Corps de l’article

Encore au XVIIIe siècle, le théâtre et, par extension, ceux qui le pratiquent sont précédés d’une double réputation qui suppose une certaine contradiction : d’une part, la vie de coulisse se voit répudiée par la société, les comédiens sont, par exemple, excommuniés par l’Église, qui les perçoit comme des séducteurs et des gens de petite vertu; d’autre part, le théâtre fascine, attire les foules et pique la curiosité du public féru non seulement des pièces, mais aussi des écrits théorisant l’interprétation théâtrale et des textes relatant la vie privée de ses praticiens. Mademoiselle Clairon (1723-1803), l’une des plus grandes actrices de son siècle, souligne justement cette « inconséquence » à la fin de ses Mémoires :

Quoi! le monarque qui m’appelle, me retient et me pensionne, le gentilhomme de la chambre qui préside au spectacle, l’auteur qui m’apporte son ouvrage, le public qui vient m’entendre, m’applaudir, tous seraient innocens, hors moi? J’obéis à l’autorité qui m’enchaîne; j’ajoute de nouvelles beautés aux vers qu’on me confie; je vous fais passer des heures délicieuses : et vous m’en punissez! Cette inconséquence n’a point de nom

(Clairon, 1822 : 282).

Mademoiselle Clairon déplore que la société, du monarque au public, en passant par l’auteur, profite de son travail sans en reconnaître le mérite; pire, l’ensemble des citoyens condamne la carrière que l’actrice et ses camarades de scène ont choisi d’embrasser : « Les spectacles sont-ils dangereux? » (idem); « En quoi donc ce métier peut-il être déshonorant? » (ibid. : 283); « On prétend que les moeurs sont plus dissolues au théâtre qu’ailleurs » (idem; je souligne); « On dit encore que l’argent qu’on donne à la porte, est déshonorant pour celui qui le reçoit » (ibid. : 284; je souligne). L’actrice tente de montrer la valeur péjorative associée à son métier, valeur véhiculée par ce « on » générique qui n’a pas de visage particulier, mais qui marque plutôt une rumeur générale et plus ou moins partagée. Mademoiselle Clairon se place évidemment contre l’opinion publique qui diffame la réputation de son métier et, corollairement, sa réputation personnelle. Elle utilise le genre mémoriel afin de formuler sa réponse contre le discours public et afin de dissiper le parfum de scandale qui l’entoure. Il peut paraître singulier qu’une femme prenne part aux débats publics du XVIIIe siècle, qui plus est, une femme qui ne jouit ni d’une naissance prestigieuse, ni d’un mariage qui aurait participé d’une élévation sociale.

Dans son article « L’imago de l’actrice à l’âge classique », Sabine Chaouche évoque cette double et contradictoire étiquette apposée aux praticiens du théâtre[1] et elle suggère que les rôles tenus par les comédiens sur les planches se prolongent dans l’espace public. En tant qu’interprètes, ils se trouvent d’abord sur la scène lorsqu’ils récitent leurs répliques, mais la pratique même de l’art dramatique les pousse par la suite à devenir des personnages hors des tréteaux, et donc à se placer au-devant de la vie publique, une scène qui s’avère, elle, métaphorique. D’une certaine manière, leur pratique les amène à jouer le rôle de leur propre existence en dehors des théâtres. Ce phénomène de médiatisation de la vie des acteurs et des actrices apparaît au XVIIIe siècle et connaîtra une effervescence importante au siècle suivant[2]. L’article de Chaouche analyse presque exclusivement le personnage de Mademoiselle Clairon; peut-être l’un des cas les plus frappants de son époque en ce qui a trait à la vedettisation d’une personnalité issue du milieu théâtral. Or, ce qui semble particulièrement intéressant dans les Mémoires et dans les libelles écrits à son sujet relève moins de la construction de son ethos, que de la façon dont la pratique du théâtre a permis à cette femme d’avoir voix au chapitre dans l’histoire ou, à tout le moins, dans l’histoire du théâtre.

Cette étude propose ainsi de souligner l’élévation sociale de Mademoiselle Clairon, à la lumière des textes qui répondent à la pratique de son métier d’actrice. Dans un premier temps, bien que les cinq différents libelles diffamatoires[3] écrits par Pierre Alexandre Gaillard de la Bataille (1708-1779) contre Mademoiselle Clairon visent explicitement à souiller la réputation de l’actrice, la diffamation donne tout de même à voir l’évolution de sa notoriété, notamment dans le déplacement du sujet des moqueries et à travers la focalisation du récit. Dans un deuxième temps, les Mémoires de Mlle Clairon, qui formulent en quelque sorte une réponse à ces libelles et, de façon plus générale, aux rumeurs publiques circulant à son sujet, révèlent également l’ascension de la comédienne dans l’échelle sociale. Textes le plus souvent rédigés à la fin de la vie, les Mémoires permettent d’adopter un regard rétrospectif sur un parcours ou une carrière publique, et le fait même de s’inscrire dans la tradition mémorielle indique en soi la valeur et la notoriété du personnage qui prend la plume. Les XVIe et XVIIe siècles réservaient essentiellement cette pratique d’écriture aux personnages de cour, aux commandants de guerre et aux ecclésiastiques, bref, à ceux dont le parcours avait croisé et même influencé les mouvements de l’histoire[4]. Si les Mémoires ne sont plus « l’apanage des seuls aristocrates » (Wintermeyer, 2008 : 19) comme c’était le cas avant le XVIIIe siècle, ceux des hommes et des femmes de théâtre[5], dont ceux de Mademoiselle Clairon, doivent en revanche témoigner « d’un certain capital social, politique et culturel [de la part de leur auteur] justifiant une telle prise de parole publique » (Jeannelle, 2004 : 286). On peut croire qu’à partir du XVIIIe siècle, la tradition mémorielle tend à se démocratiser, ce qui justifierait qu’une roturière comme Mademoiselle Clairon soit autorisée à écrire ses Mémoires. Il n’en demeure pas moins que les mémorialistes doivent jouir d’une certaine notoriété afin d’entrer en dialogue avec l’histoire et les rumeurs qui les entourent. C’est précisément cette notoriété et le pouvoir l’accompagnant qu’il importe de souligner. Rares sont les femmes qui, comme Mademoiselle Clairon, ont un poids dans l’histoire littéraire ou politique. Après tout, comme l’indique Hortense Mancini (1646-1699), l’une des premières femmes à écrire ses Mémoires, « la gloire d’une femme consiste à ne point faire parler d’elle » (Hortense Mancini, citée dans Seth, 2013 : 7).

De l’imagination du libelliste à la mémoire du spectateur

Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricoeur rappelle l’opposition entre les concepts de mémoire et d’imagination, qui s’appuient tous les deux sur le topos de l’eikon, signifiant « la représentation présente d’une chose absente ». Ces deux idées peuvent être rapprochées par leur valeur mimétique, mais elles s’opposent néanmoins par leur fonctionnement : la mémoire tend à montrer ce qui a été antérieurement vécu, alors que l’imagination représente plutôt les possibles du monde. Ainsi, même si les deux concepts se fondent sur le réel – l’un tentant de le reproduire tel qu’il a été, l’autre cherchant à créer ce qu’il aurait pu être – il n’en demeure pas moins qu’ils sont antinomiques (voir Ricoeur, 2000 : 5-66).

Cette dualité peut être utile afin d’entrer dans les textes écrits contre Mademoiselle Clairon, puisque l’imagination du libelliste tente en quelque sorte de calquer la mémoire de l’actrice. Autrement dit, la narration crée une femme de papier et cherche à l’associer au personnage public qu’est Mademoiselle Clairon à l’époque où les premiers libelles sont publiés. D’ailleurs, l’étiquette générique utilisée ici ne tombe pas sous le sens : on reprend, en fait, l’appellation qu’utilise Mademoiselle Clairon dans ses Mémoires. Ce que l’actrice qualifie de « dégoûtant libelle » (Clairon, 1822 : 22) pourrait plutôt être associé à la tradition des romans libertins dont les lecteurs du XVIIIe siècle sont friands. Le libelle prend son étymologie du latin libellus, qui signifie « petit livre » et qui éclaire l’aspect succinct d’un tel ouvrage : « Le pamphlet [comme le libelle] tire sa force de la brièveté : il exige un tour vif, piquant, où la pensée se condense en traits cinglants. Il s’accommode mal de tout ce qui se met en travers de sa trajectoire et retarde son effet : le récit, la description, la digression, l’analyse, bref tout ce qui fait le charme du roman, et que l’on retrouve » (Lever, 2003a : 9) dans l’Histoire de Mademoiselle Cronel. L’écriture pamphlétaire a pour principale volonté de s’attaquer à une institution ou à une personnalité au moyen de la polémique qui se crée le plus souvent à chaud et dans l’urgence (Fragonard et Aron, 2010), ce qui n’est pas tout à fait le cas de ces pseudo-Mémoires. Ainsi, bien que les scènes érotiques déployées par ces textes visent à charger Mademoiselle Clairon, il semblerait que la part ludique associée au roman libertin soit plus propre à définir ce récit. Par ailleurs, des témoignages produits par la police des moeurs agissant sous le règne de Louis XV permettent de croire que les habitudes libertines de Mademoiselle Clairon et de sa mère venaient parfois à dépasser la fiction de ces romans-libelles. Ce faisant, les deux femmes étaient peut-être moins les victimes d’une écriture pamphlétaire, que les sujets tout indiqués pour l’élaboration d’un roman libertin. Il semble toutefois injustifié de ranger ce texte du seul côté des romans, sans égard à la volonté diffamatrice du texte. On ne devrait pas non plus ignorer l’appellation donnée par ses contemporains, l’étiquette de roman ayant été apposée par la critique a posteriori. L’ambiguïté générique du texte, entre roman et libelle, s’explique certainement par son ambivalence à départager le vrai de l’invention.

C’est en 1741 que paraissent les deux premiers volets de l’Histoire de Mademoiselle Cronel, dite Frétillon, actrice de la comédie de Roüen, écrite par elle-même. L’intitulé suggère déjà le ton railleur auquel on s’attend d’un roman à caractère satirique et dont l’effet comique repose en partie sur l’anagramme du nom de l’actrice, qui s’écrivait aussi « Cléron ». Ce procédé pointe le mécanisme employé dans le reste de l’ouvrage : comme le nom qu’on déforme et qu’on cherche à rendre risible, on déplace et transforme la réalité de l’actrice à partir de ce qui est connu du vrai personnage. Il ne fait pas doute que le récit de Mademoiselle Cronel n’est pas à prendre au pied de la lettre. De tels textes ne se réclament pas de la vérité des faits qu’ils rapportent. Au contraire, comme l’écrit Jean-Yves Vialleton, le discours diffamatoire « ne se prend pas au sérieux, comme s’il ne s’agissait pas de faire croire aux turpitudes racontées, mais de s’amuser du scandale » (Vialleton, 2009 : 163).

La distance entre le nom original de l’actrice et le sobriquet qu’on lui attribue confirme cette intention de prendre plaisir à la moquerie sans prétendre à la vérité. L’exagération des moeurs légères du personnage, cette manipulation et cette déformation des faits viennent creuser un fossé entre la réalité de Mademoiselle Clairon et la fiction qu’invente le roman-libelle à son sujet. L’incipit du premier volet donne une idée assez claire du ton acerbe de la narration qui se maintient tout au long du récit :

Ma naissance est si incertaine, que ma mere ennemie du mensonge, m’a avoüé qu’elle ne pouvoit m’assûrer une positive paternité. Mais si l’inclination avoit contribué à me le donner, je le devois à un gros Chanoine qui se disoit Gentilhomme, & qui du tems qu’elle me conçût, possédoit son affection, au préjudice d’un nombre de Rivaux également favorisés. Elle avait encore le nom de fille lorsque je vins au monde, & je suis sans doute le fruit de ses complaisances générales. Ma raison se dévelopant avec l’âge, je compris bientôt à quel état j’étois destinée. Mon imagination se remplit des douceurs qui y sont attachées. Mon penchant se trouva d’acord avec les devoirs essentiels de cet état. […] Enfin, je parvins à cet âge qui devoit ramener l’abondance, éloignée de la maison depuis que ma mère se trouvoit dans un âge un peu avancé. Déja nous commençions à sentir les désagréments de la nécessité, lorsqu’elle me tint ce discours d’une manière toute pathétique. « Te voilà, ma chère fille, dans l’état où je te souhaite depuis long-tems. La nature & mes soins t’ont renduë propre à donner l’amour. Sans être précisément jolie, ta petite figure chiffonnée, soutenuë de la jeunesse d’un certain enjouement [etc.], va faire naître des desirs qu’il faut ménager avec art : ce sont ces desirs que tu vas inspirer, qui doivent être le riche domaine qui produira les revenus nécessaires à notre entretien »

(Gaillard de la Bataille, 1741b : 4-5).

On voit bien que la narration ne cherche pas à confondre ses lecteurs : il ne s’agit pas de convaincre le public que l’actrice est pourvue d’une dangereuse naïveté ni que sa mère l’encourage à devenir une fille de rue. Tout ludiques qu’ils puissent être, les romans-libelles s’appuient néanmoins sur un lien sensible entre la réalité de Mademoiselle Clairon et celle de Mademoiselle Cronel. Le plaisir de la diffamation ne vient pas d’une mise en scène purement gratuite de la perversion, mais plutôt d’un rapprochement possible entre une « réalité » pervertie et celle concrètement vécue par l’actrice. Le personnage fictif et la personne réelle sont ainsi mis en relation afin que le lecteur puisse les associer et qu’il peine à distinguer la frontière qui sépare la réalité de la fiction : la représentation de ce qui peut être mime ce qui a été. Plus encore, le libelliste doit travailler à partir de ce que le public connaît de Mademoiselle Clairon dans la construction du personnage qui s’inspire de ses turpitudes. En outre, la paternité incertaine de l’actrice, le fait qu’elle ait été élevée seule par sa mère et qu’elle semble encline aux plaisirs de la chair sont autant d’informations susceptibles de courir à son sujet et que le texte fait résonner pour l’amusement de son lecteur. Il n’y pas de fumée sans feu, dit-on; aussi, le travail des libelles consiste-t-il à attiser la braise.

L’usurpation de l’identité de Mademoiselle Clairon et le fait de lui attribuer des souvenirs permettent par ailleurs un accès au domaine privé, exemplifié par les dernières phrases du passage cité. La mère y avoue avoir pratiqué, au plus, la prostitution et, au moins, un libertinage dont elle a tiré profit pour satisfaire à son « nécessaire » et à l’« abondance » que l’âge a éloignée de la maison. On laisse entendre que le temps n’a pas épargné la pauvre mère, pour qui le commerce sexuel devient difficile, et que la petite Cronel devra prendre son relai afin d’assurer le confort de leur ménage. Cet « état » ne semble pas déplaire à la narratrice, qui connaîtrait même un « penchant » pour ces « douceurs » que lui annonce sa lubrique carrière. Si le dernier passage donnait accès à une conversation privée entre une fille et sa mère, l’accès à l’intimité de la jeune Cronel vient à se resserrer et permet d’aller plus loin dans l’ordre du privé, alors que la narration révèle les pensées mêmes du personnage :

La misère augmentoit dans la maison, la dépense que l’on avoit faite pour me mettre en état de paroître, & dont nous avions suposé que nous serions bient-tôt dédommagées, nous avoit mis dans le cas de manquer presque du nécessaire. D’ailleurs la petulence de mes desirs s’irritoit de plus en plus. J’avois treize ans; j’étois formée d’un sang qui n’étoit pas tranquille à cet âge, & les adoucissements que j’apportois à leur violence, par un badinage secret, n’étoient pas suffisans pour apaiser les émotions intérieures qui m’agitoient

(ibid. : 9-10).

Le texte montre donc des scènes où la jeune fille est seule avec sa mère ou même avec des hommes, mais il relate aussi des moments de parfaite solitude. Ces passages permettent de découvrir son goût pour la masturbation, qui n’arrive pourtant pas à calmer ses ardeurs. Cet accès aux pensées les plus secrètes du personnage expose son intériorité et l’intimité de sa réflexion. De part en part du récit, les actions de Mademoiselle Cronel se veulent illicites et témoignent de son comportement immoral, mais le récit tente surtout d’évoquer – et c’est là l’odieux du texte – l’intention vicieuse du personnage et son penchant libidineux. C’est donc moins l’action de la débauche qui salit la réputation de l’actrice, que son désir et son attrait pour cette débauche :

J’avouerai que j’avois fait fort peu d’attention aux femmes que j’avois rencontrées [lors d’une soirée], mais pas un seul homme n’étoit échappé à mes regards. Je n’avois point senti d’impression particuliere, mais je connus que j’en aimois le Sexe en général. Cette passion se trouva fortifiée en moi par un tempéramment assez vif, dont m’avoit fait present la nature (ibid. : 8).

Le roman-libelle veut montrer l’attirance du personnage pour la perversion, qui n’est perceptible qu’en montrant le fond de sa pensée et que seule la narration homodiégétique autorise.

En prêtant de mauvaises intentions à Mademoiselle Clairon, ou à son double romanesque, l’auteur a lui-même une intention : entacher le nom de cette personnalité publique. Il convient ici de toucher un mot de la paternité de ces romans-libelles qui ne fait pas consensus auprès de la critique. On ne peut certifier hors de tout doute que l’auteur de l’Histoire de Mademoiselle Cronel est Pierre Alexandre Gaillard de la Bataille, même si tous les indices dont on dispose convergent à lui attribuer ces textes[6]. On détient d’ailleurs peu d’informations au sujet de ce personnage, sinon qu’il aurait tâté de la profession de comédien au théâtre de Rouen avant d’occuper « les fonctions de trésorier de France » (Lever, 2003a : 19) et d’écrire deux autres faux Mémoires, outre ceux de Cronel (ibid. : 19-21). Gaillard de la Bataille et Mademoiselle Clairon auraient aussi partagé une idylle à laquelle l’actrice aurait mis fin. Les romans-libelles de même que les vrais Mémoires évoquent cette rupture, la scène décrite par l’actrice prenant le contre-pied de la version pour le moins saugrenue du libelliste :

Monsieur lui répondis-je à l’oreille, vous m’avez empéchez de dormir cette nuit, vous êtes un homme bien dangereux. Que je suis malheureuse de vous avoir vû! Je m’évadai après ce discours, & j’en atendis l’effet avec beaucoup d’impatience; il fut quelques jours sans me venir voir, pour se faire desirer sans-doute; rafinement qui lui étoit inutile; mais enfin je le vis entrer dans mon apartement avec l’air qui m’avoit enchanté; je n’avois pour lors d’autre compagnie que mon amour. Ah! vous voilà, dis-je aussi-tôt que je le vis paroître, que vous êtes cruel; […] vous vous faites aimer, vous ne l’ignorez pas, & vous avez la barbarie de ne pas aporter aux maux que vous causez les remedes convenables. Il reçut mes reproches fort galament; je ne fus pas difficile à apaiser, il m’avoua que j’avois fait sur lui les mêmes impressions qu’il avoit faites sur moi; nous étions seuls, mes regards, mes discours, lui faisoient connoître assez qu’il pouvoit tout hazarder; il vôla dans mes bras; l’amour nous couvrit de ses aîles je perdis connoissance, & mon ame faillit à m’abandonner dans l’yvresse des plaisirs

(Gaillard de la Bataille, 1741b : 43-44).

Du côté de Mademoiselle Clairon, il semble que la « barbarie » de son amant ne se manifeste pas exactement comme le libelliste le prétend :

[T]out en louant mes charmes et ma vertu, il[7] lui passa dans la tête de jouir des uns et de chasser l’autre. Connaissant bien les êtres de la maison, sachant un jour que ma mère devait sortir pour affaires, il obtint d’une vieille servante que nous avions, de le laisser pénétrer jusqu’à ma chambre. Il n’était que neuf heures du matin, j’étais encore couchée : j’étudiais. Il faisait chaud; nul bruit ne m’avertit de réparer mon désordre; je n’avais pas encore quinze ans, et ma chemise et mes cheveux étaient ma seule couverture. Cette vue ne lui permit pas de rester long-temps maître de lui-même : il accourut, voulut me prendre dans ses bras; j’eus le bonheur de m’échapper. Mes cris firent entrer la servante et une voisine qui logeait sur le même carré que moi. Nous prîmes alors les balais et les pelles, et nous chassâmes ce malheureux

(Clairon, 1822 : 21-22).

À la lumière de cette querelle qui oppose le libelliste à la mémorialiste, on peut être tenté d’attacher une intention revancharde au projet d’écriture de Gaillard de la Bataille; mais peut-être serait-il imprudent de créer un tel rapprochement sans d’abord mentionner que les romans libertins sont parfois le fruit d’une vengeance privée : dans le cas présent, la réponse d’un amant éconduit. Or, la notoriété de la comédienne, même modeste parce qu’en début de carrière, suppose des représailles qui dépassent l’ordre d’une action strictement privée. Cette histoire participe d’un lynchage public, ce qui cautionne le caractère pamphlétaire ou diffamatoire de ces récits. S’ils peuvent être attachés à la tradition des romans libertins, ils peuvent également poursuivre celle des libelles diffamatoires, même si elle se trouve infléchie[8]. Les romans-pamphlets écrits contre Mademoiselle Clairon ne visent pas à critiquer un personnage politique, mais, plus simplement, à critiquer les moeurs d’une femme qui s’est fait connaître par la scène. Anne Arzoumanov écrit à ce sujet :

Les personnages représentés [par les libelles] ont tous un rapport plus ou moins étroit avec les plus hautes sphères de l’État : il y est question de rois et de reines, de princes et de princesses, de ministres, de favorites, ou encore d’individus appartenant à la société mondaine proche de la Cour. Il n’y a donc qu’un pas à franchir pour en faire une lecture politique, consistant à y voir une critique masquée de l’élite dirigeante, et il s’agit là d’un des autres traits constitutifs du genre du libelle diffamatoire, qui a pour vocation de désacraliser […] les personnes au pouvoir

(Arzoumanov, 2013 : 319).

Ce n’est pas le pouvoir politique qu’on conteste chez Mademoiselle Clairon, mais plutôt sa notoriété. Le fait qu’on cherche à souiller publiquement son nom suggère d’emblée qu’il y a une réputation à entacher, qu’il y a une opinion partagée à détourner.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’un pouvoir politique, la diffamation de l’actrice indique qu’elle jouit d’une considération certaine. Le goût du public pour les arcanes de la vie de coulisse se manifeste notamment par la vogue des libelles, des Mémoires et des recueils d’anecdotes dramatiques et pointe un engouement pour le monde de la scène de façon plus générale; ce commentaire de Pierre Frantz et Sophie Marchand, experts de l’histoire du théâtre au XVIIIe siècle, en fait foi :

Conséquence de la théâtromanie, les écrits sur le théâtre prennent au XVIIIe siècle un essor inédit, tant par leur nombre et leur diffusion que par leur diversité, témoignage éloquent d’un élargissement du champ de réflexion sur les spectacles. Loin de n’intéresser que les doctes et les spécialistes, ils visent un large public d’amateurs, curieux de ce qui concerne l’actualité et la vie théâtrales  

(Frantz et Marchand, 2009 : 38).

Ainsi, en même temps que se développe une forme de vedettariat, l’écriture de textes qui se penchaient jusqu’alors sur des destins plus ou moins liés à la vie politique, comme les libelles et les Mémoires, tend à s’élargir. Dans un tel contexte, le travail sur les planches vient à autoriser des gens comme Mademoiselle Clairon à atteindre la sphère publique et ouvre ainsi la voie à une certaine émancipation qui ne passe plus nécessairement par la naissance. L’actrice devient en quelque sorte responsable de sa montée sociale, un mouvement qui ne va évidemment pas de soi dans le contexte français d’Ancien Régime, où la naissance détermine la carrière et la destinée d’un individu. En ce sens, il semble que le théâtre, pourtant marqué par sa valeur marginale, permette une mobilité sociale à ceux qui en font la pratique, et ce, même pour les femmes, pour qui l’émancipation ne peut être que difficile.

Le choix de prendre Mademoiselle Clairon comme objet d’un récit à saveur pamphlétaire suggère déjà qu’elle ait réussi à se tailler une place dans l’esprit de ses contemporains, pour qui elle devient une icône. La déconstruction de l’image d’un tel personnage repose sur une tension entre ce que le public connaît de celui-ci et ce qu’il en ignore. Sans cette notoriété préexistante au texte, le libelle n’est pas opératoire (alors que le roman le serait) : l’invention du libelliste et l’odieux s’infiltrent dans les failles des éléments publiquement partagés. La stratégie d’écriture consiste à révéler l’intime et à relier cette part d’invention à la part connue et réelle de la personnalité qu’on cherche à salir. L’imagination du libelliste peut donc se déployer dans tout ce qui a trait au privé, mais, inversement, lorsqu’il est question d’expériences publiques, la représentation de la fausse mémoire de Clairon doit répondre aux réels souvenirs que le public garde d’elle, puisque mémoire et imagination partagent alors un même cadre référentiel. De cette façon, l’Histoire de Mademoiselle Cronel peut parfois sembler se contredire puisqu’on y trouve à la fois des passages où l’actrice est louée et d’autres où elle essuie la disgrâce.

Ce double mouvement évolue dans les différents romans-libelles et permet, par conséquent, de prendre la mesure de la notoriété grandissante du personnage de Mademoiselle Clairon. Si, dans les premières parties du récit, les considérations autour de Mademoiselle Cronel s’arrêtent à sa vie intime, les derniers volets peignent aussi l’actrice dans un contexte public qui invite aux commentaires mélioratifs :

Mr. le Marquis étoit du nombre des Spectateurs & entendit chanter la petite Fretillon, il admira ces faciles et surprenans éclats qui paroissent surpasser la portée des organes humains, ces délicates gradations, cet inflexions justes, & variées, enfin ce sentiment & cet esprit qui étant dans le chant, frappent en même temps l’oreille et le coeur. Il n’en faut pas davantage pour échauffer la tête d’un jeune homme à qui l’argent coûte moins que les soins. Fretillon jeune encore & peu riche de ses prostitutions provinciales, aimoit deja les hommes qui pensoient ainsi. Mr. le Marquis la vit, elle lui plût : mais elle étoit chez sa mere, & le ménage de cette famille indisposa d’abord le nouvel Amant. Il les trouva dans une chambre haute & obscure, n’ayant d’autre ameublement qu’une bergâme & quatre chaises de tapisserie; le tout cependant propre & neuf, provenant des veilles de quelqu’un qui vivoit en ce tems là

(Gaillard de la Bataille, 1750 : 11-12).

Le déplacement du discours sur la personne de Mademoiselle Clairon correspond au déplacement spatial du récit : au théâtre, lieu par où le public a la meilleure connaissance de l’actrice, le personnage est admirable, alors qu’à la maison, même si on ne traite pas directement de Mademoiselle Clairon, le portrait de ses appartements se veut pauvre et dépréciatif. La narration ne tarde pas à projeter la pauvreté des appartements sur les personnages qui y habitent :

L’Objet des voeux de Mr. le Marquis qui ne s’étoit point attendu à cette visite, fut surpris dans son état ordinaire. Ce ne fut point-là une Nayade de la Cour de Neptune, chargée de richesses des Mers, une Flore Amante de Zéphyr ornée des plus belles fleurs du Printems : c’étoit Fretillon vêtue de calmande rayée, coëffée en bonnet de nuit sale, un ruban couleur de rose autour, plus sale encore : son visage étoit démasqué; son col, sa poitrine maigre étoient découverts & chargés d’une couleur jeaunâtre : on y distinguoit librement le travail des muscles. Fretillon en cet état étoit au coin d’une petite cheminée, occupée à ranimer les cendres de son feu, & à suspendre l’extinction d’un bout de chandelle

(ibid. : 12-13; je souligne).

La stratégie diffamatrice consiste à « démasquer » Mademoiselle Clairon. Certes, le roman-libelle ne peut pas ignorer les talents de l’actrice ni même les louanges qui lui sont faits lorsqu’elle se trouve sur scène, mais, comme le personnage du Marquis, le lecteur est amené à découvrir sa vie privée. Le texte suggère que la facette de la comédienne connue par les spectateurs est sublimée par les rôles qu’elle joue et par l’illusion théâtrale :

Mr. le Marquis fut surpris & interdit. Ce spectacle lui serra le coeur. La premiere visite fut bientôt faite, après quelques mauvais propos de la part de la Mere & la fille, il se sauva confus de sa démarche, & se promit bien de ne s’exposer jamais à de pareilles avantures. Il ne connoissoit pas encore le pouvoir des talens & l’enchantement du Théâtre. Il rétourna quelques jours après à l’Opera; il trouva Fretillon métamorphosée en Bergere amoureuse chantant un duo. C’étoient des graces timides, des sons tendres & passionnés, des regards pleins de lascivité, des positions, des attitudes toujours nouvelles & plus intéressantes

(ibid. : 13; je souligne).

Le substantif « spectacle » apparaît particulièrement porteur de sens puisqu’il donne à voir la mise en scène du privé : le spectacle théâtral est pris à rebours pour montrer Mademoiselle Clairon sous son « vrai » visage. On déconstruit ce qu’on connaît de l’actrice sur les planches pour la montrer dans le particulier, qui s’avère être un nouveau spectacle pour le Marquis, comme pour le lecteur; spectacle navrant dans ce cas-ci.

Malgré la mise en scène d’un privé déprécié, force est de constater que les dernières sections des romans-libelles font une large place aux talents de l’actrice. Alors que, dans les premiers volets, on ne voyait la jeune fille qu’en compagnie de sa mère ou de ses amants, la dernière partie la présente aussi sur scène. On remarque donc un déplacement du point de vue, dès lors que le texte ne s’intéresse plus exclusivement à l’intime et, conséquemment, à la dévalorisation du personnage, mais qu’il s’attache également à la part connue du public, forçant ainsi la narration à reconnaître l’appréciabilité de Mademoiselle Clairon :

On ne prétend pas lui contester l’excellence des talens. Un jeu noble, une déclamation aisée, un geste naturel, une voix sonore, de la dignité, de l’ame, ajoutez à cela une poitrine infatigable; voilà les avantages avec lesquels la Demoiselle Cleron débuta sur la scène; les applaudissemens qu’elle reçut du public, parlerent en sa faveur, il seroit absurde de vouloir la proscrire, si les talens suffisoient seuls pour oser aspirer à la profession d’heroïne de Théatre, personne assurément n’y pourroit prétendre avec plus de justice. Mais c’est une vérité constante & qu’on ne peut trop répéter, que les talens sont la partie la moins essentielle d’une Actrice

(ibid. : 52-53).

Cette section fait la part belle à Mademoiselle Clairon, en dépit de la dernière phrase qui vient démonter tous les éloges du paragraphe, sans pourtant les annuler. Ces bons mots indiquent que sa notoriété est telle qu’un discours qui la concerne peut difficilement faire l’économie de ses attraits scéniques. Par ailleurs, il importe de souligner que la diffamation du volet final des libelles n’est pas aussi simple que celle qu’on retrouvait dans les premières sections. On remarque que le processus diffamatoire des derniers chapitres passe par la déconstruction de la figure de Mademoiselle Clairon. Il s’agit alors de « démasquer » celle que le public connaît et de défaire l’image que les spectateurs se font d’elle grâce au théâtre. Les premiers libelles ne prennent pas de tels détours afin de s’attaquer à la réputation de l’actrice.

Ce commentaire oblige à penser le changement de narration qui, incidemment, passe d’homodiégétique à hétérodiégétique, du premier au dernier volet des romans-libelles. Le récit déplace ses considérations internes vers une représentation extérieure du personnage qu’on peindra dans l’action plutôt que de chercher à révéler ses intentions et ses réflexions perverses. On devine que la notoriété grandissante de l’actrice invite le libelliste à la saisir de l’extérieur comme pour mieux se mouler à l’opinion et au regard du public, de plus en plus nombreux à la connaître. Il parvient ainsi à mieux déconstruire l’image que les spectateurs gardent d’elle. Il importe aussi de relever le changement de nom du personnage dans le cinquième et dernier volet des romans-libelles : le pseudonyme Cronel tombe pour redonner son vrai nom à l’actrice. Il semble alors que ces romans libertins, doublés de l’étiquette des libelles diffamatoires, ayant jalonné la carrière de Mademoiselle Clairon arrivent à montrer une certaine élévation dans l’opinion publique, puisque même ces textes, qui cherchent pourtant la diffamation, reconnaissent le talent de l’actrice, comme si on ne pouvait pas totalement en faire abstraction. Les libelles tendent ainsi à dessiner une ascension qui se retrouve bien sûr dans les Mémoires de Mademoiselle Clairon.

Là où la mémoire reprend ses droits : réponse de Mademoiselle Clairon

Dès qu’on compare le genre des libelles à celui des Mémoires, on constate qu’ils fonctionnent inversement l’un par rapport à l’autre. Il paraît presque évident de relever que les libelles cherchent à salir une réputation, alors que les Mémoires cherchent plutôt à la légitimer. L’expérience du passé qu’évoquent les mémorialistes s’écrit souvent en réponse à une opinion qui circule déjà autour de ceux-ci, comme s’il s’agissait de se ressaisir d’un discours et d’en transformer la teneur. En ce sens, même s’ils s’opposent par leur intention d’écriture, les deux genres partagent la volonté de transformer un discours passé pour en créer un nouveau orienté vers l’avenir. Frédéric Briot confirme « [qu’é]crire ses Mémoires prendra sens de travail de soi sur soi, plus orienté vers un à venir que vers un passé » (Briot, 1994 : 15).

L’expérience du mémorialiste vient en quelque sorte pallier une connaissance fragmentaire et partielle du public à l’égard du passé; et son autorité à le révéler repose précisément sur cette expérience privée, singulière et intime qu’il a partagée avec lui. Sa proximité avec les événements de l’histoire lui confère une crédibilité puisqu’elle s’appuie sur le principe de l’autopsie (du grec autopsia, « action de voir de ses propres yeux »). À l’instar des libelles, l’écriture des Mémoires est référentielle, mais les genres s’opposent aussi dans leur prétention à la vérité : les libelles n’en ayant aucune; les Mémoires cherchant plutôt à révéler des éléments authentiques. Dans les deux cas, les références sont plus ou moins partagées par le mémorialiste et son lecteur : ce dernier n’ayant qu’une connaissance partielle du récit narré, le mémorialiste complète le savoir de son lecteur sur un événement. Emmanuèle Lesne fait d’ailleurs remarquer que « le procédé [des Mémoires] relève d’une économie du récit qui consiste à limiter le sujet à l’inédit. Le rôle des Mémoires n’est pas de donner une image fidèle de l’époque, mais de compléter par un point de vue singulier ce que le public en sait » (Lesne, 1996 : 275). Les Mémoires ne sont donc jamais premiers : ils viennent plutôt corriger ce que le public connaît déjà ou y jeter un éclairage nouveau.

Ce qu’un mémorialiste vient donc rompre dès les premiers mots ce n’est pas le silence, mais un vaste bruit de fond, une rumeur persistante et insistante. […] Écrire ses Mémoires, c’est se ressaisir, opposer son nom et son point de vue à l’anonymat du « bruit », c’est opérer une soustraction où, élagué de discours et de paroles parasites, le je prendra sa vraie forme. C’est bien parce qu’il y a des récits – oraux ou écrits – qui pré-disent l’existence, ou plus exactement qui l’ont pré-dite, hier, que le mémorialiste les affronte aujourd’hui dans un autre récit, dans son récit

(Briot, 1994 : 22-23; souligné dans le texte).

Briot précise que l’objet des Mémoires est la plupart du temps « doublement » passé : il est révolu dans la mesure où l’événement s’est déroulé dans un temps complété, mais il est aussi passé puisqu’un discours l’a déjà évoqué : au passé du temps répond un passé du discours.

Les romans-libelles écrits contre Mademoiselle Clairon forment l’un de ces discours qui « pré-disent » son histoire et, d’une certaine façon, le portrait de ses moeurs. Les Mémoires de l’actrice représentent ainsi une réponse à « ce dégoûtant libelle qu’on a lu dans toute l’Europe » (Clairon, 1822 : 22), mais, plus largement, ils forment aussi une réplique à une réputation que les romans-libelles ont participé à construire. Dans un effort apologétique, Mademoiselle Clairon mentionne à plusieurs reprises, au cours de ses Mémoires, que son âme est juste et élevée, sans pourtant laisser croire qu’elle est un exemple de vertu : « Je ne suis point dévote, vous le savez; mais je n’en respecte pas moins tout ce que je dois respecter. Les principes que je me suis faits me rendent scrupuleusement juste; mon âme tendre me ramène aisément à mes devoirs » (ibid. : 147). Elle s’applique à montrer que son âme est bonne, mais précise aussitôt qu’elle respecte ses devoirs, dans la mesure où ce sont ceux qu’elle s’est fixés. Elle dit ne pas nécessairement suivre les codes édictés par la société, laissant plutôt entendre qu’elle adopte un style de vie mû par une liberté qui la place dans une position sociale marginale et qu’elle répond ainsi à un schème de valeurs personnel.

On rencontre plus loin d’autres considérations ayant trait à la hauteur de son âme : « Je n’ai ni la naissance ni la fortune qui peuvent me faire respecter; mais mon âme infiniment au-dessus de mon état, vous impose la loi de me conserver au moins des égards » (ibid. : 109). Elle adresse cette réplique au maréchal de Richelieu dans un extrait des Mémoires dans lequel elle relate une anecdote qui la met en scène : elle est conviée à une soirée où la compagnie sera prestigieuse et où elle rencontrerait duchesses, ducs, maréchaux et comtesses[9]. D’abord, elle décline l’invitation puisqu’elle sait ne pas avoir une seule robe qu’elle puisse porter et qui serait convenable en pareille circonstance. Puis, le maréchal de Richelieu la convainc de venir dans une robe noire, qui correspondra aux codes de la société dans laquelle elle sera introduite, à condition seulement qu’elle prétexte le deuil d’un proche. Elle décide donc de se rendre vêtue de la robe noire et, pendant la soirée, on la questionne quant à l’identité de la personne décédée dans son entourage. Le maréchal se moque d’elle et dévoile la manigance devant toute l’assemblée :

Madame de Gr… – Pourquoi êtes-vous en noir?

Mademoiselle Cl… – Je suis en deuil d’une de mes cousines. (Le maréchal fait un éclat de rire.)

Madame de Gr… – De quoi riez-vous?

M. le maréchal. – De la pauvre créature qu’elle tue.

Madame de Gr… – Comment donc?

M. le maréchal. – Elle n’a que cette robe-là.

Madame de Gr… – Bah! elle a la plus belle garde-robe du monde, à ce qu’on m’a dit

(ibid. : 105).

Un peu comme dans les histoires de Mademoiselle Cronel, la réputation Mademoiselle de Clairon est mise à mal par le maréchal. Il se moque d’elle devant le public, représenté dans cette anecdote par les nobles personnages présents, alors qu’il dénonce le mensonge de l’actrice et qu’il brise les illusions de l’auditoire à l’égard de celle qu’on croyait pourvue d’une grande garde-robe. La dernière réplique (« à ce qu’on m’a dit ») suggère que les gens croient à la richesse de l’artiste et qu’ils la confondent avec les personnages qu’elle joue sur scène; le plus souvent, des reines et autres dames des plus grandes tragédies. Tout comme l’auteur des romans-libelles, le maréchal écorne l’image que la scène a façonnée et révèle au public ce qui se cache sous les apparats de la comédienne. Mademoiselle Clairon sait toutefois retourner la situation à son avantage : elle saisit l’attention qui lui est donnée afin d’exprimer l’ingratitude du travail de la scène qui l’a forcée à mentir :

Mademoiselle Cl… – Deux milles écus […] suffisent à peine aux besoins de première nécessité, et puisque la légèreté de M. le maréchal m’y oblige, je lui ferai la honte d’avouer que je suis dans le besoin.

Madame de Gr… – M. le maréchal, c’est affreux.

M. le maréchal. – C’est sa faute, madame; ce n’est pas la mienne. Pourquoi refuse-t-elle de faire comme les autres? Elle pourrait rouler sur l’or; mais on ne veut qu’un sentiment délicat et pur : c’est de l’amour, de la constance, des procédés de l’autre monde! […]

Mademoiselle Cl… – Puisque vous avez souffert, mesdames, une sortie si peu digne de vos oreilles, j’espère que vous daignerez aussi permettre que j’y réponde

(ibid. : 106-107).

Le maréchal, qui voulait causer du tort à Mademoiselle Clairon, se trouve lui-même dans une position fâcheuse, tandis que de son côté, l’actrice est plutôt prise en pitié par la société qui l’accueille. La situation lui fournit même le crachoir lui permettant d’exprimer le besoin dans lequel elle se trouve, tout comme ses collègues acteurs. La parole de la mémorialiste devient politique et, dès lors, son discours rend compte de l’état du théâtre et de ses praticiens.

Par ailleurs, on remarque une fois de plus que la comédienne n’entre pas dans les conventions de la société à laquelle elle appartient : elle refuse « de faire comme les autres » et on l’associe plutôt à un « autre monde ». Mademoiselle Clairon refuse d’être entretenue par un mari ou par un protecteur. Elle se place ainsi en marge de la société et c’est paradoxalement cette position marginale qui lui permet de se frotter aux plus hautes sphères de la société : elle s’est exclue du monde pour mieux se hisser à un rang qui ne lui appartenait pas. La mémorialiste n’a de cesse de rappeler ses origines basses et sans prestige : « Je ne dois jamais oublier que je suis née dans l’obscurité la plus profonde : en murmurer serait un crime; en rougir, une sottise. Tout ce que je puis est de réparer cette volonté du sort par la douceur, l’honnêteté, l’égalité d’humeur, les connaissances de l’esprit et les vertus de l’âme » (ibid. : 150). « Je ne suis rien, monseigneur; j’en suis toujours convenue sans honte et sans regret; mais mon âme est quelque chose; et jusqu’à mon dernier soupir, je vous obligerai du moins à l’estimer » (ibid. : 138-139). Mademoiselle Clairon n’est pas sans insister sur sa naissance modeste, mais presque toujours, les considérations relatives à ses origines s’accompagnent d’une remarque qui évoque la qualité de son âme; comme si elle souhaitait suggérer que sa hauteur spirituelle pallie la bassesse de son rang. Ses Mémoires deviennent en ce sens le lieu privilégié de la démonstration d’une bonne morale qui se montre tant par les actions qu’elle se remémore que par des passages dans lesquels elle déploie une pensée pseudo-moraliste.

À cet égard, l’un des exemples les plus parlants réside dans la section qu’elle nomme son « Agenda » (titre qui rappelle l’étymologie latine d’agenda, « choses qui doivent être faites »), dans lequel elle élabore onze réflexions à caractère philosophique. À la fin de ce passage, l’éditeur fait lui-même état de la tonalité réflexive de la mémorialiste et souligne que la délicatesse de ces pensées tend à révéler l’ascension de son auteure :

Le lecteur aura remarqué, comme nous, le fonds de philosophie, de raison, de morale, qui règne dans les réflexions précédentes. Nous recommandons aussi à son attention les Réflexions sur les mariages d’inclination; la Lettre écrite d’Anspach, et les Conseils à ma jeune amie [d’autres chapitres des Mémoires]. Qui s’attendrait à trouver mademoiselle Clairon au nombre des moralistes et des personnes religieuses? Son âme avait de la force, et, malgré la dissipation qui l’entraîna pendant une partie de sa vie, son caractère était sérieux, grave, élevé; ce qui étonnera le plus peut-être, c’est son style, qui non-seulement est clair et correct, mais qui ne manque ni de fermeté ni de mouvement. Quand on songe d’où elle était partie, où elle est parvenue, quelles réflexions, quelles études, quels travaux elle avait dû faire, on ne peut refuser à sa mémoire un juste tribut d’admiration et d’éloges

(François Andrieux, dans Clairon, 1822 : 162).

Le texte des Mémoires n’est donc pas seulement le lieu où l’actrice étale sa philosophie, il s’agit également d’un discours qui témoigne, par sa forme même, de la qualité de cette femme : le style soutenu et les références érudites qu’elle utilise visent à exemplifier le statut élevé auquel elle a aspiré tout au long de sa vie[10]. La juxtaposition des subordonnées relatives « d’où elle était partie, où elle était parvenue » indique ce mouvement d’ascension qu’a connu Mademoiselle Clairon et qu’elle ne doit qu’à elle-même :

Quelque médiocre que soit ma fortune, il faut, pour m’en contenter, me rappeler d’où je suis partie, oser m’avouer à moi-même que des talens, utiles seulement à des plaisirs momentanés, sont assez payés par une aisance honnête; rendre grâce au sort de n’avoir fait nulle démarche honteuse pour l’accroître; borner mes désirs et mes besoins à ce que je puis sans le secours de personne

(Clairon, 1822 : 151-152).

L’individualisme de Mademoiselle Clairon est encore mis de l’avant alors qu’elle se rappelle de façon laconique les quatre mariages qu’on lui a proposés – et c’est certainement l’un des plus beaux passages de ses Mémoires, puisqu’il allie les considérations ayant trait à ses libertés amoureuse et sociale : « Quatre fois, les noeuds du mariage m’ont été proposés; la naissance, l’honneur, les biens ne me laissaient rien à désirer. J’ai refusé les trois premiers parce que je n’aimais pas, et le quatrième, parce que j’aimais véritablement » (ibid. : 169). Il s’agit d’un des rares passages où Mademoiselle Clairon mentionne ses amours, amours que les qu’en-dira-t-on et les romans-libelles veulent pourtant nombreuses.

La thématisation des relations amoureuses ne se fait que lorsqu’il est question du rejet du mariage et de la volonté de garder sa liberté, l’un répondant à l’autre : « j’étais libre; une femme mariée ne l’est pas; et ce qui n’était qu’une erreur pour moi, devient un crime pour elle » (ibid. : 191). La liberté sociale du personnage apparaît au centre du projet de ses Mémoires puisque c’est elle qui permet à Mademoiselle Clairon de prendre la plume : sans le théâtre et sans la notoriété qu’elle y a gagnée, la prise de parole publique n’est pas possible. Et dès lors qu’elle se frotte aux plus hautes sphères et qu’elle a voix au chapitre, la comédienne peut tenter d’influencer les décisions politiques et d’intervenir dans la balance du pouvoir.

Ma société n’était composée que de gens de lettres, autant éclairés que sages, et de gens du monde, de moeurs irréprochables; tout ce qui pouvait me faire suspecter d’ambition, de légèreté, d’intérêt, était scrupuleusement éconduit. Il était donc flatteur d’en être. Des femmes de la première distinction daignaient mêler des égards, une amitié réelle, de la confiance même pour ma personne, à la protection qu’elles accordaient à mes talens; sûrs que je n’abuserais de rien, mes supérieurs et les ministres n’ont jamais refusé de me recevoir, de m’entendre, et de m’accorder ce que je demandais

(ibid. : 168-169).

L’abolition de l’excommunication des comédiens représente l’un des enjeux politiques pour lesquels l’actrice a travaillé pendant une partie de sa vie. Elle est même parvenue à faire entendre sa requête par le roi, moment que la mémorialiste ne manque pas d’évoquer. Cette démarche politique montre à la fois son intérêt à défendre le statut de ses comparses comédiens et le poids social qu’elle a pu avoir dans l’avancement d’une cause qui lui était chère :

Voyant que le conseil va finir, que tous les portefeuilles sont fermés, le roi daigne dire : Apprenez-moi donc ce que veut mademoiselle Clairon. 

– Forcer la main de votre majesté comme le parlement, répond M. le duc de Pras… 

– Je la sais trop sage pour cela, dit le roi; sachons ce qu’elle désire 

(ibid. : 54).

Cet épisode représente tout de même un point important dans l’ascension de Mademoiselle Clairon qui, comme la plupart des comédiens de cette époque, provient d’un milieu des plus modestes. À force de jouer les grands rôles – surtout des personnages royaux – celle qu’on appelle « la Reine de Carthage » finit par côtoyer les personnages influents et par vivre près d’eux; le prestige des personnages qu’elle a interprétés débordant presque dans la réalité.

En dépit du décloisonnement du genre mémoriel, qui était plus ou moins contraint aux cercles nobiliaires, sinon influents, jusqu’au XVIIIe siècle, les Mémoires de Mademoiselle Clairon marquent la valeur historique du personnage qui est parti de rien, comme elle se plaît à le répéter et comme les libelles l’ont souligné avant elle. « Dans le cas classique des Mémoires, le texte se justifie parce que l’auteur a assisté à de grands événements, sur lesquels il a parfois influé. Écartées de la scène publique, les femmes ne connaissent guère de telle légitimation », écrit Catriona Seth (2013 : 24), critique moderne qui s’est entre autres intéressée à la parole des femmes sous l’Ancien Régime. La légitimation qu’a connue l’actrice et les publications qui l’ont mise de l’avant indiquent à la fois l’ouverture des traditions mémorielle et pamphlétaire sur des destins plus modeste, et la liberté que s’est construite Mademoiselle Clairon. Celle-ci a su conquérir une position de choix sur l’échelle sociale de son époque, et ce, malgré les pronostics que lui réservaient sa naissance, son sexe et même son métier. Il s’agit pourtant d’un cas isolé. Parmi les autres Mémoires du XVIIIe siècle qui relatent la vie de comédiens, seuls ceux de Mademoiselle Dumesnil concernent la vie d’une femme. D’ailleurs, ces Mémoires, écrits par un homme à qui elle en fait la commande et à qui elle partage ses souvenirs, cherchent moins à faire état de sa carrière qu’à s’opposer au texte mémoriel de Clairon, comme son titre l’annonce : Mémoires de Mlle Dumesnil en réponse aux mémoires d’Hippolyte Clairon. Cette réplique est constituée d’une suite de reproches contre l’écriture de Mademoiselle Clairon. De ceux-ci, on relève le manque de transparence de la mémorialiste quant à ses aventures galantes. Mademoiselle Dumesnil veut remettre les pendules à l’heure en rappelant qu’on ne peut écarter les épisodes de débauche de son ancienne consoeur de scène si l’on veut tracer un juste portrait de cette actrice. Si l’on en croit cette maxime du marquis de Sade, figure emblématique du mouvement libertin, les habitudes vicieuses de la comédienne – exagérées dans les romans-libelles, attestées par les documents de la police des moeurs du règne de Louis XV, parfois suggérées dans ses propres Mémoires et, enfin, confirmées dans ceux de Mademoiselle Dumesnil – finiraient de corroborer la liberté mais aussi la hauteur du personnage de Mademoiselle Clairon : « La luxure, fille de l’opulence et de la supériorité, ne peut être traitée que par des gens d’une certaine trempe[,] […] que par des individus, enfin, qui, caressés d’abord par la nature, le soient assez bien ensuite par la fortune pour avoir eux-mêmes essayé ce que nous trace leur pinceau luxurieux » (Sade, cité dans Lever, 2003b : XIV). La nature avait peut-être pourvu Mademoiselle Clairon des talents de la scène et d’une belle figure la prédisposant aux plaisirs, mais elle ne l’avait pas déposée dans une famille qui annonçait cette fortune prescrite par le marquis. Son ancienne rivale a peut-être raison lorsqu’elle conclut ses Mémoires en évoquant l’accouchement de la petite Clairon, née de façon prématurée et spectaculaire[11] : « Sa naissance est le premier combat qu’elle a soutenu contre la nature, et son premier soupir fut une violation de ses lois » (Dussault, 1823 : 356). Si l’on croit Mademoiselle Dumesnil, Mademoiselle Clairon aura donc déjoué les lois de la nature et celles de la société, de son premier souffle jusqu’au dernier. L’encre qu’elle continue de faire couler aujourd’hui témoigne par ailleurs d’une élévation qui dépasse le parcours de sa vie; cette femme ayant même réussi à se tailler une place dans la postérité. L’actrice aura fait beaucoup jaser et aura ainsi assuré sa pérennité à travers les discours qui la concernent et qui prolongent son existence jusqu’à nous.