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Rarement un volume d’essais aura-t-il trouvé une collection plus en adéquation avec sa thématique que celui-ci, paru aux Presses universitaires de Rennes dans la collection « Interférences ». En effet, du titre jusqu’au dernier point final, c’est bien d’interférences qu’il s’agit : une multitude de croisements, d’entrelacs et d’interactions entre aires géographiques, dominantes critiques, genres et genders, siècles, et même entre les acceptions du terme « moderniste » trompeusement transparent. On y trouve certes des thématiques prévisibles : figures de roman féminines, romans d’écrivaines célèbres de la Belle Époque, créations artistiques expérimentales de la première moitié du xxe siècle. Cependant, au premier chef seront démantelées et explorées toutes les fictions et frictions des identités genrées à cette époque instable, depuis les oeuvres dites mineures par rapport aux réalisations artistiques plus canoniques, jusqu’aux mythes et aux modèles figés dans l’historiographie moderniste classique.

Prenons l’introduction. Comme le veut la convention, on y explique l’organisation générale du volume :

  • Première partie : « Contours : modernismes littéraire et artistique »;

  • Deuxième partie : « Reconfigurations du personnage féminin »;

  • Troisième partie : « Confusions identitaires »;

  • Quatrième partie : « Expérimentations modernistes ».

Et l’introduction présente les dix-sept chapitres du volume, avec quelques lignes synoptiques sur chacun. Or, au préalable, cette section esquisse les enjeux conceptuels et esthétiques de l’ensemble, et ce, de façon inattendue. C’est un essai de Virginia Woolf, Mr. Bennett and Mrs. Brown, qui sert d’entrée à la Belle Époque française, troublant ainsi les étiquettes et les découpages familiers. Heureux choix : le point de départ est celui d’une année charnière symbolique – 1910 – qui aurait chamboulé les perceptions et les habitudes ancrées, et à partir de laquelle « [t]outes les relations humaines ont évolué », ainsi que « la religion, les comportements, la politique et la littérature » (p. 7). Cependant, l’essayiste change rapidement d’optique, pour tracer le portrait d’une petite dame quelconque, une certaine Mrs. Bennett, qui voyage vers on ne sait où dans un train de banlieue : on a beau l’observer qui se regarde dans la vitre, impossible d’en tirer la moindre vérité fiable. Cette brève parabole ou anecdote fait comprendre que les fictions dorénavant devront chercher de nouvelles formes et se raconter autrement, pour saisir les nouvelles vies et consciences qui émergent. L’introduction emprunte la même méthode : elle passe par quelques chemins de traverse inattendues pour approcher cette époque charnière et radicalement instable autrement : par les artistes femmes, les collaborations artistiques qu’elles inaugurent, l’influence des nouveaux lectorats féminins sur l’évolution esthétique, ainsi que les nouvelles formes et les médias esthétiques aptes à capter une époque en mutation. C’est donc l’introduction au volume qui fournit les clés précieuses empruntées aux nouvelles études modernistes (new modernist studies) qui, à leur tour, illumineront toute la démarche scientifique à venir, pour faire apparaître le modernisme, et les fictions du masculin-féminin, tout autrement.

Dans la première partie de l’ouvrage, le premier chapitre, par Andrea Oberhuber, part d’un extrait de Rrose Selavy pour saisir le nouveau « genre » de femme qui traverse les pages, scènes et écrans de l’époque moderniste, des cabarets aux portraits d’un soi ambivalent, et du ballet aux manifestes. En pointant le lieu de friction entre Joyce et Proust, par exemple, et entre Romaine Brooks et Valentine de Saint-Point, Oberhuber trace les tensions et les dynamismes entre modernisme, arrière-gardisme et résistance; aux croisements des chemins, souligne-t-elle, « la distinction lexicale entre gender et genre (littéraire et artistique) […] donn[e] lieu à une imbrication féconde des enjeux identitaires et d’hybridation générique » (p. 43). La même zone de frottement sera explorée par Diane Holmes, qui démantèle les hiérarchies de valeur ayant occulté la présence féminine de la période moderniste française. Holmes revisite ainsi des scènes clés prises dans les romans de Colette, de Rachilde, de Lesueur et de Tinayre qui captent l’impact d’une nouvelle ère technologique, économique, libidinale et urbaine sur la vie des femmes : on y observe les énergies nouvellement générées, les bouleversements des modes de représentation, mais aussi les contradictions, et le prix à payer. Par la suite, Irène Gammel amène le lectorat outre-Atlantique pour observer la mise en scène d’un soi moderniste chez deux figures dont les pratiques vestimentaires déjouent et détournent les usages. Les portraits d’Elsa von Freitag-Loringhoven et de Florine Stettheimer, revisités à l’aune des new modernist studies, illustrent ainsi toute une anatomie de la vie quotidienne, où le costume exhibe et reconfigure les codes sociaux en mutation. La représentation du corps et du costume sert également de base au dernier chapitre de cette section, dans lequel Sylvano Santini explore le cinéma féminin de l’avant-garde (Maya Deren et Carolee Schneemann). L’attention est attirée non seulement sur la représentation et la perception de la femme comme objet filmique, mais aussi sur les procédés cinématographiques de voilement et de dévoilement, sur les jeux de distances, de textures et de matières; l’auteur pointe ainsi un des frottements le plus explorés du volume : celui entre le devenir moderniste et les nostalgies néosymbolistes.

Les mêmes zones troubles, mais à échelle réduite, émergent dans la deuxième partie de l’ouvrage. Elle commence par une très belle réévaluation de Rachilde, perçue au croisement des siècles et des codes esthétiques en antiféministe déclarée qui ré-imagine dans ses écrits des femmes d’une modernité provocatrice. Marie-Claude Dugas prend ainsi le roman La jongleuse comme cas d’étude, où de nouvelles femmes jouent de leur vie amoureuse pour déranger les codes consacrés, et dont le comportement social (vu à travers le vêtement, les modes de transport et l’allure) les montre clairement propriétaires de leur temps, et du temps. Le personnage de roman se frayant un chemin dans l’entre-deux de la Belle Époque est également à l’étude dans les deux chapitres suivants. Sophie Pelletier puis Fanny Gonzalez explorent toute une typologie de figures féminines « mineures » recensés chez les auteures (par exemple, Colette et Montaudry) et les auteurs (notamment Leblanc, Robida et d’Aigremont), et dans les romans dits « mineurs » aussi : de la vieille fille à la vagabonde, et du roman policier à la science-fiction. Se définit ainsi la profonde ambivalence des romans dits populaires, conservateurs et pourtant transgressifs, achetés en masse par un nouveau public de lectrices récemment affranchies économiquement. On passe ensuite à une autre variété de brouillage de genres et de féminismes chez Lucie Delarue-Mardrus, explorée par Patricia Izquierdo. Au roman s’ajoutent ici la poésie, le journalisme et les écrits intimes, qui viennent attester toutes les facettes troublantes d’une « polygraphe étonnante » (p. 151). La deuxième partie de l’ouvrage se termine par l’étude de Monsieur Ouine, de Bernanos, roman minutieusement passé à la loupe par Yves Baudelle pour saisir la finesse d’une écriture qui fait éclater les repères, qui anticipe d’un demi-siècle « le trouble dans le genre » et qui croise expressionnisme et déroutes historiques pour dépeindre toute une époque en crise.

La troisième partie de l’ouvrage présente les brouillages de soi pratiqués par quelques auteurs et auteures dans des oeuvres à mi-chemin entre invention et autofiction. Le premier point d’arrêt est Pierre Loti, dont la vie et les pratiques esthétiques sont revisitées par Jean-Pierre Montier. Celui-ci démantèle les « poupées japonaises » de Loti un peu à la manière des poupées russes, pour cibler les profondes ambivalences au coeur de son oeuvre. Déconstruisant les étiquettes classiques (misogyne, orientaliste, raciste), Montier dévoile un Loti sujet à « porosités » (p. 177) et intimidé par l’excès de civilisation en Orient; en réponse, il se refait en personnage de papier, caché derrière sa « Madame Chrysanthème », et arborant un nom de fleur : « Lotus, le loti ». Le même « genre » en déconstruction se joue au chapitre suivant, où Vanessa Courville révèle la profonde ambivalence de Chéri, entre Chéri et Léa. Le roman ainsi relu s’avère riche en figures androgynes – dont la mythologie brouillée est utilement retracée – qui marquent l’émancipation de la nouvelle femme, mais l’effacement d’un nouvel homme désexualisé. L’ambivalence incarnée par une seule auteure ressort dans l’étude suivante menée par Pascale Joubi, qui revisite l’altérité affichée de Renée Vivien, à la fois dans ses choix de vie et son recueil de nouvelles La Dame à la louve. Un autre bel entrelacs émerge ici entre gender et genre à la Belle Époque, où les cultes du travestisme, de l’homosexualité, du saphisme et des figures d’amazones brouillent tous les repères fixes de l’ancien ordre patriarcal. On termine cette partie par un beau portrait d’Émilie-Herminie Hanin, dont le livre autobiographique Super Despotes continue à troubler les catégories et les classements jusqu’à nos jours. Pour sa part, Marc Decimo déconstruit l’étiquette de « folle » ou de « fou littéraire », pour faire le portrait d’une auteure appliquée, artiste peintre de talent et inventrice passionnée par les moyens de guerre de son époque.

L’oeuvre transgressive d’Hanin mène très aisément à la quatrième et dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Expérimentations », où l’on trouve d’abord un chapitre riche et détaillé sur les photographies et les autoportraits de Claude Cahun. À partir de sa série de clichés présentant des têtes (dont celle de la photographe) sous une cloche de verre, Anne Reynes examine l’esthétique d’un soi pris en train de se regarder regardé – un objet-sujet transgenre, nomade et multiplié presque à outrance. Puis, avec Alexandra Arvisais, on passe d’un soi démultiplié à une collaboration entre deux artistes – Cahun et Moore – et leur oeuvre peu connue : Vues et visions, qui brouille les lignes de partage entre genres, époques, modes de représentation et symétries imparfaites. Deux diptyques remarquables illustrent la subtilité de ce jeu fin, où toute répétition devient un écho renversé du même. Le chapitre suivant explore une autre expérimentation textuelle inclassable : Pensées d’une Amazone, de Natalie Clifford Barney. Amélie Paquet illumine cette oeuvre à quatre temps où, dans une série d’échanges inaboutis, deux voix s’imbriquent et s’opposent. Comme cette auteure le souligne à si bon escient, l’esthétique fragmentaire de Clifford Barney comporte un versant hautement politique – dans les douloureuses années d’après-guerre, l’Amazone s’oppose au soldat qui vit et meurt pour la patrie; elle, en revanche, avec l’aphorisme comme seule arme, est une « trouble-fête » (p. 272), une guerrière combattant pour la liberté illégitime.

L’ouvrage se termine par un beau chapitre sur Mireille Havet, connue pour son journal intime, mais abordée ici par le truchement de Carnaval, roman qui a peu retenu l’intérêt des critiques. Relevant le défi, Patrick Bergeron fait découvrir aux lectrices et aux lecteurs un roman crypté, richement brouillé en termes de gender, et innovateur dans son genre : sa forme le rapproche d’un collage; son écriture, du cubisme. D’après Bergeron, c’est à lire à la fois comme un appendice au Journal, et comme une intime mais trompeuse peinture d’un soi en devenir, à la manière de Nightwood.

Il est difficile, dans l’espace limité d’un compte rendu, de témoigner de l’étonnante variété et du pouvoir de fascination de tant de facettes cachées, dérangeantes même, des fictions modernistes. Non seulement l’ouvrage brouille les contours et les panoramas habituels du modernisme, mais il en ouvre les horizons. Ce faisant, il enrichira indubitablement les listes de « livres à acheter » de chaque lecteur ou lectrice.