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Les discussions sur les responsabilités morales et politiques du colonisateur dans un pays d’établissement colonial occupent le devant la scène politique, allant de la critique du mouvement d’occupation contre l’usage du terme « possession », à l’appel mobilisateur de Paulette Regan à « décoloniser le colon en nous », et aux écrits savants sur l’incommensurabilité de la décolonisation[1] ». Certains diront que les nations d’établissements coloniaux ne sont pas des « nations d’immigrants ». Peu importe leurs origines, leurs expériences ou leurs rapports avec d’autres formes de colonialisme, tous les colons ont violé « la terre, la loi et les épistémologies » autochtones[2]. Épouser ce point de vue risque bien de bouleverser certains dogmes propres à l’histoire canadienne.

Dans le cadre des débats actuels sur les 150 ans de Confédération et de colonialisme, et étant donné mon propre cheminement comme chercheure à Trent University — institution reconnue depuis toujours pour son engagement envers les études autochtones —, une réflexion sur les tentatives d’alliances colonisateurs-autochtones semblait tout indiquée pour ce discours présidentiel. En vérité, ma curiosité fut attisée au cours d’une cérémonie à laquelle j’ai participé à Trent en 2016 pour souligner la fondation de l’Inuit Tapirisat en 1971 lors d’une réunion organisée par l’Association des Indiens et des Esquimos du Canada (AIE). Dans la bibliothèque où les plans furent finalisés, nous avons solennisé ce lieu de la manière la plus conventionnelle qui soit, par l’érection d’une plaque commémorative. Il y a quelque chose d’assez ironique dans la revendication de cet espace comme lieu mémoriel compte tenu du rôle fondamental que la revendication de l’espace joue dans le colonialisme. Quoi qu’il en soit, les leaders inuits Mary Simon et Peter Ittinurit participèrent à l’événement, de même que l’ancien recteur de Trent, Tom Symons, qui avait organisé la réunion en sa qualité de membre du comité de direction de l’AIE. Cette cérémonie m’incita à consulter les archives de l’AIE conservées à Trent et à réfléchir davantage sur la manière dont nous pourrions historiciser les alliances politiques jadis conclues entre les colonialistes et les populations autochtones.

Des cas de figure d’alliances politiques récentes ont fait l’objet d’études plus approfondies que celles du passé; en outre, comme le démontre la compilation de Lynn Davis, elles procèdent de significations et d’intentions multiples qui reflètent « différents concepts de relations incarnant une variété de configurations d’autorité », dont le paternalisme, le partenariat et une combinaison des deux[3]. Même les défenseurs des initiatives autochtones doivent souvent composer avec la réalité politique des significations et des stratégies d’auto-détermination débattues par les acteurs autochtones qui, d’autre part, peuvent ne pas s’entendre sur les priorités et les stratégies politiques à privilégier[4]. Même si les alliances d’autrefois évoquent certaines de ces motivations contradictoires, elles n’en exigent pas moins une analyse historique de fond. En les qualifiant d’efforts « balbutiants », de tentatives « d’approche vers l’innocence » réconciliant « culpabilité et complicité », les écrits actuels sur ces alliances sont peut-être trop sommaires, voire condescendants[5]. Or la riche histoire des relations colonisateurs-autochtones écrite au cours des dernières décennies dans le cadre national et transnational, offre les bases d’un récit infiniment plus complexe.

En dirigeant l’objectif sur les alliances politiques passées, je n’ai nullement l’intention d’excuser ou d’atténuer l’histoire de l’occupation coloniale en m’attardant sur des individus non-autochtones compatissants qui se sont opposés au colonialisme. Mon propos n’est pas une apologie, pas plus qu’il ne tente de dévaluer le caractère central des protestations d’initiative autochtone, ni un désir « d’innocenter »[6]. Une telle approche dénuée de sens critique risquerait de perpétuer une image libérale et pacifique — ce que Pauline Wakeham appelle « la civilité blanche réinventée » — et renforcerait les mythologies nationales, tout en étouffant les questions fondamentales se rapportant au pouvoir asymétrique[7]. Mais s’il est facile de remettre en cause les insuffisances des gestes politiques passés, il est tout aussi important de les comprendre dans le contexte matériel et intellectuel de l’époque, sans lesquels on ne peut guère appréhender notre passé de manière véritablement critique. Nous, chercheurs contemporains, devrions nous méfier d’une conception de l’histoire comme d’un moteur propulsé vers l’avant dans un axe linéaire promis à une sophistication politique toujours croissante, nous félicitant de nos perspectives anticoloniales franchement supérieures. Les historiens adoptent inévitablement une attitude moralisatrice envers le passé et je ne fais pas exception; mais je suis persuadée que, sous l’angle méthodologique, nous nous efforçons à maintenir un fragile équilibre entre présentisme et relativisme par souci d’appréhender le passé avec suffisamment de distance critique tout en y portant un regard empathique et ce, peu importe le défi que cela représente.

Cet exposé ne prétend pas non plus faire une ethnohistoire explorant les deux facettes de l’équation culturelle, bien que je souligne certaines des tensions et des divergences de vues incompatibles entre communautés coloniales et autochtones. Je préfère plutôt soulever les questions suivantes : quels types d’alliances d’initiatives coloniales ont provoqué, au cours de la première moitié du XXe siècle, les toutes premières lignes de faille dans le système de pensée colonial; quels sont les facteurs qui ont encouragé les colonisateurs à penser au-delà des normes dominantes à l’époque; et dans quelle mesure les alliés ont-ils subi les contraintes du « sens commun » [8] des notions de race, de classe et de genre? Les efforts idéologiques des colonisateurs ont-ils été atténués ou réduits au contact d’autres idéaux politiques d’influence religieuse, libérale, féministe, socialiste ou anticoloniale? J’entends passer en revue le XXe siècle et sélectionner quatre cas de figure — au risque d’omettre de nombreux autres — de Ruth Gorman aux centres d’amitié autochtones, avec l’intention de formuler des questions plutôt que d’offrir l’histoire définitive d’un récit inachevé, voire incertain.

Le colonisateur qui refuse

D’après la célèbre formule du Tunisien Albert Memmi, il est pratiquement impossible d’être un « colonisateur qui refuse ». Peu importe le degré de répulsion que lui inspire le colonialisme, les protestations du colonisateur le « mettra en conflit avec les siens » et, ne pouvant occuper aucune place au sein de la future nation, il finira dans un no man’s land « d’inefficacité ». Impuissant à critiquer le mouvement anticolonial, il « comprendra peu à peu que la seule chose à faire est de se taire[9] ». Conscient de ces nombreux dilemmes contradictoires, Memmi se trouve néanmoins acculé dans une impasse de dualités pour le moins déprimante.

Alors que les historiens qui se voient en « colonisateurs qui refusent » ont joué un rôle dans la dissection du Canada comme projet colonial, les politicologues se sont efforcés parallèlement à en abstraire des solutions théoriques, allant du compromis « citoyens plus » avancé par Alain Cairns, à la proposition de Will Kymlycka d’octroyer dans le cadre d’une société libérale des droits minoritaires particuliers, jusqu’à l’argument de l’égalité juridique qu’avance Patrick Macklem sur des principes de justice distributive et de droits distincts des groupes minoritaires[10]. Pour les activistes et théoriciens autochtones, ces solutions s’avèrent souvent insuffisantes. Dans les années 1960, Harold Adams, qui s’inspirait de Fanon, du marxisme, ainsi que du Pouvoir Rouge et du Pouvoir Noir, rejeta les solutions libérales qui ignoraient les rapports fondamentaux entre l’impérialisme occidental, le capitalisme et l’oppression des peuples autochtones, et mit à jour les angoisses profondes du racisme intériorisé qui hantait les communautés autochtones[11]. Trente ans plus tard, Dale Turner, Taiaiake Alfred et Leanne Simpson ont entrepris d’explorer, parmi d’autres, le savoir et les pratiques autochtones comme fondement de la gouvernance, tout en prônant différentes solutions pour l’avenir. Turner en appelle au leadership des « guerriers des mots » (« word warriors ») qui comprennent les paradigmes occidentaux et autochtones pour dialoguer avec l’État, alors qu’Alfred et Simpson demeurent plus sensibles à la richesse des cultures autochtones comme moyen de libération et de renouveau, puisant à la pensée autochtone non pour obtenir des mesures de sanction de l’État, mais pour « transformer l’extérieur colonial en un épanouissement de l’intérieur autochtone »[12]. Pour la chercheuse Mohawk Audra Simpson, la solution ne se trouve pas dans la reconnaissance, mais bien dans le refus comme pratique politique et mode d’analyse[13].

Les alliances peuvent aussi être imaginées comme coalitions théoriques. Audra Simpson et Andrea Smith suggèrent ainsi la « promiscuité théorique[14]», utilisant les outils empruntés à la fois aux systèmes de pensée occidentale et autochtone pour travailler à la décolonisation, une stratégie qu’embrasse par Glen Coulthard dans son intégration innovatrice de Fanon, du marxisme, du féminisme et du savoir traditionnel autochtone. Il n’est guère surprenant que ce dernier s’oppose aux politiques pluralistes de la reconnaissance qui ramènent la nation autochtone dans le giron de la souveraineté de l’État colonisateur, une accommodation somme toute compromettante de l’identité autochtone envers et par l’État[15].

Négocier un passé colonial empiète inévitablement sur la réalité politique présente. Comme l’avance Victoria Freeman dans Distant Relations, s’interroger sur ce que l’on doit maintenant faire de notre « héritage passé[16] » est sans doute la question la plus stimulante qui anime en ce moment les chercheurs. En outre, l’attention portée sur la culpabilité individuelle, la bonne foi et la responsabilité personnelle, comme l’admet Memmi, ne tient pas adéquatement compte des rapports collectifs et systémiques[17]. Comme historiens, nous nous devons de comprendre l’interaction entre agentivité individuelle et structures sociales qui a produit le colonialisme, ses critiques (si peu nombreux soient-ils) et ses retombées actuelles. Les quelques individus qui se sont élevés contre la dépossession furent, comme le note Freeman, « marginalisées, ignorées ou ridiculisées[18] ». Malheureusement, la voix des alliés non-autochtones a parfois pesé plus lourd que celle des peuples autochtones, un fait qui mina l’efficacité des alliances elles-mêmes, mais encouragea par ailleurs un militantisme autochtone autonome qui, aujourd’hui comme autrefois, demeure la clé de la protestation anticoloniale.

La terre

Peu importe la diversité des perspectives adoptées sur le passé, elles reviennent souvent au même thème: la terre. La « territorialité », comme le souligne Patrick Wolfe, « s’avère l’élément spécifique, voire irréductible du colonialisme[19] ». Parce que l’établissement colonial est fondamentalement un processus « de déplacement et de remplacement », les luttes autochtones et les tentatives d’alliance se concentrèrent toutes deux sur la terre[20]. En Colombie-Britannique, la dépossession territoriale et l’absence de droits autochtones issus des traités ont mobilisé au tournant du XXe siècle les communautés autochtones et leurs sympathisants, ces derniers se regroupant en deux associations, Protestant Social and Moral Reform Council et Friends of the Indian. Ce dernier groupe (« Les Amis de l’Indien »), fondé en 1910 sur l’avis du British and Foreign Anti-Slavery and Aborigines’ Protection Society (BASAPS), pétitionna le gouvernement canadien et la Couronne britannique, et tenta d’utiliser la BASAPS pour influencer de manière détournée le ministère des Colonies[21]. Parmi les défenseurs blancs qui jouèrent un rôle de premier plan dans cette alliance, figurent le socialiste et anthropologue amateur James Teit, ainsi que le ministre anglican et avocat Arthur O’Meara[22].

Ce fut néanmoins la résistance autochtone qui fraya la voie. Une délégation adressa une pétition au roi en 1906 et, en 1908, vingt-cinq chefs de la côte nord et sud se rendirent à Ottawa pour s’entretenir avec les élus fédéraux. Alarmés par l’avance de colons en territoire autochtone, l’empiètement de la construction ferroviaire et des années de frustration dans leurs rapports avec une juridiction provinciale peu coopérative, ils firent valoir que « tout le pays nous a été enlevé sans entente ou traité [23] ». Selon Hamar Foster, la pétition des Cowichans de 1909 représente un point tournant dans les tactiques employées, allant des lettres de supplique écrites à titre personnel au XIXe siècle à des principes de droit reposant sur des documents juridiques et constitutionnels, comme la Proclamation de 1763[24]. Déçus de la manière dont ils avaient été traités par la législature provinciale, de même que par Ottawa et la Commission McBride-McKenna en 1912, les Autochtones se tournèrent avec plus d’espoir vers les cours de justice, en particulier le Comité Judiciaire du Conseil Privé Britannique (CJCP) qui devait jouer un rôle clé dans la stratégie juridique poursuivie par O’Meara[25].

Lorsqu’en 1912 le Dr. J. A. McKenna, de la Commission McBride-McKenna, fut envoyé en Colombie-Britannique par le gouvernement fédéral, il rappela aux chefs rassemblés qu’ils avaient été conquis par une « race plus forte » et qu’ils devaient en l’occurrence accepter « l’inéluctable » progrès et développement des Blancs. Les Amis répondirent avec indignation : « tentez-vous de signifier aux peuples autochtones qu’ils doivent se considérer conquis et, par conséquent, dépourvus de droits envers leurs terres ancestrales … à l’encontre directe des principes britanniques enchâssés dans la Proclamation[26]? » Les Amis utilisèrent ainsi la langue de la conscience chrétienne et du fairplay britannique, brandissant la Proclamation comme symbole d’équité envers les Autochtones. Ignorer les titres autochtones et les « droits inhérents » aux « premiers occupants du territoire » entachait l’honneur du pays, affirma un allié, le Révérend Tucker[27].

De toute évidence, le plaidoyer des Amis désarçonna la pensée coloniale encore imprégnée de l’arrogante certitude du principe de terra nullius : la croyance selon laquelle même une terre habitée était légalement saisissable si le peuple qui l’occupait était considéré comme « non chrétien, non agricole, non commercial, insuffisamment développé ou simplement gênant[28] ». Accusés de « fomenter la discorde » au sein des peuples autochtones, les Amis rétorquèrent qu’ils formaient la meilleure défense au Canada contre la violence : « notre plus grand accomplissement est d’avoir réussi à garder les Indiens tranquilles » et favoriser les solutions constitutionnelles, malgré le traitement inique que leur réservaient divers gouvernements[29]. Incarnant la véritable justice britannique, les Amis demandèrent que soit étendue à la Colombie-Britannique la « politique libérale » des traités et des réserves appliquée ailleurs au pays. De plus, firent-ils valoir, éviter la question territoriale pourrait décourager l’établissement de colons en Colombie-Britannique et ralentir la christianisation des Autochtones[30].

Même si l’on tient compte du fait que ce document fut conçu dans le but de contrecarrer les attaques à leur endroit, les Amis offrirent une analyse somme toute limitée de ce que nous entendons aujourd’hui par « dépossession ». À titre de critique juridique, les Amis n’ont pas cherché à savoir « qui avait l’autorité d’exercer l’autorité » sur les prises de décision se rapportant à la territorialité : ils acceptaient le fait que la juridiction, elle-même le produit d’un construit socio-historique, relevait de la Couronne, socle de l’idéologie coloniale britannique[31]. Sans mettre en doute la légitimité sous-jacente, on convenait que les peuples autochtones puissent négocier une compensation équitable pour l’abolition de leurs droits[32]. Un certain paternalisme (puisque les Amis affirmaient qu’ils « agissaient dans le meilleur intérêt de l’Indien »), un engagement à l’égard de la justice et une mentalité coloniale s’entremêlaient avec un sentiment impérialiste et la certitude que l’Empire s’avérait une force positive dans l’avancement des valeurs civilisatrices au-delà des frontières[33].

Les chercheurs ont étudié de près les motivations d’O’Meara et certains croient que son attitude évolua, passant du missionnaire chrétien paternaliste, pour qui les Indiens étaient les pupilles de l’État, à l’avocat empathique convaincu de l’inaliénabilité de leurs droits territoriaux. En d’autres termes, les coeurs comme les esprits peuvent être conquis[34]. Sa foi en la justice britannique ainsi qu’une profonde conviction que les Indiens étaient victimes de duplicité politique le résolurent à en appeler à la CJPC. Toutefois, comme « colonisateur qui refuse », O’Meara fit l’expérience de certaines des contradictions dont parle Memmi, comme d’avoir été ostracisé par son propre peuple et d’avoir entretenu des relations houleuses avec les populations autochtones. À partir du moment où cette question devint sa vie, il s’aliéna progressivement son église, les représentants gouvernementaux, voire même sa propre famille. Aux yeux des fonctionnaires fédéraux il était « persona non grata », déplora la British Anti-Slavery Society qui tentait d’intervenir entre ces groupes[35].

Les Amis de l’Indien inspirèrent un groupe de Calgary qui partageait leurs vues et à la tête duquel se trouvait le révérend John MacDougall siégeant au sein du comité directeur, alors qu’une organisation d’Amis devait émerger plus tard à Edmonton en 1944[36]; en revanche, les appels du Moral and Social Reform Council, immédiatement au lendemain de la Première Guerre mondiale, pour la création d’un réseau des Amis de l’Indien dynamique à la grandeur du pays restèrent lettre morte. Dans d’autres disputes territoriales à l’époque, comme celle des Six Nations en Ontario, les sympathisants se recrutèrent davantage à l’étranger, preuve du caractère transnational de nombreuses alliances formées à partir d’individus, d’idées et d’organisations à travers une multitude d’états-nations et d’organisations internationales.

Lorsque les tensions autour du territoire et de la gouvernance s’intensifièrent à Grand River au début des années 1920, le leadership autochtone prit de nouveau l’initiative, mais peu de sympathisants furent au rendez-vous, si ce n’est quelques avocats engagés. Pendant des années, la colère avait monté à Grand River contre le gouvernement fédéral et ce, à plusieurs titres : l’émancipation obligatoire, la lourdeur de la (mauvaise) gestion de l’État du budget alloué aux Six Nations, la révision de la Loi sur les Indiens autorisant la saisie de leurs terres et les tentatives de recours à la Loi d’établissement de soldats pour réduire l’étendue des réserves. Le refus du gouvernement de reconnaître les Six Nations comme alliées de la Couronne, ainsi que leur droit d’autogestion par des formes traditionnelles de gouvernance avaient également servi à attiser le conflit. L’arrivée de la GRC sur le territoire pour appliquer les lois canadiennes précipita aussi l’affrontement, tout comme la frustration causée par les obstacles constamment levés contre le projet d’une commission d’enquête, reflétant souvent la perception butée de Duncan Campbell à l’effet que les populations autochtones, infantiles et prémodernes, étaient incapables de s’autogouverner[37].

Les Six Nations avaient conscience que la terre, la gouvernance et la survie étaient intimement liées : on ne pouvait pas protéger la terre lorsque toutes les décisions étaient prises par un gouvernement fédéral convaincu du bien-fondé de l’assimilation. Or aucun des Amis de l’Ontario ne leur accordèrent leur appui. On considérait que les Indiens de l’Ontario avaient été, et cela depuis longtemps, équitablement traités. Sans doute la presse avait-elle parfois dénoncé l’inaptitude gouvernementale dans ce dossier, mais des journalistes ne recouraient pas moins à des stéréotypes racistes. Le conflit avait ainsi été appelé « une révolte d’Indiens hors-la-loi[38] » déclenchée par les traditionnalistes ou les « païens », à savoir la Confédération des peuples autochtones. Le choix des chefs réservé aux mères de famille dans la tradition clanique des Six Nations, était présenté comme le vestige d’un primitivisme ramenant le pouvoir à une simple bande de « vieilles femmes ». Couvrant un pow wow à Oshewan, les journaux ontariens décrivirent l’événement comme une « guerre de sauvages » avec des danseurs « aux cris assoiffés de sang et aux visages hideusement peints » [39]. En outre, on considérait comme arrogant pour les Indiens de s’attendre à obtenir le statut honorable d’alliés britanniques. On jugeait l’idée « d’autodétermination » entretenue par les Six Nations comme « une blague absurde par le reste du Canada », n’ayant d’égal que les revendications irlandaises et autres « comédies d’autodétermination[40] ».

Un appui plus vigoureux vint de Grande-Bretagne où les questions du développement de la terre ne se posaient pas avec la même acuité qu’en Ontario. L’avocat américain George Decker (profondément méprisé aux Affaires Indiennes), s’occupa éventuellement du dossier et aida le chef cayuga Levi General, ou Deskaheh, à obtenir un passage au Royaume-Uni et à Genève pour s’adresser à la Société des Nations[41]. C’est sous les traits d’une personnalité hybride que Deskaheh fut présenté à la presse européenne : comme un Indien éduqué en complet-cravate à l’Occidental, mais aussi comme un redoutable « Peau-Rouge guerrier » en vêtements de daim et de plumes. Retenant les services d’un agent publicitaire en Grande-Bretagne afin de satisfaire le désir colonial des Européens d’imiter divers aspects de la culture autochtone, Deskaheh et Decker utilisèrent stratégiquement les clichés coloniaux. Dans la presse britannique, on représenta le conflit comme partie prenante de « l’histoire romantique du Peau-Rouge[42] ».

Deskaheh reçut un certain appui de la BASAPS (jusqu’au jour où il arrêta de suivre ses conseils)[43], mais ses plus fervents supporters provinrent d’un petit groupe de femmes issues de la bonne bourgeoisie britannique, dont Sarah Matheson Robertson, une écrivaine écossaise qui avait précédemment rencontré des populations autochtones lors d’un voyage en Amérique du Nord et qui avait également hébergé des hommes autochtones blessés pendant la Grande Guerre. Chantre de l’histoire clanique écossaise, elle écrivit sur le thème d’une alliance entre les clans écossais et ceux de la maison-longue, deux groupes historiquement dépossédés de leur héritage[44]. Robertson devint à elle seule un groupe de défense : elle conseilla la BASAPS, fit office de médiatrice entre cette dernière et Deskaheh, organisa des campagnes de fonds, rédigea des pétitions publiques et fit ardemment pression auprès de ses plus influents parents ou amis canadiens pensant qu’ils pourraient faire avancer la cause des Six Nations, tout spécialement les ministres du gouvernement. Presque obsessive dans son engagement au vu d’innombrables appels enflammés qu’elle écrivit de sa main, elle recruta une autres alliée écossaise de taille, Mme Milne-Howe, une descendante de Sir William Johnson, qu’elle encouragea à écrire directement au Premier Ministre MacKenzie-King, de même qu’à cosigner une pétition adressée au roi.

Le raisonnement de Robertson était semblable à celui des Six Nations de la Colombie-Britannique : c’est-à-dire que la justice britannique devait s’appliquer équitablement aux Six Nations et la Couronne se devait d’honorer la Proclamation et le Traité de Haldimand.[45] Or le gouvernement canadien agissait exactement en sens inverse, tentant de « décimer les Iroquois en les absorbant à la race blanche … les dispersant aux quatre vents[46] », écrivit Robertson : ils se battent pour leur terre, leur existence, poursuivit-elle, contre les « démons qui veulent la leur prendre[47] ». Pour ces femmes défenderesses, Deskaheh personnifiait le « noble sauvage », un « parfait exemple du mâle indien se battant pour sa race » [48]. L’une d’entre elles, plutôt dépourvue de tact, Rica Fleming-Gyll, écrivit à l’agent indien des Six Nations pour dénoncer ses « outrages perpétuels », ajoutant « je n’ai aucun mal à dire que vous êtes un misérable scélérat et méritez d’être fusillé. Votre détestable cruauté envers l’Indien ne mérite rien d’autre que le châtiment divin[49] ». La très haute société britannique considéra qu’elle était allée trop loin. Bien que moins virulent dans ses propos, Duncan Campbell Scott ne méprisait pas moins ces femmes lobbyistes, y compris la soeur de Pauline Johnson qui avait écrit en faveur des Six Nations. Elles n’étaient qu’un autre exemple des périls d’un « gouvernement de jupons » qu’il associait également aux mères claniques des Six Nations[50].

Les motivations de Sarah Matheson s’avéraient multiples : une vision idéalisée de l’Indien, la foi dans le système de justice, un sentiment impérialiste et la conviction d’une affinité personnelle avec un individu courageux. L’opinion des Ontariens différait : la terre devait être développée et non conservée pour la protection d’un peuple prisonnier d’un passé prémoderne, bien que romancé. Pour les Six Nations, il ne s’agissait pas uniquement d’un acquis historique, de dépossession territoriale ou de gouvernance, mais de survie sur leurs terres ancestrales. Deskaheh savait bien que ces questions ne pouvaient être traitées séparément. Comme il l’écrivit à la veille de son trépas en 1924 aux États-Unis où il se trouvait alors, incapable de revenir au pays, il avoua craindre que les Six Nations se retrouvent « sans pays, sans racine » au risque de perdre leurs racines familiales et culturelles. Si nous perdons notre terre, poursuivit-il, « nous nous isolerons, vivant dans des espaces restreints où nous suffoqueront. Nous serons alors dispersés et éloignés les uns des autres, perdus dans votre multitude[51].

La culture

Les modifications apportées en 1927 à la Loi sur les Indiens limitèrent gravement les activités juridiques et politiques des Premières Nations, forçant les populations autochtones et leurs alliés à trouver d’autres moyens de protestation. La préservation de la culture offrit l’un des moyens détournés pour l’engagement politique. Pour les femmes blanches comme Alice Ravenhyill et Nan Shipley, le projet culturel de documentation, de préservation et de mise en valeur relevaient des formes traditionnelles de la participation civique féminine : les bonnes oeuvres, le travail social et les arts. Leur objectif était d’empêcher la disparition des peuples autochtones en soulignant leur créativité, leurs qualités admirables, de même que leur contribution au Canada. En s’élevant contre le discours dominant blanc de civilisation et de progrès, les sympathisants culturels voulaient certes faire reculer les frontières du colonialisme mais demeuraient prisonniers de ses prémisses fondamentales.

Fondatrice de la Society for the Furtherance of BC Indian Arts and Crafts, auteure d’ouvrages sur l’art autochtone et promotrice d’artistes autochtones, Alice Ravenhill entama sa carrière comme éducatrice en matière de santé publique et de protection de l’enfance, avant de se consacrer dans les années 1920 à la conservation de l’artisanat et l’art autochtones. Elle milita en faveur de l’amélioration de l’enseignement de l’histoire autochtone dans les écoles de la Colombie-Britannique, d’une meilleure éducation des Autochtones, et de la sensibilisation aux arts et à l’artisanat autochtones pour stimuler la résurgence de la culture et l’autosuffisance économique des Autochtones[52]. Même si que le gouvernement fédéral partageait ce dernier objectif, Ravenhill critiqua la politique éducative de l’État, soulignant les profondes failles des écoles résidentielles et la nécessité de maintenir les jeunes enfants au sein de leur famille. Elle considérait que les établissements scolaires devaient valoriser la culture autochtone, et non la dénigrer.

Dans la perspective qui est la nôtre, son travail fut entaché d’a priori essentialistes de nature raciste : la conservation de l’art autochtone était importante, écrivit-elle dans les années 1930, comme outil de connaissance des peuples prémodernes, précurseurs des sociétés occidentales. Au cours des années 1940 et 1950, elle dénonça certes les arguments erronés et faussement scientifiques concernant les « différences raciales[53] », et venta la « complexité de l’organisation sociale et religieuse » des « tribus » de la Colombie-Britannique, mais elle n’en revient pas moins à un essentialisme idéalisé. Elle fit l’éloge de l’art indien pour « son ingénuité, son imagination débordante et un sens aigu de l’observation », le talent artistique indien étant un « don artistique hérité » que démontraient les « dextérités manuelles latentes chez [tous] les jeunes Indiens[54] ». Selon Lilynn Wan, Ravenhill se trouvait ainsi à promouvoir la valeur de l’art autochtone sous l’angle de son « esthétique primitive, spontanée et simpliste[55] ».

Toutefois, son engagement culturel évolua vers des positions publiques de plus en plus politiques sur les besoins sociaux des communautés autochtones. La Native Brotherhood of British Columbia la considérait comme une alliée. De même, The Native Voice félicita Ravenhill à la suite du mémoire qu’elle rédigea à partir d’échanges avec des enseignants, des Autochtones et des chercheurs pour le Comité mixte du Sénat et de la Chambre des Communes sur les Affaires Indiennes en 1947, et dans lequel elle avait de toute évidence su « défendre avec ferveur les droits indiens», mue par « son amour de la justice[56] ». Loin d’être radical suivant nos critères, le mémoire rappelle néanmoins qu’il y a fort longtemps que les Canadiens autochtones et leurs alliés dénoncent la médiocrité de l’éducation et des conditions sociales des Autochtones.

Pour ces alliés culturels, l’histoire tenait bien souvent la clé de la vérité et de l’inévitable progrès. Ravehill affirma sans doute que la conquête coloniale et le mépris pour les cultures autochtones se tenaient à la source de « l’exploitation[57] » et de la dégradation indiennes, mais son optimisme libéral l’emportait : le passé pouvait être corrigé grâce à une meilleure compréhension du caractère dévastateur de la colonisation et de la contribution des cultures autochtones à la vie canadienne. Si ses écrits se rapprochent trop d’une représentation statique et romancée de l’indien démoralisé, Ravenhill croyait toutefois en la résurgence culturelle. Elle tenait particulièrement à ce que les filles autochtones développent un intérêt pour l’histoire des femmes, à savoir leur rôle dans la résilience culturelle, leur indispensable travail et leur place dans le jeu politique. « Autrefois », insista-t-elle, « dans certaines tribus, les femmes indiennes pouvaient devenir chefs et le devenaient souvent[58] ».

Des alliés tels que Ravenhill ont légué un héritage somme toute paradoxal. Ils s’appropriaient les symboles autochtones pour façonner l’identité canadienne, tout en encourageant les alliés autochtones à utiliser ces mêmes symboles comme gages de renaissance culturelle. Leur conception des Autochtones comme peuple opposé à la modernité et dont les créations artistiques exhibaient les attributs raciaux d’une société moins complexe, ne peut se comprendre comme progressiste aujourd’hui; mais la Société que Ravenhill fonda plus tard appuya des artistes politiquement engagés, lesquels recoururent aux notions d’authenticité pour avancer des arguments en faveur de la nation autochtone, la décolonisation et la réparation politique.

L’auteure manitobaine Nan Shipley a partagé ces mêmes tendances contradictoires dans ses efforts pour sauvegarder et protéger une identité autochtone assiégée, voire menacée d’extinction. Shipley était née en Écosse mais grandit à Winnipeg, fille d’un contremaître ferroviaire et d’une mère suffragiste. Ayant elle aussi épousé un cheminot, Nan passa les premières années de sa vie conjugale au nord de la province, vivant dans un wagon frigide, subissant de nombreuses fausses-couches bien que l’un de ses enfants survécut. Or ce sont précisément ces éprouvantes années passées dans le nord, dira-t-elle, qui éveillèrent en elle sa fascination pour l’histoire autochtone[59]. Comme Ravenhill, elle trouva ainsi un mode d’expression approprié à son sexe au service d’un intérêt qui, peu susceptible de remettre en question les conventions sociales, était adapté aux limites de sa formation intellectuelle : la littérature romancée et l’histoire se rapportant à l’Ouest canadien. Bien que de sujets variés et se modifiant au cours du temps, ses écrits tentèrent toujours de mettre en scène l’histoire autochtone comme partie intégrante de l’histoire canadienne, réduisant de la sorte les perceptions négatives sur les Indiens par la célébration de leur culture, de leur héroïsme et de leurs vertus. L’écriture lui permit de s’associer à d’autres types d’alliance : elle prit part à la fondation du Winnipeg Indian Metis Friendship Centre, elle seconda les arts et l’artisanat indiens, elle fut la coéditrice de légendes et d’écrits indiens et, déterminée à favoriser les nouveaux talents artistiques, elle promeut la mise sur pied d’un concours d’écriture de la jeunesse indienne[60].

À l’instar de Ravenhill, le travail qu’elle consacra à la culture défiait les conventions tout en les renforçant. Les efforts qu’elle investit au nom des Indiens trahissaient une réaction paternaliste envers un peuple qu’elle savait opprimé et démoralisé, mais elle fit aussi la promotion d’auteurs autochtones comme les véritables porte-parole de leur culture et pour cela, elle dut endurer la condescendance des Affaires Indiennes. Bien qu’elle parlait favorablement de l’« intégration », un terme synonyme de progrès pour les Affaires Indiennes, elle défendit les traités comme une arme nécessaire aux Indiens pour la préservation de leur culture; dans les années 1960, elle s’éleva avec encore plus de conviction contre le racisme et prévint que la violence pourrait éclater au Canada, puisque notre racisme différait peu de celui qui sévissait dans le sud des États-Unis à l’endroit des Africains Américains[61].

La représentation favorable de Shipley des missionnaires chrétiens dans le Nord qui transparaît dans ses premiers livres comme Frances of the Cree et Anna and the Indians, s’inscrit parfaitement dans la tradition coloniale avec son éloge des femmes blanches « pionnières » de la frontière du Nord se sacrifiant pour le bien-être et l’éducation des populations autochtones[62]. Même si elle venta les mérites de l’éducation occidentale, elle s’efforça de souligner l’importance des échanges culturels entre colons et populations autochtones, tout en dénonçant le manque honteux de générosité de la part de nombreux colons[63]. Shipley était également consciente du rôle central joué par les femmes autochtones dans leur société; elle dénonça dans un ouvrage plus tardif, Back to the River, le racisme auquel se butaient les jeunes femmes autochtones migrant à la ville[64]. Son roman, qui met en scène une femme déguisée en homme faisant la traite des fourrures, montre bien l’intérêt qu’elle portait à l’agentivité féminine non conformiste[65].

Shipley recourut aux conventions genrées pour créer des modèles culturels censés proposer de nouvelles relations entre Blancs et Indiens. Par exemple, le début de Scarlett Lilly appartient résolument à la tradition romanesque : une jeune institutrice blanche tombe éperdument amoureuse d’un séduisant Indien (néanmoins éduqué dans la société blanche) et leur parfaite union lui instille une aversion profonde pour les préjugés raciaux et un respect renouvelé pour la culture autochtone. À l’issue du meurtre de son époux aux mains de trafiquants de whiskey peu scrupuleux, elle honore sa mémoire grâce à l’influence qu’elle exerce sur son nouveau mari, un politicien (personnage plutôt antipathique), pour établir des traités équitables avec les Indiens de l’Ouest.

Scarlett Lily rappelle Ramona, de l’Américaine Helen Jackson, un roman bien connu de la réforme indienne. Les attitudes blanches racistes envers les Indiens y sont dénoncées avec une horreur toute moraliste, mais la civilisation et une nation pluraliste — préférable à l’extermination indienne- s’imposeront grâce à l’éducation, la domesticité et la ratification de traités, ces derniers étant envisagés sans le moindre sens critique par l’héroïne de Scarlett Lily dont le ranch est situé en territoire indien[66]. Comme Jackson, Shipley recourut au pouvoir émotionnel du roman pour tenter de véhiculer une leçon politique, repoussant les réserves de son éditeur à l’effet qu’une union interraciale risquait de porter à controverse. Ce qui prouve que, même au nom d’une position libérale, il y a une limite à militer en faveur de la tolérance et l’inclusion[67].

Après avoir poursuivi des buts à caractère culturel, Shipley porta son attention sur des considérations d’ordre politique, à l’instar de Ravenhill. Dans un mémoire qu’elle écrivit en 1968 pour la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme, elle ne ménagea pas ses critiques contre le traitement que subissaient les femmes autochtones. Recueillant les témoignages de femmes autochtones résidant près de Winnipeg, elle dévoila une série de problèmes scandaleux en matière de logement, d’emploi et surtout de justice, compte tenu d’un système juridique au sein duquel les femmes autochtones se trouvaient plus souvent poursuivies et emprisonnées pour des infractions mineures causées par leur pauvreté, alors que les violences « bestiales et vicieuses » dont elles étaient également victimes demeuraient ignorées. Elle conclut qu’il était préférable de remettre la détermination de la peine aux chefs et aux conseillers mieux placés pour comprendre le milieu et les antécédents du contrevenant, remarquable plaidoyer à l’appui de la justice traditionnelle. Pour elle aussi l’histoire offrait les clés nécessaires aux échanges culturels, à la tolérance et à la fierté autochtone. Le Canada, déclara-t-elle, « n’a pas commencé avec l’arrivée des Européens », et les enfants indiens ont besoin de « découvrir leur impressionnante histoire[68] » si leur dignité doit leur être restituée.

Le mémoire présenté par Shipley à la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme était produit par une femme blanche parlant au nom des femmes autochtones, une manière de procéder qui aujourd’hui soulèverait des objections; mais Shipley fut extrêmement critique à l’endroit des systèmes juridique, social et éducatif, de même qu’à l’égard de l’apathie sociale de la population non-autochtone. Les Manitobains autochtones, affirma-t-elle, se trouvaient démoralisés en raison de la disparition de leur régime alimentaire traditionnel, d’un désoeuvrement forcé, de l’humiliation et de la faim, sans mentionner les écoles résidentielles où les enfants étaient placés de force dans « un étrange environnement, sorte de cage où nombreux furent ceux ne devaient jamais revoir leur famille, dépouillés de leur langue et de leur culture », entraînant ainsi les «souvenirs les plus amers, résultat d’une solitude insoutenable, du rejet et de contraintes inutiles[69] ». Or elle partageait, elle aussi, le langage de l’essentialisme culturel[70]: elle croyait que la culture autochtone prémoderne s’était retrouvée dépassée par la modernité, alors que la notion de genre qu’elle appliquait aux communautés autochtones était façonnée par des idéaux de l’après-guerre valorisés par les Blancs de classe moyenne[71].

Il importe de comparer la discrète approche culturelle chez de tels alliés avec quelques-unes des formes d’activisme politique autochtone. Bien que les alliés blancs dénoncèrent les stéréotypes coloniaux et encouragèrent la survivance culturelle, leurs écrits étaient plutôt limités au seul objectif de l’authenticité culturelle, négligeant du coup l’analyse matérialiste comme constante structurelle. Ceci n’est pas sans rappeler d’une certaine manière les efforts qui seront par la suite déployés pour « enseigner aux coloniaux à être autochtones[72] » afin de « valoriser » les peuples autochtones. Même à cette époque, la résistance autochtone avait pris d’autres formes, parfois à travers les projets de survivance culturelle mais aussi par l’auto-organisation, la protestation et le lobbying fondés sur un sens d’identité collective et d’indignation contre les conditions sociales, et en particulier contre la dépossession. Par exemple, dans leurs efforts pour raviver la Metis Association of Alberta dans sa quête de reconnaissance du statut et des territoires métis dans les années 1930, les activistes Malcolm Norris et Jim Brady, eux-mêmes Métis originaires des Prairies, s’inspirèrent à la fois de la culture autochtone et d’une pensée marquée par le socialisme marxiste anticolonial. Extrêmement sensibles à une conception raciste du peuple métis considéré comme peu évolué, apathique, « éternellement indigent et mal disposé pour l’agriculture », ils développèrent une critique de l’exploitation du Métis appauvri et une méfiance envers la manipulation de l’élite, notamment par l’entremise d’institutions comme l’Église. Ce qu’ils avaient néanmoins en commun avec des alliés de la trempe de Ravenhill était la détermination à promouvoir une histoire révisionniste. Brady entreprit d’intenses recherches pour démontrer les raisons économiques de la pauvreté des Métis, leur participation aux institutions démocratiques dans l’Ouest, de même que les effets du mépris ethnocentrique sur l’identité métis. L’histoire se trouvait au coeur de l’allocution qu’il présenta devant la Commission Ewing, en Alberta : c’était là un moyen de réécrire l’histoire dominante et par conséquent de suggérer des choix politiques différents pour l’avenir, choix véritablement transformateurs au-delà de simples solutions de fortune pour les Métis de l’Alberta[73].

Organisation

La recherche que Nan Shipley entreprit pour la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme fut complétée, comme l’a suggéré Jim Miller, à « un point tournant » clé dans les rapports Autochtones-colonisateurs[74], et au moment où l’Association des Indiens et Esquimaux du Canada (AIE) vit également le jour. En moins d’une décennie après sa naissance en 1959, sa raison d’être originale devint cependant problématique pour les leaders autochtones. Les fondateurs blancs acquiescèrent et, s’employant à en modifier l’orientation et le nom, la renommèrent l’Association canadienne d’appui aux Indigènes (ACAI).

L’AIE naquit d’un comité de la Canadian Association for Adult Education (CAAE) sur les questions indiennes en 1958 et devint par la suite la National Commission on the Indian Canadian, puis l’AIE. Auto-proclamée « association de citoyens », elle assurait un rôle de recherche, d’éducation, de planification et de coordination. Sa mission fondamentale était de servir d’intermédiaire entre les groupes travaillant autour des questions indiennes, de militer pour de nouvelles politiques favorables aux peuples autochtones et de secouer l’apathie et l’ignorance du public envers les problèmes autochtones[75]. Mue par une conscience et un sens de justice sociale et militant pour les droits de la personne, l’organisation se définissait dans « l’action sociale[76] ». Composée de membres individuels et collectifs, elle existait grâce aux cotisations d’adhésion, d’un financement de départ qu’une fondation lui accorda, de subventions gouvernementales, d’occasionnels dons corporatifs et de crédits alloués par Miles for Millions. Les fonds furent utilisés pour la recherche, la préparation de mémoires, la coordination de réunions, de même que pour inciter les organisations et les communautés autochtones à participer au travail d’auto-transformation; dans les années 1970, environ un tiers des membres s’avéraient d’origine autochtone[77].

La première présidente, Clare Clark, une diplômée de Victoria College ayant travaillé pour la CAAE, fut la principale architecte et pilier de l’organisation; sa détermination discrète et son engagement personnel assurèrent la bonne marche du projet pendant des années[78]. Le travail de l’AIE, croyait-elle, ne répondait pas à « un problème indien, mais à un problème humain », ou plutôt, comme elle l’exprima sans détour, non pas « un problème indien, mais un problème blanc[79] ». En eux-mêmes, les biens et les services n’étaient pas suffisants pour soulager ce problème fondamental, pas plus que les simples « affirmations de bonnes intentions ». C’était avant tout de la sensibilité et de la compréhension des Canadiens dont les Autochtones avaient besoin, non pas accordées de façon « condescendante », mais au contraire « librement offertes de telle sorte que [les Indiens] choisissent eux-mêmes la vie qu’ils entendent mener[80] ».

À l’origine dominée par l’Église, des travailleurs sociaux et des leaders du milieu de l’éducation, la AIE fut mise sur pied par un réseau d’individus issus de l’élite et des classes moyennes non-autochtone, une poignée de dirigeants autochtones et d’occasionnels dons corporatifs. Par exemple, lorsqu’un vice-président de la Banque Royale du Canada écrivit un chapitre sur l’histoire des peuples autochtones pour célébrer le centenaire du Canada, l’AIE en fit l’éloge et procéda à sa publication en de multiples exemplaires, sans remettre en cause l’expertise de l’auteur ou envisager qu’une perspective autochtone puisse être meilleure. L’AIE était censée être une organisation pluraliste, non partisane et visible sur la place publique précisément parce qu’elle était respectée pour ses adhérents venus d’horizons divers et pour ses recherches rigoureuses. Le fait que l’Ordre Impérial des Filles de l’Empire (OIFE) et maints groupes confessionnels y étaient représentés était perçu comme signe positif de son ouverture; de même, l’AIE collaborait avec d’autres organismes internationaux non-gouvernementaux tels qu’Oxfam. En 1963, le haut-fonctionnaire du ministère des Affaires Indiennes et du Nord R.A.J. Philipps et le militant métis Malcolm Norris siégeaient tous deux sur son imposant conseil d’administration. En général, ils ne s’entendaient pas sur grand-chose. L’adhésion autochtone à l’AIE, bien que plutôt faible au début, fut encouragée notamment par la présence d’Autochtones de grande distinction, tels que le Dr. Gilbert Monture et le Sénateur James Gladstone, qui reçurent le titre de membre honoraire.

L’AIE manoeuvrait prudemment dans ses rapports avec l’État, non seulement parce qu’elle dépendait de subventions gouvernementales, mais aussi parce qu’elle croyait qu’en exerçant des pressions subtiles de l’intérieur elle pourrait influencer les structures du pouvoir. Ses premières tentatives de lobbying prirent la forme d’un mémoire présenté en 1960 au Comité spécial mixte du Sénat et de la Chambre des communes sur les affaires indiennes, que devaient suivre de nombreuses autres présentations tout aussi solidement documentées devant une série de commissions d’enquête et de comités. Y étaient souvent dénoncées les politiques inadéquates des Affaires indiennes, les conditions répréhensibles dans les réserves et dans les zones urbaines, de même que les faibles ressources investies dans l’éducation et la formation au travail. Des mémoires plus anciens dépeignaient parfois les autochtones de manière stéréotypée, les présentant comme démoralisés, apeurés et effrayés par le changement, surtout en raison du système des réserves créé par les blancs qui avait causé leur état de dépendance; ces sujets de discussion reposaient également sur une dichotomie opposant l’Autochtone « traditionnel » attaché à la terre et l’Occidental « moderne[81] ».

Les peuples autochtones, selon l’AIE, possédaient un mode de vie distinct et ne voulaient pas tant l’intégration que vivre dans leurs propres communautés sans craindre la faim, et avoir accès à l’eau potable et à l’éducation. L’AIE décria constamment les conditions de vie scandaleuses des Premières Nations, comparables en cela aux pays du Tiers-Monde. (Et elles l’étaient et le sont toujours.) Or de notre point de vue, les Indiens étaient souvent traités comme des objets d’étude et l’on croyait qu’ils devaient être formés aux méthodes d’auto-gouvernance et au processus démocratique dont leurs communautés étaient dépourvues[82]. On reprenait les homélies des Affaires indiennes sur l’auto-assistance tout comme le concept de « citizens plus » cher à Hawthorn, insistant sur le développement économique et l’accès égal aux ressources sociales (au même titre que les autres Canadiens) comme éléments clés de cette nouvelle forme de citoyenneté[83].

Au cours du milieu et de la fin des années 1960, une approche plus régionale, plus populaire et plus urbaine se fit sentir. Formulant les solutions aux problèmes économiques et sociaux à partir de la base, et non de l’élite, on chercha à décentraliser l’organisation en districts provinciaux, à embaucher des travailleurs sur le terrain, à donner des ateliers pour le développement communautaire et pour les travailleurs des centres de l’amitié autochtone, de même qu’à offrir conseils et avis sur des projets économiques communautaires spécifiques. Pendant une brève période, au milieu des années 1960, leur solide engagement dans le développement communautaire se chevaucha avec les initiatives prises par les Affaires indiennes[84]. En 1966, on créa un comité sur l’Indien dans la ville que dirigea un enseignant autochtone et fonctionnaire pour le ministère de l’Éducation de l’Ontario, Walter Currie, qui se joignit plus tard à l’Université de Trent pour fonder les Études indiennes-esquimaudes. Le but de l’AIE était de mettre place une politique et des programmes pratiques afin de répondre aux besoins des migrants indiens à la ville en matière de logement, d’éducation et d’emploi; elle lança également un cri d’alarme concernant le taux d’incarcération trop élevé des Autochtones. Son insistance sur la nécessité d’ajustement et d’intégration se rapprochait du programme poursuivi par l’État, et à défaut de sanctionner les manifestations, elle offrait souvent des renseignements contextuels[85].

L’AIE ne put s’empêcher quelques gestes charitables, comme l’envoi de patins à glace et des skis aux enfants du Nord canadien, mais ses préoccupations essentielles se rapportaient plutôt à la mobilisation et à la mise en oeuvre de projets sociaux susceptibles d’instiller dans les communautés une prise en charge autonome du changement. Elle milita pour la création d’une commission d’enquête sur les réclamations indiennes, croyant que la violation des traités se tenait au coeur de la méfiance et de l’amertume bien justifiées des populations autochtones : sans « règlement honorable », les relations avec les populations non-autochtones ne sauraient être restaurées[86]. Sous cet angle, elle rappelait la position des Amis de l’Indien qui voyaient dans le règlement territorial équitable à l’intérieur du cadre juridique canadien une voie d’avenir; en outre, à l’instar de Nan Shipley, l’AIE voulait que l’histoire soit réécrite en fonction de la culture et des réalisations autochtones : elle fit ainsi pression pour la commémoration d’événements tels que la naissance de Pauline Johnson, et demanda incessamment la révision des manuels scolaires qui, dénigrant les peuples autochtones, offraient aux étudiants une image largement dépassée du « sauvage[87] ».

Un projet en particulier, la Northern Radio Forum, éclaire parfaitement le sens donné à ses objectifs. Dès ses débuts, l’AIE s’intéressa aux régions du Nord canadien et établit le Northern Service Committee qui devint par la suite la Northern Community Action Program (NORCAP), un programme davantage orienté vers le développement communautaire. Un problème majeur était que « le droit des Inuits se voyait tout simplement ignoré au moment où le développement des ressources naturelles menaçaient leur mode de vie et leur culture[88] ». Des équipes chargées d’enquêter sur cette question, dont Clare Clark faisait souvent partie, se rendirent dans le Nord pour entendre le gouvernement et les groupes autochtones, et l’AIE établit un programme de bénévoles étudiants surnommé « Northern Peace Corps ». Salué comme un précurseur de la Company of Young Canadians (CYC), le programme embaucha des étudiants universitaires pour travailler sur des projets se rapportant aux affaires du Nord, allant des soins de l’enfance à la construction de nouvelles infrastructures gouvernementales. Afin d’atteindre la base populaire, l’AIE engagea des travailleurs locaux d’origine indienne et esquimaude pour atteindre les communautés géographiquement dispersées et, en partenariat avec Oxfam, acheta un avion, « The Talking Bird », que pilota le militant métis Wally Firth dans le but de relier les projets du Nord et les gens[89].

L’AIE créa également la Northern Radio Forum, originellement conçue en collaboration avec la CBC à titre de projet dans le cadre du Centenaire de la confédération canadienne, tout en recevant soutien financier et conseils par ailleurs de la part d’autres intervenants présents dans le Nord, dont l’Arctic Institute, le gouvernement et la Compagnie de la Baie d’Hudson[90]. La radio du Nord, suivant le modèle de la Farm Radio Forum, devait être un projet d’éducation aux adultes, un instrument de changement social, une source de documentation pour l’histoire et les questions autochtones, un facteur de rapprochement entre les communautés du Nord, de même qu’un mode de communication pour faire connaître le Nord dans le sud du Canada.

Un jeune Blanc venu du sud du pays, Paul Lumsden, fut embauché pour superviser le projet avec deux autres travailleurs de terrain, un Inuit, Charlie Smith, et un Dene, John Pascal. Reconnaissant la diversité culturelle et linguistique du Nord, la radio avait pour but de stimuler le dialogue entre les différents groupes autochtones sur les problèmes du jour. Son potentiel politique résidait dans sa double fonction de conservation culturelle et d’investigation historique; par exemple, des entrevues menées auprès des aînés dans leur langue d’origine ont posé les bases pour des réclamations territoriales. Radio Forum devait être opérationnelle en l’espace de quelques mois, mais de nombreuses difficultés pour trouver, enregistrer, traduire en de multiples langues, produire des programmes, former les travailleurs sur le terrain et parcourir un vaste territoire, s’avérèrent insurmontables. Les différences culturelles, la pauvreté endémique et l’incompétence gouvernementale dont Lumsden fut témoin le choquèrent aussi profondément. Lumdsen revint pour déposer un rapport plutôt négatif, relata l’AIE en termes polis. Ce rapport, un texte de cinquante-sept pages écrit de sa main, présentait une critique introspective de l’expérience, des obstacles et des échecs du projet de la radio, mais l’impact qu’il eut sur la nécessité de préserver le témoignage des aînés ne fut pas suffisamment apprécié à l’époque[91].

Avec le temps, les droits relatifs aux territoires et aux traités, y compris dans les régions du Nord, prirent une importance centrale pour l’AIE, en grande partie parce qu’ils étaient fondamentaux pour leurs partenaires autochtones. Les positions de l’AIE se raffermirent, dénonçant « le parfait échec » des Affaires indiennes, de « ses cent ans de paternalisme et de la tendance gouvernementale à ‘se croiser les bras’ alors que le cycle de la pauvreté continue[92] ». Un conflit mineur au sujet de la participation de l’AIE à une rencontre organisée dans le Nord sur les questions de territorialité et de droits autochtones, s’avère particulièrement révélateur de ce tournant. Le travailleur envoyé sur le terrain par l’AIE rencontra les dirigeants autochtones locaux pour s’entretenir de la nécessité de « documenter les traités par le biais de l’histoire orale et des déclarations sous serment ». Les fonctionnaires fédéraux, il observa, « ont voulu nous exclure, nous et les média, d’une réunion tenue dans les Territoires du Nord-Ouest, mais les dirigeants autochtones locaux, à l’issue d’un vote, déclarèrent que nous devions y assister ». La terre se trouvait au centre des débats sur les ressources naturelles et le développement que l’État entendait contrôler lui-même, et non les peuples autochtones ni leurs alliés armés de conseils et de magnétophones[93].

Vers 1968, c’était au tour de l’AIE d’être directement remise en question par les dirigeants autochtones. L’organisation eut beau insister qu’elle aidait la cause sans usurper le leadership autochtone, mais une nouvelle génération de militants voyait alors les choses autrement. En 1967 Harold Adams s’adressa à la Conférence d’Ontario et secoua l’assemblée en appelant à l’action militante. Les Indiens sont opprimés, dit-il, soumis dans nos écoles à un lavage de cerveau déformant leur identité. Son message se résumait à ceci : peuples autochtones, prenons en main notre propre libération. À une conférence de l’AIE l’année suivante, une étudiante inuit, Mary Carpenter, prononça une allocation critique qui reflétait le nouveau ton propre à des mouvements tels que le Black and Red Power : le gouvernement, dénonça-t-elle, perpétrait un « viol du Nord », notamment en matière d’exploration pétrolière, et traitait les « Eskimaux à peine mieux qu’une espèce de nouveaux nègres en parka ». Un contexte politique tout-à-fait nouveau était né[94].

On dénonçait, critiquait et s’opposait à l’attitude paternaliste souvent latente dans les organisations non-autochtones. En 1968, l’année de contestation internationale, l’AIE invita les groupes autochtones à lui présenter une critique de ses succès, de ses échecs et de son existence même. La Fraternité des Indiens du Canada (FIC) répondit carrément : les élections de votre conseil d’administration ne sont pas démocratiques, votre appellation est trompeuse puisque vous êtes des Blancs parlant au nom des Amérindiens, et vous utilisez des Autochtones sur le conseil comme façade. Une réunion mixte qui eut lieu avec la FIC et la Canadian Metis Society suscita un très vif débat, même si les groupes autochtones ne parlèrent pas d’une seule voix, puisque certains militaient en faveur d’une division « raciale » entre les membres des groupes de soutien, d’autres s’y opposaient. Un comité de coordination composé de trois personnes fut créé pour superviser l’action commune, même si de nombreux dirigeants autochtones insistèrent pour définir eux-mêmes les enjeux et offrir le leadership politique, quitte à laisser l’AIE le soin de fournir « les conseils qualifiés, les fonds et l’influence publique et politique[95] ».

L’AIE traversa une période de réflexion profonde tout en investissant des efforts immenses pour repenser ses structures et sa constitution. Un changement de nom occupa sans cesse l’ordre du jour à partir de 1968, ce qui se produit en 1972 lorsque l’AIE devint l’ACAI. Celle-ci se donna de nouveaux objectifs, appuyant les organisations autochtones, rappelant qu’elle avait toujours conçu son rôle comme celui d’un intermédiaire intérimaire jusqu’au moment où les groupes autochtones aient atteint un « stade de développement suffisamment mature ». (Une fois de plus, un soupçon de paternalisme.) Des enjeux liés à l’environnement et aux ressources naturelles, tels que ceux de la Baie James, retinrent progressivement leur attention. Lors de la fondation de Tapirisat cette année-là, rendue possible grâce au conseil d’administration de l’AIE, seuls les Inuits participèrent aux discussions[96]. Le nouveau président, Tom Symons, qui croyait en l’importance du leadership autochtone et de l’auto-organisation, assura néanmoins que l’AIE n’était pas redondante tant et aussi longtemps que la nécessité d’éduquer les Canadiens sur les besoins autochtones se faisait sentir : l’AIE devait ainsi se préoccuper du « problème non-autochtone ». Davantage sujette à controverse, il en était conscient, était sa position suivant laquelle un groupe de citoyens avait toujours la responsabilité intellectuelle d’exercer un jugement indépendant sur des questions données, plutôt que d’endosser les points de vue de toutes les organisations autochtones[97]. Or le tournant pris après 1968 n’allait pas réduire au silence l’AIE sur des enjeux tels que les traités. Malgré le degré d’incertitude sur la façon dont l’AIE devait répondre au papier blanc, un éditorial signé par Tom Symons, membre du Conseil, et intitulé « The Obligations of History », parut en 1970 dans son bulletin pour dénoncer « l’injustice » de la nouvelle politique qui ignorait, d’une part, les obligations envers les peuples autochtones, comme la Proclamation, et refusait, d’autre part, d’admettre que nier les droits issus des traités revenait à nier « les droits les plus importants des peuples autochtones[98] ».

Craignant l’obsolescence, l’AIE refit surface, prit de l’expansion et se transforma en l’espace d’à peine plus d’une décennie. Mais elle était bien différente de l’action individualisée d’Arthur O’Meara ou de Sarah Robertson. Elle évolua au-delà des projets de reconnaissance culturelle de Shipley, mais ne s’aventura jamais dans les profondeurs de l’analyse structurelle du colonialisme et du capitalisme que Norris et Bradley développèrent. L’AIE avait espéré changer à l’échelle collective les coeurs et les esprits grâce à la recherche fondamentale, les échanges raisonnables et la création d’une nouvelle histoire. Façonnée par les discours de l’après-guerre sur les droits de la personne et du multiculturalisme naissant, elle était l’expression non-autochtone d’une conscience sociale qu’appuyaient certains Autochtones. La détermination de l’AIE au dialogue et au développement communautaire l’engagea à prêter l’oreille aux opinions autochtones dissidentes et ce faisant, l’exposa inévitablement aux critiques d’une nouvelle génération de dirigeants qui voyaient son approche humanitaire toujours pétrie à partir des mêmes préconceptions colonialistes. De nouveaux projets d’alliances et de mobilisation de la jeunesse, dont la Compagnie des Jeunes Canadiens (CJC), devaient remettre en question l’AIE tant sur le plan générationnel qu’idéologique.

Mobilisation de la jeunesse

La CJC était la seconde incarnation de l’engagement de la jeunesse dans les communautés autochtones, après que les efforts initialement investis par la Student Union for Peace Action (SUPA), créée dans les Prairies au milieu des années 1960, eurent échoué. Quelques militants de la SUPA qui étaient bien passés par l’AIE considéraient cette dernière comme un « groupe tampon » : trop « condescendant », jouant un peu trop les « purs » se rappelle l’activiste Jim Handy. Influencés par le mouvement des droits civils américains et conseillés dans l’Ouest par Malcom Norris, ces jeunes cherchaient à appliquer une « analyse raciale de classe » et saisir la « colonisation de l’Indien » dans une perspective de la gauche radicale, concepts qu’ils n’avaient jamais rencontrés dans les cours d’histoire à l’université[99].

Pendant une période de deux ans, les militants de la SUPA participant au projet Neestow allèrent vivre avec les Indiens et les Métis dans le nord de la Saskatchewan, en principe pour comprendre comment ils vivaient, mais aussi, certains devaient admettre, dans l’espoir de « changer le monde ». Avec un certain recul, ils prirent conscience que les alliances fondées sur une vision idéalisée d’une « mystique culturelle indienne », sans mentionner les trop brefs séjours passés dans les communautés indiennes, allaient se confronter à de sérieuses embûches. Les militants de la SUPA ressentaient certes une immense une colère envers les conditions locales, mais leur engagement politique se heurtait souvent à des rapports colonialistes profondément enracinés. Bien que la SUPA acquit une meilleure compréhension du besoin de l’auto-organisation autochtone, elle critiqua sévèrement ses propres efforts comme ceux de « libéraux bien intentionnés ». Admettant ouvertement et honnêtement leur naïveté de même que leurs limites idéologiques, ils révélèrent par là une profonde incertitude qui peut néanmoins se comprendre comme productive. Ils transmirent également leur sens d’autocritique à la CJC[100].

D’une tout autre nature était la CJC, créée par l’État afin de canaliser l’énergie contestataire des jeunes dans des projets d’animation sociale productifs. Très vite, le caractère de l’organisation évolua, d’abord pour permettre une certaine latitude pour les activités politiques radicales; mais suite à une commission parlementaire d’enquête sur la CJC en 1969, un plus grand contrôle fiscal et administratif se mit en place afin de favoriser les initiatives axées sur les services. Malgré tout, l’action sociale et le service social ont toujours coexisté avec ou à l’intérieur de la CJC tout au long de son histoire[101]. Tirant son inspiration des idées d’animation sociale liées au mouvement de lutte contre la pauvreté concentré à Montréal et à Gaspé, des écrits de Saul Alinsky sur l’action communautaire et de la littérature internationale sur les formes radicales du développement communautaire, la CJC investit une partie de ses efforts dans les communautés autochtones, bien qu’uniquement au Canada anglais. Dans le film de l’ONF de Saul Alinsky en conversation avec les membres autochtones de la CJC à la réserve Rama, ces derniers le mettent en garde que ses idées ne sont pas compatibles avec celles des valeurs culturelles autochtones[102]. Cet avertissement ne signifiait pas nécessairement que tous les projets menés de front par les coloniaux et les alliés autochtones se soldaient par des échecs, si l’on considère les leçons tirées de ces expériences comme des réussites. Le travail bénévole que la CJC réalisa sur le terrain s’avéra une forme de travail politique d’une portée pratique plus intégrative que de nombreuses alliances axées sur un seul enjeu, un seul défenseur, ou une seule organisation d’experts dominée par les Blancs.

Des tensions entre les perspectives non-autochtones et autochtones existaient bien sûr. Au départ, le conseil de la Compagnie des Jeunes Canadiens affirma que les membres blancs de la CJC n’avaient pas la sensibilité culturelle nécessaire pour s’impliquer dans des projets autochtones, et préconisa une meilleure formation et l’embauche de membres autochtones dans la CJC. Ces deux recommandations furent adoptées[103]. Wilfrid Pelletier, dont les services furent retenus par la CJC pour diriger les programmes indiens, écrivit abondamment sur la CJC comme moyen de façonner une « nouvelle relation entre Blancs et Indiens ». Même s’il se référait souvent dans son discours à la différence « raciale », il voyait son travail comme celui d’un intermédiaire, à l’écoute des deux groupes afin d’y puiser une certaine « concrétisation des valeurs humaines ». Ce qui l’attirait dans ce projet était l’occasion pour les jeunes de se rendre dans les communautés indiennes pour saisir le « pouls » de ce qui s’y passait. « Parce que l’offre de la CJC coïncida avec mes motivations personnelles pour travailler avec les Indiens, je compris qu’il s’agissait d’une occasion inégalée pour instiller la compréhension là où elle n’existait pas[104] ».

Il exprima toutefois certaines réserves. Sceptique face aux motivations des membres non-autochtones de la CJC, qu’ils aient une mentalité de « service, de missionnaire ou d’anticonformiste », il tenta d’expliquer la méfiance et les différences culturelles qui coloraient la vision du monde des Autochtones. La majorité des bénévoles, insista-t-il, ne comprennent pas que l’on vit dans un « État policier » contrôlé par une « dictature ». Il proposa qu’il était sans doute préférable pour les bénévoles de la CJC engagé dans le développement communautaire de résider dans une réserve avec une approche « non-objective », sans ambition de changement social, et que cela était certainement mieux que toute approche ayant un objectif missionnaire ou de service[105]. Une autre proposition qu’il rédigea avec Jeannette Corbeil-Lavell en 1967 suggéra un nouveau « type d’action » afin de contourner « l’ethnocentrisme » qui régnait au sein de la CJC : un projet urbain dans lequel les jeunes Autochtones entreraient en communication, vivraient et interagiraient avec d’autres Autochtones, y compris ceux qui ont réussi. À partir de cette expérience fondée sur des bases concrètes, ils verraient ainsi comment « ils peuvent utiliser leur héritage pour se reconnaître et trouver le bonheur dans un cadre contemporain canadien[106] ».

Les tensions les plus intenses se faisaient sentir entre les bénévoles de la CJC et les critiques qui s’opposaient directement à leur travail : les gouvernements provinciaux, les Affaires indiennes, ou parfois la direction de la CJC. Alors que le premier ministre de l’Alberta, Ross Thatcher, lançait des diatribes anti-communistes habituelles contre les « agitateurs du dehors » de la CJC, les Affaires indiennes adoptèrent une approche plus subtile, proposant une version « mature » de la CJC (Company of Mature Canadians) qui engagerait l’aîné, le « bon Indien », à emmener ses semblables sur la voie de l’intégration. Les tensions qui surgirent entre la CJC et certaines communautés locales étaient le fruit d’un racisme de longue date. Le harcèlement physique contre les travailleurs autochtones de la CJC à Canyon Creek en Alberta fut tel qu’il incita la mobilisation solidaire des étudiants et la création du Fonds de développement des peuples autochtones. À Armstrong, au nord de l’Ontario, des résidents mécontents exigèrent que la CJC quitte leur communauté au motif que des bénévoles s’étaient donnés comme mission de dénoncer le racisme institutionnel du système de l’éducation. Les membres du CJC n’avaient pas tort : les enfants autochtones qui n’avaient pas le droit de fréquenter l’école locale étaient envoyés au loin, dans les écoles résidentielles. Certains projets au nord-ouest de l’Ontario témoignèrent d’une collaboration entre les aînés ojiibways Buddy Sault et Hector King; ce dernier, future président de l’Armstrong Indian Association, se joignit alors à la CJC comme bénévole. Cinq membres de la CJC interrompirent un « élégant » banquet de l’AIE à Toronto, usurpant le temps d’allocution accordé en fin de repas au ministre Robert Andras[107]. Parce qu’on lui avait refusé d’apparaître au programme de la soirée, King exigea qu’on l’écoute et il fut écouté : il offrit une cinglante critique des problèmes qui sévissaient à Armstrong, affirmant que les Indiens devaient prendre en main leur propre libération.

Il arriva que le bureau central de la CJC succombe aux pressions locales, comme cela se produit dans l’un des projets à Lesser Slave Lake. Deux bénévoles de la CJC qui avaient reçu le mandat de développer des programmes récréatifs pour les jeunes autochtones, décidèrent que ce genre d’initiatives n’étaient que des solutions de fortune et qu’il serait préférable de confronter le racisme institutionnel enraciné dans la communauté. Cédant aux pressions locales, le bureau central de la CJC les retira de la communauté, bien que des résidents autochtones défendirent les bénévoles. Dans les projets du Nord, le rôle indirect que joua la CJC pour favoriser les réclamations territoriales ou initier de nouvelles associations autochtones autonomes, irritèrent souvent les sensibilités locales. En d’autres termes, la dépossession et l’auto-détermination s’avéraient les questions les plus préoccupantes pour l’élite colonialiste, d’où la critique du travail de la CJC.

La capacité des membres autochtones et non-autochtones de la CJC de trouver un terrain d’entente provenait sans doute de parcours et de penchants idéologiques semblables. Dans les premiers temps de la CJC, les bénévoles non-autochtones adoptèrent les vestiges de la pensée de la nouvelle gauche, y compris une critique des guerres impérialistes, du racisme et du capitalisme. Les bénévoles autochtones avaient fait leurs armes à l’école du militantisme de la jeunesse autochtone, de la mobilisation culturelle, des luttes juridiques, ou avaient subi l’influence du Red Power. Ces deux formes de valeurs politiques, l’une colonialiste, l’autre autochtone, ont ainsi pu se rapprocher. La formation dans la CJC mettait également l’emphase sur l’écoute des communautés, l’organisation à partir de la base et non de l’élite, laissant la population autochtone identifier les problèmes, pour ensuite la seconder dans la recherche de solutions. Même lorsqu’une certaine synergie s’installait, les deux groupes travaillaient parfois ensemble, pour ensuite mener des projets parallèles, comme à Thunder Bay et dans le nord-ouest de l’Ontario,

Avec le temps, plus de bénévoles autochtones participèrent aux projets autochtones alors que les non-autochtones commencèrent à saisir la ténacité du racisme canadien, de même qu’à apprécier de première main le paternalisme bureaucratique de l’AIE[108]. Certains prirent également conscience que les peuples autochtones n’étaient pas aussi passifs et démoralisés qu’on les représentait, mais au contraire qu’ils puisaient à une longue tradition d’endurance et de résistance. Les bénévoles non-autochtones durent accepter de se tenir à l’écart lorsque leur présence n’était pas désirée. Dans un projet mené en Colombie-Britannique, un bénévole de la CJC aux tendances antiautoritaires s’allia avec les dissidents d’une bande locale contre le chef; ce dernier exigea son départ si rapidement que le travailleur « eut du mal évacuer les lieux suffisamment vite. C’était comme si j’avais eu besoin d’une intervention de l’ONU[109] ».

Dans d’autres contextes, la CJC appuya la création de nouvelles organisations autochtones autonomes, comme la Confraternité indienne des Territoires du Nord-Ouest. Un comité de travail qui incluait les Affaires indiennes, l’AIE, la CJC et les chefs organisa une rencontre dont le but était de déterminer la forme de l’organisation à créer, celle de traité ou de tous les peuples autochtones, et lorsqu’on se prononça pour la première, les bénévoles de la CJC firent la publicité du travail accompli par la confraternité[110]. Lorsque la CJC était sommée de quitter des communautés du nord, c’était sans doute davantage en raison de transgressions personnelles plutôt que des questions sur le programme, alors que des conflits pouvaient également éclater quand des bénévoles autochtones, eux-mêmes étrangers aux communautés locales, méconnaissaient les besoins de celles-ci.

De nombreuses initiatives, qu’il s’agisse de l’aide offerte aux prisonniers autochtones en Colombie-Britannique au moment de leur libération, à l’accès au logement à Calgary ou à Thunder Bay, ou à la mobilisation culturelle, elles permirent aux bénévoles non-autochtones de se familiariser avec les problèmes autochtones courants. Certaines des tentatives les plus réussies de la CJC — des projets médiatiques comme la Kenomadiwin News au nord de l’Ontario et la All Indian Film Crew de l’ONF — rassemblèrent colonialistes et peuples autochtones de différentes façons. Les superviseurs de terrain non-autochtones encadraient les directeurs de l’information autochtones de la Kenomadiwin News; les directeurs de l’Akwesasne News avaient déjà été bénévoles à la CJC; enfin, la Film Crew, un projet entrepris avec le programme de l’ONF « défi du changement », recrutait parfois des bénévoles non-autochtones pour compléter son équipe. Par exemple, Katleen Shannon, future patronne du Studio D, travailla au documentaire You Are On Indian Land sur la manifestation au pont Akwesasne[111].

L’une des entreprises les plus imaginatives de la CJC, The Indian Travelling College, créée et dirigée par Ernest Benedict, un autre conseiller du programme des Études autochtones à Trent University, fut financée par la CJC avec d’autres dons. Cette idée originale d’un train traversant le pays jusqu’aux États-Unis, et à bord duquel de jeunes Autochtones étudiaient l’histoire, les langues, l’art et l’artisanat autochtones grâce aux aînés qui les rejoignaient en cours de route pour leur enseigner ces matières, à eux mais aussi aux participants non-Autochtones locaux, était pour le moins ambitieuse. Même si elle devait éventuellement prendre la forme d’une fourgonnette VW, puis celle d’une entreprise un peu plus sédentaire, ce concept intergénérationnel et éclectique propre à l’éducation culturelle militante devint la pierre angulaire de l’intégration des Aînés dans la formation universitaire[112].

Après 1970, un changement de cap s’opéra vers les projets culturels de la CJC, le développement économique et la prestation de services sociaux. Quand des bénévoles sont réduits à organiser des bingos et des ventes de pâtisseries sur une réserve afin d’assurer l’existence d’une maternelle, il est clair que l’action sociale n’en est pas le but[113]. Cependant, la résolution d’employer des Autochtones locaux comme bénévoles persista et eut sans doute l’effet d’accroître à long terme l’expérience des Autochtones à traiter avec l’État (ce qui était salutaire, si non positif), de même qu’à les initier à de nouvelles formes de leadership. Par exemple, dans deux projets mis en oeuvre au Labrador, à Hopedale et Happy Valley, des bénévoles rapportèrent que les Inuits n’étaient « guère intéressés à savoir si la CJC voulait être au-devant d’enjeux sociaux », mais plutôt de programmes offerts aux jeunes, d’un conseil communautaire, de la création d’un journal, ainsi que des problèmes pressants du chômage et de l’eau potable. Des bénévoles inuits furent embauchés, et s’il est vrai que l’une de ces bénévoles avoua que sa plus grande réalisation se limitait à la mise sur pied d’équipes sportives pour les jeunes, cela lui avait avantageusement permis de s’ouvrir à de nouvelles idées. « J’ai beaucoup appris et les Inuits sont dorénavant en mesure de prendre les choses en main … si c’était à refaire, je prendrais la parole avec plus force. Continuer ce genre de travail et concrétiser dans l’avenir nos recommandations sur le logement demeure un rêve pour les Inuits, mais dans mon cas j’ai eu la chance d’y participer[114] ».

Historiciser les alliances

Les fonds de la CJC furent utilisés pour assister les femmes bénévoles autochtones lors du lancement de l’Ontario Women’s Native Association (OWNA) en 1972. Les objectifs fondamentaux de l’OWNA étaient la préservation de la langue et de la culture, de même que les problèmes affectant la « maison, la famille et les enfants ». Elles aussi exigèrent que la « véritable » histoire indienne soit enseignée sur les réserves[115]. Lorsque l’OWNA porta son attention sur les luttes juridiques contre la Loi sur les Indiens, de même que sur l’absence des femmes dans les débats constitutionnels, elles reçurent un appui économique et moral indispensable des groupes féministes. Dans les années 1970, les alliances établies entre les associations féministes et les groupes de femmes autochtones furent sporadiques, reposant sur des sujets précis, mais elles constituaient néanmoins un thème récurrent au sein du mouvement des femmes, un thème qui exigeait une réflexion plus poussée.[116] Certes, les tentatives des femmes non-autochtones pour collaborer avec les femmes autochtones relevaient parfois du sens du devoir ou d’un modèle de service social particulier, mais aussi de questions politiques communes, allant de la violence envers les femmes aux analyses plus globales sur le capitalisme, l’impérialisme et la patriarchie. On ne saurait affirmer que ces alliances étaient idéales ou reflétaient notre approche actuelle, mais elles rappellent l’importance de trouver des alliés partageant une même critique politique, un peu à l’image de la « promiscuité théorique » revendiquée par Simpson et Smith.

L’exemple de l’OWNA souligne aussi à quel point l’engagement politique autochtone est important dans l’histoire des alliances : les participants autochtones dans les projets collaboratifs ont toujours accepté l’aide non-autochtone de façon sélective, en fonction de leurs besoins propres. Assumer que ces organisations et ces efforts procédaient nécessairement de l’initiative des colonialistes serait ignorer le dynamisme, la résistance et les prises de décision politique autochtone. Pour les acteurs non-autochtones, abandonner les idées dominantes s’avéra un véritable défi et, dans l’optique actuelle, sans doute ne l’ont-ils pas fait correctement, assez rigoureusement ou de manière critique. Comme l’observe Dara Culhane, qu’il s’agisse de décisions juridiques ou d’attitudes au sein de la société, un très fort « sens commun » colonialiste dans la manière d’appréhender les peuples autochtones se retrouve au coeur même du Canada[117].

En premier lieu, et peu importe du souci qu’avaient les Amis de l’Indien ou leurs défenseurs comme Sarah Robertson à faire respecter le fair play juridique, ils ne pouvaient comprendre qu’il était contradictoire de faire l’éloge de la justice britannique et ignorer du même coup la culture de la violence inhérente à l’Empire, pas plus que leurs efforts s’étendaient à la grandeur du Canada. Ils étaient victimes de ce que les spécialistes en droit aujourd’hui reconnaissent comme étant une persistante barrière idéologique à la décolonisation : la nécessité de remettre en question le pouvoir de l’État à instaurer la loi sur des terres acquises au cours de l’établissement colonial, des terres à l’origine soumises à des formes de loi, à un gouvernement et à un contrôle autochtone. Ces alliés dénoncèrent à tout le moins l’arrogance de la terra nullis et reconnurent les engagements de nation à nation tels que la Proclamation, répondant aux appels répétés des acteurs autochtones de faire comprendre aux colonialistes que les questions de survie et de territorialité sont intimement liées, comme Deskaheh l’avait si éloquemment affirmé.

Ceux et celles qui optèrent pour les alliances culturelles, comme le firent les écrivaines et les défenderesses de l’art, ne s’inquiétèrent pas autant de la dépossession car elles souhaitaient valoriser les cultures autochtones, réécrire l’histoire canadienne biaisée et préserver ce qu’elles craignaient qu’un monde moderne condescendant menaçait de détruire. Quelques-unes passèrent de la sphère culturelle à la sphère politique, reliant les questions culturelles aux besoins sociaux pressants dans les communautés autochtones. Toutefois, un attachement à la culture qui ne peut s’affranchir de la vision essentialiste ou romancée des peuples autochtones s’avère réducteur. Cela peut emmener à l’encensement mais aussi à la victimisation les Indiens, à absorber la culture indienne dans un discours identitaire canadien, et à minimiser le fondement matériel de la conquête et du contrôle colonial.

Des organisations telles que l’AIE, ancrée dans les principes des droits de la personne, de la conscience sociale et d’une solide foi en la réforme grâce à d’utiles coalitions, croyait que les témoignages concrets et l’éducation viendraient à bout du colonialisme, un terme qu’elle n’adopta pas au départ, mais s’en rapprocha. L’essentiel est qu’elle eut été sensible à la critique et qu’elle modifia sa façon d’interagir politiquement. Les jeunes militants déterminés à vivre les alliances au jour-le-jour à travers l’action sociale s’ouvrirent sans doute davantage à la critique, et les acteurs non-autochtones arrivèrent parfois à trouver un langage commun avec les alliés autochtones, malgré les différences de leur vécu social. Les membres de la CJC influencés par la nouvelle gauche et les idées anticoloniales, mais également pénétrés d’idéaux démocratiques appliqués à la mobilisation collective issue de la base, pouvaient imaginer la politique différemment. Les bénévoles se familiarisèrent avec les conditions sociales révoltantes engendrées par le colonialisme, tout en prenant conscience de l’endurance et de la résistance des communautés autochtones. Les alliances ont pu échouer, parfois mêmes s’avérer désastreuses, mais elles furent toujours porteuses d’enseignements. De plus, pour les membres de la CJC, cette expérience leur servit de fer de lance pour l’action politique future au moment où une nouvelle génération d’acteurs autochtones remettait en cause le joug paternaliste et bureaucratique des Affaires indiennes. Par exemple, dans une localité de la Colombie-Britannique, un groupe d’habitants d’une réserve se plaignirent que leur propre bénévole autochtone de la CJC passait outre à leur préférence pour les services sociaux. Celle-ci était convaincue que la « recherche sur les réclamations territoriales … un mouvement à travers la province » était la voie de l’avenir », et elle partit pour poursuivre cette tâche. Elle n’avait pas tort[118].

Dans chacune des tentatives d’alliance, il y eut de véritables efforts pour lutter contre les préconceptions colonialistes et prêter l’oreille aux priorités autochtones, bien qu’ils furent souvent limités par les idéologies dominantes, les notions de philanthropie et d’entraide; on avait davantage tendance à se doter d’une conscience sociale, plutôt que d’embrasser la réforme sociale. Les solutions provenant de l’État présentaient aussi certaines limites, précisément celles que dénoncent aujourd’hui les militants autochtones qui soutiennent que la réconciliation, telle que conçue par des organisations bien intentionnées — y compris les universités — n’est, au mieux, que partielle.

Comme l’affirme Audra Simpson, si la réconciliation et la guérison peuvent être conçues comme « des objectifs d’une noblesse incontestable », elle nous rappelle que c’est seulement grâce à la résistance et à la contestation autochtone des dernières décennies que la réconciliation devint nécessaire. Elle met en garde que les excuses officielles présentées envers certaines formes de violence, comme les écoles résidentielles, ne s’accompagnent pas d’une analyse plus approfondie de toutes les violences, comme celle de la dépossession. « La mise en scène émotionnelle d’une contrition particulière » peut demeurer un geste superficiel : elle n’entraîne pas automatiquement une « guérison » si elle n’est pas socialement transformative. Elle peut être « lue de multiples manières par différents publics », modelée pour servir divers buts politiques.[119]

Celles et ceux d’entre nous qui aspirent à être alliés pourront faire leur sa conclusion: écoutez et engagez-vous avec les « peuples autochtones qui observent une position politique critique envers le projet de ‘réconciliation’ ». Pour cela, il faudra constamment réécrire notre histoire — un projet jugé important par de nombreux alliés non-autochtones — et remettre en question les préconceptions profondément enracinées du colonialisme, à la fois dans l’histoire canadienne et la pensée sociale. Les écrits du dirigeant Shuswap George Manual, défenseur d’un quart-monde autochtone qui insiste sur la survivance, l’autodétermination et la redistribution fondamentale du pouvoir économique et politique, est ici fort instructive. La reconnaissance de « la présence et de l’humanité autochtone », écrit-il, exigera « une véritable reconsidération du rôle de tant de peuples dans la société nord-américaine, qu’il faudra un véritable effort d’imagination pour y arriver[120] ». L’histoire s’avère peut-être l’un des outils nécessaire pour y parvenir.