Corps de l’article

Introduction

Depuis le travail précurseur de Roman Jakobson (1959), les études consacrées aux liens entre traduction et écriture n’ont cessé de se développer (p. ex., St-Pierre, 1996 ; Immonen, 2006 ; Dam-Jensen et Heine, 2009 ; Malena, 2011 ; Dam-Jensen et Heine, 2013 ; Perteghella, 2013). À regarder de plus près les principales sources, trois positions théoriques se distinguent schématiquement : une première, fidèle à la pensée de Jakobson, veut que « all writers are translators. Creative writing is above all a translational process » (Perteghella, 2013, p. 204, citée dans Risku et al., 2016, p. 48). Une deuxième propose, au contraire, que la traduction soit incluse dans l’écriture ; ainsi, notamment pour Paul St-Pierre, « translation cannot be divorced from writing » (1996, p. 233) ; elle reste « a form of writing, or more exactly of rewriting » (ibid., p. 253). Enfin, une troisième position, soucieuse de mettre en évidence ce qui rapproche, reconnaît que les stratégies mises en oeuvre dans la traduction sont souvent appliquées dans l’écriture, et vice-versa ; ainsi, selon Anne Malena, « translation relies on deeply honed writing skills to be successful and […] writing often adopts strategies that ressemble translation » (2011, p. 2, citée dans Risku et al., 2016, p. 48).

Ce lien explicite entre écriture et traduction, construit à partir des années 2000, permet de supposer qu’il existe un lien identique entre écriture et rédaction (au sens de rédaction professionnelle). Le présent article présuppose ce dernier lien pour se focaliser sur la relation entre rédaction-traduction et écriture. La rédaction professionnelle et la traduction professionnelle partagent nombre de points communs et représentent, ensemble, un cas particulier de l’écriture. Dans la volonté affichée de rapprocher ce qui est habituellement appelé rédaction et traduction, certaines préférences terminologiques s’imposent : sera préféré le terme rédacteur-traducteur à traducteur ou à rédacteur isolément. De la même manière, les termes écritures monolingue et multilingue seront choisis pour parler de rédaction ou de traduction. Sera enfin fait le choix d’un cadre méthodologique particulier, apte à unir ces écritures mono- et multilingues : celui de la génétique textuelle. Celle-ci prend en compte prioritairement une description des phénomènes intrinsèques de scripturalité, depuis des phénomènes dits microgénétiques (inscrits dans un déploiement temporel bref, voire immédiat) à ceux dits macrogénétiques (inscrits dans un déploiement temporel long), bien avant de s’intéresser au seul produit final, et donc bien avant de savoir si ce produit final sera appelé rédaction ou traduction.

Cet article se veut programmatique, dans le sens où sont proposés des cadres théorique et méthodologique qui mettent en évidence le travail qui pourrait être fait à partir des avant-textes, autant en écriture monolingue que plurilingue. À cet effet, nous tenterons de savoir à quelles conditions il est possible de parler d’un enseignement partagé entre des écritures monolingue et plurilingue, entre, pour le dire en d’autres termes, la rédaction et la traduction. N’y aurait-il pas moyen, en anticipant sur l’avenir de ces deux disciplines, de montrer à de futurs professionnels de l’écriture que celle-ci reste consubstantiellement ancrée dans des phénomènes qui participent autant de l’une que de l’autre ? Cette première interrogation en appelle une seconde : peut-on se contenter d’enseigner ces écritures professionnelles à partir du seul produit ? L’enseignement ne serait-il pas le lieu privilégié où les approches sur processus devraient être majoritaires, dominantes, où les approches devraient se concentrer davantage sur l’avant-texte que sur le texte ?

Nous commencerons ainsi par poser quelques rappels qui serviront de repères en génétique textuelle, avant de considérer les différentes manières d’étudier ce que la génétique nomme avant-texte ; nous verrons alors comment la génétique contemporaine fait évoluer l’idée de représentation en proposant celle de visualisation. Nous finirons par classer les principaux corpus génétiques, depuis les premiers corpus littéraires jusqu’aux plus récents, multimodaux, afin de dégager, d’une manière nouvelle, les particularités d’un corpus d’écritures professionnelles (mono- et plurilingue) d’un point de vue génétique.

1. Repères génétiques élémentaires

Encore peu mise en pratique dans des enseignements consacrés aux écritures professionnelles, monolingues (rédaction) comme multilingues (traduction), la méthodologie génétique commence à s’étendre (Lafont-Terranova, 2013 ; Leblay et al., 2015). Voyons d’abord quelques principes élémentaires avant de nous intéresser à une série d’oppositions qui permettront de mieux cerner l’apport de cette méthodologie.

1.1 Principes

Loin de vouloir décrire exhaustivement ce qu’est la genèse textuelle (v. Grésillon, 1994), voici quelques éléments pour situer sa méthodologie, ses objets et ses principaux termes.

Objet d’étude et méthodologie

L’objet d’étude est le manuscrit, ou le tapuscrit, rédigé sur papier ou sur écran, en train de se créer. Le manuscrit prend alors le nom d’avant-texte.

La méthodologie génétique se réfère à trois actions : 1) Réunir les traces matérielles des processus de création textuelle. 2) Mettre en relation ces traces les unes avec les autres et avec les produits auxquels ces processus ont abouti. 3) Ordonner ces traces en une suite chronologique qui reflète les étapes de l’élaboration textuelle.

En lien avec cette méthodologie, le rôle du chercheur est double : éditer et analyser la genèse. Éditer la genèse consiste en trois gestes élémentaires : 1) Interpréter les données recueillies (sur papier, sur écran). 2) Traduire les traces graphiques de l’écriture en indices de processus. 3) Relever des récurrences et en induire des régularités propres à une oeuvre, à un genre, à une époque ou aux caractéristiques d’une écriture singulière.

Du côté de l’analyse des mécanismes de production : 1) Élucider la démarche de l’écrivain-scripteur et ses procédures. 2) Élaborer les concepts, méthodes et techniques permettant d’exploiter le patrimoine représenté par les manuscrits de toutes sortes. 3) Élaborer une terminologie en phase avec les manuscrits étudiés, sur papier comme sur écran.

Opérations d’écriture

Au centre du travail de description des traces observables se trouvent les opérations d’écriture présentées dans le tableau 1 (ci-contre). Sont mis en évidence deux types d’opérations : celles qui sont dites élémentaires (ajout et suppression) et celles qui sont dites composées (remplacement et déplacement) étant donné qu’elles sont constituées d’une suppression et d’un ajout. L’ajout est précédé d’un astérisque parce qu’il est, en tant que tel, sujet à caution : il est à distinguer de l’insertion, qui désigne l’ajout par retour dans ce qui a déjà été écrit.

Tableau 1

Opérations d’écriture

Opérations d’écriture

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Ces quatre opérations originelles peuvent se démultiplier autant que nécessaire, autant qu’un rédacteur-traducteur a besoin de revenir sur son déjà écrit. Ce déjà écrit peut, lui aussi, avoir été écrit par un retour dans une version antérieure, et ainsi de suite. À ces opérations s’en ajoute une autre qui est plutôt une opération par défaut : la pause. Celle-ci, majoritairement prise en compte dans les travaux de psychologie cognitive (v. Alamargot et Chanquoy, 2001), se trouve peu étudiée dans les travaux de génétique (v. Doquet, 2011).

Transcriptions (diplomatiques, linéaires)

L’un des acquis de la génétique textuelle est le travail effectué pour rendre compte de ces opérations d’écriture en tentant de proposer deux grands modèles de transcription de l’écriture : les modèles dits diplomatique et linéaire. Entre ces deux extrêmes existe tout un continuum.

La transcription diplomatique est une représentation à l’identique d’une écriture à un moment donné : elle est principalement attentive à représenter le jeu sur l’espace (disposition, jeux sur les couleurs, épaisseurs du trait…). Il s’agit de faire ce que fait une photocopie ou une saisie d’écran, sans chercher à interpréter le déroulement chronologique de ce qui est montré. La transcription linéaire, par contre, se détache complètement de l’image offerte par une écriture antérieure pour s’attacher à en dérouler les indices chronologiques. Il s’agit de reconstruire, en interprétant tous les indices donnés (biffures, disposition, jeux sur les couleurs et les épaisseurs des traits). La transcription diplomatique est exclusivement tournée vers la source, tandis que la transcription linéaire est orientée vers un lecteur cible précis : tenter subjectivement de remettre sur l’espace de la ligne tous les indices chronologiques présuppose une prise en compte évidente du destinataire-utilisateur de cette transcription, ne serait-ce que par le choix, restreint ou étendu, des signes diacritiques manipulés.

Du manuscrit au brouillon

Dès 1982, Jean Bellemin-Noël propose de distinguer deux termes concurrents – manuscrit et brouillon –, tous deux aptes à décrire ce qui se passe pendant l’écriture et tous deux encore souvent confondus. Or, le manuscrit (ou le tapuscrit) n’est pas encore un brouillon :

  1. le manuscrit désigne, « en toute rigueur, des feuilles de papier couvertes de signes tracés par la main de l’écrivain » (Bellemin-Noël, 1982, p. 161-162) ;

  2. le brouillon, lui, désigne « la matérialisation d’un discours inachevé, prospectif, parfois mis au rebut, le plus souvent transformé au fil d’une pratique d’élaboration » (ibid.) ; le brouillon est compris comme « le premier jet et ses métamorphoses (ajouts, corrections, ratures et substitutions) jusqu’à l’état final de la première publication » (ibid.), et les transformations apportées par « les modifications de l’imprimé » (ibid.), qui sont aussi nommées variantes.

Néanmoins, il est aisé de comprendre l’embarras de Bellemin-Noël devant un terme qui « connote quelque chose d’embrouillé, ou de non débrouillé, des tâtonnements » (ibid.), pour un terme qui « implique que l’auteur marche[rait] vers une perfection dont il aurait la prescience » (ibid.). Pour toutes ces raisons, Bellemin-Noël finit par proposer un terme neutre, celui d’avant-texte, plus apte aux études de production[1].

1.2 Série d’oppositions

Au-delà de ces principes qui la statuent, en interne, la génétique textuelle entre dans une série d’oppositions qui permettent de la positionner en face, et parfois contre, d’autres approches de l’écriture : les approches philologique, structurale et cognitive. Nous présentons ces oppositions conceptuelles sous la forme de trois dichotomies : philologie versus genèse, structure versus genèse et cognition versus genèse.

Philologie versus genèse

Écrire, et donc rédiger, traduire, c’est mettre en succession, en parallèle parfois, des états, des versions et des représentations de ces écritures sans prétendre à la supériorité de l’un ou l’une sur l’autre. Cette successivité est au centre du processus de communication écrite, où les versions qui se suivent montrent un changement qualitatif parfois radical. Nous proposons que cette successivité scripturale prenne le nom de réécriture dès lors que le scripteur (rédacteur ou traducteur) revient sur ce qu’il a déjà écrit. À la différence de la philologie, la genèse ne cherche pas à remonter à une toute première version, vue comme originelle. La genèse consiste à mettre en relation la successivité sans chercher à mettre en évidence une quelconque version, en lui attachant une valeur particulière. Il s’agit de mettre sur la page ou sur l’écran, ce qui est davantage orienté vers un lecteur-utilisateur que vers le respect exclusif d’une source.

Structure versus genèse

Il s’avère très utile de décrire les phénomènes de mise en texte en termes de genèse et non plus seulement en termes de structure, de clôtures. Plus globalement, il s’agit principalement d’introduire d’autres représentations de ce qui est en train d’être écrit par le scripteur (rédacteur-traducteur), en apprenant à se passer de celles imposées par des notions comme celle de texte, représentative d’une forme de clôture (Bécotte et al., à paraître). L’idée est bien de défaire un schéma trop simpliste et malgré tout très présent chez les étudiants selon lequel il s’agirait de prendre un simple appui sur un tout premier texte donné, le texte consigné, le texte source, pour produire un second et donc unique texte qui serait, dans un premier cas, le texte rédigé, dans un second cas, le texte traduit. Ce qui se passe entre ces deux pôles est bien plus fécond : s’il existe bien un tout premier texte explicite, il est loin d’être le seul à servir d’appui à une réécriture. Il existe un nombre non limité d’écritures intermédiaires entre un tout premier texte source et ceux qui seront nommés, postérieurement, rédaction ou traduction.

Cognition versus genèse

Dans cette dernière dichotomie sont mises en présence deux approches concurrentielles :

Tableau 2

Genèse versus cognition

Genèse versus cognition

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Dans ce tableau sont mises en relation la genèse et la cognition : la première s’intéresse aux traces visibles laissées sur un support, tandis que la seconde est concentrée sur l’existence et le rôle de la mémoire de celui qui écrit. Si les deux approches ont grossièrement commencé à exister autour du début des années 1980 (Hay, 1979 ; Flower et Hayes, 1980), elles se sont développées en parallèle au point de produire des terminologies étrangement semblables. Certains travaux récents (Alamargot et Lebrave, 2010) ont amorcé une collaboration.

Ainsi, là où les linguistes généticiens parlent d’écriture à programmation scénarique (anciennement écriture à programme), c’est-à-dire d’écriture où le travail de conception préliminaire est très accentué, les psychologues cognitivistes parlent d’un rédacteur high self-monitor, ou rédacteur ingénieur, qui préfère, lui aussi, se concentrer dès le début sur l’organisation de ce qu’il va produire, en construisant par anticipation une planification. Là où les cognitivistes parlent d’un rédacteur low self-monitor, ou rédacteur sculpteur, qui est caractérisé par le fait que la recherche d’idées (idea generation) importe moins que la production du texte proprement dite (text generation), les généticiens parlent d’une écriture à structuration rédactionnelle (anciennement écriture à processus), c’est-à-dire d’une écriture qui avance sans conception préliminaire, d’une écriture qui textualise. La psychologie cognitive (Scardamalia et Bereiter, 1983) introduit le terme de révision, en distinguant les révisions externes, faites dans le texte par retour dans le déjà écrit, des révisions internes, faites mentalement, sans laisser de traces.

Les trois phases principales, clairement formulées dès 1980 par les psychologues du langage Linda Flower et John Hayes (1. Planning, 2. Translating et 3. Reviewing), seront particulièrement reprises dans les études consacrées à la traduction, étant donné l’influence marquée des termes issus de la psychologie cognitive en traductologie : ainsi, Dam-Jensen et Heine (2013) reprennent cette division tripartite en les nommant 1) Planning, 2) Drafting et 3) Revision.

Mais parler d’écriture-réécriture ne peut pas être la même chose que parler de révision. Ce dernier terme, issu de la psychologie cognitive, s’attache à décrire, pour partie, le travail réalisé mentalement. Parler d’écriture-réécriture, c’est, avant tout, s’intéresser aux traces laissées sur un support (papier, écran...).

Ces deux approches contemporaines de l’écriture restent néanmoins d’accord sur le terme central d’avant-texte. Dans le numéro 155 de Langue française (2007), les coordonnatrices, Irène Fenoglio et Lucile Chanquoy, reviennent dans leur avant-propos sur ce qui peut rassembler la cognition et la genèse. Elles reprennent le terme fédérateur d’avant-texte, en sous-titrant le numéro « La notion d’“avant-texte” : point de rencontre pour une compréhension de l’écriture en acte ». Le point de rencontre se situe, dans cet avant-propos, entre linguistes et psychologues.

2. Approches d’avant-textes

Afin d’illustrer la méthodologie génétique, nous nous proposons de considérer les trois manières d’aborder les écritures-réécritures : 1) la comparaison de versions ; 2) le protocole d’interview ; 3) l’enregistrement d’écriture, avec ou sans visualisation.

2.1 Comparaison de versions

Dans les approches de comparaison de versions, il s’agit de mettre en parallèle une version antérieure avec une version ultérieure. Dans cette idée, l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM) a développé un logiciel nommé MEDITE (Fenoglio, Lebrave et Ganascia, 2007), issu de la collaboration entre généticiens du texte et informaticiens. Son interface est spectaculaire : les colonnes de gauche offrent au regard le texte antérieur et le texte postérieur aligné, tandis que celle de droite offre la liste des opérations d’écriture, comme suit :

Figure 1

Comparateur textuel

Comparateur textuel

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MEDITE offre la particularité d’une interface graphique permettant de représenter en couleur les modifications réalisées par les opérations d’écriture (ajouts, suppressions, déplacements ou remplacements de blocs de caractères) faisant passer d’un état du texte à un autre, d’une version à une autre. Écrire, c’est mettre en succession et souvent même en parallèle ces divers états, ou ces versions. Celles-ci se construisent successivement dans un rapport de complémentarité et non d’exclusion. Nous proposons que cette successivité prenne le nom, dans cet article, de réécriture, dès le moment où le scripteur revient dans ce qu’il a déjà écrit, en y laissant des traces visibles et lisibles (interprétables).

Les énoncés présents dans la figure 1 sont extraits d’un corpus de 42 traductions d’un niveau licence concernant le domaine de la bioéconomie ; ils sont alignés de façon à mettre en regard un énoncé face au même énoncé réécrit. Le déjà-là est alors doublement présent : tout d’abord, entre le texte source, donné en finnois, et la première écriture, et ensuite, entre cette même écriture et sa réécriture[2]. La figure 1 donne à voir cinq remplacements, deux insertions, deux suppressions et un déplacement. Ce qui n’est pas en couleur représente les six blocs communs qui restent inchangés, dans l’ordre où ils ont été écrits et réécrits. L’essentiel des transformations morphosyntaxiques concerne la détermination (le vs la ; les vs ø ; une vs la) et l’accord en genre (spécialisé vs spécialisée). Ces transformations sont attendues entre le français et le finnois, où il n’existe ni déterminant ni genre.

2.2 Protocoles d’interviews

Les protocoles d’interviews n’ont pas été utilisés, à notre connaissance, dans une approche génétique. Ces protocoles sont principalement utilisés dans le cadre de la linguistique cognitive (Ericsson et Simon, 1996 ; Jakobsen, 2003 ; Mutta, 2007). Il s’agit de redonner au rédacteur la parole sur son écriture. Deux options se présentent :

  1. La verbalisation se produit pendant l’écriture (protocole simultané ou concomitant ; angl. think aloud).

  2. La verbalisation survient après l’exécution de la tâche : celle-ci est appelée protocole consécutif, rétrospectif ou différé ; il est aussi possible de joindre une stimulation ou des indices de récupération avec un rappel stimulé (angl. stimulated recall).

2.3 Écritures enregistrées

Dans cette dernière approche, l’écriture-réécriture est enregistrée pour offrir ensuite au chercheur une visualisation du travail réalisé. Ces travaux ont souvent été désignés, à tort, sous l’appellation de temps réel. Il existe de nombreux programmes qui permettent l’enregistrement de l’écriture : certains mettent en évidence la cognition, d’autres la genèse.

a) Du côté de la psychologie cognitive

De nombreux programmes d’enregistrement sont disponibles parmi lesquels LS Graph (Lindgren et Sullivan, 2002 ; Leijten et Van Waes, 2006), GIS Graph (Lindgren et al., 2007), Timeline (Wengelin et al., 2009), Inputlog (Leijten et Van Waes, 2013) et Translog (Jakobsen et Schou, 1999 ; Jakobsen, 2003).

b) Du côté de la génétique 

Le tout premier programme proche des approches génétiques est Genèse du texte (Foucambert, 1992). Plusieurs autres travaux suivront : Doquet-Lacoste (2004) avec ce même programme, puis Leblay (2011) avec Scriptlog et Becotte et al. (à paraître) avec GenoGraphiX, permettant des visualisations dynamiques.

Métalangage et visualisation

Tous ces programmes ont en commun de proposer des représentations, voire des visualisations, qui fonctionnent comme de vrais métalangages. Michel Foucault, repris dans Dits et Écrits, s’exprime de la manière suivante :

Faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela, nous ne le percevons pas. […] Faire voir ce que nous voyons.

1994, t. II, p. 540-541

Le propos du philosophe est particulièrement éclairant pour trois raisons. La toute première concerne le lien explicite établi entre les notions de proximité, d’immédiateté et d’intimité. La seconde tient au travail du regard et de son impossibilité à percevoir ce qui est trop proche dans l’espace et dans le temps : s’il est habituel de dire qu’il est difficile de voir et comprendre ce qui est (trop) proche de nous, il est moins habituel de dire que l’immédiateté est tout aussi source d’embarras. L’idée serait alors que ce que nous faisons immédiatement nous échappe, nous rend aveugles envers nous-mêmes : l’écriture, parce qu’elle est une activité par excellence immédiate, serait à elle-même son propre obstacle épistémologique. D’où la nécessité d’apprendre à défaire cette relation à l’immédiateté en proposant de travailler sciemment dans la successivité. Enfin, la dernière raison : certes, nous voyons, nous finissons par voir ce que nous écrivons, mais nous avons besoin de voir autrement ce qui est écrit, avec d’autres moyens que la mise en texte. Ces moyens sont rendus possibles par l’intermédiaire d’un autre médium que la mise en succession de lettres et d’espaces. Il faut pouvoir sortir de cet espace scriptural, le temps d’un instant, pour pouvoir y retourner.

Tracé de graphe

Caporossi et Leblay (2011, 2015) proposent une modélisation très simple utilisée déjà dans de nombreux domaines. À considérer l’efficacité des plans de métro avec lesquels nous nous déplaçons dans les transports en commun, il est tentant de copier ce mode de représentation de l’information pour l’appliquer à l’objet qui nous intéresse.

Figure 2

Tracé de graphe

Tracé de graphe

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Dans cette représentation de l’information, ce qui compte le plus est bien de savoir quel point est relié à quel autre point, quelle information suit ou précède quelle information. Il est possible de les représenter horizontalement, ou verticalement, seul le lien reste déterminant.

Un point, appelé cellule dans le cadre de l’écriture, représente la production d’une suite ininterrompue de frappes au clavier (caractères et espaces). Si l’écriture consistait en une suite ininterrompue de frappes de caractères d’un début jusqu’à une fin, elle serait représentée par une seule et unique cellule dont la taille dépendrait uniquement du nombre de caractères/espaces produits à l’aide d’un clavier. Or, il existe des retours dans le déjà écrit, ainsi que des pauses dans l’écriture. Dans le cas d’un retour dans le déjà écrit, la cellule se divise dès l’instant que la continuité topographique est rompue, bien qu’un lien perdure pour matérialiser le lien temporel (couleurs et épaisseur du trait). Deux cellules se lient donc quand un lien topographique est créé, le tout au gré des écritures et réécritures.

La lisibilité de cette visualisation est donc doublement assurée : d’une part, par des cellules, avec un jeu de deux ou trois couleurs (le jaune marque une cellule ajoutée et le bleu, une cellule supprimée immédiatement, à la différence du rouge marquant une cellule qui restera présente dans la version finale) ; d’autre part, avec des traits dont les couleurs et les épaisseurs changent (un trait continu signifie qu’une séquence de cellules se suivent chronologiquement et topographiquement, à la différence d’un trait pointillé rouge qui signifie que les cellules reliées entre elles apparaîtront dans la version finale, sans pour autant avoir été produites successivement). Il suffit alors de ne lire que les cellules reliées par des pointillés rouges pour avoir accès à la version finale, c’est-à-dire au texte. Les couleurs et les liens forment une métalangue qui reformalise la description linguistique : le visuel (formes et couleurs) devient un nouvel objet autonymique.

Ce genre de visualisation ne fait que réutiliser des indices déjà utilisés sur papier : ainsi les couleurs, les épaisseurs du trait sont des indices familiers à celui qui a l’habitude de regarder le travail effectué sur papier. Le regard porté sur un écran s’inscrit donc dans la continuité du regard porté sur une feuille de papier.

À la recherche de patterns

Comme nous l’avons vu précédemment, la génétique textuelle a bien pour but de rechercher des régularités. Pour illustrer cette recherche, voici deux groupes d’exemples ; un premier groupe pour identifier deux patterns distincts (fig. 3 a/b), et un second, pour donner une vision plus globale de l’ensemble de la production (fig. 4a et 4b). Ces quatre visualisations ont été réalisées dans le cadre d’une étude portant sur dix écritures monolingues (cinq novices vs cinq experts) et ont été enregistrées sur le logiciel ScriptLog 1.04, en un temps limité (vingt minutes), et exploitées au moyen du logiciel GenoGraphiX.

La figure 3 ci-contre illustre l’opération de suppression. Celle-ci peut être réalisée immédiatement (est effacer de suite ce qui vient à l’instant d’être écrit) ou d’une manière différée (est effacé rétrospectivement un élément, par un retour dans ce qui a déjà été écrit). Au regard des propos de Foucault sur la difficulté de faire face à l’immédiateté, il est facile de comprendre pourquoi la suppression immédiate relève d’un geste spontané : elle est davantage la signature (Fraenkel, 1992) d’une écriture novice, d’une écriture peu habituée aux exigences et aux compétences demandées à un scripteur monolingue ou multilingue. Bien au contraire, le scripteur expert arrivera à se dégager de ce qu’il est en train d’écrire, pour revenir sur son déjà écrit, et à faire des suppressions différées ou même des remplacements.

Figure 3

Suppressions immédiate (a) et différée (b)

Suppressions immédiate (a) et différée (b)

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Pour illustrer plus globalement cette idée, nous présentons ci-dessous deux graphes avec deux signatures bien différentes, la première étant celle d’un novice (fig. 4a), la seconde, celle d’un expert (fig. 4b) (Caporossi et Leblay, 2011, 2015). Afin de confirmer le degré d’expertise des cinq écritures monolingues pressenties comme expertes et de s’assurer que certaines écritures ont bien été des productions caractéristiques d’une expertise scripturale, toutes les copies ont été soumises à trois évaluateurs. Cette triple évaluation a confirmé ce qui était attendu et visible sur les graphes (fig. 4a et 4b), sans contredire ce que les visualisations par graphes montraient.

Figure 4a

Écriture novice

Écriture novice

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Dans la première visualisation (fig. 4a), le scripteur, évalué comme novice à partir de la version finale éditée (ci-dessus), c’est-à-dire à partir de son texte, ne produit qu’une suite d’ajouts suivis de suppressions immédiates. S’il était possible de pointer un curseur sur l’une ou l’autre des cellules, celles-ci donneraient accès à ce qui est ajouté ou supprimé. Cette visualisation montre une écriture très linéaire, sans aucun retour dans ce qui est déjà écrit.

Figure 4b

Écriture experte

Écriture experte

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La seconde visualisation (fig. 4b) illustre précisément le propos selon lequel le rédacteur expert est capable de s’éloigner de ce qu’il est capable d’écrire, en revenant sur ce qu’il a déjà écrit, de laisser du temps (quelques secondes, minutes, heures, jours) pour revenir en arrière, dans ce qui est passé. Réécrire est une part entière du geste d’écrire ; ce double geste s’apprend et s’enseigne. Ces deux groupes d’exemples ont montré qu’il y a une corrélation directe entre ce qui est montré visuellement par ce genre d’avant-texte numérique et ce qui est nommé texte. Seul, pour l’instant, le texte est évalué. L’avant-texte, avec ses visualisations, ne l’est pas.

Voyons maintenant les corpus génétiques, depuis les premiers corpus littéraires jusqu’aux plus récents, multimodaux, ce qui va permettre de faire apparaître, en continuité, les premières approches génétiques d’écritures professionnelles (mono- et plurilingue).

3. Différents corpus génétiques

À partir des manuscrits de Heine qu’il fallait recenser et classer, le Centre d’analyse des manuscrits (1974-1983), qui deviendra par la suite l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM), a su inaugurer la méthodologie génétique. Non seulement ce tout premier corpus en incitera d’autres à naître au sein de l’ITEM, mais surtout, les équipes y travaillant seront à l’initiative de bon nombre de recherches génétiques réalisées tant en France que dans d’autres pays. Dans la lignée des travaux consacrés à la littérature, d’autres vont suivre : corpus en didactique, en arts visuels ; la génétique textuelle contemporaine aborde dorénavant l’écriture professionnelle (rédaction et traduction) et son enseignement, en milieu universitaire. Schématiquement, quatre grands corpus pourraient être ainsi distingués (fig. 5)[3].

Figure 5

Corpus en présence

Corpus en présence

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Afin de situer au mieux les corpus professionnels, il semble intéressant de faire un rapide portrait des corpus déjà en place et d’attirer l’attention sur les spécificités des uns et des autres[4]. Nous proposons une classification qui déborde celle induite habituellement par la génétique, l’appellation de corpusprofessionnel n’apparaissant pas en tant que telle. Est préférée la mention explicite à une écriture créative, artistique.

Le corpus littéraire

Le tout premier, le corpus littéraire, est à la source des travaux réalisés en génétique ; il serait vain de citer tous les grands corpus littéraires, les équipes et les institutions qui y sont attachées. Néanmoins, historiquement, trois corpus sortent du lot : ceux de Proust, de Flaubert et de Zola. À ces corpus monolingues va se joindre un corpus multilingue.

a) Les corpus monolingues

Mis en place dès 1962, le corpus Proust a pour but l’exploitation du fonds Proust de la Bibliothèque nationale de France. Le corpus Flaubert, créé en 1979, met à la disposition des chercheurs l’ensemble des manuscrits de Flaubert. Le corpus Zola viendra par la suite. Tous ces corpus, actuellement accessibles, rassemblent des documentations très complètes concernant ces auteurs et leurs manuscrits, et participent au développement conceptuel de la critique génétique.

b) Le multilinguisme littéraire

Tout un ensemble de travaux a commencé par la suite à souligner la place prépondérante des phénomènes multilingues dans la création littéraire. Sont ainsi étudiés les écrits monolingues d’écrivains bilingues, mais aussi la création littéraire en deux langues d’un écrivain. Plus globalement sont visées toutes les traductions, ou même les adaptations réalisées par l’écrivain et les correspondances multilingues. Ces recherches, réalisées dans le cadre de la création littéraire, viennent donner de précieuses informations sur les liens qui unissent les gestes spécifiques de la traduction à ceux plus génériques de l’écriture. Ainsi, en 2014, un colloque international (Les grands traducteurs dans les archives de l’IMEC), le premier du genre, s’est tenu à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) afin d’inaugurer le lien entre multilinguisme et génétique. Ces différents corpus littéraires, monolingues et multilingues mènent, au-delà des études de détails propres à chacune des écritures singulières de leurs auteurs, à un questionnement théorique global sur la critique génétique et réactualisent de fait cette approche.

Le corpus scolaire

Dès les années 1990 se manifeste le besoin d’appliquer la méthodologie génétique, forgée pour la littérature, à d’autres matériaux, à des manuscrits scolaires. Le glissement de la littérature vers la didactique n’est pas anodin. Deux types de manuscrits sont à distinguer : ceux réalisés sur papier et ceux réalisés sur écran.

a) Manuscrits sur papier

Claudine Fabre-Cols (1991), la première, a créé un lien explicite entre écriture scolaire et genèse. Ses travaux restent précurseurs des approches génétiques en milieu scolaire. Les travaux de Catherine Boré (2000) puis de Claire Doquet (2011) développent cet intérêt pour le brouillon scolaire. Moins directement, Cogis et Leblay (2010), et surtout Cogis (2013), appliquent plus précisément la méthodologie génétique aux marques de nombre, et plus généralement au travail de réécriture effectué par des élèves de CM2. Le travail effectué par David et Doquet (2016), effectué en milieu scolaire, sur papier, met en évidence les changements génétiques issus de la successivité. Il décrit de plus comment les traces réalisées sur papier peuvent être transcrites au moyen d’un logiciel (Le Trameur1).

b) Manuscrits sur écran

Doquet-Lacoste (2004) a appliqué la démarche inaugurée par Fabre-Cols à des brouillons réalisés sur clavier et enregistrés à l’aide du logiciel Genèse du texte (Foucambert, 1992). Ces travaux restent pour l’instant les seuls à avoir été ainsi réalisés.

Les corpus universitaires et professionnels

Les corpus universitaire et professionnel regroupent un vaste ensemble de travaux, depuis des travaux en sciences humaines jusqu’à des travaux en arts visuels ; et cela, à dessein. Dans l’état actuel des recherches génétiques, il est essentiel d’appréhender l’écriture dans toute sa complexité, autour du sujet scripteur, doté de compétences langagières, créatives. Néanmoins, certaines approches, comme la multimodalité, montrent des tendances à s’éloigner de cette subjectivité scripturale.

a) Multimodalité

L’appellation de multimodalité désigne les travaux réalisés dans le cadre du cinéma, de la photographie, de la musique, mais aussi de l’architecture et du design. Ils sont une extension de la génétique originelle centrée sur l’individualité de l’écrivain concentré, silencieux, solitaire. Bien différemment, ces genèses multimodales représentent une genèse collective, collaborative, artisanale, voire industrielle. Elles engagent nettement l’étude de la genèse vers un monde professionnel, focalisé sur le lecteur-utilisateur : elles mettent en évidence des processus de production orientés, non pas vers une source, mais vers une cible (angl. target-oriented processes).

Cependant, sous la direction notamment de Daniel Ferrer, ces travaux donnent surtout un accès à des matériaux (laissés) de côté, par exemple, dans le cas de la genèse cinématographique, aux scénarios, aux storyboards, aux rushes, aux journaux de tournage, aux making of… Ou encore aux esquisses de décor, aux bandes-son, aux dispositifs d’atelier ou de studio, et plus généralement, aux lieux de fabrication. Dans ces avant-textes fortement imprégnés par l’image pourraient être incluses les visualisations vues précédemment, tant celles-ci relèvent aussi d’une genèse collaborative. Toutes ces nouvelles recherches introduisent à l’écriture professionnelle, qui reste une écriture hautement située. On voit bien à quel point ces avant-textes forment les prémisses d’un corpus renouvelé, qui n’est ni littéraire ni scolaire.

b) Écritures professionnelles (rédaction-traduction)

Les travaux qui ont eu pour objectif de mettre en place une réflexion linguistique transversale se sont effectués en plusieurs temps : d’abord au sein de corpus littéraires, avec les très nombreux travaux de Louis Hay, Almuth Grésillon et Jean-Louis Lebrave, puis, sous l’impulsion d’Irène Fenoglio (2009, 2015), au sein de corpus en sciences humaines centrés sur les manuscrits de linguistes (Benveniste en particulier) dans la perspective de comprendre les processus de conceptualisation. Ces derniers travaux ouvrent la porte aux manuscrits universitaires et à une meilleure compréhension de l’écriture scientifique.

Récemment, les travaux de Jacqueline Lafont-Terranova et Maurice Niwese (2015), comme ceux de Jacqueline Lafont-Terranova, Maurice Niwese et Didier Colin (2016), montrent comment l’enseignement de l’écriture profite d’approches processuelles. L’idée de ce genre d’enseignement est bien le principe d’homologie. Celui-ci consiste à faire écrire à de futurs professionnels de la rédaction ou de la traduction ce qu’ils seront à même d’écrire, en prenant en compte les modalités nécessaires à la production, et à faire en sorte qu’ils s’interrogent ainsi sur les conditions de production de textes et qu’ils soient mieux armés pour lire les textes (les leurs, ceux de leurs apprenants) (Brunel et Rinck, 2016).

L’usage des nouvelles technologies a redéfini les métiers de l’écrit et a entraîné la nécessité de développer des compétences à gérer les contraintes scripturales dans de nouveaux environnements.

Conclusion

Des oppositions mises en avant entre la genèse et l’entité structure-texte-cognition, il pourrait ressortir que la génétique textuelle ne cesse de discuter avec les grands courants contemporains liés aux études consacrées aux métiers de l’écrit. Plus précisément, dans sa discussion actuelle avec le cognitivisme, il ne semble pas y avoir de contradiction, mais bien des intérêts complémentaires pour un domaine qui ne cesse de se développer : l’écrit, décrit et enseigné en tant que processus, le texte s’effaçant devant son avant-texte. Ce qui est dit par les études sur la genèse n’est pas contredit par celles sur la cognition. En adoptant une approche génétique en complément des acquis de la psychologie cognitive, il devient possible de calibrer certains apprentissages transversaux des rédacteurs-traducteurs d’un point de vue processuel. En ajoutant l’appareil conceptuel génétique à l’enseignement de l’écriture s’ouvre la possibilité de suivre et de visualiser le « pas-à-pas des transformations », selon l’expression de Jocelyne Bisaillon (2008, page ?). Le retour critique sur sa propre écriture s’apprend, se raffine à l’aide d’enseignements ciblés et de l’exploitation de technologies langagières. Quatre grands axes pourraient ainsi résumer l’apport d’un tel programme en écritures mono- et plurilingue :

1) Partager une méthodologie construite sur des avant-textes

Construire des enseignements sur des avant-textes, et non plus sur le seul texte (édité), permettrait de rapprocher des enseignements habituellement séparés. La génétique du texte a mis en évidence l’existence et la pertinence de l’avant-texte. Tout autant que d’autres approches très influentes, la théorie génétique dans son état actuel est bien armée pour traiter d’avant-textes contemporains, variés, tels qu’ils sont produits dans des lieux de fabrication professionnelle de l’écrit. La méthodologie génétique (réunir des traces matérielles de création, les mettre en relation pour ordonner ces traces en une suite chronologique) reste, tout autant que d’autres méthodologies, en phase avec les technologies : le papier, tout comme l’écran, sont des outils d’enregistrement et donc de représentation de l’écriture. Mais, à la différence du papier, l’écran apporte des réponses précises, puisqu’il permet d’enregistrer exhaustivement et chronologiquement ce qui s’y passe.

2) Enregistrer pour représenter et visualiser

Parmi les approches qui exploitent, d’une manière contemporaine, l’avant-texte, l’enregistrement des données scripturales reste celle qui demande le plus à être exploitée ; c’est aussi celle qui offre le plus de devenirs. Inséré au sein des humanités numériques, le développement et l’exploitation pédagogiques des visualisations reste un des champs numériques les plus féconds, puisque ces visualisations donnent un accès aux données topographiques et chronologiques.

3) Collecter des données chronologiques

Les principaux concepts de la génétique (opérations d’écriture, transcriptions, avant-texte) sont construits autour de notions liées au développement du temps, soulignant qu’écrire, en langue maternelle, en langue étrangère, c’est toujours écrire dans le temps. Les concepts d’immédiateté, de successivité sont réactualisés et transférables à de nouveaux médias, à de nouveaux corpus. Il n’y a donc aucune raison pour arrêter ce mouvement d’extension de collecte d’avant-textes hétérogènes, polygraphiques et même collaboratifs.

4) Prendre en compte des terminologies concurrentes

Comme nous l’avons laissé entendre précédemment, il n’y a pas d’unité quant aux terminologies utilisées. Ainsi, les approches cognitives qui se sont consacrées à l’écriture ont développé des termes souvent concurrents pour dénommer des phénomènes proches ; de même, entre la psychologie cognitive et la génétique textuelle, la concurrence terminologique est évidente : Bisaillon (2008, p. 217) soulignait l’importance d’éclairer la différence entre révision et réécriture, concepts concurrents au carrefour de ces deux disciplines. Et enfin, la génétique textuelle, qui s’intéresse de plus en plus à des avant-textes produits dans des lieux de fabrication professionnelle, ne propose pas pour autant une appellation comme corpus génétiques professionnels.

Ces quatre axes ne peuvent être réalisés sans une terminologie plus unifiée. Tout un travail terminologique reste ainsi à faire, non pas à partir de diverses introspections (chaque chercheur, chaque enseignant choisissant et définissant les termes qui lui semblent opérants), mais à partir d’un corpus représentatif qui prendra en compte les recherches et les enseignements liés aux écritures mono- et plurilingue centrées sur les avant-textes.

Il nous semble, en réponse à notre interrogation première, que la méthodologie génétique permettrait aisément de rassembler, au moins dans l’enseignement, ces deux activités professionnelles qui sont habituellement séparées. L’enseignement des écritures professionnelles (mono- et plurilingues) semble se faire principalement dans un contexte universitaire. La nouveauté serait alors, face à des étudiants se destinant à devenir des professionnels de l’écrit, non seulement d’associer rédaction-traduction, mais en plus, d’appliquer une méthodologie processuelle, en phase avec la méthodologie génétique.

En réponse à notre seconde interrogation, le produit n’est pas la représentation fidèle de la production, ni le texte le fidèle représentant de l’avant-texte. Les deux devraient, dans un premier temps, être nettement dissociés, pour pouvoir, dans un second temps, être mis en relation étroite. Il est dorénavant possible de suivre visuellement comment l’avant-texte construit le pas-à-pas du texte, comment le premier produit plus d’énoncés (perdus) que le second, et comment le second sera, malgré tout, celui qui sera considéré par le lecteur.