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L’interdisciplinarité artistique a caractérisé chacun des mouvements des avant-gardes du XXe siècle, tant celle du début du siècle que l’avant-garde américaine qui s’est déployée à partir de 1950. Or, depuis les années 1995, le phénomène a de nouveau gagné en importance sur la scène des arts vivants comme dans les arts visuels et médiatiques. Quelques publications québécoises (Hughes et Lafortune, 2001; Laramée, 2001; Laflamme, 2011) ont tenté de faire le point sur l’interdisciplinarité pour saisir, tant du point de vue des créateurs que de la théorie, ce que ces pratiques mettaient en jeu sur les plans artistique et institutionnel. Loin de se limiter à des questions esthétiques, l’interdisciplinarité se posait cette fois de façon critique, en interrogeant plus spécifiquement les relations entre les arts et les disciplines telles qu’elles sont définies et transmises au sein des institutions (établissements d’enseignement, organismes subventionnaires, lieux de diffusion artistique, etc.). Dans ce contexte, le Regroupement des arts interdisciplinaires du Québec (RAIQ), fondé en 2005, a vu le jour afin de rassembler des artistes dont les modes de création échappaient aux disciplines instituées, ce qui venait témoigner des nouvelles forces et pensées en présence sur les territoires de la création contemporaine[1]. Sont également apparues des appellations favorisant plutôt l’usage des mots « art indiscipliné » ou « indisciplinaire » (Huys et Vernant, 2012; Suchet, 2016) pour qualifier des créations se situant hors des genres artistiques institués, l’art indiscipliné étant davantage associé à des créateurs qui opèrent volontairement en marge de tout système. Pour notre part, nous préférons recourir au terme de « pratique interartistique » qu’il importe de distinguer de l’interdisciplinarité, laquelle se situerait plutôt du côté de la réflexion. Cet article s’emploiera donc à proposer un état des lieux concernant ces notions et les approches qui existent pour désigner des théories et des pratiques contemporaines.

Il existe en effet deux manières d’envisager l’interdisciplinarité : du point de vue des pratiques artistiques ou encore des savoirs théoriques et de l’épistémologie. Patrice Pavis figure parmi les rares théoriciens de théâtre ayant effectué une distinction conceptuelle qui permet de démêler l’interdisciplinarité théorique de celle relevant de la création[2]. L’interdisciplinarité au sens strict, explique-t-il, est une confrontation de disciplines constituées, de méthodologies et de théories provenant d’horizons épistémologiques différents. Aussi importe-t-il de différencier cette dernière de la « rencontre de plusieurs arts à l’intérieur de la représentation théâtrale ou de la performance » (Pavis, 2001 : 14), ce qui relève de l’interartistique. Nous avons adopté ce terme proposé par Pavis, qui demeure malheureusement trop peu employé par la critique universitaire pour discriminer l’interdisciplinarité comme critique épistémologique de l’interaction entre des pratiques artistiques diverses au sein d’une création scénique. La réflexion sur l’interartistique a souvent été faite sous le chapeau général de l’interdisciplinarité sans qu’un examen plus rigoureux de l’histoire du concept, qui s’inscrit dans une histoire de la connaissance au XXe siècle, ne soit effectué. D’ailleurs, cela est sans compter la prolifération de constructions avec préfixes telles que « multidisciplinaire », « pluridisciplinaire », « transdisciplinaire », voire « indisciplinaire », qui ont été utilisées plus ou moins indistinctement! Aussi, avant de traiter de l’interartistique comme phénomène caractérisant les arts vivants actuels, apparaît-il essentiel de faire le point sur la notion même d’interdisciplinarité, laquelle a été pensée avec attention en sciences humaines : ces réflexions permettront de nourrir et d’éclairer la conceptualisation de l’interartistique.

L’interdisciplinarité

Le premier constat qui s’impose face à la notion d’interdisciplinarité est qu’elle est intrinsèquement reliée à celle de discipline, en ce qu’elle désigne un « entre » disciplines qui demeure a priori relié à ces dernières. Avant de traiter des modalités de cet inter, il n’est pas inutile de mettre brièvement en contexte cette notion. Chaque discipline renvoie à un domaine de connaissances, de savoirs ainsi qu’à un mode de transmission propre : dans le domaine des arts, l’université et les écoles spécialisées enseignent un corps de savoirs et des techniques qui doivent être maîtrisés pour que l’élève puisse être qualifié sur le plan professionnel. La nature de l’université comme institution n’a cessé de contribuer à la consolidation des disciplines, qu’elles soient scientifiques, humaines ou artistiques. Dans l’introduction de l’ouvrage qu’il a consacré à l’interdisciplinarité, Joe Moran explique : « Le développement et la consolidation des disciplines à l’ère moderne ont été reliés de manière fondamentale à la fois à l’essor des universités et à la complexité croissante des sociétés européennes[3] » (Moran, 2002 : 4). Les différentes disciplines qui se sont établies en se distinguant les unes des autres au sein de l’université tendent à défendre leur territoire en développant un type de discours exclusif, ce qui amène l’auteur à affirmer que celles-ci sont fondées sur des constructions discursives (ibid. : 14). Le chercheur français Edgar Morin précise, pour sa part, que les disciplines scientifiques (humaines et artistiques, pourrait-on ajouter) sont constituées par les institutions, qu’elles se sont fixées au XIXe siècle avec la formation des universités modernes. Il souligne également que chaque discipline construit son objet de recherche et que le risque de l’hyperspécialisation est d’oublier cet état de fait (Morin, 1994). Enfin, Patrice Loubier rappelle que

toute discipline, en tant que branche du savoir, implique un savoir-faire qui s’enseigne et qui suppose, pour qui veut le maîtriser, de se soumettre à un processus de formation. Le mot discipline ne désigne pas seulement la matière enseignée et apprise mais aussi la réalité institutionnelle d’un mode de transmission dans lequel l’individu se voit inculquer par un maître un système de normes, de valeurs et de façons de faire

(Loubier, 2001 : 24; souligné dans le texte).

Dans ce contexte, l’interdisciplinarité se constitue potentiellement, écrit Julie Thompson Klein (1991), comme critique de la spécialisation académique, car elle interroge les structures et valeurs dominantes de la connaissance et de l’éducation dans le but de les transformer, voire de les transgresser. On pourrait ajouter qu’elle est le plus souvent liée à des questions épistémologiques, en ce qu’elle ouvre les cadres de références sur lesquels se fonde la connaissance en sciences humaines comme en art. Elle met en question les méthodes instituées en révélant les valeurs sous-jacentes qui les gouvernent, et ce, par un jeu de perspectives complexes qui est relié à la multidimensionnalité qu’elle introduit dans l’examen des phénomènes. L’interdisciplinarité permet de s’ajuster aux nouvelles données du réel puisqu’elle fonctionne par projet plutôt que par champ disciplinaire.

Dans le domaine du théâtre, on a pu observer ces dernières années que le déplacement des pratiques de la scène vers des formes plus hétérogènes, alliant corps (dansant et théâtral), texte (littéraire, poétique et dramatique), performativité, musique, création sonore et arts médiatiques, a entraîné des questionnements discursifs et épistémologiques au sein de la discipline des études théâtrales, au point où s’est fait sentir la nécessité d’interroger ces dernières : faudrait-il parler des arts vivants de manière générique? Pavis affirme qu’avec la fin du XXe siècle s’est clôturée l’ère de la mise en scène comme art[4] et comme théorie avant d’ajouter : « Mais, aujourd’hui, depuis les années 1990, c’est l’objet même des études théâtrales qu’il convient de réévaluer tout autant que l’objet théâtral ou spectaculaire dont la nature interartistique lui vaut parfois le titre de interdisciplinary performance (spectacle interdisciplinaire) » (Pavis, 2001 : 15). Une chose est certaine : les formes décloisonnées et interartistiques tendent à faire pression sur ce qui délimite la discipline théâtrale au sein des institutions[5]. De surcroît, l’hypothèse avancée par Pavis quant à la fin de l’ère de la mise en scène[6] permet de penser les formes interartistiques comme un paradigme de création scénique distinct, lequel soulève plusieurs questionnements épistémologiques en raison de toutes les migrations entre les pratiques qu’il met en place ainsi que des changements dans les façons de créer, de fabriquer et d’imaginer le plateau. La scène interartistique tend à fonctionner par projet, par collectif de création, suivant des processus chaque fois singuliers. À la lumière de cet état de fait, les discours universitaires se doivent de renouveler leurs approches afin de réajuster les rapports entre théorie et pratique. Dans ce contexte, l’interdisciplinarité théorique s’impose comme une avenue incontournable où de plus en plus de pratiques oeuvrent dans les interstices et l’entre-disciplines.

L’interdisciplinarité représente donc la possibilité de relier les savoirs entre eux en s’opposant à l’hyperspécialisation des disciplines (que certains auteurs associent à une vision unitaire du monde). Elle serait apparue, selon Morin, « d’abord dans le domaine scientifique, en réaction à l’hyperspécialisation disciplinaire, mais également pour faire face à de nouveaux phénomènes ou objets de recherche, qui exigeaient de faire appel à plusieurs disciplines pour être étudiés » (Morin, 1994). Moran, de son côté, fait observer que le premier emploi du terme dans les sciences sociales remonte aux années 1920 et qu’il devient d’usage plus courant dans les sciences humaines après la Seconde Guerre mondiale (Moran, 2002 : 15). Morin, Moran et Thompson Klein s’entendent pour distinguer l’interdisciplinarité de la multidisciplinarité, cette dernière relevant d’une juxtaposition des disciplines sans qu’il n’y ait intégration et interaction entre celles-ci. Thompson Klein précise que l’utilisation d’une discipline pour constituer une mise en contexte (historique, philosophique ou autre) d’une autre discipline relève de la multidisciplinarité et non de l’interdisciplinarité. Cette dernière requiert en effet plutôt des collaborations intégratrices de connaissances hétérogènes qui soient fondées sur des interactions dynamiques entre les méthodes, théories, pratiques et épistémologies différentes (Thompson Klein, 1991 : 18). L’interdisciplinarité peut repenser des approches existantes et permettre d’analyser des questions et problèmes qui ne relèvent pas de disciplines particulières. Thompson Klein effectue une vaste taxonomie des différents possibles interdisciplinaires en recherche, distinguant les formes plus générales (telle la théorie de la complexité de Morin) de celles qui sont coopératives (bridge building), spécifiques, méthodologiques et restructurantes. Dans ce dernier cas, les catégories traditionnelles qui ancrent les disciplines sont questionnées et leurs frontières commencent à s’effacer, pavant la voie à une cohérence théorique alternative (ibid. : 21). Moran, quant à lui, défend l’idée, en s’inspirant entre autres de la pensée de Roland Barthes, que l’interdisciplinarité se doit d’être transformative et productrice de nouvelles formes de connaissances dans sa façon de s’engager avec chaque discipline distincte. Critique plutôt que synthétique (elle ne vise pas une synthèse ou une quelconque totalité des savoirs), l’interdisciplinarité tend à être mobilisée pour résoudre des problèmes qui ne peuvent être réfléchis sous l’angle d’une seule discipline et, par ricochet, elle soulève des interrogations épistémologiques sur la nature des connaissances disciplinaires.

La valeur du terme interdisciplinarité réside également dans sa flexibilité et, plus précisément, dans celle de son préfixe – qui renvoie autant à l’idée de connexions entre disciplines, qu’à celle d’interstices, d’espacements, d’écarts et d’entre-deux –, aussi n’est-il pas possible ni souhaitable de fixer la notion sur le plan théorique et méthodologique. En somme, l’interdisciplinarité constitue une approche qui envisage la complexité des phénomènes observés sans les réduire à un angle disciplinaire; elle représente aussi un moment critique des savoirs disciplinaires, qui ouvre une réflexion épistémologique transformative, potentiellement productrice de nouveaux modes de connaissances. Enfin, dans sa forme la plus radicale, elle est transgressive et indisciplinée : « Salter et Hearn (1996) appellent interdisciplinarité le nécessaire “brassage du système”, l’alignant avec une dynamique cherchant un changement qui vienne perturber la continuité et la routine. Cet impératif est signifié par une nouvelle rhétorique de “anti”, “post”, “non” et “dé-disciplinaire” qui est saillante dans les Cultural Studies[7] » (Thompson Klein, 1991 : 23). La volonté de déconstruire les savoirs disciplinaires et les frontières qui les séparent est représentée de façon éloquente dans les Cultural Studies et les Performance Studies, qui ont décloisonné les objets et enjeux de la recherche et de la pensée disciplinaire traditionnelle en faisant apparaître les valeurs normatives, discursives et politiques sous-jacentes aux disciplines.

Dans le champ des études en arts et culture, les approches des Cultural Studies, des Visual Studies et de l’intermédialité se réclament toutes de l’interdisciplinarité. Pavis rappelle qu’il faut se garder de confondre interdisciplinarité et Cultural Studies, ces dernières constituant « un ensemble d’études où le littéraire ainsi que l’art élitaire ne sont plus le point focal de l’observation et où l’on étudie l’ensemble des productions culturelles de masse » (Pavis, 2001 : 15). L’interdisciplinarité est une confrontation critique de méthodes et de théories qui exige une méthodologie précise (laquelle est explicitée par Thompson Klein dans sa taxonomie) si l’on veut éviter de tomber dans l’écueil de l’éclectisme. L’intermédialité se réclame aussi de l’interdisciplinarité en raison de la diversité de ses objets d’étude (cinéma, arts médiatiques, arts de la scène) qui sont croisés avec les théories des médias. Quant aux Visual Studies et à l’iconologie, W. J. T. Mitchell présente un autre point de vue concernant l’interdisciplinarité. Tout comme Thompson Klein et Moran, mais avec plus de mordant dans ses propos, il critique les études qui se sont faites sous le chapeau de l’interdisciplinarité mais qui, selon lui, ne relèvent aucunement de cette dernière :

Dans ces formes plus sûres d’interdisciplinarité, on peut mener des études « comparatives » entre les arts en restant à l’intérieur des cadres historiques familiers, ou appliquer des méthodes sociologiques ou littéraires ou psychanalytiques ou sémiotiques testées aux problèmes historiques de l’art et être certain d’obtenir des résultats. […] L’interdisciplinarité, en bref, est une façon d’avoir l’air juste un peu audacieux et même transgressif, mais pas trop[8]

(Mitchell, 1995 : 540).

Recourir à une discipline pour en éclairer une autre ne relèverait pas de l’interdisciplinarité au sens strict, mais d’un usage multidisciplinaire ou encore d’une interdisciplinarité instrumentale, pour reprendre le terme de Thompson Klein. Comme le note Pavis, les études théâtrales ont construit leur champ d’études en empruntant à diverses disciplines des sciences humaines (anthropologie, sémiologie, sociologie, etc.) sans pour autant se réclamer de l’interdisciplinarité. Selon Mitchell, il existerait trois formes d’interdisciplinarité. La première, du type top-down, viserait une convergence pyramidale des théories qui pourraient être englobées par une métathéorie, un métalangage ou une épistémologie générale pour l’étude de la culture (ce que la sémiologie a tenté de faire et que l’intermédialité aujourd’hui cherche peut-être à imposer); la seconde, du type bottom-up, serait une approche interdisciplinaire dictée par un problème ou un événement spécifique, en réponse à des sujets d’actualité (les Gender Studies et Cultural Studies, entre autres, constitueraient les modèles principaux de ce type de recherche); la troisième, du type inside-out, serait un moment indiscipliné et anarchiste, un moment de rupture où une discipline est secouée de l’intérieur et / ou de l’extérieur (ibid. : 541). Il précise :

Mon intérêt véritable, en d’autres mots, n’a pas résidé tant dans l’interdisciplinarité que dans les formes « d’indiscipline », de turbulence ou d’incohérence à l’intérieur et à l’extérieur des frontières des disciplines. Si une discipline est une manière d’assurer la continuité d’un ensemble de pratiques collectives (techniques, sociales, professionnelles, etc.), « l’indiscipline » est un moment de cassure ou de rupture, quand la continuité est brisée et que la pratique est mise en question[9]

(idem).

Cette indisciplinarité rejoint le moment transgressif de l’interdisciplinarité identifié par Thompson Klein tout en faisant écho à l’exigence transformatrice qu’elle se doit d’avoir face aux disciplines instituées selon Moran. Mitchell en fait un lieu critique et chaotique de la pensée, toujours appelée à se reconfigurer ensuite en une nouvelle « routine » (idem).

L’interdisciplinarité comme confrontation des disciplines forme certainement une critique saine, qui pointe les insuffisances de certaines théories à un moment précis de leur histoire et face aux mouvements et transformations du terrain et des phénomènes qu’elles observent et cherchent à analyser. Les études théâtrales ont sans aucun doute besoin d’un brassage épistémologique et méthodologique pour adapter leurs approches aux changements dans les pratiques et les disciplines artistiques. Toujours selon Pavis,

[l]a crise de la recherche universitaire, notamment historique, dramaturgique, sémiologique, provient sûrement de la triste constatation que cette recherche ne semble nullement intéresser les gens de théâtre. C’est donc à nous, théoriciens et universitaires, d’inventer un nouvel usage de l’interdisciplinarité qui ne soit pas une fin en soi, mais qui aide les praticiens à réinvestir immédiatement dans leur pratique ce que « notre » interdisciplinarité leur suggère parfois

(Pavis, 2001 : 18).

Les études théâtrales devraient revoir leurs rapports entre théorie et pratique de manière à faire se rencontrer les explorations des praticiens et celles de la recherche : là résiderait l’espace renouvelé d’une interdisciplinarité pleinement artistique, en dialogue avec la création.

L’interartistique

D’entrée de jeu, il importe de distinguer l’art théâtral, qui recourt à différents langages visuels, sonores et médiatiques, de la création interartistique, laquelle renvoie plus spécifiquement à des processus de création fondés sur des dialogues complexes entre des pratiques autonomes. Le théâtre convoque de façon évidente plusieurs formes artistiques, mais il le fait dans une perspective dramaturgique (textuelle comme scénique), c’est-à-dire que ces langages sont utilisés de manière plus instrumentale pour servir la vision de la mise en scène. Ils ne préservent pas nécessairement leur autonomie et leur identité propres : ils servent un propos, une image, une scène, une interprétation. En ce sens, il apparaît essentiel de distinguer les modalités théâtrales de la rencontre entre les arts et les médias associées au régime de la mise en scène de celles qui relèvent proprement de l’interartistique et donc de processus tout autres. Encore une fois, nous abondons dans le sens de Pavis qui, pour définir l’interartistique, affirme :

[I]l s’agit d’expérimenter des rencontres où chaque art s’obstine à maintenir son identité et ses principes. […] L’interartistique réside dans l’art d’utiliser au mieux ce que chaque art apporte d’unique tout en lui opposant une autre manière de signifier ou de représenter. L’incompatibilité ou la différence produit un effet de perspective qui oblige à reconsidérer chaque art et à le penser dans son rapport à l’autre

(ibid. : 23).

Ainsi, chaque création invente-t-elle des nouages entre les arts propres à déplacer les frontières entre les pratiques et à imaginer de nouveaux possibles pour la scène des arts vivants. Comme le suggère son préfixe, l’interartistique travaille dans la différence des arts, valorisant une interaction dynamique de pratiques diversifiées qui n’a plus rien à voir avec une quelconque idée de fusion harmonieuse entre les disciplines[10]. Ici, la réflexion ouverte sur l’interdisciplinarité permet de clarifier cet aspect : Moran distingue en effet une interdisciplinarité relevant d’une pensée traditionnelle (qu’il fait remonter aux philosophes grecs), laquelle vise une connaissance totalisante, d’une interdisciplinarité plus radicale qui questionne la nature même du savoir et les tentatives pour l’organiser. De plus, ajoute-t-il, le préfixe « inter » peut suggérer diverses relations : « [il peut s’agir de] forger des connexions entre différentes disciplines; mais cela peut aussi signifier l’établissement d’une sorte d’espace indiscipliné dans les interstices entre les disciplines, voire de tenter de transcender complètement les limites disciplinaires[11] » (Moran, 2002 : 15). L’interartistique, tel que nous l’observons dans le champ de certaines pratiques contemporaines en arts vivants, relève précisément de cette dernière modalité plus radicale, qui tend à oeuvrer dans les interstices entre les arts et pratiques, à inventer des liaisons parfois plus dissonantes, faisant du même coup pression sur les frontières qui, institutionnellement à tout le moins, séparent les arts et leurs disciplines. Les pratiques interartistiques, animées par des artistes qui inventent d’autres trajectoires créatrices, bousculent et interrogent de façon critique les normes disciplinaires qui structurent, entre autres, le champ du théâtre. Elles rejoignent en acte la forme critique et transgressive de l’interdisciplinarité théorique et elles en appellent du même coup à un ajustement du regard critique. Aussi a-t-on pu observer, au début des années 2000, une prolifération de l’appellation « arts indisciplinés[12] », et ce, tant du côté des artistes que de leurs commentateurs : cette indiscipline revendiquée comme écart face aux frontières qui définissent les disciplines artistiques cherchait à marquer la rupture avec une interdisciplinarité héritée des avant-gardes du XXe siècle et à revendiquer un changement de paradigme.

Le phénomène de l’interdisciplinarité artistique, en constante reconfiguration tout au long du XXe siècle, paraît en effet caractériser, selon Nathalie Heinich, un régime de création distinct au sein de ce qu’elle nomme le « paradigme de l’art contemporain » (Heinich, 2014). La scène contemporaine est marquée par des mélanges hétérogènes et des traversées (in)disciplinaires, lesquelles font état de pratiques qui tendent à sortir de leur domaine spécifique pour travailler dans la différence des arts[13]. Les pratiques transversales, poursuit Heinich, bousculent à la fois les processus de création (traditionnellement fondés sur une compétence artistique et technique de l’artiste) et les catégorisations génériques (ibid. : 137-141). Le cloisonnement entre les arts, dont l’assise est la distinction des disciplines (Loubier, 2001), n’a cessé de s’effranger. Aussi peut-on émettre l’hypothèse qu’une partie des pratiques habituellement associées uniquement à la scène théâtrale tend aujourd’hui à envisager cette dernière comme un dispositif expérientiel qui n’est plus réservé uniquement aux metteurs en scène : elle constituerait plutôt un espace potentiel à explorer par des praticiens de tous horizons. Il est intéressant d’observer que des artistes issus des arts visuels et médiatiques se sont emparés de la scène théâtrale, productrice de matérialités visuelles et sonores, pour créer des oeuvres hybrides croisant formes plastiques et théâtralité, ou encore, nouveaux médias visuels / sonores et corps en scène. De la sorte, la distinction entre artiste visuel et artiste en arts vivants tend parfois à s’estomper[14]. Des praticiens de théâtre font appel à des plasticiens, à des artistes sonores, à des informaticiens ou à des ingénieurs pour développer des oeuvres et dispositifs hybrides. La scène devient un lieu qui permet le développement de dialogues renouvelés entre les pratiques. Elle se transforme ainsi en un espace générateur de formes artistiques inusitées et souvent inclassables. Inversement, nombre d’artistes de la scène troquent la scénographie pour l’installation et prennent leurs distances avec la mise en scène, telle qu’elle a été fondée au XXe siècle. L’objet de cet article n’est pas de proposer une analyse de ces pratiques, mais signalons tout de même, au Québec, le travail de Claudie Gagnon, Stéphane Gladyszewski, 2 Boys TV, la Compagnie Artificiel, Théâtre Rude Ingénierie, La 2e Porte à Gauche et Le bureau de l’APA, pour ne nommer que ceux-là.

Le défi que pose la scène interartistique aux études théâtrales, du fait qu’elle décloisonne les frontières du théâtre, réside dans l’hétérogénéité et la diversité formelle des oeuvres, qu’il devient difficile de raccorder à une discipline précise, ce qui complexifie à la fois l’analyse et la possibilité d’en faire l’histoire sur le plan esthétique. L’expression, privilégiée par la critique spécialisée, de « théâtre performatif » ou « scène performative » peut sembler de prime abord apporter une solution à cette question en faisant du performatif un concept qui engloberait les décloisonnements disciplinaires du théâtre et des arts vivants. Toutefois, le performatif ne permet pas d’analyser tous les processus interactionnels et différentiels qui composent les oeuvres que nous nommons interartistiques. Comme l’explique clairement Chiel Kattenbelt :

Une expression performative est une action intentionnelle, qui n’est pas simplement « performée » au sens (littéral) d’exécutée, mais qui est mise en scène. L’action de mettre en scène suppose, d’une part, l’existence d’un performeur, celui ou celle qui se présente et qui, ce faisant, crée son moi, son identité (sexuelle) et, d’autre part, un spectateur (celui ou celle qui, en adoptant la position de membre de l’assistance, aide le performeur à jouer son rôle). Se mettre en scène face à une assistance nous mène au concept de situation performative ou de performance

(Kattenbelt, 2015 : 102-103).

Les situations performatives permettent en revanche de réfléchir à l’expérience scénique telle qu’elle est vécue et perçue par le spectateur, lequel est qualifié de plus en plus comme un experiencer de l’oeuvre, ce qui relève de l’analyse pragmatique et phénoménologique. Les études du spectateur comme acteur engagé dans une situation performative sont un apport actuel important des réflexions portant sur la scène contemporaine[15]. Cela dit, le sens de notre commentaire vise ici à distinguer la notion de performativité de la notion d’interartistique, qui cherche à désigner des praxis avant toute chose, lesquelles – c’est une hypothèse – tendent à s’éloigner du modèle de la mise en scène (la mise en scène comme pratique, comme esthétique et comme façon de penser la scène). L’interartistique n’est pas réductible à une esthétique, il relève d’abord de processus de création qui opèrent, chaque fois, de façon singulière et inédite : soit un artiste oeuvre en faisant appel à plusieurs pratiques et moyens artistiques, soit un projet collectif se forge en rassemblant des artistes et des chercheurs de divers horizons de pratiques, qui doivent inventer une façon de faire dialoguer leurs langages respectifs. Entre les deux, il existe toute une série de variations et de possibles que les barrières disciplinaires ne gênent plus. Ainsi des praxis interartistiques peuvent engendrer une multiplicité de formes performatives et représentationnelles comme une diversité d’esthétiques, lesquelles sont des qualités émergentes des processus complexes de création mis en oeuvre.

Pour aborder ces praxis, l’analyse gagnerait à emprunter les chemins d’une interdisciplinarité théorique du type bottom-up, pour reprendre l’appellation de Mitchell, c’est-à-dire à tenir compte de la nature hétérogène de l’oeuvre et de sa fabrique pour déterminer les champs de recherche à convoquer. Ce sont les voies de la création, là où se trament et s’inventent chaque fois des façons uniques de (dé)faire les arts constitués, par des interactions, des jeux différentiels et des dialogues entre des artistes, des chercheurs et leurs pratiques, qui méritent d’être auscultées. Une théorie des pratiques interartistiques ne peut se faire sans un travail sur le terrain où se fabriquent ces créations. Elle devrait documenter ces territoires qui se développent parfois en marge des circuits institutionnels, sans chercher à cartographier ou à capturer une esthétique qui, de toute façon, échappe à toute catégorisation. La forme finale des oeuvres dépend chaque fois des interactions inventées au cours de ce qui relève souvent d’une recherche au sein de la création.

Si les pratiques interartistiques invitent les chercheurs en arts vivants à adopter une interdisciplinarité théorique du type bottom-up (Mitchell) et bridge building (Thompson Klein), elles peuvent aussi donner lieu à des reconfigurations théoriques plus radicales, que Thompson Klein nomme « interdisciplinarité restructurante » (« restructuring interdisciplinarity »; Thompson Klein, 1991 : 21). Dans ce dernier cas, les catégories qui fondent les disciplines sont mises en question et une nouvelle cohérence conceptuelle peut naître de leur confrontation. Cela dit, il semble essentiel de développer une démarche théorique qui se compose à partir du terrain des pratiques, soit par l’observation de processus de création in situ, soit par un travail avec les archives de création complété par des entretiens avec les artistes, de façon à ce que la théorisation des pratiques interartistiques puisse émerger à partir de l’observation de celles-ci, ce qui relève d’une théorisation ancrée[16]. Cette approche empirique propose une démarche au sein de laquelle une théorie ou des concepts s’élaborent à partir des données du terrain étudié (documents visuels, cahiers de création, entretiens et dialogues avec les artistes, observations in situ, recherches en archives) plutôt que de travailler avec un cadre théorique préconçu. Elle s’avère la plus adéquate pour conceptualiser les processus de création hétérogènes des pratiques interartistiques, et ce, d’autant qu’elle permet de prendre en compte la perception et la manière dont les artistes eux-mêmes décrivent leur travail. Elle exige d’arrimer théorie et compréhension des pratiques, de nouer un dialogue avec les praticiens pour élaborer une pensée sur les oeuvres observées. Les étapes de l’analyse ancrée à la pratique (codification, catégorisation, mise en relation, intégration, modélisation et théorisation; Paillé, 2006) permettent de faire émerger la multidimensionnalité des processus artistiques étudiés, sans les englober dans un système ou une métathéorie. Il s’agit plutôt de cartographier les systèmes complexes propres à chaque projet, d’expliciter les dynamiques en jeu, de faire apparaître les praxis à la fois complexes et sensibles qui forgent les expériences scéniques auxquelles les spectateurs sont conviés.

Les études sur la scène contemporaine paraissent dominées, en Amérique du Nord, par les Performance Studies, lesquelles ont en effet permis de déployer de nouveaux champs de recherche et de déplacer les enjeux qui portaient centralement sur l’analyse de la mise en scène telle qu’elle s’est développée tout au long du XXe siècle. Alors que la scène des arts vivants est en pleine reconfiguration, que la multiplication des croisements entre les pratiques et les processus de création perturbe notre appréhension du théâtre comme discipline autonome, les approches interdisciplinaires ainsi que la théorisation ancrée paraissent les plus adéquates pour comprendre et tenter de conceptualiser la diversité des praxis interartistiques. Les instruments critiques traditionnels ne fonctionnent plus pour développer une réflexion sur ces créations qui se révèlent souvent plus processuelles. Les démarches inspirées de l’ethnographie postmoderne permettent de privilégier une approche descriptive des processus et des modes de pensée créateurs tout en prenant en compte les conditions de production et d’interaction entre les différents agents mis en jeu au sein d’un projet. Observer, écouter et tenter de comprendre de l’intérieur implique d’accepter la partialité du regard et l’appartenance implicite du chercheur au terrain de création ausculté. Il nous importe d’éviter d’adopter un point de vue surplombant sur les pratiques étudiées, en offrant des cartographies provisoires, susceptibles de contribuer à une compréhension sensible des phénomènes interartistiques.