuite, la démocratie représentative qui fait que la composition des instances supérieures reflète la base, et donc la faible implication des minoritaires dans le militantisme au quotidien.

Ces deux arguments masquent souvent d’autres types de pratiques. Dans bon nombre d’entreprises, particulièrement celles dans lesquelles les salariés concernés sont aussi minoritaires dans le personnel, les organisations préfèrent une représentation non « ethnicisable » du personnel, qu’elles jugent plus efficace et plus conforme aux attentes supposées des syndiqués. Leur désignation/élection deviendrait légitime ou, à tout le moins, souhaitable pour des raisons électoralistes.

Globalement, les organisations syndicales n’échappent pas au dilemme « généralité/spécificité » induit par la référence consensuelle au « modèle républicain » qui domine les débats politico-médiatiques français à propos des groupes minoritaires issus de l’immigration. Ce « modèle universaliste », unanimement considéré comme typiquement « français » ou « républicain » (Eberhard 2006), supporte en fait toutes sortes de positions : de la clôture ethnonationaliste (ou « communautarisme majoritaire ») intransigeante, voire intolérante, à une ouverture aux demandes d’accommodement négociées de la part de groupes minoritaires. Du coup, le combat des syndicats contre le racisme et, surtout, contre les discriminations racistes, encourt en permanence un double risque alternatif ou même cumulatif : celui de se perdre dans les déclarations de principes – sans lien avec les réalités quotidiennes du monde du travail et donc sans spécificité syndicale – ou celui d’abandonner à des instances spécifiques non délibératives (des « commissions » ou des groupes organisés de minoritaires, par exemple) le traitement de ces questions qui débordent de toutes parts la particularité des situations auxquelles ils doivent répondre et pour lesquelles ils sont censés proposer des solutions.

Reste que la demande de reconnaissance de leur qualité universelle par les militants minoritaires est forte. Dans les syndicats comme ailleurs, ceux-ci sont conscients qu’ils doivent « faire le double des autres » pour se faire admettre. Ils acceptent cependant de moins en moins d’être tenus en lisière et ne se contentent plus de l’idée que la « société française n’est pas prête ». Nombre d’entre eux, aujourd’hui, sont prêts à enjoindre leur propre organisation syndicale de se comporter autrement que le patronat dont les pratiques racistes sont si couramment dénoncées.

La promotion de la « diversité »

Malgré les oppositions souvent frontales entre les organisations syndicales et le patronat, chacun campant sur ses positions traditionnelles sur la question des discriminations, une sorte « d’accord »[8] semble se faire autour de notions suffisamment floues pour que chaque camp puisse y faire référence sans sembler céder sur ses principes fondamentaux. Parmi ces notions, celle de « diversité » est la plus fréquemment mise en avant.

Celle-ci est une réinterprétation de la notion étatsunienne de diversity sans aucune référence au contexte dans lequel elle a été conçue (Sabbagh 2003). Elle a commencé à se diffuser en France « par le haut » sous l’effet d’une triple pression. La première est liée au pouvoir de définition des enjeux dont disposent les institutions patronales. La deuxième provient d’une certaine imposition conceptuelle et lexicale, via le recours à la langue anglaise comme lingua franca, dans les échanges et les accords au niveau des instances internationales et européennes, y compris syndicales. La troisième est liée à une commodité spécifique à la situation française. La notion de diversité permet de surmonter à bon compte l’interdit officiel de nomination des groupes ethnicisés ou racisés et, mieux encore, elle permet d’escamoter le processus même de catégorisation racisante qui organise les discriminations racistes. Le recours à l’idée de diversité dilue dans l’identification d’un système de différenciation généralisé et a priori sans limites les effets particulièrement structurants de la racisation.

L’engagement d’une partie du patronat à promouvoir la « diversité » lui permet de faire passer une certaine ouverture des recrutements de minoritaires pour une politique de lutte contre les discriminations. Quant aux chartes et autres protocoles promulgués en son nom, ils ne font bien souvent, comme le souligne Gwénaële Calves (1999), qu’engager les signataires… à respecter la loi!

La notion de diversité ne fait pas encore partie des références ordinaires des représentants syndicaux, et moins encore des militants. C’est la référence à l’égalité (des droits, des salaires…) qui, en la matière, demeure la pierre angulaire des campagnes et des actions syndicales. Les centrales ne s’y opposent pas, mais ne dénoncent pas non plus ses effets de « poudre aux yeux ». Cette politique, si encore elle a quelque efficience, produira un effet « d’écrémage », tel qu’il a été identifié par William Julius Wilson (1994 [1987] : 253) : « parmi cette catégorie de la population [c.-à-d. “les pauvres des ghettos”] ceux qui sont les mieux pourvus en ressources économiques, éducationnelles et sociales sont de fait sélectionnés ».

La notion de diversité est aussi au centre des actions menées par la très récente Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) qui, dans ses rapports[9], y fait plus souvent référence (70 occurrences en 2006) qu’à la notion de « discrimination indirecte » (27 occurrences), inscrite, elle, dans la loi (De Rudder et Vourc’h 2006 : 175-194). Il n’est pas possible ici d’analyser le fonctionnement de cette institution dont le champ d’action ne se limite pas aux discriminations « raciales », mais inclut la santé, le sexe, l’origine, l’action syndicale, l’homophobie, etc. Il convient cependant de souligner l’extrême difficulté qu’elle rencontre à traiter et à prendre en compte l’effet cumulatif et quasi simultané de plusieurs discriminations, qu’elle choisit de ne saisir qu’à partir d’un seul critère. Ceci aboutit par exemple au paradoxe suivant : en 2005, le critère de sexe ne réunit que 6,2 % des saisines et est à 50 % invoqué par des hommes, alors que deux des trois cas détaillés dans le chapitre « emploi » et présentés sous le critère d’origine concernent des femmes. La coextensivité des différents critères sur lesquels se constituent les discriminations est sous-estimée et, surtout, ne fait guère l’objet de réflexion. Pourtant, des travaux nord-américains ont déjà souligné à quoi aboutit le classement univoque des faits de discrimination sous la rubrique racisme ou sous la rubrique sexisme, à savoir « la disparition des femmes des minorités » (Duclos 1993) dans les décisions de justice, où « tous les noirs sont des hommes et toutes les femmes des blanches » (Hull, Bell-Scott et Smith 1982). Ce sont donc les situations potentiellement (et réellement) les plus critiques qui sont les moins bien documentées et les personnes les plus exposées aux traitements inégalitaires qui « disparaissent » ainsi. Il n’en reste pas moins que cette Haute autorité devrait enfin permettre aux victimes, si elle joue son rôle, non seulement de se faire entendre mais aussi de faire sanctionner financièrement et/ou judiciairement les auteurs de ce qui est maintenant officiellement reconnu comme un délit, malgré le risque de dilution de la lutte contre les discriminations « raciales » dans des dispositifs publics à vocation « universelle » de combat contre toutes les discriminations. Ainsi, les discriminations sont toujours considérées comme des manquements ponctuels et sectoriels au principe d’égalité de traitement, non comme une expérience existentielle durable et globale, inhérente à l’ethnicisation et à la racisation non seulement des relations sociales, mais plus globalement des rapports sociaux.

Liés à la contestation d’un ordre social qui n’est plus seulement perçu comme quasi exclusivement « classiste », mais aussi sexiste et raciste, d’autres enjeux, que nous avons traités ailleurs[10], mériteraient d’être discutés plus avant : celui concernant l’adoption ou non de politiques et de dispositifs calqués sur ceux d’autres pays européens telle la positive ou affirmativeaction en Grande-Bretagne et aux États-Unis – et très improprement considérées comme de la « discrimination positive » – ou celui portant sur la mise en place d’un recensement de la population incluant le recueil de données « ethniques » sur les personnes. Il n’en reste pas moins qu’il existe de nombreuses raisons de s’inquiéter de l’absence de prise en considération de la genèse sociale, économique et politique des injustices et des inégalités qui organisent une privation d’universalité « groupale » et qui structurent, en France, un ordre social ou, selon l’expression d’Omi et Winant (1986), une formation sociale, à la fois sexiste et raciste.