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Lorsqu’on fait le point à propos des connaissances sur le service domestique des migrantes en France, une contradiction saute aux yeux immédiatement, dans la mesure où une littérature scientifique coexiste avec l’invisibilité, dans les espaces universitaires, relativement aux enjeux importants qui y sont thématisés, voire une « projection » de ces enjeux vers d’autres pays ou régions du monde[1]. L’astreinte de certaines migrantes au service domestique est soulignée depuis les années 70 (Arondo 1975 : 21-22; Lebon 1978 : 12-13; Moulier et Silberman 1982). Et les effets du non-droit sont indiqués depuis cette période. Aujourd’hui, leurs expressions extrêmes (isolement, confiscation de documents, absence de salaire, etc.) sont rapportées aussi bien dans des faits médiatisés que par les organisations nationales qui affirment être contre l’« esclavage moderne[2] ». Ces situations touchent un des principaux symboles contemporains des travailleuses et des travailleurs légalement discriminés : les sans-papiers. Ces personnes migrantes sont formellement empêchées d’accès au droit du travail et de manière plus générale au « droit à des droits » (Calloz-Tschopp 2006), à l’exception récente de la scolarité des enfants et de droits médicaux (Carde 2009). Leur travail se construit sous l’effet « papiers », soit du fait des limitations administratives, statutaires, déterminantes dans les rapports sociaux de race. Cependant, la place particulière des femmes sans-papiers sur le marché du travail et les spécificités du secteur domestique qui leur est laissé sont entourées d’un silence assourdissant. Pourtant, les femmes visées se mobilisent collectivement pour la régularisation par le travail (Azaria 2010)[3]. Comment un groupe de travailleuses important dans la société française, occupant un travail des plus exemplaires parmi ceux qui sont assignés aux femmes et aux personnes immigrées, peut-il être si peu visible dans la recherche?

L’objet de mon article est d’éclairer les liens entre politique migratoire, visibilité scientifique et service domestique – au sens de travail domestique rémunéré, qui renvoie aux services ménagers ou d’aide à la personne réalisés dans les foyers par des femmes étrangères à ceux-ci, à partir de l’exemple de travailleuses sans-papiers. Je cherche à intégrer l’effet papiers au centre de l’analyse des divisions contemporaines du travail domestique en France. En quoi les manières dont les femmes sans-papiers choisissent – ou quittent – le service domestique, accèdent – ou non – à des droits par ce travail, résistent – ou non – comme travailleuses traduisent-elles l’effet papiers? Les politiques qui produisent cet effet expliquent-elles l’invisibilité scientifique des travailleuses sans-papiers en France? Pour tenter d’apporter des réponses à ces questions, j’ai divisé l’article en trois parties qui posent à la fois des dimensions empiriques et les aspects d’une perspective que l’on peut appeler « intersectionnelle et postcoloniale » – dans le sens d’une prise en considération de l’histoire coloniale et de ses conséquences, notamment migratoires et savantes[4]. Je reviendrai sur ce que l’expérience de femmes qui sont – ou ont été – sans papiers nous permet d’apprendre quant aux divisions contemporaines du travail et à leur ressort, y compris en dehors du travail. Le « travail d’immigrée » s’avère un construit politique auquel ces femmes résistent en échappant à l’effet papiers, notamment par le recours au mariage. Toutefois, qu’il s’agisse des politiques publiques ou de la recherche, le silence sur le travail des migrantes est une particularité commune, alors même que sa mise en visibilité pourrait contrer cet effet papiers si central dans la vie des migrantes contemporaines.

Des immigrées forcées de servir et d’être invisibles[5]

Comme l’ont montré plusieurs études, le travail domestique est central dans l’oppression des femmes (Delphy 2001). Les hommes n’y ont pas été contraints et l’État s’en décharge, alors que l’affectation des femmes au travail domestique au sein du foyer familial détermine leur position sur le marché du travail salarié (Kergoat 1987). Cependant, l’analyse de la division du travail domestique introduit un facteur contemporain majeur : les lois migratoires. Celles-ci transforment alors certaines femmes en sans-papiers. Elles les forcent ainsi à travailler et à vivre dans l’ombre, découvrant un nouvel « ennemi » contre les femmes.

Des sans-papiers ni riches, ni épouses, ni « blanches »

D’abord, la position de sans-papiers ne touche pas n’importe quelles femmes, mais un type de femmes bien particulier, soit les migrantes non européennes qui partent « seules » ou sans conjoint – comme le constatent Ana Azaria (2010) et Odile Merckling (2014) au sujet des grévistes du collectif Femmes Égalité, Florence Lévy et Marylène Lieber (2009) à propos de Chinoises à Paris, Françoise Guillemaut (2010) relativement à des migrantes qui exercent dans les services et comme le montrent mes propres recherches sur le terrain concernant la prostitution à Paris (Moujoud et Texeira 2005) ou portant sur des Marocaines en France (Moujoud 2007). Ces sans-papiers viennent de groupes peu privilégiés (main-d’oeuvre, personnel de production, etc.), à l’exception de celles qui arrivent de pays directement touchés par la guerre, comme les cadres supérieures parties d’Algérie durant les années 90 (Merckling 2014). Contrairement à ces Algériennes, aucune Marocaine sans-papiers n’a été médecin, journaliste ou fonctionnaire au Maroc. Le service domestique est majoritairement le premier travail rémunéré qu’elles occupent en France. Leur pays est, par ailleurs, surreprésenté dans les situations qualifiées d’esclavage domestique (Comité contre l’esclavage moderne 2016). Ses ressortissantes et ses ressortissants figurent parmi les premières nationalités étrangères en France et dans d’autres pays européens (Ouali 2003). En 2008, les personnes immigrées nées au Maroc constituent 12 % de la population immigrée en France contre 6 % en 1975 (Insee 2012). Leur migration est ainsi à la fois ancienne et actuelle, car elle se développe depuis les recrutements de la main-d’oeuvre ouvrière coloniale. Le Maroc constitue donc un exemple particulièrement marquant des migrations contemporaines.

Mon engagement auprès de sans-papiers marocaines est fondé sur un ensemble de recherches sur le terrain menées au sein de divers groupes de migrantes et de leurs proches abordés à partir d’une démarche ethnographique et d’une approche féministe qui englobe l’ensemble de l’« effet papiers », y compris en dehors du travail.

En premier lieu, j’ai conduit une enquête en 1998-1999 à Paris auprès d’une dizaine de Marocaines âgées de 35 à 54 ans, d’origine rurale, ayant effectué seules ou en famille une migration interne, avant de partir en solo ou en compagnie de familles d’employeurs et de devenir sans-papiers en France. Quatre de ces femmes ont été mes voisines avant la recherche. Elles m’ont facilité l’entrée en relation avec une trentaine de Marocaines de statut social similaire, que je qualifie de première génération de sans-papiers. Celle-ci n’a pas bénéficié d’une scolarité. Elle se compose de femmes qui ont connu le service domestique dans leur pays d’origine. Elles ont parfois résidé – elles ou leur mère – chez des employeuses ou employeurs (français, marocains, etc.) au Maroc, d’où elles sont parties vers la seconde moitié des années 80 et au début des années 90. Certaines vivent et vieillissent dans des chambres de bonnes à Paris. Leur génération représente donc un groupe d’émigrées très peu présent parmi celles qui arrivent en France depuis la fin des années 90. Elles n’accèdent probablement plus au territoire français à cause de la rigidification des contrôles migratoires (évaluant les ressources des émigrées) et de la « fin » des réseaux de recrutement de ces femmes auprès de citoyennes et de citoyens français qui partaient du Maroc ou marocains, notamment juifs, qui « quittent » leur pays dans le contexte postcolonial (Moujoud 2012a). Les plus âgées de cette génération de domestiques marocaines sont arrivées avant les années 80. Elles n’ont que très peu de réserves pour leurs vieux jours (Ait Ben Lmadani 2007).

En deuxième lieu, j’ai fait l’ethnographie (d’abord pendant la période 1999-2006, puis de 2014 à 2016) d’espaces de luttes de Marocains et de Marocaines ou de soutien aux personnes migrant en Île-de-France, où j’ai rencontré notamment d’autres sans-papiers, âgées de 24 à 40 ans, nées dans les quartiers populaires des grandes villes du Maroc et arrivées en France à partir des années 90 (Moujoud 2012b). Elles représentent la seconde génération migratoire qui ne cesse de se redéfinir dans le contexte de ma recherche. En plus des études, de la maîtrise du français et parfois des diplômes obtenus (secrétariat, hôtellerie, coiffure, comptabilité, esthétique, etc.), elles se distinguent des premières en ce qu’elles n’ont pas connu la domesticité au Maroc. Elles avaient des relations sociales en France, avant d’y arriver, et ont été soutenues par leurs parents, alors que les premières femmes venues dans l’Hexagone ont des proches à charge au Maroc, surtout des enfants, et ont été, en général, isolées à leur arrivée en France. Il est question dans ce cas d’une soixantaine de femmes devenues sans-papiers, notamment à la suite du refus de renouvellement de leur visa tourisme que leur travail salarié – et reconnu (durant les années 90) par rapport au service domestique – leur avait permis d’obtenir. Cinq d’entre elles sont passées par l’Italie. Elles avaient utilisé devant l’Administration de faux contrats de travail domestique – qui existaient pour ce pays, comme pour l’Espagne, au début des années 90. Deux autres sans-papiers ont été recrutées par une multinationale sur leur lieu de travail au Maroc (hôtellerie), puis elles ont perdu leur titre de séjour après le refus de renouvellement de leur contrat de travail d’un an.

De nouveaux profils de sans-papiers apparaissent depuis les années 2000, dont les anciennes étudiantes et les diplômées venues avec un employeur ou une employeuse pour qui elles ont déjà travaillé à l’étranger (Moyen-Orient). Plus récemment, des femmes ont choisi de retourner au Maroc pour se rapprocher de leur famille sans avoir régularisé leur résidence en France, alors qu’auparavant les sans-papiers (aujourd’hui régularisées) optaient pour l’attente irrégulière et souvent très longue en France.

Mon terrain s’est poursuivi au fil des années dans des espaces collectifs et privés. J’ai enquêté auprès d’environ 120 (anciennes) sans-papiers, et rencontré à l’occasion leurs amies et amis, dont d’autres sans-papiers. Cependant, ce sont surtout les échanges durables dans des espaces privés avec des femmes appartenant à divers groupes et générations – dont mes anciennes voisines et leurs proches arrivés à la fin des années 2000 – qui demeurent au centre de ma compréhension de l’effet papiers.

L’effet papiers, un véritable « ennemi principal »

On remarque donc l’existence de différents « âges » de l’émigration-immigration, âge au sens retenu par Abdelmalek Sayad (1977 : 61) lorsqu’il parle d’« un mode de génération différent de l’émigration et [d’]une “ génération ” différente d’émigrés ». Ces âges se composent de personnes différemment outillées pour partir de leur pays, travailler en France, résister ou retourner au Maroc. Par contre, l’exclusion des droits les unit. Ses effets ne se limitent ni à une seule génération ni aux employeurs ou aux employeuses qui abusent en utilisant la loi, comme le montrent les récits de trois sans-papiers, Ittou, Fatema et Ibtisam, que j’ai retenus ici pour leur exemplarité concernant l’ampleur de l’effet papiers dans le travail et en dehors de ce dernier.

Ittou, 57 ans, avait accompagné son employeuse et son employeur en congé en France, en 1990, avant de « voler » son propre passeport, qu’ils gardaient en cachette, pour rester au pays et rejoindre une intermédiaire recommandée par une de ses tantes demeurant au Maroc. Ittou et son enfant (née à Paris) sont toujours sans papiers lorsque je la rencontre pour la première fois en 1998 :

J’avais un bon travail au départ […] Mais j’avais beaucoup de démarches pour faire reconnaître ma fille et je ne pouvais pas la faire garder ni l’amener partout! Mes employeurs ne s’étaient pas montrés compréhensifs. J’ai commencé à travailler au jour le jour […] Mais chqa [la peine et le travail domestique en marocain] me fatigue, y compris chez moi et, comme tu le sais, j’ai déjà travaillé chez les autres au Maroc! J’avais cru que je pouvais le fuir en France! Mais je ne pouvais rien faire d’autre, et rien demander sans les papiers! Le travail, le logement, l’école, la santé, les assistantes sociales, faire du commerce, voyager! Tout dépend des papiers! Il faut des papiers pour le Maroc et pour la France [Ittou a difficilement transmis sa nationalité marocaine à sa fille née hors mariage, car la Loi marocaine ne le permettait pas encore pour les femmes, avant 2004]! Je ne pouvais même pas me poser dans un parc sans craindre les flics, même si je savais qu’ils ne contrôlent jamais les femmes! Le problème est que son père n’avait lui-même pas de papiers sûrs! Je ne le savais pas au départ! Il fallait donc patienter et prier pour que la France change ses lois [sourire]!

Ittou devait donc chercher elle-même des solutions pour vivre et faire vivre sa fille. Sa position de mère « seule » et pauvre est en relation avec le statut illégal et son corollaire, la peur. Celle-ci profite à ceux et celles qui emploient les sans-papiers et influe sur la capacité de résistance en France, alors que ces travailleuses ont pris des initiatives parfois dangereuses pour migrer.

Fatema, divorcée et âgée aujourd’hui de 62 ans, travaillait au Maroc dans la « contrebande ». Elle voyageait pour vendre des produits qu’elle achetait à la frontière espagnole. C’est ainsi qu’elle avait rencontré des intermédiaires pour émigrer en Europe. Elle a attendu cependant longtemps avant de faire confiance à l’un de ces intermédiaires. Elle a alors emprunté de l’argent et vendu ses bijoux ainsi que ceux de sa mère – qui gardait l’enfant de Fatema – pour pouvoir lui faire une avance en 1990. Elle l’a rencontré ensuite à la fin de 1991, au moment où il a pu lui fournir de faux papiers et la mettre en contact avec une famille de diplomates résidant en banlieue parisienne et cherchant une domestique, qui était prête à l’engager. Fatema voulait en faire son premier emploi. Elle avait déjà été domestique (mineure) et ne voulait pas le redevenir. Elle avait pour projet de faire de l’import-export de produits français au Maroc et de l’artisanat marocain en France.

À son arrivée en France, Fatema a travaillé d’abord chez la famille indiquée par l’intermédiaire. Elle travaillait toute la journée et devait en plus veiller une grande partie de la nuit puisque la famille qui l’employait organisait souvent des réceptions. Elle ne sortait pas beaucoup de crainte d’être expulsée. Elle a attendu deux mois son salaire avant de le demander. L’employeuse lui a alors répliqué qu’elle devait se contenter d’être logée, nourrie et protégée de la police. Fatima a insisté, mais n’a pas réussi à obtenir le salaire qui lui revenait. Elle a donc choisi de fuir, même si elle ne savait pas comment se déplacer ni quelle destination prendre. D’abord, elle a couru en craignant d’être découverte et dénoncée à la police. Elle a marché ensuite très longtemps avant de se faire aborder par un homme qui l’avait vue pleurer. Il lui a proposé de l’héberger chez lui. Les échanges entre Fatema et cet homme marié en Algérie ont duré longtemps.

Aujourd’hui, Fatema regrette surtout d’avoir cru que son patron et sa patronne pouvaient la dénoncer à la police. Elle ne comprend pas comment elle a pu se laisser abuser, elle qui a longtemps défié la « police du Maroc », réputée violente, pendant son travail de « contrebandière ». Contrairement à son projet initial, Fatema s’est orientée vers le service domestique, mais elle a choisi d’y travailler à mi-temps (et de « se prostituer » occasionnellement). Elle a attendu d’être régularisée pour rendre visite à son fils au Maroc. Malheureusement, elle n’a pu se rendre aux funérailles de sa mère à cause de son statut.

Le statut de sans-papiers rend difficile l’analyse du travail et du séjour indépendamment l’un de l’autre. Au-delà des situations d’Ittou et de Fatema, ainsi que d’autres femmes qui arrivent isolées, différentes femmes disent être forcées à travailler dans les services, doivent se cacher et tentent de redéfinir leurs choix. Les risques d’abus des personnes qui les emploient ainsi que la peur de la police diminuent en fonction des ressources laissées au Maroc, qui favorisent le rejet du long séjour irrégulier, et de l’importance des réseaux migratoires des femmes de la seconde génération qui rejoignent des proches en France. Toutefois, ces femmes sont elles aussi initialement intégrées au marché du travail par le service domestique qu’elles effectuent parce qu’elles sont en France et sans-papiers.

Ibtisam, 37 ans, esthéticienne, est arrivée en France en 2002, à l’âge de 24 ans. Comme beaucoup de femmes de sa génération, elle a des relations dans des circuits distincts et composés de membres de la famille de nationalité française (habitant la banlieue), d’amies ou d’amis sans-papiers (occupant des chambres à Paris) et d’autres proches (d’origine française ou étrangère) connus par l’entremise d’Internet ou du tourisme au Maroc. Ses soutiens qui l’avaient appuyée pour partir de son pays et qui l’ont accueillie à son arrivée en France lui avaient garanti un premier travail. Or, elle craignait d’attendre longtemps avant de revoir ses parents et voulait échapper au « sale boulot ». Elle a donc accepté un mariage qu’elle aurait sinon refusé :

Je préférais vivre seule, pouvoir « sortir et entrer » quand je veux, mais je n’en avais pas les moyens […]! Je ne voulais pas non plus vivre avec un homme et me faire prendre en charge, comme font beaucoup de Marocaines! J’ai alors décidé de me marier avec mon cousin [de nationalité française]! Mes soeurs se sont bien moquées de moi […]! Mais je n’avais aucune envie de rester sans-papiers et obligée de travailler chez les gens. Je ne supportais pas de laver les toilettes des autres!

Malgré les différences entre les deux groupes de femmes, la plupart des travailleuses ne migrent pas pour effectuer ce travail subalterne en France et hyperdévalorisé au Maroc. Les plus jeunes cachent souvent leur travail à leurs proches au Maroc, à part la garde d’enfants – de même qu’elles dissimulent le service sexuel. Parallèlement, même si la limitation de leur liberté n’est pas exprimée par des employeurs ou des employeuses, les sans-papiers savent qu’elles défient les lois migratoires. Dès lors, les relations avec ceux et celles qui les emploient ne sont pas leur principal souci. C’est l’« illégalisation » qui les oblige à avoir peur de la police (et non de leur patron ou patronne) et à « choisir » la composante rémunérée du travail domestique, alors que, en partant et en vivant seules ou entre femmes, elles échappent à des obligations familiales.

Ainsi, l’effet papiers influe sur les divers « choix » et dans les différentes sphères de la vie des femmes visées. De leur point de vue, c’est un véritable « ennemi principal », pour reprendre le titre de Christine Delphy (1970). En effet, la subordination des travailleuses sans-papiers ne dépend pas de la (seule) famille ou de la (seule) relation de travail. Elle inscrit le non-droit, et par conséquent les violences (envers les femmes, contre les travailleurs et les travailleuses, etc.) et les abus (lien d’emploi, police, etc.), sur plusieurs niveaux : l’absence de permis de travail et de droits du travail, car les migrantes sont rendues illégales; l’absence de droits du travail en soi dans le domaine du service domestique; enfin, l’absence de droits « dérivés » (droit à des droits, y compris visiter sa famille au Maroc). Cette subordination est historiquement construite par les politiques migratoires.

La division sexuelle et raciale du travail au centre des politiques migratoires

À la fin des années 70, André Lebon (1978 : 12-13) soulève déjà la question de « la zone d’ombre dans la connaissance de l’emploi des immigrées » : les « “ services domestiques ” jouent à l’égard des femmes le rôle échu aux “ bâtiments et travaux publics ” chez les hommes [immigrés] ». On a donc deux formes de « travail d’immigré-e », « et pas n’importe quel travail, le travail qui est socialement assigné à l’immigré » (Sayad 2001 : 12). Reste à comprendre pourquoi la forme féminisée constitue un travail de l’ombre depuis les années 70.

La féminisation, la précarisation et l’altérisation

Si les années 70 reflètent le constat que, « à chaque période […] de crise, le taux de masculinité diminue, alors que le taux de féminité augmente [en matière de migration] » (Noiriel 1990 : 14), cette période se caractérise par deux aspects qui attirent l’attention sur les migrations contemporaines en France : le renforcement des migrations de « Maghrébines » et l’apparition des sans-papiers.

Le regroupement familial (des Magrébines) a été reconnu vers la moitié des années 70, alors que les frontières se ferment à la migration de travail. Rapidement, une mesure prise le 10 novembre 1977 « prohibe la délivrance d’un titre de travail aux membres des familles entrées après cette date » (Lebon 1978 : 11), alors que les recensements de 1968 et de 1975 montrent que les Portugaises et les Maghrébines – surtout des Marocaines – remplacent les Espagnoles au sein du personnel de service (Moulier et Silberman 1982 : 66). Les Maghrébines regroupées ont donc obtenu jusqu’en 1984 une carte de « membre de famille » (Chaïb 2008) qui empêche l’accès au travail salarié, tandis que les Françaises ne connaissent plus d’interdictions légales relativement à ce travail. Toutefois, « les tentatives de limitation de l’accès au marché de l’emploi d’une partie des migrantes venues par le regroupement familial […] n’ont pas freiné les entrées sur le marché du travail; elles en ont seulement modifié la forme, contribuant ainsi à la diffusion du travail au noir » (Moulier et Silberman 1982 : 69).

La catégorie « sans-papiers » a elle aussi émergé depuis la fin des années 70 et le début des années 80 (Laâcher 2014). Elle a assez tôt concerné les femmes, qui représenteraient environ 20 % des cas de régularisation de 1982 et de 1984. Plus de 40 % occupent un emploi dans les services domestiques (Laâcher 1998 : 17-18)[6]. Une dizaine d’années plus tard, la procédure de régularisation officielle de 1997, la plus récente à ce jour, a concerné des femmes dans presque la moitié des cas (49,3 %) (Chaïb 2001). Leur visibilité se développe pendant la même période où la France commence à connaître une réorganisation publique de l’aide à domicile. L’objectif est de réduire les dépenses publiques, de créer des emplois et de répondre à la demande de services. Ces politiques ont fait l’objet de critiques féministes qui ont mis en évidence la précarisation des emplois. Or ces critiques n’ont que très rarement pris en considération la migration, et encore moins les sans-papiers, à l’exception de Dominique Fougeyrollas-Schwebel (2000 : 240) qui souligne la sur-représentation des migrantes dans les « tâches que l’on préfère laisser aux autres ». Plus d’une décennie plus tard, Odile Merckling (2014 : 162) précise que la professionnalisation est « clairement orientée contre le travail des sans-papiers, et même des femmes immigrées en général ». L’idée est encore aujourd’hui de maintenir les migrantes dans l’économie souterraine.

Cette économie rend les travailleuses sans-papiers le moins à même de prouver leur travail ou de se conformer aux critères administratifs (nombre d’heures, salaire, attestation de l’employeur ou de l’employeuse, etc.), comme le montre le nombre restreint de cas de régularisation de la situation des femmes sur la base du travail à domicile, à l’issue des grèves de 2008 : on compte une centaine de femmes sur 1 500 personnes touchées (Merckling 2014 : 143). Ainsi, Ittou et Fatema n’avaient pas bénéficié de la procédure de 1997, même si elles avaient présenté des attestations de travail à mi-temps. Elles n’avaient pas encore constitué un dossier suffisamment étayé qui atteste le seuil réclamé, à savoir faire la preuve de plus de dix années de vie illégale. Elles pourront en constituer la preuve ultérieurement et voir leur situation régularisée en conséquence. Par ailleurs, mes interlocutrices n’ignorent pas les limites de ces mobilisations. Elles participent parfois à des espaces militants sans s’y engager durablement. Elles savent bien que leur travail ne constitue pas une source de droits et choisissent par conséquent d’autres voies pour résister.

Les effets de l’impossible régularisation par le travail

Au-delà de la procédure de 1997, et de la première génération qui l’a connue, aucune des femmes que j’ai rencontrées n’a vu sa situation être régularisée par son (seul) travail rémunéré. En effet, la sortie du statut de sans-papiers s’envisage et se réalise en dehors du travail. Au total, 80 % des 120 sans-papiers de mon enquête ont quitté ce statut en se mariant (avec un Français ou un immigré au statut régulier, et bénéficiant de ressources stables). D’autres femmes ont donné naissance à un ou à une enfant que le père français a accepté de reconnaître, alors que c’est l’ancienneté du séjour (plus de dix ans) qui a été retenue en faveur de femmes qui n’ont pas eu d’enfant en France et qui ne sont pas mariées.

L’imbrication de l’emploi et du séjour génère de nombreuses articulations entre droits, travail, maternité et conjugalité, surtout que la précarisation des titres de séjour ne cesse de se développer depuis les années 2000. Aussi, on constate ce lien particulier, notamment pour des générations récentes auprès desquelles le mariage est surreprésenté par rapport à leurs aînées. Ces femmes qui ont une connaissance du rôle du mariage avant de partir du Maroc ne veulent pas demeurer longtemps sans papiers en France, c’est-à-dire sans droits. Elles se mobilisent donc pour se (re)marier, mais se trouvent parfois assignées au travail domestique, ce qui inclut la sexualité et le contrôle des formes de subjectivité parce qu’elles sont femmes et sans-papiers.

Le mariage nécessaire à la régularisation génère souvent un travail émotionnel et relationnel, surtout le temps d’obtenir ses droits. « On fait comme les anciennes femmes traditionnelles qui attendent d’avoir un garçon avant de fermer la porte devant sa belle-famille : nous [les femmes sans-papiers], on “ baisse la tête ” jusqu’à ce qu’on obtienne nos papiers! », précise Hajar (39 ans). D’autres femmes se lient à un homme qui se propose d’abord de régulariser « gratuitement » leur statut, mais impose ensuite des conditions de remboursement en termes d’argent ou de vie commune impliquant les services domestiques et sexuels. Ce sont surtout des jeunes qui vivent dans de telles situations. Découragée et excédée, Zineb (28 ans en 2008) a préféré rompre le mariage et renoncer, de ce fait, au renouvellement de sa première carte d’un an – qu’elle avait obtenue en tant qu’épouse d’un Français (âgé de 54 ans). Ce renouvellement dépendait de la vie conjugale commune. Zineb s’est ensuite remariée avec un ami de son frère naturalisé français, ce qui lui a permis de devenir elle aussi française (en 2015) et d’accéder à un travail de secrétaire.

Ainsi, les sans-papiers résistent en maniant les critères admis par l’État qui les subalternise et empêche leur reconnaissance par le travail d’« immigrée ». Ce cadre empêche non seulement la régularisation par le travail assigné aux femmes mais aussi la conception des migrantes en tant que travailleuses.

Une recherche qui subit l’influence de l’État?

Ainsi, les sans-papiers sont surtout des femmes qui arrivent « seules » et sont souvent forcées à choisir l’unique possibilité de travail rémunéré accessible, avec les services sexuels : le service domestique. Cependant, ces femmes sont doublement invisibilisées, en tant que travailleuses et à titre de migrantes, aussi bien dans la recherche majoritaire sur l’immigration que dans la recherche féministe et les politiques migratoires.

D’abord, le cadre analytique dominant dans la science « générale » de l’immigration néglige tout simplement les femmes qui quittent le cadre familial ainsi que leur migration de travail. Les spécialistes de l’histoire de l’immigration se limitent à souligner le recrutement de femmes comme domestiques (Noiriel 1991 : 18). Les catégories adoptées en matière de statistiques ne sont pas adaptées à l’appréhension du travail des migrantes, comme le montre Sabah Chaïb (2001). En outre, les principales études sur les travailleurs sans-papiers (Terray 1999; Jounin 2008) restent muettes sur les femmes et sur les services domestiques, tout comme la perception de la main-d’oeuvre immigrée se définissait par référence aux hommes (Sayad 1977), sans analyser l’exclusion des femmes du recrutement officiel de la main-d’oeuvre étrangère. En effet, la science de l’immigration ne se saisit pas de la manière dont l’État a construit historiquement des rôles migratoires sexués. Alors que les hommes ont été destinés au travail, les femmes sont a priori considérées comme dépendantes d’un travailleur immigré – qui devient par ailleurs « inutile » à la retraite (Arab 2013).

Il existe un cadre analytique dominant dans la recherche féministe sur le travail des migrantes, mais il n’est pas tout à fait satisfaisant non plus. Cette recherche, aujourd’hui diverse, s’insère dans un champ national et international qui la situe à la croisée d’une multitude de productions qui se développent depuis le début des années 2000 principalement. Certaines portent sur la France, alors que d’autres s’inscrivent dans la lignée d’études anglophones sur la mondialisation. Parmi les premières, Sabah Chaïb (2001 et 2008) et Odile Merckling (2014) s’intéressent de manière systématique au travail des migrantes en général en France. D’autres travaux sont « marginaux », épars, de thèses ou de textes sur un groupe national, comme les employées espagnoles (Oso Casas 2007), les Philippines (Mozère 2004), les Portugaises, les Ivoiriennes (Ibos 2008), les Haïtiennes (Joseph 2015) ou les Marocaines (Ait Ben Lmadani 2007; Moujoud 2007). Dans le cas des Haïtiennes, comme dans celui des Marocaines, l’étude consiste à tenir compte de l’histoire coloniale et à lier des migrations internes à d’autres migrations vers la France, invitant ainsi à « rééquilibrer » le savoir qui porte majoritairement sur les sociétés d’immigration du « Nord » et limite les mutations à ces sociétés.

La recherche sur la mondialisation, pour sa part, se distingue des premiers travaux dans la mesure où elle s’intéresse à des processus globalisés, sans forcément les situer dans le contexte français. Selon ces analyses, le transfert de la reproduction sociale du « Sud » vers le « Nord » se produit sous l’effet des mutations que connaissent les femmes et les politiques sociales dans des pays du Nord depuis les années 90 (Kofman et autres 2001). Ces mutations avaient été accompagnées de politiques de recrutement de main-d’oeuvre féminine de pays du Sud pour effectuer les tâches dont l’État et beaucoup d’hommes se déchargent. Or, en ce qui concerne directement la France, peu de travaux ont porté sur son cas même, et encore moins sur les liens avec les politiques. Les rares publications sur les travailleuses domestiques ou sans-papiers dans les principales revues féministes ou sur le genre (Carreras 2008; Schwenken 2011) ne se penchent pas sur le cas français. La situation est identique dans les ouvrages publiés en dehors du champ de la recherche féministe (Morice et Potot 2010). Les rares textes qui étudient le service domestique de manière centrale et orientée vers la France, comme celui que j’ai moi-même coécrit avec Jules Falquet dans une perspective historique et intersectionnelle, sont publiés hors du champ habituel des recherches féministes. « La travailleuse domestique et du care » est en effet une des principales figures de visibilité scientifique des migrantes en Europe, comme le critique justement Mirjana Morokvasič (2011). Cependant, sa visibilité se développe « en particulier dans les nouveaux pays d’immigration dans le Sud et l’Est européen », ainsi que le souligne Morokvasič elle-même (2011 : 39).

La négligence du contexte français place souvent les migrantes dans un contexte global incertain, qui concernerait de manière identique et au même moment les diverses sociétés d’émigration ou d’immigration. Pourtant, la France se distingue de pays comme l’Italie ou le Canada qui connaissent une régularisation officielle du travail des aides familiales étrangères. Celle-ci engage d’emblée une conception des migrantes en tant que travailleuses, ce qui favorise ainsi la production de connaissances sur leurs conditions de travail, même si elle ne suffit pas à éviter l’astreinte au service domestique, sans oublier les abus (Ambrosini 1999; Galerand et Gallié 2014). L’absence d’une régularisation officielle sert le maintien des migrantes comme réserve de main-d’oeuvre destinée au travail informel. Explique-t-elle pour autant certaines caractéristiques des travaux sur le cas français qui négligent la migration de travail des femmes?

En fait, pendant longtemps, la recherche féministe a peiné à prendre en considération la migration, alors que l’étude des « immigrées » s’est développée durant les années 80 dans un champ à part, qui ne s’appuie pas sur les théories féministes et sur lequel ces dernières ne se penchent pas souvent. Elle s’est largement focalisée sur les Maghrébines et sur l’unique oppression des femmes dans les sociétés d’origine, telles qu’elles sont représentées dans le savoir majoritaire. Les Maghrébines ont été abordées dans de très nombreuses études comme soumises à des cultures qui les empêcheraient, entre autres, d’accéder au travail salarié. Ces études, dont les visions dominantes ne concordent pas avec les récits de mes interlocutrices, qui ne mentionnent ni « la culture » ni leurs hommes comme obstacles contre le travail salarié en France, ont laissé hors champ le rôle de l’État. Elles ont reconduit l’invisibilisation du travail des colonisées, en ignorant que, avec la colonisation et la pénétration des forces du marché mondial, les Maghrébines populaires ont elles aussi été transformées en sous-prolétariat et ont subi de nouveaux discours de subordination (Mernissi 1981; Rodary 2007).

Aujourd’hui, les principales publications féministes et collectives sur l’imbrication du sexisme et du racisme ont souvent repris l’entrée par « le voile », sans considérer le travail au centre des enjeux de pouvoir. La séparation des champs de recherches, la focalisation sur des catégories qui ont fait sens en contexte colonial, ou qui ont été lancées par l’État, comme « le mariage forcé », l’ambiguïté des politiques migratoires et l’invisibilisation des analyses décoloniales se prêtent mal à une problématique qui croise le travail, les politiques migratoires, la famille, l’histoire migratoire et coloniale, la domesticité et l’intersectionnalité.

Conclusion

Si le cadre légal ne change pas de manière favorable, toutes les travailleuses sans-papiers en arrivent tout de même à transformer leur statut. Leur meilleure résistance par rapport au « travail d’immigrée » est de sortir du statut de sans-papiers et, ce faisant, de quitter ce travail. Pour y arriver, elles se mobilisent individuellement, entre elles et avec leurs alliées et alliés intimes afin de reconvertir leurs liens sociaux en liens de solidarité, sans nécessairement avoir recours à des mobilisations collectives. En effet, si les femmes se battent d’abord pour transformer leur statut légal ou celui de leurs proches, cette transformation s’effectue surtout par l’entremise du mariage, et non par le travail salarié. On ne s’étonnera donc pas que le mariage soit utilisé pour désigner des « problèmes » de l’immigration, alors que le non-droit dans le « travail d’immigrée » ne suscite pas l’indignation politique ou publique. Cependant, plus encore que les rapports de pouvoir (surtout de race) qui s’imposent par cette « issue », l’effet papiers est l’ennemi principal des femmes que j’ai rencontrées, dans la mesure où il joue un rôle majeur dans le travail et en dehors de ce dernier.

Le « travail d’immigrée » (dans le service domestique) soumis à l’effet papiers réitère donc les anciennes divisions coloniales (et de classe) entre femmes par l’intermédiaire des nouvelles limitations administratives et juridiques, en dépit de l’universalité des droits des femmes, de travail et des êtres humains, proclamée par l’État. Il me semble, et c’est ce que j’ai essayé de montrer plus haut, que cet effet de statut migratoire présente par là même un miroir grossissant des divisions sociales contemporaines du travail. La transformation de ces divisions ne sera possible qu’à condition de supprimer les limitations légales. Or c’est précisément cette partie des rapports de race qui demeure sous-examinée dans la recherche en France. Quand il s’agit d’immigrées, le fait que le travail ne donne pas accès aux droits n’est pas un scandale, mais la norme soutenue par les politiques migratoires est maintenue sous silence dans la recherche. Il importe donc de repenser les analyses féministes pour y inclure les discriminations racistes, ainsi que l’histoire migratoire et postcoloniale, et d’envisager de nouveaux cadres de « luttes d’émancipation intersectionnelles » (Bilge 2015 : 26).