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Introduction

En tant que médiateur entre langues et cultures, le traducteur joue un rôle clé dans la communication entre États, partis politiques, institutions, entreprises ou personnes. Transmettre correctement le message initial de l’énonciateur représente un défi considérable, des traductions erronées pouvant être source d’incompréhension, de différend voire de conflit. Pour effectuer une traduction fidèle à l’original, le traducteur doit disposer de connaissances approfondies de la culture source, a fortiori quand il s’agit d’un pays ou d’une région traversant une crise politique. En effet, une situation de conflit donne fréquemment lieu à une langue empreinte de sous-entendus propres au contexte, permettant à ses locuteurs d’échapper à la censure ou de communiquer avec des alliés de manière codée.

Notre étude, qui s’appuie sur la Théorie interprétative de Danica Seleskovitch et Marianne Lederer (2014) ainsi que sur les concepts de naturalisation et d’exotisation développés par Lawrence Venuti (2008), a pour but de poser les bases d’une réflexion entourant les difficultés de traduction d’un discours propre à un climat politique particulier. Dans le présent article, nous étudierons diverses traductions de deux romans nord-irlandais qui contiennent des mots et expressions qui renvoient à des réalités culturellement marquées liées au conflit entre protestants et catholiques. De façon plus précise, nous examinerons les traductions française, espagnole et allemande de Eureka Street de Robert McLiam Wilson (1996) ainsi que les traductions allemande et espagnole de Divorcing Jack de Colin Bateman (1995), et nous ferons ressortir les choix des traducteurs afin d’établir dans quelle mesure la traduction implique une conversion culturelle de l’original. Nous nous concentrerons plus particulièrement sur la traduction de mots ou d’expressions dénotant des réalités culturelles que nous désignerons sous l’appellation de marqueurs régionaux. Dans le contexte de notre analyse, ces marqueurs sont suscités par la situation ethno-religieuse conflictuelle qui a cours en Irlande du Nord.

Selon la Théorie interprétative, le résultat d’une traduction doit produire chez ses lecteurs « le même effet cognitif et émotif que le texte original chez les siens » (Lederer, 1997, p. 18). Comme le soulignent Román Álvarez et Carmen-África Vidal, traduire n’est pas seulement passer du texte source au texte cible en transférant des mots d’un récipient à l’autre, mais aussi transférer une culture entière dans une autre (1996, p. 5). En traduisant des textes mettant en scène le conflit nord-irlandais, les traducteurs sont amenés à transposer des concepts politiques et des visions du monde dans un contexte culturel où leur signification ne va pas de soi. Une telle situation implique que les traducteurs soient capables de déterminer les connotations locales de certains mots ou expressions de la langue source et de les interpréter correctement pour ensuite les communiquer de façon adéquate aux lecteurs de la culture cible. Selon Seleskovitch et Lederer, traduire n’est pas « transcoder, mais comprendre et exprimer » (2014, p. 15), ce qui s’applique particulièrement à la traduction des marqueurs régionaux, car les traducteurs ont affaire à une manière de penser spécifique suscitée par un contexte local précis. Dans le même esprit, Katharina Reiss avance que l’activité traduisante vise à « faire comprendre des choses inconnues au moyen des choses connues » (2009, p. 17). Dans le cas des marqueurs régionaux, cela signifie qu’il incombe aux traducteurs de rendre transparents des éléments autrement incompréhensibles pour des lecteurs d’un autre contexte culturel.

Eureka Street et Divorcing Jack appartiennent aux romans qui sont appelés « Troubles novels » dans la critique littéraire (Kennedy-Andrews, 2003). Ces romans se concentrent sur l’influence de la violence politique sur la vie de la population d’Irlande du Nord, le sous-genre le plus populaire étant le « Troubles thriller ». Depuis le début des heurts entre catholiques et protestants en 1968, plus de 700 romans explorant le conflit nord-irlandais ont été publiés (Magee, 2001, p. 5). Les « Troubles novels » des années 1970 et 1980 adoptaient un ton pessimiste et plutôt réaliste, et favorisaient la perspective de l’un ou de l’autre camp. À partir de la première déclaration de cessez-le-feu de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) en 1994, des romans et récits tournés vers le carnavalesque[1] ont commencé à paraître. L’apaisement de la situation dans la région a donné lieu à une nouvelle ambiance d’optimisme (Kennedy-Andrews, 2003, p. 189) qui a encouragé de nombreux auteurs à manier l’humour et l’ironie comme autant de moyens littéraires pour présenter les animosités entre les deux communautés sous un nouvel angle. En observant le conflit nord-irlandais avec un certain détachement, des écrivains comme Robert McLiam Wilson, Colin Bateman, Ian McDonald, Glenn Patterson, Jason Johnson et Zane Radcliffe tentent de « dialoguiser »[2] des visions du monde antagonistes pour attirer l’attention sur l’absurdité du conflit. Dans les romans de ces écrivains, les communautés protestantes et catholiques se mélangent et exposent leur point de vue individuel. Ainsi le lecteur se trouve-t-il confronté à des interprétations du conflit émanant des deux côtés. La plupart des écrits nord-irlandais se jouent à Belfast, prenant l’espace urbain comme coulisse de leur action. Les romans parus après 1994 sont appelés dans la critique littéraire des « Post-ceasefire novels », car ils se concentrent sur la situation après le cessez-le-feu de l’IRA (Alexander, 2011 ; Heidemann, 2016).

1. Exprimer les phénomènes de guerre

Nous commencerons notre analyse par l’examen d’un extrait de Eureka Street. Publié en 1996 par Robert McLiam Wilson, Eureka Street est l’un des romans nord-irlandais les plus connus[3]. L’auteur est né en 1964 à Belfast Ouest et fait partie de la communauté catholique (Kennedy-Andrews, 2003, p. 291). Eureka Street compte parmi les premiers ouvrages qui utilisent un ton humoristique pour illustrer le conflit nord-irlandais avec une certaine distanciation ironique. Sans favoriser le point de vue de l’une ou l’autre des communautés ethno-religieuses en présence, Wilson adopte un ton moqueur pour dépeindre les frictions entre les deux camps politiques.

Le roman regorge non seulement de références à des réalités locales, mais également de traits d’un humour noir caractéristiques des textes littéraires en provenance de pays ou régions qui sont plongés dans des crises politiques. L’action se déroule dans différents quartiers de Belfast peu de temps avant la première déclaration du cessez-le-feu de l’IRA. Par son ton humoristique et la variété de perspectives qu’il propose, le roman de Wilson témoigne de ce nouvel optimisme régnant à Belfast après 1994 (ibid., p. 189). L’émergence de cette atmosphère empreinte d’espoir et de tolérance n’exclut toutefois pas la description de rechutes de violence politique. Ainsi, Belfast est présentée dans ce roman comme une ville oscillant entre les anciennes tensions ethno-religieuses et les espoirs créés par la situation de cessez-le-feu.

Pour transmettre sa vision du conflit nord-irlandais, Wilson tente de réunir les points de vue des deux communautés, ce qui se reflète par les différentes conceptions du monde, convictions religieuses et politiques, et inclinations sexuelles des personnages. Selon la théorie de Bakhtine fondée sur le concept d’hétéroglossie, l’auteur crée ainsi un roman « polyphonique », dans lequel différentes « voix » en tant que visions du monde « entrent en dialogue » (1981, p. 259-422). Les traducteurs de l’ouvrage sont ainsi confrontés à la tâche de transposer les diverses voix réunies dans le roman dans un autre contexte culturel.

Comme le souligne André Lefevere (1992), les traducteurs doivent être conscients de la position d’un texte dans la production littéraire de la culture source pour effectuer une traduction qui reproduise l’esprit de l’original. Il ressort de ce principe que l’ignorance du statut du texte dans la culture d’origine rend impossible toute analogie culturelle et toute restitution fidèle du ton dans le texte cible (ibid., p. 93). Ce principe concerne particulièrement la traduction des « Post-ceasefire novels » qui, comme nous l’avons mentionné précédemment, ont été publiés après la première déclaration de cessez-le-feu de l’IRA. Un traducteur qui ne serait pas au fait de l’évolution de ces romans du réalisme vers la carnavalisation risque de ne pas être sensible au caractère comique et subversif de ceux qui ont paru après 1994. Par conséquent, il se peut que certaines allusions humoristiques se référant à des phénomènes locaux ne soient pas transférées dans le texte cible.

L’action de Eureka Street se déroule à Belfast quelques mois avant la déclaration du cessez-le-feu. Le roman compte de nombreux personnages appartenant à des cultures et religions différentes. Dans l’extrait ci-dessous, le narrateur décrit les habitants de l’imaginaire Eureka Street :

Eureka Street, 10 p.m. The darkness was soft and coloured. In No. 7, Mr and Mrs Playfair mumbled in their tidy bed, a brand new Easi-sleep reduced to £99 in a bomb-damage clearance sale in a broken store at Sprucefield.

Wilson, 1996, p. 36

L’expression « bomb-damage clearance sale » fonctionne comme marqueur régional, car elle évoque une réalité spécifique au conflit de l’Irlande du Nord. En effet, il s’agit d’une expression inventée par l’auteur pour conférer un ton humoristique au texte. Selon Lefevere, certains écrivains, en combinant des mots existants ou en inventant des variantes de termes courants, créent ainsi de nouvelles expressions qui viennent renforcer le pouvoir illocutoire de leurs oeuvres (1992, p. 41). C’est ce que fait Wilson en liant « bomb-damage » et « clearance sale ». Il sous-entend ainsi que les explosions de bombe font à tel point partie de la vie en Irlande du Nord qu’il est nécessaire d’inventer des mots ou expressions pour décrire comment sont gérées leurs conséquences. L’expression « bomb-damage clearance sale » banalise la situation de guerre de façon ironique et suggère que la violence politique, choquante pour les étrangers, passe pour de la routine auprès des habitants de Belfast.

En raison de sa signification spécifique et de son ton subversif, l’expression « bomb-damage clearance sale » représente une difficulté de traduction. Si les lecteurs anglophones connaissant bien la situation nord-irlandaise sont en mesure d’en saisir le caractère ironique, les traducteurs étrangers, à l’inverse, risquent de passer à côté du sous-texte à la fois humoristique et critique de l’original, faute d’une connaissance suffisante du contexte. Lefevere souligne qu’il incombe au traducteur de déterminer l’importance d’une expression néologique dans l’original pour décider s’il est nécessaire de la traduire. Dans le cas où l’on décide de transférer l’expression dans le texte cible, le traducteur doit chercher un mot ou une expression analogue existant dans la culture cible, ou créer une nouvelle forme ayant la même signification.

Dans ce qui suit, nous pouvons observer que les traducteurs de Eureka Street ont opté pour différents degrés d’exotisation et de naturalisation. Selon Venuti, la naturalisation consiste à intégrer dans la traduction des valeurs éthiques et des concepts sociopolitiques de la culture cible, alors que l’exotisation consiste à transférer dans le texte traduit le maximum d’éléments propres à l’environnement culturel de l’original (2008, p. 15). Dans une traduction penchant vers la naturalisation, l’original est reconstitué à travers le prisme de l’environnement culturel du traducteur, et les éléments propres à la culture source se trouvent par conséquent presque entièrement éliminés. La traduction se lit ainsi comme un original, le traducteur devenant « invisible ». Une traduction relevant de ce type vise à fournir un texte « où rien ne dépayse inutilement le public cible » (Reiss, 2009, p. 20). Une traduction effectuée dans une optique d’exotisation fait en revanche sentir la présence du traducteur en mettant l’accent sur l’identité étrangère du texte source (Venuti, 2008, p. 15). Cependant, comme le précise Venuti, aucune traduction ne peut être entièrement réalisée selon l’une de ces deux optiques ; elle peut seulement contenir différents degrés de naturalisation et d’exotisation.

Dans notre analyse, nous étudierons les traductions française, allemande et espagnole de Eureka Street. Nous allons d’abord examiner la traduction française que propose Brice Matthieussent pour le passage cité plus haut :

Eureka Street, dix heures du soir. Au numéro 7, M. et Mme Playfair marmonnaient dans leur lit minuscule, un Sommeil-d’Or flambant neuf acheté 99 livres à l’occasion d’une vente organisée dans une boutique plastiquée de Sprucefield.

Wilson, 1997, p. 55

On peut observer que la traduction de Matthieussent s’oriente vers une naturalisation, car le traducteur adapte un certain nombre de mots anglais au contexte français. Il transforme par exemple « Mr » et « Mrs » Playfair en « M. » et « Mme » Playfair au lieu de laisser les titres de civilité sous leur forme anglaise pour teinter le texte cible d’une couleur exotique. De plus, Matthieussent remplace le nom fictif de la marque « Easi-sleep » par « Sommeil-d’Or », nom français également inventé. Abstraction faite de ces adaptations au contexte de la culture cible, on constate une erreur dans la traduction : « tidy » (« propre ») étant rendu par « minuscule » (traduction de « tiny »).

Dans cet extrait, la traduction de l’expression « bomb-damage clearance sale » pose évidemment un défi particulier, et il est frappant de constater qu’elle est simplement traduite par « une vente ». Seule l’expression « une boutique plastiquée » fait allusion à l’explosion d’une bombe, et le rapport de causalité entre l’explosion d’une bombe et la vente est perdu dans la formulation « une vente organisée dans une boutique plastiquée ». La traduction de Matthieussent obscurcit ainsi la finalité de la vente, à savoir écouler des biens endommagés lors d’une explosion. La cause de l’événement n’étant pas claire, le lecteur francophone pourrait imaginer qu’il s’agit d’une vente quelconque organisée dans un magasin endommagé, choisi par hasard comme local. En paraphrasant « bomb-damage clearance sale » au lieu de créer une expression analogue, Matthieussent fait abstraction de la dimension comique de l’expression et supprime ainsi le sous-texte ironique de l’original. À la lumière de la Théorie interprétative, il est possible de douter de l’« effet cognitif et émotif » (Lederer, 1997, p. 18) de cette sous-traduction sur les lecteurs du texte cible, en comparaison avec l’effet que pourrait exercer le texte original sur les siens.

La traduction allemande du même passage proposée par Christa Schuenke se lit comme suit :

Eureka Street, abends um zehn. Die Dunkelheit war weich und voller Farben. In Nummer 7 brabbelten Mr. and Mrs. Playfair in ihrem Minibett, einer nagelneuen, auf £99 runtergesetzten Schlafcouch, die sie in einem demolierten Geschäft in Sprucefield erstanden hatten, das wegen Bombenschaden dicht machen musste.

Wilson, 1999b, p. 31

Étonnamment, la traductrice allemande commet la même faute que son collègue francophone en traduisant « tidy bed » par « Minibett », voulant dire « lit minuscule ». Cette faute commune aux deux traducteurs laisse soupçonner qu’ils ont probablement travaillé à partir d’une version du roman remaniée ultérieurement par l’auteur. Contrairement à Matthieussent, Schuenke choisit de ne pas traduire en allemand les titres « Mr » et « Mrs » Playfair. En gardant la forme anglaise, elle introduit un élément étranger dans le texte cible pour garder la couleur locale de l’original. Ce faisant, Schuenke arrive à dépayser le lecteur selon le principe de l’exotisation, cher à Venuti. Par ailleurs, il est à noter que la traductrice a fait le choix de ne pas traduire le nom de marque « Easi-Sleep » : elle opte simplement pour le terme générique « Schlafcouch », à savoir « un canapé clic-clac ».

Pour véhiculer l’idée de « bomb-damage clearance sale », Schuenke prend le parti d’une modulation syntaxique par laquelle la structure de la phrase originale est entièrement modifiée. Elle propose ainsi la paraphrase suivante : « Schlafchouch, die sie in einem demolierten Geschäft in Sprucefield erstanden hatten, das wegen Bombenschaden dicht machen musste » (littéralement : « un canapé clic-clac qu’ils ont acheté dans un magasin endommagé, ayant dû fermer en raison des dégâts causés par une bombe »). La longueur de la phrase est partiellement liée à la syntaxe de la langue allemande, mais aussi à la nécessité d’expliciter l’expression « bomb-damage clearance sale » dans un contexte germanique. La paraphrase peut donc se lire comme une tentative de naturalisation de l’original, car, dans l’Allemagne d’aujourd’hui, les « bomb-damage clearance sales » ne font pas partie de la vie quotidienne de la population ; le concept doit donc être explicité. Pourtant, dans la traduction française, l’allusion à cette liquidation, organisée pour vider les stocks des boutiques, reste obscure.

Même si la traductrice germanophone n’invente pas d’expression comique pour véhiculer l’aspect subversif de « bomb-damage clearance sale », elle tente de recréer le ton humoristique de l’original grâce à un changement de registre de langue. En évoquant la fermeture du magasin, Schuenke utilise en effet le mot familier « dichtmachen » au lieu du mot neutre « schließen » (« fermer »). De plus, pour décrire l’état du magasin, elle préfère un autre mot familier, « demoliert » (« endommagé »), au mot de l’allemand standard « beschädigt », qui signifie également « endommagé ». Par l’utilisation de ces deux mots qui appartiennent à la langue parlée, la traductrice banalise l’explosion d’une bombe et confère un ton humoristique à ce passage du texte.

La traduction espagnole de Daniel Aguirre Oteiza est la plus précise quant au sens de « bomb-damage clearance sale » :

Calle Eureka, diez de la noche. En el número 7, el señor y señora Playfair hablaban entre dientes en su pulcra cama, una Duermefácil completamente nueva que habían comprado rebajada a noventa y nueve libras en la liquidación de una tienda de Sprucefield, arruinada a causa de los desperfectos ocasionados por una bomba.

Wilson, 1999a, p. 46

Pour rendre les différentes nuances du marqueur régional, Aguirre Oteiza choisit un étoffement sous forme de paraphrase : « una liquidación de una tienda de Sprucefield, arruniada a causa de los desperfectos ocasionados por una bomba » (littéralement : « la liquidation d’un magasin qui a dû fermer en raison de dégâts causés par une bombe »). En vertu de la définition de l’étoffement proposée par Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet, soit le « renforcement d’un mot qui ne se suffit pas à lui-même et qui a besoin d’être épaulé par d’autres » (1997, p. 10), on peut affirmer que la paraphrase choisie par Aguirre Oteiza « épaule » le marqueur anglais en le rendant compréhensible pour des lecteurs hispanophones. Grâce à la description détaillée qu’il propose, le traducteur communique la raison de la vente tout en décrivant l’état du lieu dans lequel elle se déroule. De cette façon, les connotations de l’expression originale ainsi que les références à la violence politique sont maintenues. Cet étoffement montre l’ambition du traducteur d’exprimer toutes les dimensions du contexte culturel du texte source, marqué par une situation conflictuelle.

Álvarez et Vidal soulignent qu’un traducteur communique une certaine « image » du texte source aux personnes n’ayant pas accès à l’original pour des raisons linguistiques (cf. 1996, p. 5). Grâce à la paraphrase qu’il utilise pour rendre le sens de « bomb-damage clearance sale », Aguirre Oteiza décrit avec précision le contexte nord-irlandais au lecteur hispanophone. De cette manière, il encourage le lecteur à s’identifier à une société en situation de guerre. Cependant, même si les connotations de l’expression anglaise ont fait l’objet d’un transfert adéquat dans le texte cible, le ton humoristique de l’expression « bomb-damage clearance sale » disparaît. Par conséquent, la traduction espagnole se lit plus comme une description quasi documentaire des événements que comme une pointe d’humour.

On remarque par ailleurs que dans sa traduction de l’extrait examiné ci-dessus, Aguirre Oteiza s’oriente vers une naturalisation encore plus poussée que ses collègues français et allemand. « Mr » et « Mrs » Playfair deviennent « señor » et « señora » Playfair, et « Eureka Street » est traduit par « Calle Eureka ». De plus, le nom de marque « Easi-sleep » est rendu mot à mot en espagnol par « Duermefácil ». La démarche semble cohérente, faisant écho à la naturalisation de « bomb-damage clearance sale ».

2. Traduire les marqueurs qui désignent des valeurs

Dans le deuxième chapitre de Eureka Street, le narrateur décrit les événements ayant lieu dans les maisons situées sur Eureka Street. L’extrait qui suit n’est pas imprégné du conflit ethno-religieux lui-même, mais plutôt des systèmes de valeur dominant la société nord-irlandaise. Dans le cas présent, le concept de valeur vaut comme marqueur régional, car il apparaît dans un environnement spécifique. En Irlande du Nord, la position dominante des églises catholique et protestante a donné lieu à une société conservatrice (Bell, 1987 ; Elliott, 2001 ; Mitchell, 2006) qui attribue une grande importance à la chasteté et la pudeur :

In No. 27, […] Mr. and Mrs. Stevens were absent, holidaying in Bundoran; Julia, their daughter (gladly left behind), was showing both her breasts to Robert Cole, who previously had glimpsed only the upper portion of the left one during a memorable party in Chemical Street.

Wilson, 1996, p. 36

La scène prend toute sa dimension humoristique si nous la considérons dans son contexte culturel. Dans un environnement où la pudeur règne, le fait que la jeune fille profite de l’absence de ses parents pour montrer ses seins à un jeune homme semble plutôt scandaleux. La manière dont la scène est racontée ajoute au comique de la situation. En évoquant un certain nombre de détails, l’auteur se moque subversivement de l’attitude de la société nord-irlandaise. Le premier détail qui apparaît se trouve dans la remarque du narrateur « gladly left behind » dans la phrase « Julia, their daughter (gladly left behind) » (littéralement : « Julia, leur fille, heureuse d’avoir été laissée à la maison »). Cette précision ajoutée entre parenthèses suggère avec ironie que Julia est heureuse d’avoir réussi à se défaire de ses parents. Les lecteurs connaissant les valeurs promues par les églises catholique et protestante en Irlande du Nord dans les années 1990, entre autres la chasteté, s’attendraient plutôt à ce que les parents soient inquiets de savoir leur fille toute seule à la maison. Pourtant, ces derniers sont tranquillement en vacances sans se soucier de ce qui se passe en leur absence. Autre détail comique : Robert Cole a uniquement réussi à jeter un coup d’oeil sur « la partie supérieure du sein gauche ». Cette précision augmente le ton humoristique de la scène en laissant entendre que, dans une société fortement religieuse, ce regard de la part du jeune homme s’avère déjà suffisamment choquant pour être indécent.

Lederer et Seleskovitch estiment que le processus interprétatif qui précède l’activité traduisante commence dès que le traducteur intègre « sa connaissance des concepts linguistiques mais aussi sa connaissance non linguistique des réalités auxquelles renvoient les concepts » (Lederer, 1997, p. 17). Cela signifie que le traducteur n’arrivera à traduire le ton humoristique du dernier passage que s’il est conscient des valeurs de la société nord-irlandaise. Voici la traduction française du passage en question :

Au numéro 27, […] M. et Mme Stevens étaient absents, en vacances à Bundoran ; Julia, leur fille (heureusement restée à la maison), montrait ses deux seins à Robert Cole, qui auparavant n’avait aperçu que la partie supérieure du téton gauche lors d’une fête mémorable sur Chemical Street.

Wilson, 1997a, p. 55

Il est intéressant de constater que Matthieussent a choisi de traduire « gladly left behind » par « heureusement restée à la maison ». Tandis que la phrase originale indique que Julia se réjouit de rester à la maison, la traduction française suggère qu’un observateur externe commente positivement le fait que la jeune fille n’ait pas accompagné ses parents et l’approuve. Ainsi, le traducteur ajoute une voix externe au texte cible, voix absente de l’original.

Un autre détail surprend dans la traduction de Matthieussent : l’expression « the upper portion of the left [breast] » devient « la partie supérieure du téton gauche ». Cette traduction peut être considérée comme une surtraduction, car l’image créée dans le texte cible dépasse celle de l’original en intensité. En sexualisant davantage la scène, Matthieussent amplifie la transgression du tabou mentionné dans le texte source. Si le dévoilement de la partie supérieure d’un sein apparaît suffisamment perturbant en Irlande du Nord, on peut penser que dans une société plus libérale, le geste semble peu choquant. Matthieussent a choisi d’exagérer la scène pour créer le même effet humoristique auprès de lecteurs francophones.

Pour ce qui est de la traduction allemande produite par Christa Schuenke, elle reste relativement proche du texte source :

In Nummer 27, […] glänzten Mr. und Mrs. Stevens durch Abwesenheit, weil sie in Bundoran Urlaub machten; Julia, (ihre glücklich daheimgebliebene Tochter), war damit beschäftigt, Robert Cole ihre Brüste zu zeigen, nachdem er zuvor auf einer denkwürdigen Party in der Chemical Street nur einen Blick auf den oberen Teil der linken hatte werfen dürfen.

Wilson, 1999b, p. 31

La phrase « Julia, their daughter, (gladly left behind) » est rendue de manière fidèle par « Julia (ihre glücklich daheim gebliebene Tochter) ». Comme la traduction allemande maintient le sens de l’original, le lecteur germanophone comprend que Julia se réjouit de rester à la maison sans ses parents. De la même façon, le segment « the upper portion of the left [breast] » est traduit littéralement sans amplification par « den oberen Teil der linken ». Pourtant, l’humour du texte source semble perdu, car cette illustration détaillée évoque plutôt une description médicale du sein de la jeune fille. Une dimension comique est cependant insérée ultérieurement dans la traduction de la partie de la phrase suivante « in No. 27 […] Mr and Mrs Stevens were absent » par « in Nummer 27, […] glänzten Mr. and Mrs. Stevens mit Abwesenheit ». L’expression idiomatique « mit Abwesenheit glänzen » ne signifie pas seulement « être absent », mais implique aussi que la personne en question aurait dû être présente. Dans le contexte du passage cité, l’expression laisse donc sous-entendre que Monsieur et Madame Stevens auraient mieux fait de rester à la maison pour empêcher leur fille d’exhiber ses seins devant le jeune homme. La traductrice intègre ainsi une voix externe dans le texte cible, qui juge subtilement l’absence des parents de Julia comme inadmissible. Cette voix se situe à l’opposé de celle que Matthieussent insère dans sa traduction française. Alors que, dans le texte français, la voix externe approuve le comportement de Julia, dans le texte allemand, les parents se voient pratiquement accusés de ne pas surveiller leur fille de près. La traduction allemande rend ainsi davantage l’esprit du texte original en prenant en compte la pudeur comme valeur de la société nord-irlandaise.

Par ailleurs, Schuenke confère une dimension humoristique supplémentaire au texte cible en traduisant de façon exagérée « at a memorable party » par « auf einer denkwürdigen Party ». En utilisant l’adjectif « denkwürdig » (« mémorable »), elle élève la soirée au rang d’événement « historique », car le mot « denkwürdig » est généralement employé dans un contexte de célébration historique, par exemple, pour souligner une victoire militaire. Lederer et Seleskovitch affirment que « l’opération traduisante se scinde par définition en deux parties : celle de l’appréhension du sens et celle de son expression » (2014, p. 31). De fait, Schuenke semble avoir ici intégré l’attitude de la société nord-irlandaise tout en demeurant fidèle au sens de l’original et en l’exprimant de façon adéquate.

Considérons à présent la traduction espagnole de Daniel Aguirre Oteiza, la plus proche du texte source :

En el número 27, […] el señor y la señora Stevens estaban ausentes, ya que se habían ido de vacaciones a Bundoran. Julia, su hija, que se había quedado en casa con mucho gusto, enseñaba sus dos pechos a Robert Cole, quien previamente sólo había podido entrever la parte superior del izquierdo durante una memorable fiesta en la calle Chemical.

Wilson, 1999a, p. 46

La phrase « Julia, their daughter (gladly left behind) » est traduite par la subordonnée « Julia […] se habia quedado en casa con mucho gusto » (littéralement : « Julia, qui est restée à la maison avec grand plaisir »), ce qui souligne la joie de la jeune fille. Contrairement aux traductions allemande et française, le texte espagnol ne contient aucun jugement implicite du comportement de Julia ni de celui de ses parents. En outre, le traducteur ne tente pas de sexualiser le texte cible en montrant une Julia encline à découvrir plus que « la partie supérieure » de son sein gauche. Il est possible qu’en raison de l’influence de l’église catholique en Espagne et en Amérique latine, le traducteur ne se soit pas senti contraint de rendre le comportement de la jeune fille plus « choquant » pour que sa traduction crée le même « effet cognitif et émotif » (Lederer, 1997, p. 19) auprès du lecteur. Àlvarez et Vidal attirent l’attention sur le fait que chaque communauté linguistique dispose de ses propres valeurs, normes et systèmes de classification, qui parfois coïncident avec ceux de la culture cible, mais parfois se trouvent en opposition (1996, p. 5). Dans le cas présent, nous avançons sans crainte l’hypothèse que certaines valeurs de la culture source coïncident avec celles de la culture cible. Alors que le traducteur français a jugé nécessaire d’exagérer la scène pour transgresser un tabou, le traducteur espagnol semble se sentir suffisamment proche de la culture nord-irlandaise pour rendre le ton original sans amplifier la situation.

3. Traduire le monde des gangsters

Pour illustrer plus à fond les principes mis de l’avant pour traduire les marqueurs régionaux, nous allons maintenant nous pencher sur quelques extraits du roman Divorcing Jack de Colin Bateman, publié en 1995. Divorcing Jack est le premier roman de Bateman et il a gagné le Betty Trask Prize[4]. Une adaptation cinématographique éponyme du roman a été réalisée en 1998 sous la direction de David Cafferty. Né en 1962 à Bangor, en Irlande du Nord, Bateman fait partie de la communauté protestante (Kennedy-Andrews, 2003, p. 285). Nous explorerons les traductions allemande et française de ce roman carnavalesque, celui-ci n’étant pas traduit en espagnol. Comme dans Eureka Street, l’action de Divorcing Jack se déroule à Belfast.

Le roman de Bateman peut être considéré comme une parodie du thriller nord-irlandais. Comme dans les thrillers traditionnels, les organisations paramilitaires ainsi que la police et l’armée britanniques dominent l’action. Cependant, dans Divorcing Jack, ces instances de pouvoir sont présentées de façon comique. Le protagoniste est incarné par un journaliste grotesque, Dan Starkey, véritable antihéros, issu de la communauté protestante. Bien que Starkey se trouve constamment plongé dans des situations abracadabrantes, il arrive toujours à y échapper grâce à son comportement ingénu, qui semble pourtant entièrement inadapté aux dangers de la violence politique ambiante. Dans ses articles satiriques sur l’Irlande, le journaliste Starkey se moque aussi bien des catholiques que des protestants.

Contrairement aux romans publiés avant 1994, Belfast n’est plus présentée comme une ville dominée par des explosions de bombes, des interventions constantes de l’armée britannique ou des confrontations violentes entre organisations paramilitaires. L’action se situe dans une ville paisible où les tensions politiques persistent de façon sous-jacente. Les organisations paramilitaires sont dépeintes comme des groupes mafieux grotesques, qui, sans idéaux politiques, se font la guerre pour des raisons matérielles.

Dans l’extrait analysé ci-dessous, l’auteur nous amène dans le milieu des gangsters. Par ses personnages comiques, Bateman moque les paramilitaires loyalistes et républicains de la région, qui ont perdu leur raison d’être dans une Irlande du Nord de plus en plus pacifiée. Privés d’une cause politique pour laquelle ils ont lutté initialement, les paramilitaires se sont convertis en gangsters ordinaires. Cette représentation humoristique du milieu criminel s’appuie néanmoins sur la réalité de la ville où d’anciens combattants paramilitaires se sont désormais « spécialisés » dans la vente de drogue, dans l’extorsion d’argent et dans les escroqueries.

La scène en question a pour décor le bar à gangsters « the Dolphin ». Le texte contient des allusions à la situation de Belfast qui ne sont pas forcément décodables pour des traducteurs provenant d’un autre environnement culturel :

East Belfast gangsters in flashy suits and droopy moustaches crowded the bar, shouting bad-natured insults at each other, while their counterparts from the west of the city preferred to relax in round-table packs near the stage, where they could cover each other’s backs.

Bateman, 1995, p. 129

L’expression « East Belfast gangsters » renvoie à l’est de la ville, la partie protestante de Belfast. L’auteur suggère ainsi que les gangsters en question sont d’anciens paramilitaires loyalistes devenus criminels ordinaires. « Their counterparts from the west of the city » (littéralement : « leurs contreparties de l’ouest de la ville ») est une allusion aux anciens paramilitaires républicains originaires de la partie catholique située dans l’ouest de Belfast. Le comique de la scène vient du fait que les catholiques et les protestants s’entretuent le jour, pour se réunir ensuite dans le même bar le soir venu. Le traducteur se trouve donc confronté à la question suivante : comment transférer ces connotations culturelles liées aux différentes parties de la ville dans un autre environnement culturel, où les divisions ethno-religieuses ne sont pas aussi marquées? Une possibilité consisterait à traduire « east » et « west » mot à mot dans la langue cible, en comptant sur la culture générale du lecteur. Une autre solution serait de clarifier les connotations de l’espace urbain de Belfast à l’aide d’explications intégrées au corps du texte, ou bien en suivant l’approche de Vladimir Nabokov, qui plaide pour des notes de bas de page arrivant en haut de la page comme autant de « skyscrapers » [gratte-ciel] (2001, p. 127)[5]. Dans le passage ci-dessus, les références à la partie est et la partie ouest de Belfast peuvent être considérées comme des marqueurs régionaux, car elles présentent des concepts nord-irlandais renvoyant à la division ethno-religieuse de la ville. D’autres marqueurs régionaux que nous allons analyser ultérieurement constituent des termes et des expressions propres au comportement des gangsters de Belfast. Voici la traduction allemande proposée par Michael Kubiak pour l’extrait original reproduit plus haut :

Gangster aus Ost-Belfast in eleganten Anzügen und mit markanten Schnurrbärten bevölkerten die Bar und warfen einander üble Schimpfwörter zu, während ihre Kollegen aus dem Westen der Stadt sich an den Tischen in der Nähe der Bühne versammelten, wo sie einander den Rücken freihalten konnten.

Bateman, 1996b, p. 147

Kubiak traduit littéralement « East Belfast gangsters » par « Gangsters aus Ost-Belfast » (« des gangsters de Belfast Est ») et « their counterparts from the west of the city » par « ihre Kollegen aus dem Westen der Stadt » (« leurs collègues de l’ouest de la ville »). Nous constatons que le traducteur n’ajoute aucune explication du contexte culturel et fait ainsi abstraction de la traduction des marqueurs dans le texte cible. Le lecteur allemand ignorant les significations ethno-religieuses des deux parties de la ville n’aura donc pas accès à tous les niveaux narratifs du texte. Par conséquent, il est fort possible qu’il ne saisisse pas le sous-texte humoristique, qui existe justement par le fait que deux groupes de gangsters ennemis oublient temporairement leur animosité réciproque pour se rendre dans le même bar.

Par ailleurs, la traduction inexacte de quelques termes illustrant l’apparence physique des criminels est frappante. Les « droopy moustaches » (« moustaches tombantes ») deviennent des « markante Schnurrbärte » (« grosses moustaches ») et les « flashy suits » (« des costumes aux couleurs criardes ») deviennent des « elegante Anzüge » (« costumes élégants »). En transformant « flashy suits » en « elegante Anzüge », Kubika donne une image considérablement plus distinguée des gangsters. Ces imprécisions ne constituent toutefois pas des erreurs majeures. La traduction imprécise d’un marqueur régional renvoyant à un certain comportement répandu dans le milieu des gangsters est plus frappante. En effet, la traduction de la proposition subordonnée « where they could cover each other’s back » (« où ils pouvaient se couvrir mutuellement ») par « wo sie einander den Rücken freihalten konnten » est un contresens qui change entièrement le message de l’énonciation originale. La phrase allemande se traduit littéralement par « où ils pouvaient mutuellement garder leurs dos libres ». Kubiak ignore visiblement les habitudes des voyous de Belfast. L’intérêt de cette coutume est justement de surveiller le dos de leurs collègues pour se protéger mutuellement. En revanche, la traduction allemande veut dire le contraire, ce qui est dépourvu de sens dans le contexte donné. Il est probable que le traducteur ait été induit en erreur par l’expression allemande « jemandem den Rücken freihalten » (« garder libre le dos de quelqu’un », qui veut dire « assurer les arrières de quelqu’un »). Elle est fréquemment employée pour parler de couples dont le mari fait carrière pendant que sa femme veille au bon déroulement de la vie quotidienne de la famille. De cette façon, elle lui « garde le dos libre ». Dans le contexte de notre traduction, cette formule est inappropriée. L’expression la plus adaptée serait « jemandem Rückendeckung geben » (couvrir quelqu’un). Par ses choix de traduction, Kubiak supprime l’allusion à l’agression physique et, ce faisant, obscurcit l’atmosphère violente dépeinte dans le texte source. Convenons qu’il s’agit d’une naturalisation malheureuse dans cette traduction du marqueur régional.

Le traducteur français Michel Lebrun traduit ainsi le même passage :

Les gangsters de Belfast Est aux costards voyants et aux moustaches tombantes s’écrasaient au bar, échangeant des insultes grossières, tandis que leurs homologues de l’ouest de la ville préféraient se détendre aux tables bordant la scène, où ils pouvaient surveiller leurs arrières.

Bateman, 1996b, p. 165

De façon similaire à son confrère allemand, Lebrun fait un choix défiant toute explication culturelle dans sa traduction littérale de « East Belfast gangsters » et « their counterparts of the west of the city ». En revanche, il semble plus sensible au comportement des gangsters. La traduction de la locution idiomatique « to cover each other’s back » par « surveiller leurs arrières » a de fait été appréhendée correctement et est exprimée dans la traduction conformément à l’idée originale. En outre, Lebrun reste fidèle au texte source en ce qui concerne l’aspect physionomique des gangsters. Contrairement à son collègue allemand, il ne rend pas les criminels plus élégants en changeant l’aspect de leurs vêtements.

L’extrait suivant se réfère à la même scène se déroulant dans le bar The Dolphin :

Nobody ever went armed to the Dolphin. Any violence that broke out was settled with fists or pint glasses and forgotten by the next morning, but it rarely did. Even gangsters have to relax sometimes.

Bateman, 1996, p. 167

La traduction allemande de Michael Kubiak reste largement fidèle à l’original. Pourtant, il en altère deux termes, ce qui confère au texte cible une signification entièrement différente :

Niemand ging jemals bewaffnet ins Dolphin. Jeglicher Streit, der ausbrach, wurde mit Fäusten und Bierkrügen ausgetragen und war am nächsten Tag bereits vergessen, aber es kam selten soweit. Auch Gangster müssen sich irgendwann entspannen.

Bateman, 1996b, p. 146-147

En premier lieu, Kubiak choisit de traduire « violence » par « Streit » [dispute], mot qui désigne des confrontations verbales et non physiques. Par conséquent, le mot allemand retenu peut être considéré comme une sous-traduction. Kubiak confère ainsi un ton considérablement moins violent au texte cible en privilégiant une action moins forte que celle mentionnée dans l’original. En deuxième lieu, une autre erreur, plus grave, se glisse dans la traduction de « pint glasses » par « Bierkrüge » [chopes de bière]. À première vue, ce choix du traducteur passe pour une naturalisation, par laquelle Kubiak change simplement la forme du verre pour l’adapter au contexte culturel allemand. Pour les lecteurs germanophones, « Bierkrug » fait penser aux chopes de bière bavaroises. D’après la théorie de Venuti (2008, p. 68), l’approche suivie par Kubiak mène à une réduction ethnocentrique de l’original. Cela signifie que certaines connotations du terme original se trouvent supprimées dans le texte cible. En changeant la forme du verre, Kubiak parvient à une adaptation culturelle[6]. Cependant, cette dernière entraîne une transformation du sens, car l’image de la chope de bière ne renvoie pas à la même idée qu’une pinte. Pour le lecteur allemand, le fait de régler ses disputes par des chopes de bière signifierait trinquer pour devenir amis. En Irlande du Nord, en revanche, « to settle violence with pint glasses » fait allusion à l’expression « to glass somebody ». Cette locution idiomatique peut être considérée comme un marqueur régional, car elle désigne une réalité caractéristique des quartiers chauds de Belfast. En effet, « to glass somebody » veut dire casser la partie supérieure d’un verre en la frappant sur la table, pour l’enfoncer dans le visage de l’ennemi. Afin d’éviter un tel comportement de la part de leur clientèle, certains bars de Belfast servent leurs boissons dans des verres en plastique. En choisissant « Bierkrug » comme traduction de « pint glass », Kubiak élimine totalement le sous-texte violent lié au mot anglais. En raison de leur différence de conception, une chope de bière et une pinte ne sauraient s’employer comme arme de façon identique. Par ailleurs, il ne viendrait pas à l’esprit du lecteur allemand que les chopes de bière puissent être utilisées pour autre chose que trinquer. Nous pouvons supposer que cette allusion culturelle contenue dans le terme « pint glass » n’a pas été saisie par le traducteur, ignorant les coutumes des criminels de Belfast. Dans le cadre de la Théorie interprétative, Lederer et Seleskovitch font la différence entre deux types de sens. Elles expliquent : « Nous avons affaire à deux types de sens (ou de non-sens) : celui que présente la phrase isolée et celui que présente l’énoncé intégré dans un contexte et dans un savoir pertinent » (Lederer et Seleskovitch, 2014, p. 56). Dans le contexte de la traduction allemande de Divorcing Jack, force est de constater que le traducteur considère « pint glass » comme un terme isolé, déconnecté du contexte du conflit de l’Irlande du Nord. En produisant un contresens, Kubiak omet ainsi l’atmosphère de guerre présente dans le texte source.

Michel Lebrun, le traducteur francophone, propose pour sa part :

Personne n’introduisait d’armes. Toute manifestation de violence s’y réglait à coups de poing ou de verres cassés, et tout était oublié le lendemain. Mais ça se produisait rarement. Même les truands ont besoin de se détendre parfois.

Bateman, 1996a, p. 165

Traduire « pint glasses » par « verres cassés » n’aboutit pas à un contresens, mais donne lieu à une sous-traduction du contexte de violence. En effet, on pourrait imaginer que les verres soient simplement jetés par terre et non utilisés comme arme pour blesser un adversaire. Pour le lecteur francophone, les « verres cassés » ne se réfèrent pas clairement à la méthode d’agression physique courante en Irlande du Nord, car ce sont plutôt les verres que des bouteilles qui y sont utilisés lors des confrontations violentes en France. Pour produire une traduction non ambiguë, le traducteur aurait pu opter pour une naturalisation en parlant d’agression avec « un tesson ». Même si l’expression reste partiellement obscurcie, le traducteur maintient plus la référence à la violence physique que son confrère allemand, mais renonce à l’idée, essentielle, des verres expressément cassés pour régler le litige.

Conclusion

Dans notre analyse de ces extraits de Eureka Street et de Divorcing Jack, nous constatons que les différents traducteurs essaient de transférer les marqueurs régionaux propres à l’Irlande du Nord dans un autre contexte culturel selon leurs connaissances linguistiques et extralinguistiques. Lefevere souligne que pour traduire des allusions culturelles, le traducteur doit déployer plus qu’une connaissance superficielle de la culture source (1992, p. 25). Malheureusement, les traducteurs ont rarement la possibilité de séjourner dans tous les pays d’origine des textes qu’ils traduisent. En conséquence, il leur manque souvent l’occasion de s’immerger pleinement dans la culture locale. Ce problème se pose surtout pour ceux qui ont l’anglais comme langue de travail, car, dans le monde anglophone, les variantes linguistiques et culturelles sont particulièrement nombreuses. Dans ce contexte, l’Irlande constitue un cas particulier. En effet, des spécificités linguistiques différentes se sont développées entre le nord et le sud, en raison d’une situation de guerre dans le nord de l’île. Le transfert des marqueurs régionaux pose donc un défi particulier aux traducteurs surtout lorsqu’il s’agit d’un contexte culturel singulier, comme celui de l’Irlande du Nord.

Lederer et Seleskovitch affirment que « pour transmettre un message, pour le faire passer intégralement dans l’autre langue, il faut se concentrer sur le sens » (2014, p. 145). Une telle exigence s’applique particulièrement à la traduction des marqueurs régionaux, car, pour les transposer dans la culture cible, il est souvent indispensable de les expliciter. Or, Lefevere soulève le problème du vide culturel (1992, p. 58), qui se présente quand un mot ou un concept n’existent pas dans la culture d’arrivée. Il incombe alors au traducteur de déterminer les éléments qui ne signifient rien dans l’autre environnement culturel pour ensuite les communiquer aux lecteurs de la traduction. Reiss souligne que « la barrière des langues » constitue en même temps une « frontière entre les cultures » (2009, p. 59). Selon elle, « une communauté linguistique » est également « une communauté culturelle » dont l’altérité se reflète souvent directement dans sa langue (ibid.). Raison de plus pour effectuer la traduction des marqueurs régionaux avec soin.

Notons que certaines erreurs de traduction commises en raison d’une connaissance insuffisante du contexte culturel de la langue cible sont difficiles à éviter. Pour prévenir tout risque d’erreur, une solution consisterait à faire relire la traduction par une personne qui est à la fois de la langue maternelle du texte source et au fait de la culture de la région qui imprègne le texte original. Malheureusement, le budget de la plupart des éditeurs, déjà si souvent grevé par les frais de traduction, rend cette solution souvent impossible. Il en va donc de la responsabilité des traducteurs de s’approprier la culture source autant que possible, ou de ne pas accepter de traductions émanant d’une région dont ils ne connaissent pas suffisamment la culture. Aussi terminerons-nous notre étude sur un appel à l’humilité chez les traducteurs, ces derniers devant être pleinement conscients de leurs limites culturelles.