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Danseuse, artiste du corps et du mouvement, j’accorde dans ma pratique une large part aux mots, dits et écrits. Ainsi, plusieurs de mes rôles d’interprète ont été marqués par un rapport entre texte et danse. Il y a bien sûr des romans, poèmes et essais dont la lecture me nourrit comme interprète. Ces textes qui, en évoquant un lieu ou un moment, propulsent mon imaginaire ou qui, par une métaphore, une phrase ou un mot déclenchent une chaîne de réactions sensibles, résonnent en moi et stimulent mon travail. Il y a aussi des ouvrages proposés par les chorégraphes afin que les danseurs se mettent avec eux au diapason de l’aventure créatrice. Il y a des écrits intimes de ma pratique qui retracent pour moi, et pour moi seule, la genèse ou l’élaboration de mon interprétation. Enfin, il y a parfois des textes, bribes d’histoire personnelle, que je produis à la demande des créateurs. Ces parcelles de vie contribuent alors au vaste bain d’idées et de matériaux versés dans la création, elles s’y dissolvent ou s’y transforment sous des aspects les plus divers. Générés par le processus de création, certains passages sont convertis en partition gestuelle alors que d’autres sont intégrés à la forme finale de l’oeuvre et livrés sur scène à travers le corps et la voix du danseur. Dévoiler sur scène le récit d’une part de vécu en une prestation qui allie danse et parole a pour effet de sortir l’interprète de l’anonymat et du mutisme qui le caractérisent généralement. Ainsi, « [à] la différence du comédien invité dans l’espace de la danse, un danseur qui se met à parler, qui prend la parole[,] transgresse d’une certaine manière la convention tacite qui voit en lui un corps dénué de son, autre que celui que son corps produit par la danse » (Toth, 2015 : 17). J’ai vécu cette transgression du « danseur parlant » (ibid. : 18) dans les productions chorégraphiques Théodore coin Adam (2000) de Jean-Pierre Mondor[1] et Sur les glaces du Labrador (2008) de Sarah Chase[2], toutes deux créées par la compagnie Montréal Danse[3]. Ces expériences ont été particulièrement valorisantes comme interprète parce que la prise de parole et le récit autobiographique qu’elles comportent ont dévoilé certains aspects de ma personnalité de façon plus explicite que ne le fait parfois la danse seule. En tant que danseuse « parlante », je me suis sentie plus complète et singularisée qu’à l’habitude. Interpréter ces deux oeuvres m’a aussi permis d’approfondir ma démarche artistique, car j’ai dû redistribuer les jalons de mon savoir-faire en danse et m’ouvrir à d’autres pratiques. En effet, Théodore coin Adam et Sur les glaces du Labrador ont favorisé une rencontre interdisciplinaire au moment de leur élaboration en empruntant, par le texte et la voix, des éléments propres à la littérature et au théâtre et en croisant ces derniers avec la danse. Ces processus de création ont ainsi été marqués par une « tension entre mise en lettres, mise en corps et mise en voix » (idem) se manifestant, certes, dans la structure des oeuvres, mais surtout dans la démarche d’interprétation. Toutefois, dans mon expérience, la tension entre mise en lettres, mise en corps et mise en voix n’a pas polarisé le travail vers le texte ou vers la danse, pas plus que ces deux éléments se sont confondus en un amalgame dans l’oeuvre finale. Texte et danse, d’abord travaillés séparément, s’y sont ensuite croisés, relancés en un dialogue fertile et inspirant. La rencontre interdisciplinaire dont il est ici question m’a amenée à travailler la matière-danse et la matière-texte en une démarche qui s’apparenterait au métissage.

Dans le métissage, les composantes créent un nouvel ensemble, un nouvel être ensemble, sans perdre leur identité, leur nature, leur histoire […]. Le métissage n’est pas une valeur fixe, un état permanent ou une condition immuable, mais un processus qui permet de reconnaître la multi-appartenance, être ici et là, être ceci et cela, habiter des deux côtés de la frontière, emprunter une troisième voie entre […] fusion et différenciation

(Nouss, 2005 : 10).

Je témoignerai donc ici de cette troisième voie, un « être ensemble » animé par les effets de la relance mutuelle entre danse et texte dans mon interprétation. Je présenterai d’abord l’élaboration des oeuvres tant du point de vue de l’écriture chorégraphique que de l’écriture textuelle. Je traiterai ensuite des géométries variables du rapport danse-texte dans les oeuvres Théodore coin Adam et Sur les glaces du Labrador. J’aborderai enfin les particularités de l’interprétation lorsque la rencontre corps-voix-texte conjugue plus particulièrement mouvement et parole autobiographique.

L’élaboration des oeuvres

Les oeuvres de Mondor et Chase, créées à huit ans d’intervalle, comportent plusieurs similitudes. Tant Théodore coin Adam que Sur les glaces du Labrador se composent d’une succession de courts solos liés entre eux par des mouvements de groupe. Les thématiques centrales des oeuvres, bien que différentes, s’éclairent toutes deux à partir des histoires vécues par les danseurs et livrées dans une simultanéité de la danse et de la parole.

Théodore coin Adam

Fortement inspiré par la forme chorale du théâtre de Michel Tremblay[4], Mondor envisage de créer une oeuvre à voix multiples dans laquelle chaque interprète se présente de façon intime et personnalisée par un solo dansé et par un monologue. Dans la formule proposée, danse et texte proféré à voix haute par les interprètes coexistent en des pistes parallèles et simultanées et donc sans recherche particulière de sens entre mouvement et parole. Ainsi, Théodore coin Adam est composé de cinq tableaux, chacun centré sur un protagoniste différent. Rassemblés autour de ce protagoniste, ses collègues interviennent physiquement et verbalement dans son histoire, comme le ferait un choeur de tragédie grecque.

D’entrée de jeu, le partage des tâches entre le chorégraphe et les danseurs est clairement établi. Mondor assume l’écriture chorégraphique des solos et des transitions entre ces solos alors que l’écriture textuelle est produite par les danseurs. En restant fidèle au style nerveux et électrique qui le caractérise, Mondor s’engage à signer un portrait chorégraphique de chacun des interprètes dans lequel un trait de personnalité ou une qualité repéré chez un danseur peut teinter la gestuelle et le rythme du solo. Pour ce qui est de l’écriture textuelle, chaque interprète est invité à relater une histoire personnelle, une anecdote significative ou une confidence. Peu d’indications sont données quant à la nature de l’histoire, de l’anecdote ou de la confidence dévoilée par chaque danseur. Il est de la responsabilité de l’interprète de choisir un moment de vie qu’il est prêt à livrer par écrit.

Le processus débute par une journée entière d’écriture en solitaire. Dès le lendemain, nos histoires sont mises en commun et lues à voix haute à tour de rôle devant nos collègues et le chorégraphe. Nous sommes appelés à commenter spontanément la teneur ou la forme du récit. Accueil, respect et ouverture guident nos rétroactions sur les histoires personnelles et les anecdotes des autres. Les commentaires, d’abord impressionnistes, relèvent bientôt le détail touchant, le personnage excentrique ou le caractère absurde d’une histoire. Mondor nous encourage à développer ces particularités de nos récits. Des plages de travail individuel alternent alors avec des périodes de travail de groupe. Petit à petit, nous cernons et développons les différents styles de nos textes dans le but de créer une gamme de tonalités lorsque l’oeuvre sera finie.

L’étude individuelle et collective de nos textes nous amène ensuite à identifier des éléments propres à la forme de nos récits. Nous convenons d’opter pour des phrases courtes afin de faciliter la saisie du récit proféré simultanément avec la danse. De même, il apparaît pertinent de cibler des images fortes de nos récits à l’aide de mots-clés. Mondor, en effet, a le souci d’être au plus près d’une forme verbale, de ne pas faire « littéraire ». Pendant une semaine, en de constants allers-retours entre écriture et mise en voix, chacun adapte la structure des phrases et le déroulement de son récit. Mondor nous suggère parfois quelques formulations, phrasés et effets de style. Lorsque la composition est bien avancée, il procède aussi à des ajouts au début et à la fin de chacune des histoires afin de créer des liens avec le tableau précédent ou suivant.

La première étape consacrée à la mise en forme des histoires personnelles des danseurs est suivie de l’élaboration des portraits chorégraphiques signés par Mondor. Bien que ces solos soient composés indépendamment de l’écriture des textes et donc sans visée d’illustration du texte par la danse, on constate toutefois que les récits des danseurs ont influé sur la perception du chorégraphe. Par exemple, mon texte, témoignant de quelques-unes de mes manies, a probablement induit la danse agitée et obsessive, fourmillant de gestes idiosyncrasiques des mains, qui constitue mon solo.

Le chorégraphe procède en un travail de composition en couches. Dans un premier temps, texte et danse sont abordés séparément. Puis, il y a organisation, à l’intérieur de chaque tableau, du récit, de la danse solo et des interactions du groupe avec le soliste. Du côté des danseurs, cette étape correspond aussi à l’acquisition de la coordination nécessaire pour danser et parler en même temps. Ainsi, le danseur se trouve à aller vers le texte, à revenir vers la danse et à se positionner depuis son texte pour approcher sa danse ou encore à se tenir entre danse et texte pour les harmoniser dans sa prestation. Là s’établit une dynamique interdisciplinaire dont la réalisation repose toutefois sur un savoir-faire bien disciplinaire, celui de la coordination fine, nuancée et complexe que doit développer tout danseur.

Ensuite, la structuration de l’oeuvre comporte de nombreux choix chorégraphiques de la part de Mondor en ce qui a trait à l’ordre et à la succession des tableaux individuels ainsi qu’à leur enchaînement par les mouvements de groupe. L’art du chorégraphe s’exprime par un travail fin de dosage d’énergie et d’atmosphère non seulement à l’intérieur de chaque tableau, mais aussi d’un tableau à l’autre afin de tracer la courbe dynamique de la composition d’ensemble. Il s’agit d’une préoccupation que l’on retrouve également dans l’élaboration de Sur les glaces du Labrador.

Sur les glaces du Labrador

Sarah Chase est reconnue comme une chorégraphe et une soliste qui, depuis plusieurs années, allie parole et histoires de vie à un mouvement hypnotisant et répétitif. Dans ses solos, récit et danse ont la même importance et se marient en une architecture complexe faite d’évocation et de coïncidences. Avec Sur les glaces du Labrador, la chorégraphe présente son intention de puiser dans les histoires familiales des interprètes, histoires qu’ils réciteront sur scène tout en dansant. Elle fait également état de son intérêt pour les recherches sur la plasticité neuronale et les fonctions des hémisphères gauche et droit du cerveau; un intérêt qui se traduit dans son écriture chorégraphique par des séquences d’accumulations et de boucles répétitives. Pendant le processus de création, Chase attaque de front le travail du texte et celui du mouvement, mais par des voies différentes. Les textes des interprètes, destinés à être énoncés sur scène, portent sur des anecdotes et participent à la matière de leur solo. Les mouvements d’ensemble, créés par la chorégraphe, s’appuient sur des coordinations motrices complexes, entre côtés droit et gauche, parties supérieure et inférieure du corps.

Par divers procédés tels que l’entrevue, l’improvisation et l’écriture, Chase fait émerger des souvenirs familiaux, récents ou anciens chez chacun des danseurs. Pendant plusieurs semaines, les interprètes baignent dans ce flot de souvenirs et de paroles, cumulant chacun deux ou trois drames, moments d’intimité privilégiés avec un parent, récits de décès ou de disparition, actes héroïques accomplis par un membre de la famille, etc. Au fil du travail, Chase sélectionne ensuite une seule histoire par personne. La résonance suscitée chez la chorégraphe et, surtout, la « synchronicité » ainsi que les coïncidences entre les histoires des interprètes orientent ses choix. Pour ma part, l’anecdote retenue porte sur l’origine incertaine, italienne ou espagnole, du patronyme de ma grand-mère maternelle et des discussions tour à tour passionnées ou cocasses que cette confusion a générées dans ma famille durant mon enfance. Avec les années, ce flou identitaire m’est apparu plus exotique que troublant.

Tout comme Mondor l’a fait dans Théodore coin Adam, Chase intervient ponctuellement dans l’écriture de nos récits. Elle nous suggère de préciser un détail, de mettre l’accent sur un mot ou encore de simplifier le langage afin d’adopter le ton d’une conversation familière. Parallèlement à la mise en forme du texte de leur histoire familiale, les interprètes élaborent leur séquence de mouvements à partir d’une trame totalement différente. Pour ce faire, la chorégraphe propose aux danseurs de choisir une chanson significative dont ils s’inspireront pour créer une courte phrase chorégraphique que, plus tard, ils exécuteront en boucle tout en relatant leur souvenir. Les paramètres de composition sont clairement stipulés. Chaque mot de la chanson est découpé en syllabes. Cette syllabe est réduite à un son, une onomatopée ou un mot court et est librement associée à un mouvement. L’association syllabe-mouvement peut s’effectuer par une illustration gestuelle du son ou du mot, évoquer une image, s’appuyer sur un homonyme ou recourir à la pantomime, aux signes paraverbaux ou aux expressions faciales. La séquence ainsi créée s’apparente au langage des signes. Les gestes et mouvements produits se logent principalement dans le haut du corps : torse, bras, mains, tête, visage. Chaque phrase chorégraphique peut comporter des changements de niveau (debout, posture accroupie ou au sol), mais doit généralement maintenir un rapport frontal avec le public pour des raisons évidentes de projection de la voix. La chorégraphe suggère aussi de favoriser des mouvements sur place ou de petits déplacements afin que le déploiement de la danse ne domine pas l’énonciation du texte.

Des géométries variables du rapport danse et texte

Réunies par la prestation du danseur, à travers son corps, sa voix, sa sensibilité, les partitions dansées et textuelles de Théodore coin Adam et Sur les glaces du Labrador défilent parallèlement sans interruption et avec de rares moments de silence. Parce que récit et mouvements ont été composés de manière autonome, ils évitent l’écueil d’une illustration corporelle du texte. Dans ces oeuvres, la juxtaposition des flux gestuel et textuel crée une relation entre les langages chorégraphique et littéraire qui relèverait de deux des cinq approches définies par le philosophe Michel Bernard (2001). Ce dernier, en effet, a analysé le rapport entre danse et texte à partir d’écrits philosophiques, poétiques ou littéraires comme source d’inspiration à la création chorégraphique. Il distingue ainsi les approches sémantique, esthétique, poétique, pragmatique et rhizomatique. Bien que dans Théodore coin Adam et Sur les glaces du Labrador, les textes ne président pas à la création (ils en font plutôt partie), il est néanmoins possible de transposer les approches distinguées par Bernard à la particularité des oeuvres ici présentées.

Ainsi, Théodore coin Adam, privilégierait surtout une approche sémantique, où « le sens intelligible du texte induit par la lecture se convertit en une intensité affective, sensorielle et kinesthésique comme déclencheur d’un sens second » (ibid. : 127). Dans cette chorégraphie, des allers-retours rythmiques et phoniques de même que d’incessants jeux d’intelligibilité se déploient entre récit, danse solo et interactions avec le groupe de danseurs qui entoure le protagoniste, réfractant et recomposant la signification de la danse ou du texte.

Dans Sur les glaces du Labrador, la juxtaposition des paroles et des mouvements se déroule principalement sur un mode aléatoire, des liens fortuits surgissant au détour de la rencontre de tel mot avec tel geste. Le sens inattendu révélé par la concordance inopinée entre mot et geste résulte souvent de l’évocation. Cette approche s’apparente au mode de lecture poétique ou « fictionnaire » (ibid. : 128) identifié par Bernard et table sur le « pouvoir d’induction imaginaire » (idem) du texte. Ici, la « force imageante » (idem) ne procède pas de l’écrit seul, mais relance réciproquement texte et danse. L’image peut tout aussi bien être générée par une phrase et prolongée par un mouvement que surgir du mouvement et colorer cette phrase. De la création d’un sens second dans l’approche sémantique repérée dans Théodore coin Adam à l’évocation propre à l’approche poétique de Sur les glaces du Labrador, ces rapports entre danse et texte comportent des enjeux de l’interprétation spécifiques à chacune des oeuvres.

Théodore coin Adam : une danse riche en événements[5]

Théodore coin Adam présente une gestuelle vive, nerveuse, à la limite de l’agitation. Des moulinets de bras, des secousses, des sauts, des ondulations de la colonne vertébrale ou des tapotements au visage caractérisent mon solo. Ma partition chorégraphique est également parsemée de multiples interactions avec le choeur évoluant autour de moi. Je suis entourée, portée ou transportée pendant que je raconte mes manies en dansant. À d’autres moments, je m’adosse ou m’allonge sur la masse des corps me servant d’appui. Cette danse rapide et affairée provoque un essoufflement et un débit précipité qui, en amont de toute intention, nourrit l’effervescence de la description de mes manies. Mon texte est livré sur un ton légèrement distancié et ma voix est amplifiée par un microphone. À ma prestation haletante s’ajoutent d’autres « facteurs kinesthésiques du texte » (Pavis, 1996 : 200) tels que des modulations d’intonation et du débit, des ruptures, de la ponctuation vocale et corporelle ainsi que des choix physiques et kinesthésiques liant phrasés textuel et gestuel. De plus, dans une danse riche en événements, le recours au microphone dispense aussi du souci de projection de la voix. Autrement, les paroles risqueraient d’être noyées par le flot des mouvements amples ou déjouant la frontalité. L’amplification de la voix se trouve, en quelque sorte, à rétablir l’équilibre avec l’activité corporelle.

Ainsi, la kinesthésie même du texte et de la danse contribuent déjà à l’émoi et à l’inquiétude exposés dans le récit de mes manies. Les vibrations sensibles et émotives sous-jacentes à mon histoire personnelle s’en trouvent avivées avec autant d’efficacité que par un travail de mémoire émotionnelle. À cause du dispositif de mon solo, qui conjugue vivacité gestuelle, trépidation du débit et interactions diverses avec le groupe de danseurs, je ne fonde pas l’interprétation de mon récit sur la seule réactivation émotionnelle de ma confidence. Les appuis corporels et kinesthésiques propres à l’énonciation du texte, aux modulations de l’intonation, à la gestion du souffle et à l’effectuation de la danse y jouent une large part.

Le récit et le mouvement, en misant tous deux sur la fébrilité, produisent une saturation qui rend mes objets obsessifs si futiles que l’inquiétude et l’activité que je déploie sont risibles. De plus, l’empressement exagéré du groupe à mon égard s’étiole graduellement au cours de mon solo. D’abord source de toutes les attentions, je deviens graduellement un fardeau lassant. Ce changement de situation a pour effet de commenter mon texte et de poser un regard distancié et humoristique sur mon récit.

Comme dans l’approche sémantique identifiée par Bernard, le déclenchement d’un sens second présente mes manies comme vaines et superficielles. Il engage dans mon interprétation une réévaluation des préoccupations premières énoncées dans le texte : inquiétude, émoi et obsession. La place du souvenir et de la résonance émotive de mon histoire personnelle demeure, mais elle est décalée par l’humour, l’extravagance et l’effervescence de la danse. Ma confidence se trouve transformée en une « fictionnalisation » qui fait maintenant de moi un personnage. À travers mon alter ego s’ouvre alors un champ de possibilités qui me permet, par la relance entre l’énonciation du récit et l’effectuation de la danse, d’actualiser divers niveaux de sens aussi révélateurs et stimulants que l’authenticité première de mon récit autobiographique.

L’adresse directe dans Sur les glaces du Labrador

Si la danse et le texte rivalisent d’importance dans Théodore coin Adam, mon solo de Sur les glaces du Labrador met l’accent sur le récit. Comme le suggère le dramaturge Alain Neddam, il importe que « la parole puisse s’énoncer sur fond de danse plutôt ralentie ou calme, afin que l’écoute du texte ne soit jamais menacée par l’emprise du visuel » (1997 : 48). De fait, la danse, peu expansive, logée principalement dans les membres supérieurs et exécutée sur place, se déroule en un flot calme et continu qui ne comporte que de rares accentuations. On la dirait reléguée en trame de fond, fidèle, constante et dépourvue de lien de causalité avec le texte.

Le récit de l’histoire familiale, élément prédominant de chacun des solos de la chorégraphie de Chase, est adressé directement au spectateur. Ce processus communicationnel relève de ce qu’Herveline Guervilly désigne au théâtre comme l’interpellation : « L’interpellation est la première forme à laquelle on songe lorsqu’on s’interroge sur le face-à-face entre acteurs et spectateurs. Celle-ci consiste en une adresse directe, laquelle vient en effet concrétiser la situation relationnelle entre la scène et la salle » (2011 : 43). Toutefois, dans Sur les glaces du Labrador, le danseur ne raconte pas son histoire à la masse indifférenciée du public, il la dirige vers un spectateur à la fois en une interpellation que je qualifierais d’individualisée. Il lui livre son récit telle une confidence, à « voix nue », c’est-à-dire sans amplification sonore, et s’assure, par le contact visuel, de capter l’attention du spectateur avant de recréer ce canal de communication avec une autre personne assise ailleurs dans la salle. Chaque spectateur, ainsi visé, se trouve à endosser aussi le rôle d’un auditeur. L’intention est claire. En désignant un spectateur comme auditeur privilégié de son récit, le danseur espère le toucher, éveiller en lui un écho intime. Il est à noter que lors des représentations, la salle n’est pas, comme à l’habitude, plongée dans le noir. Un éclairage à faible intensité permet au danseur de discerner les spectateurs et ces derniers se savent vus par le protagoniste sur scène.

Ce contact visuel franc et direct est également soutenu par la sincérité du récit avec laquelle le danseur-monologuiste doit constamment renouer. Il ne joue pas son récit, mais le raconte, tout simplement. Pour livrer son histoire, le danseur se remémore des bribes de son vécu et se laisse envahir tant dans sa voix que dans son corps par la prégnance sensorielle et émotive du souvenir. Ce sont la force et l’acuité de ce souvenir qu’il cherche à communiquer. Sa posture face au texte relève alors beaucoup plus de celle du conteur que de celle de l’acteur.

Variations aléatoires

C’est toutefois en dansant que l’interprète de Sur les glaces du Labrador vit, revit et aborde son souvenir. Même si le mouvement semble relégué au second plan, il fait partie de la prestation du danseur. Le soliste actualise la simultanéité de la parole et du geste en circulant à travers les couches verbales et corporelles de sa prestation. Tout en défilant en même temps, texte et danse se relancent, se croisent et se rejoignent, suscitant des concordances sans cesse rejouées d’où jaillit soudain, comme dans l’approche poétique identifiée par Bernard, l’évocation d’un souvenir ou d’une image. Ainsi, lors d’une représentation, en effectuant un geste ondulant du bras et de la main tout en parlant de l’origine italienne de ma grand-mère maternelle, il m’apparaît tout à coup un portrait d’elle, jeune femme radieuse au corps bien galbé. En principe, mon récit ne se rapporte pas à cette photo, mais l’onde du mouvement, par un jeu d’associations sur les courbes, fait subitement ressurgir cette image que je n’avais pas revue depuis des années. L’éclat du visage et la silhouette de jeune femme de ma grand-mère me remplissent de tendresse. Envahie pendant ma prestation sur scène par la douceur de ce sentiment, j’en teinte et module le ton de ma voix, mon débit de même que plusieurs mouvements subséquents.

Dans cette concordance inopinée, mouvement, mot et image s’entrecroisent par des voies souterraines pour renouveler mon action et, de là, mon interprétation. Lorsqu’il se produit, le croisement entre un mot et un geste ne constitue pas un repère. Il n’est donc pas fixé afin d’être repris la fois suivante, d’autant que le danseur peut tronquer, varier ou reprendre à sa guise la boucle répétitive des mouvements de sorte que la concordance parole-mouvement n’est jamais tout à fait la même. Certes, un effet de sens peut advenir, mais il ne résulte pas d’une synchronisation intentionnelle. Le rapport texte-danse dans Sur les glaces du Labrador se fonde sur le jeu de glissements, de décalages, entre le « dire » et le « faire ». Le danseur les accomplira en modulant les durées et les phrasés respectifs des partitions parlée et dansée. Entre les deux s’ouvre un intervalle propice aux potentialités de sens que Michèle Febvre décrit comme « un intervalle poétique issu de leur chevauchement, de leur succession ou de leur juxtaposition, et échappant à toute saisie univoque » (1995 : 109). Il s’agit là d’un lieu, d’un espace pour laisser place aux images.

Bien que les solos de Théodore coin Adam et de Sur les glaces du Labrador se caractérisent tous deux par la prestation simultanée de la danse et de la parole, ils se constituent chacun en des « circuits de relations sonores / visuelles / kinesthésiques » (idem) distincts. Par un débit précipité, une danse solo vive et parsemée d’interactions avec le choeur de danseurs, bref par une accumulation d’éléments dynamiques, Théodore coin Adam crée une intelligibilité entre parole et danse qui repose sur l’effervescence et l’agitation. La mise en forme des langages textuel et chorégraphique joue de surenchère, favorise une relance mutuelle et façonne un personnage inquiet, à l’expressivité légèrement distanciée du récit original. Sur les glaces du Labrador, au contraire, recherche la reviviscence du souvenir et canalise l’énonciation du récit dans une adresse directe au spectateur. Entre danse et texte affleure un « laisser advenir » riche d’évocation, ouvert aux correspondances aléatoires faites de distance, de décalage ou d’adhésion fortuite. Le soliste s’investit ici dans une interprétation sobre et dépouillée.

Résonances de l’intime et métissage

Dans Théodore coin Adam et Sur les glaces du Labrador, le danseur incarne, réalise et ressent en lui-même les correspondances variées résultant de la simultanéité de la danse et de la parole, une parole chargée de son vécu. Il est vrai que le danseur puise toujours dans son histoire personnelle et corporelle pour aborder un rôle. Comme le souligne Dominique Bagouet : « Des histoires, il y en a toujours… dans chaque danse, il y a des millions d’histoires. On est harcelé par les histoires, c’est le programme minimal de chaque danse » (Bagouet, cité dans Ginot, 1999 : 242). Souvent secrètes et parcellaires, ces fictions personnelles agissent en filigrane de la danse et la sous-tendent par éclats, mais constituent rarement la trame narrative continue d’un rôle. Je peux, par exemple, évoquer un moment de mon vécu pour moduler une qualité de mouvement, motiver un geste ou nourrir la relation à mon partenaire. Pourtant, ces repères biographiques ne visent pas nécessairement à soutenir la cohérence de mon rôle et, surtout, n’en sont pas la matière même. Qu’en est-il lorsque c’est le cas?

Dans les deux oeuvres ici présentées, l’histoire personnelle du danseur est explicite et devient une trame textuelle et parlée. Le souvenir, les mémoires sensorielle et émotive propres au récit de l’interprète composent, par leur cohérence, une véritable sous-partition que Patrice Pavis présente comme « l’idée derrière l’action, le fondement de la partition, le réseau d’associations ou d’images, le corps invisible de l’action » (1996 : 92). De mon récit, je connais déjà les référents, le sens intime. Je suis déjà imprégnée, vibrante et habitée par les personnes, les lieux, les actions et les événements. J’ai un accès direct et immédiat aux différentes couches du sensible, de la mémoire et de l’imaginaire qui font que cette histoire est mienne, unique et singulière.

L’intérêt de l’expérience inusitée qui, à deux reprises, m’a amenée à danser une séquence chorégraphique autonome, sans lien direct avec les anecdotes et souvenirs que je racontais en même temps à voix haute, réside dans la juxtaposition d’activités, dansée et parlée. Pour le spectateur, l’histoire personnelle du danseur apparaît comme le thème central du tableau. Pour l’interprète, le vécu de cette histoire est là, derrière ou dessous (idem), mais ne valide pas la danse, pas plus qu’il n’établit une logique narrative entre texte et mouvements. Ce vécu est plutôt rejoué, modulé par sa concomitance avec la danse. Éprouvées et livrées en simultanéité, les différentes couches du senti, du souvenir, du corps mouvant et de la parole retentissent entre elles et s’éclairent réciproquement au moment de la prestation. Ainsi s’établissent une résonance et un dialogue fécond entre parole et danse qui, en coexistant au coeur même de la prestation de l’interprète, s’étoffent mutuellement et deviennent plus significatives ensemble que séparément. Alors apparaît le métissage défini par Alexis Nouss, cette troisième voie se situant entre « fusion et différenciation » (2005 : 10). Dans l’expérience d’interprétation de Théodore coin Adam et de Sur les glaces du Labrador, ce métissage consiste à explorer, redistribuer et croiser les phrasés, les intensités dynamiques et les vibrations émotives et sensibles du « danser » et du « dire ». Par ces différentes actions, le danseur provoque puis apprécie les effets de concordance, de relance, de décalage ou de rencontre entre les flux textuel et gestuel.

Pourtant, aux premiers balbutiements de la création, la relation entre corps, voix et texte se caractérise par des jeux de force, d’opposition ou d’incongruité; des jeux de « différenciation », dirait Nouss (idem). Le travail mené durant le processus créatif opère des choix judicieux et surtout conscients qui ne privilégieront pas nécessairement une « fusion » (idem), une adhésion ou un équilibre entre tous ces éléments. C’est au moment de livrer l’oeuvre sur scène que la « tension entre mise en lettres, mise en corps et mise en voix » évoquée par Lucille Toth (2015 : 18) fait place à une résonance entre les couches du « danser » et du « dire ». Cette résonance, en interpellant les « deux côtés de la frontière » (Nouss, 2005 : 10), ouvre la voie au métissage.

***

En définitive, les trajets disciplinaires parcourus par mon corps, ma voix et mon texte, puis réunis dans une interdisciplinarité tenant du métissage m’ont ramenée vers mes savoir-faire de danseuse tout en enrichissant et en nuançant ces derniers par la rencontre corps-voix-texte. Dans Théodore coin Adam, la juxtaposition de la danse et de la parole a généré un effet d’accumulation ainsi qu’un regard distancié sur mon histoire qui m’a permis d’explorer d’autres possibilités expressives. Dans Sur les glaces du Labrador, ce sont les variations de l’évocation qui ont déployé mon récit en de nouvelles modalités du sensible.

Il m’est apparu que les deux propositions, malgré leurs différences, requièrent du danseur qu’il réactualise sans cesse les couches d’activités qui soutiennent sa prestation. C’est un travail pour lequel se mouvoir et dire en même temps mobilise grandement l’attention de l’interprète et le campe résolument dans le présent de sa performance. J’ajouterais qu’en nous invitant à nous investir personnellement dans le processus créatif et, de surcroît, en faisant de nos histoires le sujet même de l’oeuvre, les chorégraphes Jean-Pierre Mondor et Sarah Chase ont établi avec nous, les participants, un mode de création fondé sur l’engagement personnel. Là où on pourrait voir une certaine « vampirisation », je perçois au contraire une valorisation. J’ai constaté que le fait de se livrer, même partiellement, renforce le sentiment d’appartenance au projet chorégraphique. Le danseur n’y participe plus seulement au meilleur de ses habiletés techniques, de son sens du mouvement et de sa créativité d’interprète, mais il se dit de manière sensible et affirmée. De plus, la forme du récit autobiographique rend encore plus manifeste cette mobilisation personnelle et artistique.

En fait, élaborer des oeuvres à partir des histoires personnelles des participants incite forcément ceux-ci à parler d’eux-mêmes et à mieux se connaître, ce qui favorise une rencontre humaine et artistique, certes, entre chorégraphe et interprètes, mais aussi entre danseurs. Par conséquent, faire de l’intime un terrain commun de création a été source de découvertes et a renforcé la complicité au sein de l’équipe. Cette entente profonde, reposant sur l’intimité et la vulnérabilité, a contribué au sentiment de partage qui a marqué les créations. Ainsi, les résonances de l’intime telles que vécues dans Théodore coin Adam et Sur les glaces du Labrador se sont propagées grâce aux ondes sensibles de la parole autobiographique des danseurs et de la rencontre corps-voix-texte.